Ce n’est que plusieurs heures plus tard que Woermann put boire une tasse de café au mess en compagnie du sergent Oster. Le soldat Grunstadt avait été transporté dans une pièce où il demeurait seul. Des camarades l’avaient installé dans son sac de couchage après l’avoir dévêtu et lavé. Il avait apparemment souillé ses vêtements avant de sombrer dans le délire.
— A mon avis, dit Oster, le mur s’est effondré et l’un des gros blocs de pierre a dû tomber sur le cou de Lutz et lui arracher la tête.
Woermann comprit qu’Oster s’efforçait de paraître calme et réfléchi mais qu’il était en réalité aussi affecté que les autres.
— Cette explication en vaut une autre, mais cela ne nous dit toujours pas ce qu’ils étaient en train de faire, et pourquoi Grunstadt se trouve dans cet état.
— C’est le choc nerveux.
— Cet homme a été au feu, dit Woermann, en secouant la tête, il a vu des choses bien pires. Votre réponse est incomplète, il y a autre chose.
Il était parvenu à reconstituer les événements de la nuit. Le bloc de pierre avec la croix d’or et d’argent à moitié détachée, le ceinturon autour de la cheville de Lutz, le puits dans le mur… tout indiquait que Lutz avait rampé dans l’ouverture pour découvrir un trésor.
Mais il n’y avait rien qu’une petite pièce vide… semblable à une minuscule cellule… ou à une cache. Et il ne comprenait pas à quoi elle pouvait servir.
— Ils ont dû faire ébouler le mur en ôtant le bloc du bas, dit Oster.
— J’en doute, fit Woermann, qui avala un peu de café – pour se réchauffer mais aussi pour se stimuler. Je suis d’accord pour le sol de la cave, qui s’est écroulé dans les sous-sols. Mais pas le mur du couloir…
Il revit la façon dont les pierres étaient éparpillées dans le couloir, comme soufflées par une explosion. Et il n’avait aucune explication à cela. Il reposa sa tasse. Les explications pouvaient attendre.
— Allons, il y a du travail.
Il se dirigea vers son bureau et Oster appela par radio la garnison de Ploiesti, ainsi qu’il devait le faire deux fois par jour. Le sergent avait reçu l’ordre de ne parler que d’une mort accidentelle.
Le ciel était bas. A la fenêtre de ses appartements, Woermann contemplait la cour plongée dans l’obscurité. Le donjon avait changé. Il y régnait un malaise, désormais. Hier, ce n’était rien de plus qu’une vieille bâtisse. Aujourd’hui, c’était autre chose. Les ombres semblaient plus épaisses qu’avant, plus sinistres également.
Il mit cela sur le compte de la surprise causée par la mort de Lutz et sur l’angoisse née de la nuit. Mais quand le soleil apparut finalement au-dessus des montagnes, dévorant les ombres et réchauffant les murailles de pierre du donjon, Woermann eut le sentiment que la lumière ne pouvait chasser le mal. Elle ne pouvait que l’enfouir momentanément.
Les hommes sentaient la même chose, c’était évident, mais il était bien décidé à ce qu’ils gardent le moral. Il enverrait Alexandru chercher une charrette pleine de bois. Il fallait construire des tables et des lits. Le donjon résonnerait bientôt des coups sourds des marteaux.
Il s’approcha de la fenêtre donnant sur la chaussée. Alexandru était là, avec ses deux garçons. Tout irait très bien désormais.
Il observa alors le minuscule village, dont la partie supérieure était éclairée par le soleil alors que l’autre partie baignait toujours dans l’obscurité. Il savait qu’il lui faudrait peindre le village tel qu’il apparaissait en cet instant. Il recula de quelques pas : entouré de blocs de pierre, le village ressemblait à un joyau. Ce contraste était frappant. Et il se mit immédiatement à l’ouvrage.
La journée s’écoula rapidement. Woermann assista à l’ensevelissement du cadavre de Lutz. Le corps et la tête tranchée furent placés dans le trou de la cave et recouverts de terre. La température y était particulièrement fraîche, et il ne semblait pas y avoir trace de vermine. Le corps pourrait y reposer en paix avant d’être rapatrié.
Dans des circonstances normales, Woermann aurait eu la tentation d’explorer le sous-sol – la caverne souterraine aux parois sombres et luisantes aurait pu constituer le sujet d’une intéressante peinture – mais il en alla tout autrement cette fois-ci. Il se disait qu’il faisait trop froid, qu’il pourrait attendre l’été. Mais ce n’était que de faux prétextes. Quelque chose le poussait à fuir cette caverne.
Au fur et à mesure que les heures passaient, il devenait de plus en plus évident que Grunstadt créait un problème majeur. Il n’y avait aucun signe d’amélioration. Il conservait la position dans laquelle on le plaçait et son regard se perdait dans le vide. Il émettait de petits gémissements et hurlait parfois à s’en briser la voix. De plus, il recommençait à se souiller. Il n’absorbait aucun aliment et, à ce rythme-là, il ne pourrait survivre plus d’une semaine. Grunstadt devrait accompagner Lutz s’il ne sortait pas de lui-même.
Woermann s’intéressa de très près au moral de ses hommes et fut satisfait de la façon dont ils accomplissaient les travaux qui leur étaient confiés. Il fallait organiser un système de latrines, fabriquer des tables et des chaises.
Quand le repas du soir fut achevé, personne ne souhaita s’attarder au mess, ne fût-ce que pour fumer une cigarette. Chacun regagna son sac de couchage, à l’exception des hommes de garde.
Woermann modifia légèrement les tours de garde pour que la sentinelle chargée de la cour s’occupe également du couloir menant à la chambre de Grunstadt. Ses cris et ses gémissements auraient empêché qui que ce soit de dormir dans un rayon de plus de trente mètres, mais les hommes aimaient bien Otto et se sentaient tenus à veiller sur lui.
Vers minuit, Woermann était toujours éveillé en dépit d’une terrible envie de dormir. Avec la nuit s’était manifesté un pressentiment qui l’empêchait de se détendre. Il éprouva finalement un désir impérieux de se lever et d’aller inspecter les postes de garde.
Sa tournée l’entraîna dans le couloir de Grunstadt et il décida d’y jeter un coup d’œil. Il tentait de deviner ce qui avait bien pu le prostrer de la sorte. Il regarda dans la pièce. Une lampe à kérosène brûlait dans un coin.
Le soldat était assez calme, il respirait régulièrement mais suait à grosses gouttes. Parfois, il gémissait. Bientôt, il allait hurler à nouveau, et Woermann voulait être loin quand cela se produirait.
Il se préparait à sortir dans la cour quand le cri retentit. Seulement, il n’avait rien de commun avec les autres. C’était un cri suraigu, comme si Grunstadt s’était réveillé en sursaut pour se voir brûler ou percer d’un millier de dagues – un cri reflétant une douleur physique autant qu’émotionnelle. Et puis, subitement, il cessa, comme une radio dont on a accidentellement défait la prise.
Woermann demeura un instant paralysé ; ses nerfs et ses muscles refusaient de lui obéir ; un effort surhumain lui permit de s’élancer dans le couloir. Il pénétra dans la pièce. Il y faisait froid, bien plus froid que la première fois, et la lampe à kérosène était éteinte. Il chercha dans ses poches une allumette, la ralluma et se tourna vers Grunstadt.
Mort. Les yeux grands ouverts fixaient le plafond ; la bouche bâillait, les lèvres étaient retroussées sur les dents, comme immobilisées au milieu d’un hurlement de terreur. Et le cou… la gorge avait été arrachée. Il y avait du sang sur le lit et sur les murs.
Les réflexes de Woermann s’imposèrent. Avant même de s’en rendre compte, il s’empara de son Luger et scruta la pièce pour découvrir l’agresseur. Mais il ne vit personne. Il courut jusqu’à la meurtrière, passa la tête et balaya du regard les murailles. Il n’y avait pas de corde, pas le moindre signe de fuite. Il observa de nouveau la pièce. C’était impossible ! Personne n’avait pu arriver par le couloir, et personne n’était reparti par la fenêtre. Et pourtant, Grunstadt avait été assassiné.
Un bruit de pas dans le couloir le tira de ses pensées. Les gardes avaient entendu le cri perçant, ils seraient là dans un instant. Quel soulagement… Woermann dut reconnaître qu’il était terrorisé. Il n’aurait pu rester seul une seconde de plus dans cette pièce.
Woermann fit placer le cadavre de Grunstadt auprès de celui de Lutz puis il veilla à ce que les hommes travaillent toute la journée à construire des tables et des lits. Il faisait de son mieux pour croire qu’un groupe de partisans anti-allemands était à l’œuvre dans la région, mais il ne parvenait pas vraiment à s’en convaincre. Le meurtrier n’aurait pu s’introduire dans la pièce sans le croiser, et il n’avait vu personne. A moins que l’assassin pût voler comme une mouche, ou traverser les murs…
Il annonça que la garde serait doublée et qu’il y aurait des sentinelles auprès des chambrées afin de surveiller ceux qui seraient en train de dormir.
Les coups de marteau résonnèrent toute la journée. Dans l’après-midi, il trouva un peu de temps à accorder à son tableau. Pendant ce temps-là, au moins, il ne pensa pas à Grunstadt et ne revit pas son visage. Le soir venu, il cessa de peindre. Il avait représenté les murs de la chambre et laissé un emplacement pour la fenêtre, un peu à droite du centre du tableau.
Il réussit à s’endormir. Après une nuit troublée et une seconde nuit sans sommeil, son corps épuisé s’effondra sur le sac de couchage.
Le soldat Rudy Schreck montait la garde avec beaucoup de sérieux, sans quitter du regard Wehner qui patrouillait de l’autre côté de la cour. En début de soirée, deux hommes pour une cour aussi petite avaient paru un peu superflus ; mais, maintenant que la nuit avait accru son emprise sur le donjon, Schreck était satisfait de trouver quelqu’un à portée de voix. Wehner et lui avaient établi une tactique : ils parcourraient le périmètre de la cour à moins d’un mètre des murailles, dans le même sens, à un demi-tour l’un de l’autre. Ils ne seraient jamais ensemble mais la surveillance serait meilleure.
Rudy Schreck n’avait pas peur. Il se sentait mal à l’aise, oui, mais il n’avait pas peur. Il était vif et savait parfaitement se servir de l’arme automatique accrochée à sa bretelle – celui qui avait tué Otto la nuit d’avant n’aurait pas la moindre chance avec lui. Il aurait pourtant aimé que la cour fût plus éclairée. Les quelques ampoules diffusant çà et là des lacs de lumière ne parvenaient pas à percer la nuit. Les deux coins de la cour situés à l’arrière étaient tout particulièrement sombres.
La nuit était fraîche. Pour ne rien arranger, le brouillard s’était infiltré par le portail et flottait autour de lui, parsemant de gouttelettes d’humidité la surface métallique de son casque. Schreck se passa la main sur les yeux. Il était las. Las de tout ce qui touchait à l’armée. La guerre l’avait déçu. Quand il s’était engagé deux ans plus tôt, à dix-huit ans, c’était la tête pleine d’images de combats sans merci, de champs de bataille où s’affrontent des ennemis. C’est ce qu’avaient toujours raconté les livres d’histoire. Mais la vraie guerre, ce n’était pas cela. La guerre, c’était plutôt l’attente, la boue, le froid, l’humidité. Rudy Schreck en avait assez de la guerre. Il avait envie de revenir chez lui, à Tresya. C’est là que l’attendaient ses parents et une fille nommée Eva, qui aurait pu écrire plus souvent. Il voulait retrouver la vie qui était sienne, une vie où il n’y avait ni inspections, ni uniformes, ni sergents. Ni tours de garde.
Il s’avançait vers la partie arrière de la cour, du côté nord. Les ombres paraissaient plus épaisses que jamais… bien plus épaisses que la dernière fois. Schreck ralentit le pas. C’est idiot, se dit-il. Ce n’est qu’un jeu de lumière. Il n’y a pas de quoi paniquer.
Et pourtant… il ne voulait pas y aller. Il voulait éviter ce coin de la cour. Il inspecterait les autres mais pas celui-ci.
Schreck s’obligea pourtant à marcher droit devant. Après tout, ce n’était qu’une ombre.
Il était adulte, trop vieux en tout cas pour avoir peur du noir. Il s’enfonça dans la zone d’ombre, à moins d’un mètre du mur… et soudain, il fut perdu. Des ténèbres froides, gluantes, se refermèrent sur lui. Il fit volte-face pour ressortir mais ne vit rien d’autre que la nuit. Un peu comme si le reste du monde s’était évanoui. Schreck s’empara de son Schmeisser et se prépara à faire feu. Il tremblait de froid tout en suant à grosses gouttes. Il voulait croire que c’était une blague, que Wehner avait éteint les lumières pour l’affoler. Mais les sens de Schreck rejetaient cette hypothèse. L’obscurité était trop totale, elle s’écrasait contre lui, s’infiltrait en lui.
Quelqu’un s’approchait. Schreck ne pouvait ni le voir ni l’entendre mais quelqu’un était là. Tout près.
— Wehner ? dit-il doucement, d’une voix qui s’efforçait de rester ferme. C’est toi, Wehner ?
Ce n’était pas Wehner. Schreck le comprit quand la présence se rapprocha. C’était quelqu’un – quelque chose – d’autre. Une corde épaisse s’enroula soudain autour de ses chevilles. Peter Schreck fut déséquilibré, il se mit à hurler et à faire feu de tous côtés jusqu’à ce que les ténèbres marquent, pour lui, la fin de la guerre.
Woermann fut réveillé en sursaut par une rafale de Schmeisser. Il bondit jusqu’à la fenêtre dominant la cour. Un des gardes s’élançait vers l’arrière. Où donc était l’autre ? Il avait bien posté deux gardes dans cette cour ! Il allait se détourner de la fenêtre pour emprunter l’escalier quand il aperçut quelque chose sur la muraille. Une masse pâle… semblable à…
C’était un corps… la tête en bas… un corps nu pendu par les pieds à une corde. De la fenêtre de la tour, Woermann pouvait voir le sang qui jaillissait de la gorge et coulait sur le visage. Un de ses soldats, armé, en mission, avait été massacré et pendu comme un poulet à l’étal d’un boucher.
La peur qui, jusqu’à cet instant, avait rôdé autour de Woermann, l’enserrait désormais dans sa poigne glacée.
Trois cadavres au sous-sol. Le commandement de Ploiesti avait été mis au courant de ce nouveau décès mais n’avait fait aucune remarque.
Il y eut pas mal de mouvement dans la cour, ce jour-là, mais pas beaucoup de travail accompli. Woermann décida que les sentinelles iraient par deux. Il paraissait incroyable qu’un partisan pût attaquer par surprise un garde vif et alerte, mais cela s’était pourtant passé ainsi. Cela ne se reproduirait plus.
L’après-midi, il se consacra à nouveau à sa toile, échappant ainsi à l’atmosphère pesante qui s’était abattue sur le donjon. Il ajouta quelques taches d’ombre à la grisaille des murs et entra dans le détail des bords de la fenêtre. Il avait choisi de ne pas reproduire les croix, qui risquaient de détourner l’attention du village, véritable sujet de sa peinture. Il travailla comme un automate, ne pensant qu’aux coups de pinceau qu’il donnait et oubliant ainsi la terreur qui le guettait.
La nuit tomba. Woermann ne cessa de se lever pour aller regarder dans la cour, comme si ce geste mécanique pouvait conserver en vie ceux qui montaient la garde. Jusqu’au moment où il ne vit plus qu’une seule sentinelle dans la cour. Au lieu de l’interpeller, il préféra mener une enquête discrète.
— Où est votre compagnon ? demanda-t-il à la sentinelle dès qu’il fut dans la cour.
— Il était fatigué, mon capitaine, bredouilla le soldat. Je lui ai dit d’aller se reposer.
Une appréhension noua l’estomac de Woermann.
— J’avais donné l’ordre de doubler les sentinelles ! Où est-il, à présent ?
— Dans la cabine du premier camion, mon capitaine.
Woermann courut jusqu’au véhicule et ouvrit la portière. Le soldat qui s’y trouvait ne bougea pas.
Woermann le tira par le bras.
— Réveillez-vous !
Le soldat commença de pencher vers lui, tout doucement d’abord, puis il s’abattit lourdement. Woermann le reçut contre lui. Sa tête pendant en arrière révéla une gorge ouverte, déchirée. Woermann laissa tomber le corps à terre puis recula brusquement, les dents serrées pour ne pas crier son horreur.
Ce matin-là, Woermann fit interdire à Alexandru et à ses fils de franchir le portail. Il ne les soupçonnait pas de complicité, mais le sergent Oster lui avait dit que les hommes étaient nerveux, et il ne voulait pas provoquer un incident qui pourrait devenir tragique.
Il apprit bientôt que les hommes désiraient une sécurité renforcée.
En fin de matinée, une rixe avait éclaté dans la cour. Un caporal avait ordonné à un simple soldat de se défaire de son crucifix. Le soldat avait refusé, les deux hommes s’étaient battus, leurs camarades s’en étaient mêlés. Certains avaient parlé de vampires après le premier décès, et l’on s’était moqué d’eux. Mais chaque nouvelle mort avait renforcé cette croyance, et les sceptiques étaient aujourd’hui minoritaires. Après tout, on était en Roumanie, dans les Alpes de Transylvanie.
Woermann savait qu’il devait étouffer dans l’œuf toutes ces rumeurs. Il rassembla les hommes dans la cour et leur parla pendant une demi-heure. Il les entretint du devoir du soldat allemand qui doit rester brave devant le danger et demeurer fidèle à sa cause, et surtout de la peur qui ne devait pas s’insinuer en eux de crainte de les mener à la défaite.
— Dernier point, dit-il, maintenant que son auditoire était plus calme, vous devez abandonner toute explication surnaturelle. Des hommes sont à l’origine de chacune de ces morts, et nous les découvrirons. Il est désormais clair qu’il doit exister un certain nombre de passages secrets dans ce donjon, permettant ainsi aux tueurs d’entrer et de repartir sans être vus. Nous passerons le restant de la journée à essayer de les débusquer. Et la moitié de vous assurera la garde ce soir. Il faut que ces histoires cessent une fois pour toutes !
Ses paroles semblaient avoir remonté le moral de ses hommes. En fait, il avait presque réussi à se convaincre lui-même.
Il passa donc la journée à déambuler dans le donjon, encourageant ses hommes et les regardant mesurer les sols et les murs afin d’y découvrir une cache ou un passage secret. Mais ils ne trouvèrent rien. Il effectua personnellement une reconnaissance de la caverne du sous-sol. Elle paraissait s’enfoncer dans le sein de la montagne, et il décida d’en repousser l’exploration systématique. Le moment n’en était pas venu, et le fond de la caverne indiquait que personne n’avait foulé cet endroit depuis des siècles. Il donna toutefois l’ordre de poster quatre sentinelles à l’entrée de la caverne, au cas où quelqu’un chercherait à s’y réfugier.
Woermann parvint à s’isoler une heure en fin d’après-midi pour dessiner les contours du village. C’était la seule façon d’oublier la tension croissante et omniprésente. Le trouble l’abandonnait quand il frottait son fusain sur la toile. Il lui faudrait trouver un peu de temps le lendemain matin pour ajouter des couleurs à son dessin, car c’était la vision du village au lever du soleil qu’il souhaitait rendre.
Le soleil se cacha derrière les montagnes, et la lumière qui s’enfuit l’obligea à interrompre son travail. L’angoisse et les pressentiments l’assaillirent aussitôt. Lorsque le soleil brillait, il lui était aisé de croire que des humains tuaient ses hommes, et les histoires de vampires le faisaient sourire. Mais la nuit tombante lui remettait en mémoire l’horreur qui s’était insinuée en lui quand il avait tenu dans ses bras le cadavre du soldat égorgé.
Une nuit sans victime. Rien qu’une nuit et je serai peut-être vainqueur de cette chose. Ce soir, une moitié de mes hommes gardera l’autre moitié, et je parviendrai peut-être à tourner les événements à mon avantage.
Une nuit. Rien qu’une nuit sans victime.
Le jour se leva, clair, lumineux, comme devrait l’être tout dimanche. Woermann s’était endormi dans son fauteuil ; il se réveilla aux premières lueurs, un peu engourdi. Il lui fallut quelques secondes pour admettre que la nuit s’était écoulée d’une seule traite, sans hurlements ou coups de feu. Il enfila ses bottes et descendit dans la cour pour s’assurer qu’il y avait autant d’hommes vivants ce matin que la veille au soir. Une inspection rapide des sentinelles le rassura : aucune mort n’avait été signalée.
Woermann se sentait dix ans de moins. Il avait réussi ! Il était parvenu à empêcher le tueur de frapper ! Mais les dix années fondirent sur lui quand il vit le visage inquiet du soldat qui courait vers lui.
— Mon capitaine, on a un problème avec Franz – je veux dire le soldat Ghent. Il ne s’est pas levé.
Woermann se sentit à nouveau totalement accablé.
— Vous l’avez touché ?
— Non, mon capitaine, je… j’ai…
— Conduisez-moi auprès de lui !
Il suivit le soldat vers la chambrée du mur sud. Le dénommé Ghent était allongé dans son sac de couchage, la tête tournée vers la porte.
— Franz ! appela son compagnon quand ils entrèrent. Voilà le capitaine !
Ghent ne remua pas.
Mon Dieu, je vous en prie, faites qu’il soit malade, ou même qu’il soit mort d’une crise cardiaque, se dit Woermann en s’approchant du lit. Faites qu’il ne soit pas égorgé.
— Soldat Ghent !
Il n’y avait pas le moindre mouvement, pas même le soulèvement imperceptible de la couverture posée sur un homme qui dort. Plein d’appréhension, Woermann se pencha sur lui.
La couverture était tirée à hauteur du menton. Woermann ne la rabattit pas. Il n’en avait pas besoin. Les yeux vitreux, la peau terne et la tache de sang qui grossissait sur l’étoffe l’avaient déjà renseigné sur le spectacle qui s’offrirait à lui.
— Les hommes sont au bord de la panique, mon capitaine, dit le sergent Oster.
Woermann appliquait la couleur sur la toile en petites touches nerveuses. La lumière du matin éclairait le village et il devait profiter au maximum de cet instant. Il était sûr qu’Oster le croyait fou, et peut-être l’était-il vraiment. Le carnage était atroce mais la peinture était devenue son obsession.
— Cela ne m’étonne pas. Je suppose qu’ils veulent descendre au village pour tuer quelques habitants. Mais ce n’est pas cela qui…
— Je vous demande pardon, mon capitaine, mais ce n’est pas à cela qu’ils pensent.
— Ah bon ? A quoi, alors ? fit Woermann en posant son pinceau.
— Ils pensent que les hommes qui ont été tués ont saigné moins que de coutume. Ils croient aussi que la mort de Lutz n’est pas due à un accident… et qu’il a été tué de la même façon que les autres.
— Qu’ils ont saigné… ? Ah, je vois, encore ces histoires de vampire !
— Oui, mon capitaine, et ils croient que Lutz l’a libéré en ouvrant le puits derrière le mur de la cave.
— Je ne suis pas de leur avis, dit Woermann, qui se consacra de nouveau à son tableau pour ne pas montrer son visage à Oster.
Il lui fallait être ferme devant ses hommes et s’en tenir aux choses réelles, naturelles.
— Je pense, quant à moi, que Lutz a été tué par la chute d’un bloc de pierre, poursuivit-il. Je crois aussi que les quatre autres morts n’ont rien de commun avec l’accident de Lutz, et qu’ils ont saigné tout à fait normalement. Il n’y a pas de buveur de sang dans les parages, sergent !
— Mais les gorges…
Woermann hésita. Oui, les gorges. Elles n’avaient pas été tranchées par un couteau ou une cordelette d’acier. Elles avaient été arrachées. Ignominieusement.
Mais par quoi ? Par des dents ?
— Le tueur, quel qu’il soit, essaye de nous faire peur. Et il y réussit. Voilà donc ce que nous allons faire : ce soir, tout le monde montera la garde, y compris moi-même. Tout le monde se déplacera par couple. Notre surveillance sera si étroite que même un papillon ne pourra entrer dans le donjon sans se faire remarquer !
— Mais, mon capitaine, on ne peut pas faire ça tous les soirs !
— Non, mais nous le ferons ce soir et demain soir si nécessaire. Et nous découvrirons le coupable.
— Oui, mon capitaine, fit Oster en se redressant.
— Dites-moi, sergent, demanda alors Woermann, il vous est arrivé de faire des cauchemars depuis notre arrivée au donjon ?
L’homme secoua la tête.
— Et les soldats ?
— Non. Mais vous, mon capitaine, vous en avez fait ?
— Non.
Woermann secoua la tête pour faire comprendre à Oster que l’entretien était terminé. Non, il n’avait pas fait de cauchemars. La réalité quotidienne lui suffisait.
— Je vais appeler Ploiesti, dit Oster en quittant la chambre.
Woermann se demanda si l’annonce de ce cinquième décès ferait réagir Ploiesti. Oster avait déjà signalé quatre morts, et il n’y avait pas eu la moindre proposition d’aide ou d’abandon du donjon. Visiblement, ils se moquaient bien de ce qui se passait ; ce qui importait, c’était que quelqu’un surveillât le défilé. Woermann devrait bientôt prendre une décision à propos des corps ; mais il voulait surtout passer une nuit paisible, sans victime, avant de les faire rapatrier. Une nuit, rien qu’une seule.
Il se remit à son tableau mais la lumière avait changé. Il nettoya ses pinceaux. Il n’espérait pas vraiment capturer le tueur ce soir mais, du moins, personne ne mourrait. Et cela serait excellent pour le moral. Une idée atroce s’imposa alors à lui : et si le tueur était l’un de ses hommes ?
Il était plus de minuit. Le sergent Oster avait compté les hommes et personne ne manquait. Les lampes supplémentaires installées dans la cour et au sommet de la tour rendaient les hommes plus confiants. Leur demander de veiller toute la nuit était véritablement draconien mais cela risquait de marcher.
Woermann se pencha par la fenêtre donnant sur la cour. Oster était à sa table, les hommes allaient par couple, les générateurs fonctionnaient parfaitement. Des feux avaient été placés sur la montagne. Le portail était gardé, de même que l’ouverture de la caverne souterraine.
Le donjon était à l’abri.
Woermann se rendit compte qu’il était le seul homme de toute la garnison à ne pas être accompagné. Mais c’était le prix à payer quand on est un officier.
Il remarqua alors que l’ombre s’épaississait à la jonction de la tour et du mur sud. L’ampoule qui y était accrochée baissa d’intensité puis s’éteignit. Il pensa que les générateurs avaient lâché, mais toutes les autres lampes n’avaient même pas faibli. L’ampoule était défectueuse, rien de plus.
Un des gardes en poste près du mur sud l’avait également remarquée. Woermann fut tenté de lui dire d’appeler son partenaire, mais il n’en fit rien. L’autre soldat se trouvait près du parapet, il ne pouvait y avoir aucun danger.
Il regarda donc le soldat s’enfoncer dans l’ombre – une ombre particulièrement épaisse. Woermann détourna les yeux au bout d’une quinzaine de secondes mais son attention fut à nouveau attirée par un hurlement étouffé suivi d’un bruit métallique – le bruit d’une arme qui tombe à terre.
Woermann scruta l’ombre, les mains crispées sur le rebord de la fenêtre, mais il ne vit rien.
L’autre soldat avait également entendu le bruit métallique et il se dirigea vers l’endroit d’où il provenait.
Woermann vit un point rouge s’allumer dans la nuit.
La lampe fonctionnait de nouveau. Puis il vit le premier soldat. Il gisait sur le dos, bras tendus, jambes repliées. Sa gorge était déchiquetée. Et ses yeux aveugles, accusateurs, le fixaient, lui, Woermann.
L’autre soldat cria au secours mais Woermann se rejeta en arrière contre le mur de sa chambre, tentant de réprimer la bile qui lui montait aux lèvres. Tout mouvement, toute parole lui était interdite.
Il s’abattit sur la table qu’on lui avait confectionnée deux jours plus tôt et se saisit d’un crayon. Il fallait que ses hommes s’éloignent de cet endroit, il fallait qu’ils partent du donjon, du col de Dinu si nécessaire. Aucun moyen de défense n’était envisageable contre ce dont il venait d’être le témoin. Et puis, il ne contacterait pas Ploiesti. Ce message atteindrait directement le Commandement Suprême.
Mais que lui écrire ? Il chercha son inspiration dans les croix qui le narguaient mais en vain. Comment lui faire comprendre les événements sans passer pour un fou furieux ? Comment lui expliquer qu’ils devaient quitter le donjon parce qu’une chose surnaturelle les menaçait, une chose qui se moquait totalement de la puissance de l’armée allemande ?
Il jeta des phrases sur le papier, les rayant l’une après l’autre. L’idée d’abandonner sa position lui déplaisait souverainement mais ce serait provoquer le malheur que de passer une autre nuit dans cet endroit. Il n’aurait plus aucun contrôle sur les hommes. Et, à ce rythme-là, il n’aurait bientôt plus personne à commander.
Commander… sa bouche se tordit lorsqu’il prononça ce mot. Il n’assurait plus le commandement de ce donjon. Une chose noire, horrible, s’en chargeait désormais.