XVII

LE DONJON
Mercredi 30 avril
16 heures 47

Debout près de la fenêtre, Woermann regardait les hommes dans la cour. Hier encore, ils étaient mélangés, uniformes noirs et uniformes gris. Aujourd’hui, une ligne invisible séparait les membres des einsatzkommandos des soldats de l’armée régulière.

Hier, ils avaient un ennemi commun, un être qui tuait sans se soucier de la couleur de l’uniforme. Mais l’ennemi n’avait pas frappé cette nuit, et ils se comportaient aujourd’hui en vainqueurs revendiquant chacun pour soi la responsabilité de la victoire. Cette rivalité était des plus naturelles. Les einsatzkommandos se considéraient comme des soldats d’élite capables de réagir en toute circonstance. Les hommes de l’armée régulière se prenaient pour les seuls véritables combattants ; bien sûr, ils redoutaient ce que représentait l’uniforme noir des SS, mais ils ne voyaient dans les einsatzkommandos rien de plus que des policiers supérieurs à la moyenne.

Les premières failles dans l’unité s’étaient manifestées au petit déjeuner. Tout avait été normal jusqu’à ce que Magda fît son apparition. Il y avait eu quelques plaisanteries, un peu de bousculade pour s’approcher d’elle tandis qu’elle remplissait deux assiettes, une pour son père et l’autre pour elle-même. On ne pouvait même pas parler d’incident, mais le groupe s’était divisé. Les SS avaient affirmé avoir la priorité sur elle puisqu’elle était juive ; les hommes de l’armée régulière ne reconnaissaient aucune priorité à qui que ce fût. Cette fille était splendide, et le fichu ou les vêtements trop grands ne pouvaient dissimuler ses charmes. Sa féminité se lisait sur ses lèvres, sur la douceur de sa gorge, le grain de sa peau, dans l’éclat de ses yeux.

A midi, les rivalités se ranimèrent de plus belle quand elle réapparut. Deux hommes s’empoignèrent et roulèrent à terre, et Woermann demanda au sergent Oster d’intervenir avant que les choses ne s’enveniment trop. Mais Magda était déjà partie.

Peu après le déjeuner, elle avait demandé après lui. Son père avait besoin d’un crucifix dans le cadre de ses recherches. Pourrait-il lui en prêter un ? C’était une chose possible – il lui donna une petite croix d’argent appartenant à l’une des victimes.

Et maintenant, les hommes qui n’étaient pas de service bavardaient dans la cour tandis que les autres s’affairaient à démanteler la partie arrière du donjon. Woermann se demandait comment il pourrait éviter un nouvel affrontement à l’heure du dîner. L’idéal serait peut-être de faire porter un plateau au professeur et à sa fille. Moins on la verrait et mieux ce serait…

Son regard fut attiré par la silhouette de Magda qui, hésitante tout d’abord, puis avec plus d’assurance, se dirigeait vers la cave, un seau à la main. Les hommes la regardèrent, immobiles, puis accoururent de tous les coins de la cour.

Quand elle ressortit de la cave, ils l’attendaient, regroupés en un demi-cercle compact. Il y eut des remous, des cris, des sifflets. Magda les ignora et tenta de reprendre le chemin de la tour de guet. Un des einsatzkommandos lui barra la route, mais, aussitôt, un soldat en uniforme gris le repoussa et s’empara du seau pour faire preuve de galanterie. Le SS voulut l’en déposséder et ne réussit qu’à en renverser le contenu sur le pantalon et les bottes du soldat de l’armée régulière.

Des rires fusèrent parmi les uniformes noirs, et le visage du soldat régulier devint cramoisi. Woermann devinait ce qui allait se passer mais il ne pouvait intervenir du troisième étage de la tour. Il vit le soldat en gris jeter le seau à la tête du SS. Il s’élança alors dans l’escalier, dont il dévala les marches à toute allure.

Au rez-de-chaussée, il eut tout juste le temps d’entrevoir Magda regagner ses appartements. Une véritable émeute avait éclaté dans la cour. Il dut tirer en l’air à deux reprises et menacer d’abattre ceux qui continueraient à se battre pour que les hommes retrouvent leur sang-froid.

Décidément, cette fille devait s’en aller.

Quand le calme fut revenu, Woermann confia ses hommes au sergent Oster et se rendit tout droit au premier étage de la tour. Il allait profiter de ce que Kaempffer était auprès des einsatzkommandos pour ordonner à la fille de quitter le donjon. Il fallait lui faire franchir la chaussée et la conduire à l’auberge avant que Kaempffer ne se doutât de quelque chose.

Il ne prit pas la peine de frapper à la porte.

Fräulein Cuza !

Le professeur était installé devant la table ; sa fille n’était pas visible.

— Que lui voulez-vous ?

Fräulein Cuza ! cria-t-il à nouveau, sans daigner répondre à la question qui lui était posée.

— Oui ? fit-elle, anxieuse, sur le pas de la porte.

— Je veux que vous fassiez vos bagages pour partir immédiatement à l’auberge. Vous avez deux minutes, pas une seconde de plus.

— Mais je ne peux pas abandonner mon père !

Il ne céderait pas et espérait que son visage ne le trahirait pas. L’idée de séparer le père de la fille ne lui plaisait pas – il était clair que le professeur avait besoin de soins et que sa fille lui était toute dévouée – mais ses hommes passaient en premier et l’influence qu’exerçait Magda sur eux était particulièrement néfaste. Le père demeurerait au donjon et la fille irait habiter à l’auberge. Discuter ne servait à rien.

Woermann la vit adresser un regard suppliant à son père mais le vieil homme ne bougea pas. Elle retourna alors dans sa chambre.

— Il ne vous reste plus qu’une minute et demie, dit Woermann.

— Une minute et demie pour quoi faire ? dit une voix derrière lui.

Woermann fit face au SS.

— Mon cher major, j’étais justement en train de dire à Fräulein Cuza de faire ses bagages pour partir à l’auberge.

Kaempffer ouvrit la bouche pour répondre mais le professeur l’en empêcha :

— Je vous l’interdis ! Je ne permettrai pas que l’on m’enlève ma fille !

Kaempffer se tourna vers le professeur, aussi surpris de cette rébellion que Woermann.

— Vous interdisez quoi, vieux Juif ? Il faudrait peut-être que vous compreniez enfin que vous n’avez rien à interdire ! Rien !

Le vieil homme courba la tête, résigné.

Satisfait du résultat produit par son éclat, Kaempffer s’adressa à Woermann :

— Veillez à ce qu’elle parte sur-le-champ ! Elle nous a déjà causé trop d’ennuis !

Stupéfait, Woermann vit le major quitter la pièce aussi vivement qu’il y était entré. Le professeur avait relevé la tête et ne semblait plus vouloir se soumettre.

— Pourquoi n’avez-vous pas protesté avant l’arrivée du major ? lui demanda Woermann. J’ai eu l’impression que vous vouliez faire partir votre fille.

— Peut-être, mais j’ai changé d’avis.

— C’est ce que j’ai vu. Et vous l’avez fait de la manière la plus provocante qui soit. Est-ce que vous manipulez toujours les gens ?

— Mon cher capitaine, dit Cuza avec infiniment de sérieux, personne ne s’occupe d’un infirme. Les gens voient le corps dévasté par l’accident ou la maladie, et ils en déduisent automatiquement que l’esprit qui l’habite est tout aussi infirme. « Il ne peut pas marcher, il ne peut donc rien avoir d’intelligent à nous communiquer. » Un infirme tel que moi apprend bien vite à faire naître dans l’esprit des hommes une idée à laquelle il a déjà pensé mais aussi à leur faire croire qu’ils en sont à l’origine. Ce n’est pas de la manipulation mais de la persuasion.

Magda sortit de la chambre, une valise à la main, et Woermann comprit qu’elle aussi avait été manipulée — « persuadée » — par le professeur. Il comprenait à présent le sens des innombrables déplacements de Magda à la cave ou dans la cour. Mais il ne s’en formalisa pas outre mesure puisqu’il s’était toujours opposé à la présence d’une femme au donjon.

— Vous serez libre de vos mouvements à l’auberge, dit-il. Je suis certain que vous comprendrez que toute tentative de fuite de votre part aurait des conséquences fâcheuses pour votre père. Je fais confiance à la dévotion que vous lui portez, et à votre honneur.

Le père et la fille échangèrent un regard.

— Ne craignez rien, capitaine, je n’ai pas l’intention de l’abandonner.

Il vit le professeur serrer les poings de rage.

— Tu devrais emporter ce livre avec toi, dit Cuza, qui tendit à sa fille le gros volume intitulé Al Azif. Étudie-le ce soir, nous en discuterons demain.

— Tu sais bien que je ne comprends pas l’arabe, dit-elle avec un sourire ironique. Je préfère celui-ci.

Elle prit sur la table un livre de petite taille, puis elle se pencha vers son père pour l’embrasser sur le front. Elle regarda ensuite Woermann dans les yeux.

— Prenez soin de mon père, capitaine. Je n’ai que lui.

Machinalement, sans réfléchir à ce qu’il disait, Woermann répliqua :

— Ne craignez rien, je m’occuperai de tout.

Il se maudit intérieurement. Il n’aurait jamais dû dire une chose pareille. Cela allait à l’encontre de toute son éducation prussienne. Mais il y avait quelque chose dans ses yeux qui le poussait à faire ce qu’elle voulait. Il n’avait pas de fille mais, s’il en avait eu une, il aurait aimé qu’elle se conduisît avec lui comme Magda avec son père.

Non… il n’avait rien à redouter d’elle, elle ne s’enfuirait pas. Mais le professeur était un malin qu’il faudrait avoir à l’œil…


Le rouquin menait sa monture dans les collines proches de l’entrée sud du défilé de Dinu. Dans sa hâte, il ne remarquait même pas que le paysage verdoyait. Le soleil déclinait et les roches devenaient plus hautes, plus arides aussi. Le chemin qu’il empruntait ne devait pas mesurer plus de quatre mètres de large. Après cet étranglement, il trouverait le défilé de Dinu. Le trajet serait alors des plus aisés, même dans le noir. Il connaissait bien la route.

Il se réjouissait déjà d’avoir évité les nombreuses patrouilles circulant dans la région quand il vit deux soldats armés de fusils à baïonnette. Il fit faire halte à sa monture tout en réfléchissant à la façon dont il les aborderait. Ne voulant pas d’histoires, il décida de jouer les humbles.

— Où vas-tu si vite, chevrier ?

Le plus âgé des deux avait pris la parole. Il avait un visage grêlé, une épaisse moustache. Le plus jeune se mit à rire au mot « chevrier », comme si ce terme sous-entendait quelque chose de dépréciatif.

— Je me rends à mon village. Mon père est malade. Je vous en prie, laissez-moi passer.

— Chaque chose en son temps. Où vas-tu, au juste ?

— A côté du donjon.

— Le donjon ? Je n’en ai jamais entendu parler. Où se dresse-t-il ?

Cela répondait au moins à l’une des questions que se posait le rouquin. Ces hommes auraient eu connaissance du donjon s’il avait été impliqué dans quelque action militaire.

— Pourquoi m’arrêtez-vous ? demanda-t-il, faussement étonné. Ça ne va pas ?

— Les gens comme toi n’ont pas le droit d’interroger les membres de la Garde de Fer, dit le moustachu. Mets pied à terre, qu’on te voie de plus près.

Ainsi donc, ils n’appartenaient pas à l’armée mais à la Garde de Fer. Se rendre au donjon serait plus difficile qu’il ne l’avait prévu. Le rouquin descendit de cheval et garda le silence pendant que les hommes l’observaient.

— Tu n’es pas d’ici, lui dit le moustachu. Fais-moi voir tes papiers.

C’était ce que le rouquin avait le plus redouté pendant tout son périple.

— Je ne les ai pas sur moi, monsieur, dit-il avec une politesse extrême. Je suis parti si précipitamment que je les ai oubliés. Je peux aller les chercher si vous le désirez.

Les soldats échangèrent un regard. Un voyageur sans papiers n’avait aucun droit – ils pouvaient donc en user avec lui comme bon leur semblait.

— Pas de papiers ? répéta le moustachu en commençant de donner des coups de crosse dans l’estomac du rouquin. Dans ce cas, comment pouvons-nous savoir que tu n’apportes pas des armes aux partisans réfugiés dans les collines ?

Le rouquin ne répliqua pas et feignit la souffrance ; se montrer stoïque aurait eu pour conséquence de déchaîner la colère de son interlocuteur.

— Fouille-le ! dit alors le moustachu à son compagnon.

Ses mains glissèrent sur le corps de l’étranger puis ses gestes se firent plus nerveux quand il sentit la ceinture. Il lui ouvrit la chemise et défit la ceinture. La vue des pièces d’or galvanisa le courage des membres de la Garde de Fer.

— Où as-tu volé cela ? demanda le moustachu en frappant de nouveau le rouquin.

— C’est à moi. C’est tout mon bien. Mais vous pouvez le garder. Laissez-moi passer, c’est tout ce que je vous demande.

Le rouquin pensait vraiment ce qu’il disait : l’or ne lui servait plus à rien désormais.

— Ne t’en fais pas, nous allons le garder. Mais montre-nous d’abord ce que tu caches là-dedans, dit le moustachu en désignant la longue boîte.

— N’y touchez pas ! s’écria le rouquin, pour qui la comédie avait assez duré.

Il y avait quelque chose de menaçant dans sa voix, et les deux soldats se figèrent. Le moustachu parla à voix basse, frémissant de rage, puis il éclata :

— Tu ne vas pas…

Mais le rouquin s’était jeté sur lui et emparé de son arme. Il n’eut pas le temps de réagir. La crosse du fusil s’écrasa contre sa mâchoire puis contre sa gorge. L’autre voulut intervenir mais le rouquin fut là aussi plus prompt : retournant son arme, il enfonça la baïonnette dans la poitrine du jeune homme qui s’effondra à terre.

Le moustachu était encore vivant mais son larynx brisé bloquait la respiration. Les yeux exorbités, les mains crispées sur son cou, il s’écroula sur le cadavre de son compagnon.

Le rouquin n’éprouvait rien, ni regret ni triomphe, comme lorsqu’il avait tué Carlos, le batelier. Il ne voyait pas en quoi le monde serait appauvri par la disparition de deux membres de la Garde de Fer. Il savait aussi que ce serait lui qui serait couché à présent à terre, blessé ou mort, s’il avait attendu un peu plus longtemps pour passer à l’action.

Le rouquin boucla sa ceinture et dissimula les cadavres ainsi que les armes dans les rochers. Puis il reprit le chemin du donjon.


Magda arpentait la petite chambre éclairée à la bougie et se frottait sans cesse les mains. De la fenêtre de l’auberge, elle apercevait le donjon. Il faisait déjà nuit, et les nuages sombres venus du sud occultaient complètement la lune.

Elle redoutait l’obscurité… et la solitude. Bien sûr, Lidia, la femme de Iuliu, n’était pas très loin, mais elle ne pourrait rien pour elle si la créature du donjon décidait de franchir la gorge pour l’attaquer.

Iuliu s’était montré très aimable, voire obséquieux, ce qui l’étonnait un peu. Il avait toujours été courtois mais il semblait maintenant la couver littéralement.

Magda pouvait voir la fenêtre éclairée du premier étage de la tour. Papa s’y trouvait seul. Elle lui en avait terriblement voulu quand elle s’était rendu compte de la façon dont elle avait été manipulée. Mais les heures s’écoulaient, et la colère cédait la place à l’inquiétude. Comment ferait-il pour se défendre tout seul ?

Elle s’appuya contre la fenêtre et observa les quatre murs de plâtre de la chambre. La pièce était assez réduite et le mobilier sommaire : un petit placard, une coiffeuse avec un miroir, un tabouret et un grand lit moelleux. Sa mandoline était posée sur le lit, et elle n’y avait pas touché depuis son arrivée. De même qu’elle n’avait pas ouvert les Cultes des Goules. Elle n’avait emporté ce livre que pour donner le change aux Allemands et n’avait nullement l’intention de l’étudier.

Elle eut envie de sortir quelques instants. Elle éteignit deux des bougies et laissa la troisième allumée. Elle ne voulait pas que la chambre fût totalement plongée dans l’obscurité. Elle ne pourrait plus jamais rester dans le noir après l’étrange rencontre de la nuit dernière.

Un escalier de bois poli la conduisit au premier étage. Elle y trouva l’aubergiste adossé à un pilier, l’air pitoyable.

— Ça ne va pas, Iuliu ?

Il sursauta, la regarda un instant dans les yeux, puis se prostra à nouveau.

— Votre père… il va bien ?

— Pour l’instant, oui. Pourquoi ?

Il se couvrit les yeux et laissa échapper un flot de paroles :

— C’est ma faute si vous êtes ici. Je suis un misérable… Mais ils voulaient tout savoir sur le donjon et, moi, je ne pouvais répondre à leurs questions. Alors, j’ai pensé au professeur qui connaît tant de choses. Je ne savais pas qu’il était si malade et je ne croyais pas qu’ils vous auraient fait venir avec lui. Mais j’ai dû céder ! Ils m’ont frappé…

Magda sentit la colère monter en elle : Iuliu n’avait pas le droit de parler de Papa aux Allemands ! Puis elle reconnut que, dans des circonstances semblables, elle n’aurait pas agi autrement. Du moins, elle comprenait à présent pourquoi on avait fait venir Papa au donjon, et pourquoi l’aubergiste se montrait si révérencieux.

— Vous me haïssez, n’est-ce pas ? dit-il, le regard suppliant.

Magda s’avança vers lui et posa la main sur son épaule.

— Non, vous n’avez pas voulu nous nuire.

— J’espère que tout se passera bien pour vous.

— Je l’espère aussi.

Lentement, elle suivit le chemin qui menait à la gorge. Les cailloux crissaient sous ses pas. Il était minuit et il faisait froid. Le brouillard s’était levé et enveloppait le donjon. La lumière provenant de la cour rendait l’air phosphorescent, et le donjon ressemblait à quelque paquebot de luxe dérivant sur un océan de brume.

Et la peur s’insinua en elle.

La nuit dernière… Elle revit les yeux dans le noir, elle sentit la poigne glacée sur son bras. Elle effleura de ses doigts la tache grisâtre qu’elle y avait laissée. Non, ce n’était pas un rêve. C’était un cauchemar devenu réalité. Une créature qu’elle avait toujours cru née de l’imagination des hommes était en fait bien réelle, et elle rôdait dans ce donjon de pierre. Ce donjon où Papa demeurait seul. Et elle savait qu’il l’attendait. Papa espérait que l’être lui rendrait à nouveau visite, et elle ne serait pas à ses côtés pour l’aider. Ils avaient été épargnés la nuit dernière mais une telle chance pouvait-elle se reproduire ?

Et puis, si la créature désirait subitement traverser la gorge et s’en prendre à elle ? Jamais elle ne pourrait supporter une nouvelle entrevue !

Tout cela était irréel, se dit-elle dans un sursaut. Les morts vivants n’existaient pas !

Et pourtant…

Un bruit de sabots interrompit le cours de ses pensées. Elle tourna la tête et vit vaguement un cheval et son cavalier galoper vers la chaussée menant au donjon. Au tout dernier instant, l’homme arrêta sa monture. Malgré la pénombre, Magda remarqua une longue boîte attachée aux flancs du cheval. Puis le cavalier mit pied à terre.

Sans savoir exactement pourquoi, elle se dissimula derrière des broussailles et observa l’homme qui regardait le donjon. Les événements des derniers jours l’avaient rendue méfiante envers tous ceux qu’elle ne connaissait pas.

Grand et musclé, il ne portait pas de coiffure et ses cheveux roux flottaient au vent. Sa respiration était rapide mais il n’était pas essoufflé. Elle le vit suivre du regard les sentinelles du donjon, comme s’il les comptait. Son attitude tout entière était celle d’un homme tendu, frustré, voire étonné.

Il demeura longtemps silencieux et immobile. Magda commençait à avoir des crampes mais elle n’osait pas esquisser le moindre mouvement. Enfin, il s’en revint auprès de son cheval. Ses yeux parcouraient le rebord de la gorge et, subitement, s’immobilisèrent en direction de Magda. Elle retint son souffle et sentit son cœur cogner contre sa poitrine.

— Eh, vous ! Venez ici ! cria-t-il d’une voix puissante où perçait l’accent propre au dialecte mégléno-roumain.

Magda ne bougea pas. Comment pouvait-il la voir derrière ces broussailles, avec cette obscurité ?

— Montrez-vous ou je vais vous chercher !

Magda ramassa une lourde pierre puis se releva pour s’approcher de l’homme. Elle ne permettrait à qui que ce soit de l’attirer une fois de plus où elle ne voulait pas aller.

— Pourquoi vous cachiez-vous ?

— Parce que je ne sais pas qui vous êtes, dit Magda d’une voix qui se voulait pleine de défiance.

— C’est normal, dit l’autre en hochant la tête.

Magda le sentait tendu mais elle savait qu’elle n’était pas responsable de cette tension. Cela la calma quelque peu.

Il fit un geste en direction du donjon.

— Que se passe-t-il là-dedans ? Pourquoi éclaire-t-on le donjon comme une attraction pour touristes ?

— Ce sont les soldats allemands.

— Je me disais bien que ces casques avaient l’air allemand. Mais pourquoi sont-ils ici ?

— Je n’en sais rien, et je crois bien qu’ils ne le savent pas eux-mêmes.

A nouveau, il observa le donjon, et elle l’entendit murmurer quelque chose comme « Les imbéciles ! ». Il semblait ne pas s’intéresser à elle et porter toute son attention sur le donjon. Magda eut envie de lâcher la pierre qu’elle tenait, mais elle n’en fit rien.

— Pourquoi vous intéresse-t-il autant ? demanda-t-elle.

— Je suis un touriste et j’ai voulu revoir ce lieu que j’avais déjà visité.

Elle sut immédiatement que c’était un mensonge. Il valait mieux qu’elle retourne à l’auberge. Elle craignait de rester dans le noir avec un homme qui mentait aussi effrontément.

— Où allez-vous ?

— Je regagne ma chambre. Il fait si froid.

— Je vous accompagne.

— Je trouverai bien le chemin toute seule, dit Magda, mal à l’aise.

Il ne parut pas l’entendre, à moins qu’il ne tînt pas compte de ses paroles. Il tira sa monture et marcha à ses côtés. Devant eux, l’auberge ressemblait à une grosse boîte éclairée de l’intérieur.

— Vous pouvez jeter cette pierre, lui dit-il. Vous n’en aurez pas besoin.

Magda ne put dissimuler sa surprise. Comment cet homme pouvait-il voir dans le noir ?

— Je suis seule à pouvoir en juger.

Il dégageait une odeur forte, un mélange de sueur d’homme et de cheval qu’elle trouvait désagréable. Aussi pressa-t-elle le pas pour le distancer. Il ne chercha pas à la rattraper.

Magda se débarrassa de la pierre à la porte de l’auberge et pénétra dans le hall. La salle à manger était plongée dans l’obscurité. A gauche, Iuliu s’appuyait sur son bureau et se préparait à souffler une bougie.

— Attendez un instant, dit-elle en passant près de lui. Je crois que vous avez un nouveau client.

— Ce soir ?

— Tout de suite.

Radieux, il ouvrit le registre et déboucha l’encrier. Cette auberge avait toujours appartenu à la famille de Iuliu. Certains prétendaient même qu’elle avait été construite pour les maçons chargés d’édifier le donjon. Les voyageurs y étaient plus que rares, et Iuliu et sa famille tiraient la majorité de leurs revenus de la commission qu’ils recevaient du mystérieux visiteur qui apportait l’argent nécessaire à l’entretien du donjon. Le reste provenait de la vente de la laine des moutons dont s’occupait le fils de Iuliu.

Deux chambres louées le même jour : une véritable aubaine !

Magda se rendit à l’étage mais ne rentra pas tout de suite dans sa chambre. Elle voulait entendre ce que l’étranger dirait à Iuliu. Elle s’étonna d’ailleurs de cette soudaine curiosité : en plus de son odeur, cet homme avait quelque chose d’arrogant et de condescendant qui lui déplaisait au plus haut point.

Il pénétra dans l’auberge et sa voix résonna dans le hall.

— Ah, l’aubergiste, vous êtes encore debout ! Envoyez quelqu’un prendre soin de mon cheval et le mettre à l’écurie. C’est ma deuxième monture de la journée et je l’ai littéralement crevée. Ho ! Vous m’entendez ?

— Oui, oui, monsieur, balbutia Iuliu.

— Vous pourrez vous en charger ?

— Oui, tout de suite, je vais appeler mon neveu.

— Je voudrais aussi une chambre.

— Il nous en reste deux. Signez ici, je vous prie.

— Je veux celle qui donne directement sur… celle qui donne sur le nord.

— Hum… je vous demande pardon, monsieur, mais il faut inscrire votre nom de famille. « Glenn » ne suffit pas, dit Iuliu d’une voix tremblante.

— Est-ce qu’un autre Glenn habite ici ?

— Non.

— Est-ce que quelqu’un de la région porte ce nom ?

— Non, mais…

— Dans ce cas, Glenn fera l’affaire.

— Très bien, monsieur. Mais je dois vous prévenir que la chambre nord est occupée. En revanche, celle qui donne à l’est est libre.

— Eh bien, j’échangerai avec la personne de la chambre nord. Je paierai le supplément.

— Il s’agit d’une dame, monsieur, et je ne crois pas qu’elle acceptera.

— Demandez-le-lui ! ordonna l’homme d’un ton impérieux.

Magda entendit Iuliu monter l’escalier et elle alla l’attendre dans sa chambre. L’attitude de l’étranger la révoltait. Mais comment avait-il pu effrayer Iuliu à ce point ?

On frappa à la porte. Iuliu était très pâle et tordait nerveusement les pans de sa chemise. De grosses gouttes de sueur tombaient de sa moustache.

Domnisoara Cuza, bredouilla-t-il, il y a ici un étranger qui désire votre chambre. Pourriez-vous la lui céder, s’il vous plaît ?

Iuliu pleurnichait comme un enfant et Magda le plaignait sincèrement, mais elle n’en abandonnerait pas sa chambre pour autant.

— Il n’en est pas question !

— Mais il le faut !

— J’ai dit non, Iuliu, et je ne changerai pas d’avis !

— Dans ce cas, pourriez-vous… le lui dire vous-même ?

— Que craignez-vous de lui ? Et puis, qui est-ce au juste ?

— Je n’en sais rien, et je n’ai pas très envie… commença-t-il d’une voix mourante… dites-le-lui vous-même, je vous en supplie !

Sa première réaction fut de laisser Iuliu se débrouiller tout seul puis elle pensa qu’elle tirerait un certain plaisir de cet affrontement. Cela faisait deux jours qu’on la contrecarrait, cette discussion lui permettrait d’agir enfin à sa guise.

— D’accord, j’y vais.

Elle descendit l’escalier. L’homme se tenait près de l’âtre ; il s’appuyait nonchalamment sur la longue boîte qu’elle avait déjà remarquée accrochée aux flancs du cheval. Elle le voyait pour la première fois en pleine lumière et dut revenir sur son jugement premier. Certes, il avait l’air sombre et son odeur était assez forte, mais ses traits étaient égaux, son nez aquilin et ses pommettes saillantes. Ses cheveux avaient la couleur de la flamme ; ils étaient peut-être un peu trop longs, un peu trop fous aussi, mais ce devait être la conséquence du long voyage qu’il avait entrepris. Ses yeux d’un bleu très clair retinrent un instant son attention. La seule note discordante était la couleur olivâtre de sa peau.

— Ce ne pouvait être que vous, dit-il.

— Je garde ma chambre.

— Je vous la demande, dit-il très sérieusement.

— Vous pourrez l’avoir quand je serai partie.

Il s’avança vers elle.

— Il est capital qu’elle soit exposée au nord. Je…

— Et moi, j’ai mes raisons pour désirer conserver cette chambre, l’interrompit-elle. Par conséquent, je ne déménagerai pas.

Ses yeux se mirent à briller et Magda pensa avoir dépassé les bornes. Mais l’homme se calma et un léger sourire releva le coin de sa bouche.

— Il est évident que vous n’êtes pas d’ici.

— Je viens de Bucarest.

— C’est bien ce que je pensais.

Magda décela dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à du respect. Non, cela n’avait pas de sens. Pourquoi me regarderait-il ainsi, moi qui l’empêche d’accéder à ses désirs ?

— Vous avez bien réfléchi ? dit-il.

— Oui.

— Dans ce cas, soupira-t-il, je prendrai la chambre donnant à l’est.

Iuliu dévala l’escalier.

— Fort bien, monsieur. Votre chambre est située à droite, en haut de l’escalier. Je vais porter votre…

Il tendit la main vers la longue boîte mais Glenn arrêta son geste.

— Je la porterai moi-même. Mais vous pouvez vous occuper de la couverture roulée sur mon cheval. Soignez aussi ma monture, c’est une brave bête !

Il jeta un coup d’œil en direction de Magda avant de s’élancer dans l’escalier.

— Et préparez-moi un bain !

— Oui, monsieur ! fit Iuliu, qui serra chaleureusement les mains de Magda tout en lui murmurant : Merci.

Moins effrayé que tout à l’heure, il sortit de l’auberge pour se rendre auprès du cheval.

Magda demeura seule un instant et considéra la chaîne étrange des événements qui s’étaient déroulés pendant la soirée. Elle aurait aimé poser toutes sortes de questions à propos de cette auberge, mais là-bas, au donjon, d’autres questions plus terribles…

Le donjon ! Elle avait failli oublier Papa ! Elle se précipita à la fenêtre de sa chambre et regarda au-dehors. Dans la tour de guet, la lumière des appartements de Papa était toujours aussi vive.

Rassurée, elle s’étendit sur le lit. Un lit… un vrai lit, large et moelleux. Tout irait peut-être bien cette nuit. Elle sourit. Non, c’était impossible, il fallait qu’il se passe quelque chose. Elle ferma les yeux et tenta d’évoquer des choses agréables… Papa pourrait s’en retourner avec elle à Bucarest, il échapperait à tout jamais aux Allemands et à la créature hideuse…

Un bruit dans le hall la tira de ses rêveries. Elle constata que l’unique bougie avait diminué de moitié. Elle courut à la fenêtre. Dans la chambre de Papa, la lumière était toujours aussi intense.

Des pierres crissèrent sur le chemin menant à la chaussée. Elle aperçut un homme. Glenn… Avec des mouvements de chat, il se dissimula dans les broussailles où elle s’était elle-même cachée et regarda le donjon. La brume qui montait de la gorge baignait ses pieds mais lui, sentinelle fidèle, observait toujours.

Magda sentit la colère poindre en elle. Que faisait-il là ? Cet emplacement était le sien. Si au moins elle avait eu le courage de descendre protester… Mais elle n’osait pas. Glenn était dangereux. Pas pour elle, elle le sentait confusément, mais pour les autres. Pour les Allemands, peut-être. Ce qui faisait de lui une sorte d’allié.

A pas de loup, elle descendit l’escalier et sortit de l’auberge pour le surveiller. Peut-être comprendrait-elle enfin le pourquoi de sa présence ici.

Elle rampa jusqu’à une grosse roche d’où il ne pourrait la voir.

— Vous voulez reprendre votre poste d’observation ?

Magda sursauta – il ne s’était même pas retourné !

— Comment avez-vous su que j’étais là ?

— Je vous ai entendu marcher. On ne peut pas dire que vous soyez très discrète.

A nouveau cette arrogance…

— Venez à côté de moi et dites-moi pourquoi les Allemands éclairent à ce point le donjon. Ils ne dorment donc jamais ?

Elle décida de le rejoindre, sans trop s’en approcher toutefois. Il avait une odeur infiniment plus agréable, à présent. Il avait dû se baigner pendant qu’elle s’était assoupie.

— Ils ont peur du noir, dit-elle.

— Peur du noir, répéta-t-il, comme si cette réponse ne le surprenait pas. Comment cela se fait-il ?

— Ils croient qu’il y a un vampire.

Magda le vit lever les sourcils d’étonnement.

— C’est cela qu’ils vous ont dit ? Vous connaissez quelqu’un qui y habite ?

— J’y ai moi-même vécu, et mon père y demeure toujours. La fenêtre allumée, là-bas…

— Qu’est-ce qui peut leur faire croire à un vampire ?

— On a retrouvé huit victimes – rien que des soldats allemands – la gorge tranchée.

— Un vampire, dites-vous ? fit-il, l’air sombre.

— Il y a également une histoire de cadavres qui marchent. Seul un vampire pourrait être la cause de tout ce qui s’est produit ici. Et après ce que j’ai vu…

— Vous l’avez vu ?

Glenn se tourna vers elle et la regarda droit dans les yeux.

— Oui, fit Magda, qui eut un mouvement de recul.

— A quoi ressemblait-il ?

— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

Il commençait à lui faire peur avec ses questions. Il se rapprocha encore un peu plus.

— Dites-moi ! Était-il sombre ? Pâle ? Beau ? Laid ? Dites-le-moi !

— Je… je ne m’en souviens plus très bien. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait l’air fou et… impie, si ce mot a pour vous quelque signification.

Glenn se redressa.

— Oh, oui… Et je ne dis pas cela pour vous effrayer. Mais ses yeux, comment étaient-ils ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous savez comment ils étaient ? dit Magda, de plus en plus mal à l’aise.

— Je ne sais rien de ses yeux, dit-il vivement, mais l’on dit que ce sont des fenêtres ouvertes sur l’âme.

— Eh bien, fit-elle d’une voix lugubre, si cela est, son âme n’est qu’un gouffre sans fond.

Ils restèrent silencieux pendant quelques instants et se contentèrent d’observer le donjon. Magda se demandait à quoi il pouvait bien penser. Puis Glenn parla à nouveau :

— Autre chose : savez-vous comment tout a commencé ?

— Mon père et moi n’étions pas ici mais on nous a raconté que le premier homme est mort quand il a essayé d’ouvrir un mur de pierre en compagnie de son camarade.

Elle le vit grimacer et fermer les yeux – comme s’il souffrait. Puis ses lèvres formèrent une nouvelle fois le mot « Imbéciles ».

Il rouvrit les yeux et tendit la main vers le donjon.

— Que se passe-t-il dans la chambre de votre père ?

Magda ne vit rien, tout d’abord, puis la terreur l’étreignit. La lumière diminuait. Elle s’élança vers la chaussée mais Glenn la saisit par le poignet et la retint.

— Ne soyez pas stupide ! lui murmura-t-il à l’oreille. Les sentinelles vont vous tirer dessus ! De toute façon, vous ne pouvez rien faire !

Magda ne l’entendait même pas. Frénétiquement, comme une bête capturée, elle se débattait. Il fallait qu’elle rejoigne Papa ! Mais Glenn était plus fort qu’elle, et ses doigts s’enfonçaient dans ses bras.

Alors, elle se résigna.

Elle ne pouvait plus rien pour Papa. Elle ne pouvait plus l’aider.

C’est alors que désespérée, muette, elle vit la lumière mourir dans la chambre de Papa, lentement, inexorablement.

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