— Êtes-vous prêt ?
Cuza ne sursauta pas en entendant ces mots. Il avait vu pâlir les derniers rayons du soleil et, depuis cet instant, il attendait Molasar. L’instant tant souhaité était enfin arrivé. Cette nuit serait sa nuit et personne ne pourrait la lui voler.
— Prêt ! fit-il en quittant son fauteuil et en se tournant vers Molasar.
Il se tenait dans la pénombre créée par la lueur vacillante d’une unique bougie. Cuza avait préféré ne pas allumer la lumière électrique. Ainsi, il se sentait plus à l’aise. Plus proche aussi de Molasar.
— Grâce à vous, je vais pouvoir vous aider.
— Il ne m’a pas été très difficile de combattre cette maladie, fit-il d’un ton neutre. J’aurais pu vous guérir en un instant si j’avais été plus fort, mais je suis encore assez faible et la nuit entière m’a été nécessaire.
— Aucun docteur n’aurait pu y parvenir !
— J’ai de grands pouvoirs lorsqu’il s’agit de donner la mort mais j’en dispose d’aussi puissants pour soigner. Il y a toujours un équilibre. Toujours.
Cuza trouva les propos de Molasar anormalement empreints de philosophie mais l’heure n’était pas à la discussion.
— Que faisons-nous à présent ?
— Il nous faut attendre, dit Molasar. Tout n’est pas encore prêt.
— Mais ensuite, que ferons-nous ? dit Cuza, qui ne pouvait dissimuler son impatience.
Molasar se déplaça vers la fenêtre pour observer les montagnes qui s’assombrissaient. Il dit enfin, à voix basse :
— Cette nuit, je vais vous confier ce qui est la source de mon pouvoir. Vous devrez emporter cet objet loin du donjon et lui trouver une cachette sûre dans ces montagnes. Personne ne devra vous arrêter et, surtout, vous ne laisserez qui que ce soit vous en déposséder.
— La source de votre pouvoir ? dit Cuza, éberlué. Je n’ai jamais entendu dire que les morts vivants eussent besoin d’une telle chose.
— Parce que nous n’avons jamais souhaité que cela soit su, fit Molasar en se retournant. Mes pouvoirs en découlent mais c’est également mon point le plus vulnérable. Cet objet me permet d’exister mais il peut aussi mettre un terme à mon existence s’il tombe entre des mains ennemies. C’est pour cela que je le conserve toujours près de moi.
— De quoi s’agit-il ? Et où se…
— C’est un talisman, qui est à présent caché dans les profondeurs du sous-sol. Je ne peux l’abandonner ici, sans protection, alors que je dois partir. Je ne peux non plus prendre le risque de l’emporter en Allemagne. C’est pourquoi je dois le confier à une personne sûre.
Les pupilles d’un noir impénétrable se fixèrent sur Cuza qui frissonna mais s’efforça de soutenir leur regard.
— Je le cacherai si bien que même une chèvre des montagnes ne pourra le déterrer. Je le jure !
— Vraiment ? fit Molasar en se rapprochant de lui. Ce sera la plus importante mission que vous ayez jamais accomplie.
— Je peux le faire tout de suite ! dit Cuza, qui se sentait empli de forces nouvelles. Personne ne me le prendra.
— Il est peu probable que quelqu’un fasse une tentative en ce sens. De toute façon, je ne vois pas qui pourrait l’utiliser contre moi. Toutefois, ce talisman est fait d’or et d’argent. Si quelqu’un le trouvait et essayait de le fondre…
— Rien ne peut demeurer éternellement à l’abri.
— Je n’ai pas besoin de l’éternité. Il suffit qu’il soit introuvable jusqu’à ce que j’en aie fini du seigneur Hitler et de ses cohortes.
— Ne craignez rien ! dit Cuza, très sûr de lui. Vous le retrouverez à votre retour. Hitler détruit ! Quel jour de gloire ce sera ! La liberté pour la Roumanie et pour les Juifs ! Et pour moi, quelle justification !
— Une justification ?
— Ma fille… elle dit que je ne devrais pas avoir confiance en vous.
— Il n’est pas très sage d’avoir parlé de cela, fût-ce à votre fille.
— Elle est aussi désireuse que moi de voir disparaître cet Hitler mais elle a du mal à se persuader de votre sincérité. J’y vois là l’influence de l’homme qui est devenu son amant.
— Quel homme ?
Cuza crut voir Molasar pâlir.
— Je ne sais pas grand-chose de lui. Il s’appelle Glenn et semble porter un certain intérêt à ce donjon. Mais pour…
Cuza se sentit soulevé de terre et secoué comme une poupée de chiffon. Les mains de Molasar paraissaient sur le point de déchirer ses vêtements.
— A quoi ressemble-t-il ?
— Il… il est grand, balbutia Cuza, terrorisé par les dents jaunâtres qui pointaient à quelques centimètres de sa gorge. Presque aussi grand que vous, et…
— Ses cheveux ! Comment sont ses cheveux ?
— Roux !
Molasar le projeta à l’extrémité de la pièce tout en poussant un cri guttural, déformé par la colère mais encore suffisamment intelligible :
— Glaeken !
Cuza mit quelques secondes pour recouvrer ses esprits puis il lut sur le visage de Molasar un sentiment qu’il n’aurait jamais imaginé trouver : la peur.
Glaeken ? se dit Cuza, accroupi dans un coin de la pièce. N’est-ce pas le nom de la secte dont Molasar avait parlé deux nuits plus tôt ? Les fanatiques qui s’étaient lancés à sa poursuite et dont il n’avait pu se défendre qu’en édifiant ce donjon ? Il vit Molasar observer le village par la fenêtre puis se tourner vers lui. Les dents serrées, il dit :
— Quand est-il arrivé ici ?
— Il y a trois jours – mercredi soir, dit Cuza, qui se sentit obligé d’ajouter : Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Molasar ne lui répondit pas immédiatement. Il arpenta longuement la pièce, puis il s’immobilisa.
— La secte des Glaeken doit toujours exister, dit-il d’une voix feutrée. J’aurais dû m’en douter ! Leur zèle était trop tenace, leur soif de domination trop grande pour qu’ils acceptent de s’arrêter ! Ces nazis dont vous m’avez parlé… cet Hitler… tout est clair à présent !
Cuza pensa qu’il pouvait se relever et dit :
— Qu’est-ce qui est clair ?
— Les Glaeken ont toujours choisi d’agir en coulisses et de se servir des mouvements populaires pour dissimuler leur identité et leurs buts véritables, dit Molasar en serrant les poings. Je comprends tout. Le seigneur Hitler et ses sbires ne sont qu’un nouveau déguisement des Glaeken. J’ai été stupide de ne pas reconnaître leurs méthodes quand vous m’avez parlé pour la première fois des camps de la mort. Quant à cette croix étrange que les nazis arborent en tout lieu… c’est évident ! Les Glaeken étaient jadis un bras de l’Église !
— Mais Glenn…
— Il est l’un d’eux ! Pas un de leurs fantoches, comme ces nazis, mais l’un des initiés ! Un membre à part entière des Glaeken, un de leurs tueurs à gages !
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? demanda Cuza, gorge serrée.
— Les Glaeken donnent toujours une certaine image à leurs tueurs : des yeux bleus, une peau olivâtre, des cheveux roux. Ils leur enseignent toutes les techniques du meurtre et leur apprennent même à tuer les morts vivants. Celui qui se fait appeler Glenn est là pour que je ne quitte jamais le donjon !
Cuza s’appuya contre le mur, épouvanté de savoir que Magda aimait un homme relevant d’une force supérieure à Hitler. Il ne pouvait y croire, c’était trop fantastique ! Et pourtant, ainsi, tout concordait. C’était cela qui était horrible : tout concordait ! Pas étonnant que Glenn ait eu l’air si bouleversé en l’entendant dire qu’il aiderait Molasar à débarrasser le monde d’Hitler. Cela expliquait également ses efforts incessants pour jeter le doute sur toutes les déclarations de Molasar. Cela expliquait enfin pourquoi Cuza l’avait d’instinct détesté. Le monstre n’était pas Molasar – c’était Glenn ! Et, en cet instant même, Magda se trouvait avec lui ! Il fallait faire quelque chose, tout de suite !
Cuza ne pouvait plus se permettre de céder à la panique. Il s’approcha de Molasar pour connaître certains détails sur lesquels il fonderait son action.
— Comment peut-il vous arrêter ?
— Il connaît certaines méthodes… des méthodes que ceux de sa secte ont perfectionnées au cours de siècles de conflit avec ma race. Lui seul serait capable d’utiliser le talisman à la seule fin de me détruire !
— Vous détruire… répéta Cuza, pensif.
Glenn pouvait tout gâcher. S’il anéantissait Molasar, il y aurait encore plus de camps de la mort, encore plus de pays asservis par Hitler… et les Juifs seraient exterminés jusqu’au dernier.
— Il faut l’éliminer, dit Molasar. Je ne peux pas prendre le risque de laisser ici la source de mes pouvoirs.
— Eh bien, tuez-le ! s’écria Cuza. Tuez-le comme vous avez tué les autres !
— Je ne suis pas encore assez fort pour l’affronter, dit Molasar en secouant la tête. En dehors de ces murs, tout au moins. Je suis plus fort à l’intérieur du donjon. Je pourrais m’occuper de lui s’il venait ici. Et il ne se dresserait plus jamais sur mon chemin. Plus jamais !
— J’ai trouvé ! Il n’y a rien de plus simple, nous allons le faire conduire ici !
— Par qui ? demanda Molasar, dubitatif quoique intéressé.
— Le major Kaempffer se fera un plaisir de s’en charger !
Et Cuza éclata de rire à l’idée d’utiliser un major SS pour débarrasser à tout jamais le monde des nazis.
— Pourquoi accepterait-il ?
— Laissez-moi faire.
Cuza s’installa dans le fauteuil d’infirme et se dirigea vers la porte. Il réfléchissait à toute allure sur la façon dont il allait s’y prendre pour convaincre le major Kaempffer de faire venir Glenn au donjon. Il arriva enfin dans la cour.
— Garde ! Garde ! se mit-il à crier, ce qui eut pour effet d’attirer le sergent Oster et deux hommes du rang. Allez chercher le major, je dois lui parler immédiatement !
— Je vais le prévenir, dit Oster, mais je ne sais pas s’il se dérangera à cette heure.
Les deux soldats rirent à cette remarque.
— Dites-lui que j’ai appris quelque chose de capital à propos du donjon et qu’il faut agir dès ce soir. Demain, il sera peut-être trop tard !
Le sergent se tourna vers l’un des hommes et lui fit signe de pousser le fauteuil.
— Il vaut mieux que je vous emmène chez le major.
Cuza fut transporté à toute allure à l’arrière de la cour puis on le laissa seul pendant de longues minutes. Il en profita pour parfaire l’histoire qu’il allait raconter au major. Enfin, Kaempffer apparut, visiblement ennuyé d’être importuné à pareille heure.
— Vous voulez me parler, Juif ?
— Je veux vous communiquer une chose de la plus grande importance, dit Cuza d’une voix mourante. Une chose que je ne peux pas crier sur les toits.
Kaempffer se pencha vers Cuza et fit signe aux autres de s’éloigner.
— Vous avez intérêt à ce que cela soit intéressant, Juif. Parce que, si vous m’avez appelé pour rien…
— Je crois avoir découvert une nouvelle source d’information sur le donjon, dit Cuza sur le ton de la conspiration. Il y a un étranger à l’auberge. Je l’ai rencontré hier. Il semble très intéressé par ce qui se passe ici – trop intéressé. Il m’a posé tout un tas de questions très précises ce matin.
— En quoi cela me regarde-t-il ?
— Eh bien, il a fait quelques affirmations qui m’ont paru très étranges. Si étranges que j’ai consulté les livres anciens et trouvé des références qui concordaient avec elles.
— Quoi, au juste ?
— Elles n’ont pas d’importance en elles-mêmes mais cela prouve qu’il en sait bien plus sur le donjon qu’il ne veut bien l’admettre. Je crois qu’il est en relation avec les gens qui payent pour son entretien.
Cuza s’arrêta quelques secondes pour permettre au major de réfléchir. Puis il reprit :
— A votre place, major, je demanderais à cet homme de passer demain au donjon. Peut-être sera-t-il assez aimable pour nous faire des révélations.
— Vous n’êtes pas à ma place, Juif ! ricana le major. Il n’est pas dans mes habitudes de prier les rustres de me rendre visite, et je n’attendrai pas demain matin !
Il appela le sergent Oster.
— Prenez quatre de mes hommes ! Et vous, le Juif, vous allez m’accompagner pour que je sois sûr d’arrêter la bonne personne !
Cuza dut se retenir de sourire. Tout s’était déroulé si simplement…
— Mon père te reproche également de ne pas être juif, dit Magda.
Glenn et elle étaient toujours assis derrière les branchages et continuaient d’observer le donjon. La nuit se faisait plus noire, et toutes les lumières du donjon étaient allumées.
— Il a raison.
— Quelle est ta religion ?
— Je n’en ai pas.
— Tu devais bien en avoir une à ta naissance.
— Peut-être, fit Glenn en haussant les épaules. Mais je l’ai oubliée depuis longtemps.
— Glenn, est-ce que tu crois en Dieu ?
Il lui adressa un de ces sourires qui ne manquaient jamais de la troubler.
— Je crois en toi… cela ne suffit pas ?
— Oui, cela suffit, dit-elle en se serrant contre lui.
Que faisait-elle avec cet homme si différent qui, toutefois, devinait toutes ses émotions ? Il semblait instruit mais elle ne parvenait pas à l’imaginer plongé dans la lecture d’un livre. Il était d’une force colossale, mais aussi d’une grande douceur.
Glenn était la contradiction faite homme, mais elle savait qu’elle avait trouvé en lui celui avec qui elle aimerait faire sa vie. Oui, elle aimerait le sentir à ses côtés, le voir sourire…
Glenn ne souriait plus. Il regardait fixement le donjon. Quelque chose le tourmentait, et elle aurait voulu partager ses préoccupations. Mais il faudrait pour cela qu’il s’ouvrît à elle. Peut-être ce moment était-il venu.
— Glenn, dit-elle doucement, que fais-tu exactement ici ?
Au lieu de lui répondre, il tendit la main en direction du donjon :
— Il se passe quelque chose là-bas.
Magda tourna la tête. Six silhouettes avançaient sur la chaussée, et l’une d’elles était en fauteuil roulant.
— Où peuvent-ils aller avec Papa ? demanda-t-elle, la gorge nouée.
— A l’auberge, probablement.
— Ils viennent me chercher, dit Magda, qui ne voyait que cette explication.
— Cela m’étonnerait. Ils n’ont pas besoin de ton père pour te ramener au donjon. Il y a une autre raison.
Magda regarda le petit groupe progresser sur la chaussée au milieu des nappes de brouillard qui ne cessaient de monter. Il n’était plus qu’à quelques mètres d’eux quand elle murmura à Glenn :
— Il vaut mieux rester cachés pour l’instant.
— S’ils ne te trouvent pas, ils vont croire que tu t’es enfuie, et ton père en subira les conséquences. De toute façon, ils te retrouveront. Nous sommes coincés ici. Il est préférable que tu ailles à leur rencontre.
— Et toi ?
— Tu pourras compter sur moi si cela s’avère nécessaire, mais il vaut mieux que je me montre le moins possible.
A regret, Magda se leva et se fraya un passage dans les buissons. Le groupe était déjà passé quand elle arriva au bord du chemin. Aussitôt, un sentiment de danger s’empara d’elle. Il y avait le major SS, et les soldats étaient également des SS ; pourtant, Papa semblait les accompagner de son plein gré. Il leur parlait, à présent. Non, il ne devait y avoir rien à redouter.
— Papa ?
Tous les soldats se retournèrent en même temps et pointèrent leur arme vers Magda. Papa s’adressa à eux en allemand.
— C’est ma fille ! Laissez-moi lui parler !
Magda courut jusqu’à lui et, sans s’occuper des hommes en noir, le questionna dans le dialecte tzigane qui leur était familier.
— Pourquoi t’ont-ils amené ici ?
— Je t’expliquerai plus tard. Où est Glenn ?
— Juste derrière, dans les broussailles, répondit-elle sans la moindre hésitation. Pourquoi ?
Papa se tourna vers le major et lui dit en allemand :
— Il est là !
Aussitôt, les quatre soldats se déployèrent pour former un demi-cercle autour des buissons.
— Papa, qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-elle.
Elle voulut s’élancer vers le bord du ravin mais son père la saisit par le bras.
— Tu vas comprendre, dit-il dans la langue des Tziganes. J’ai appris il y a quelques instants que Glenn était l’un d’eux.
— Non, c’est impossible !
— Il appartient à un groupe qui dirige les nazis et se sert d’eux pour aboutir à ses fins ! Il est pire qu’un nazi !
— Tu mens !
Papa était devenu fou !
— Non ! Je suis désolé de devoir te faire cette révélation mais il vaut mieux que ce soit maintenant. Après, il sera trop tard !
— Ils vont le tuer ! hurla-t-elle, prise de panique.
Elle voulut se dégager mais Papa rassemblait toutes ses forces pour la retenir auprès de lui.
— Ils ne vont pas le tuer, ils vont simplement lui poser quelques questions. Il sera obligé d’avouer les liens qui l’unissent à Hitler s’il veut sauver sa peau ! dit Papa, exalté. Tu pourras me remercier, Magda, quand tu comprendras ce que j’ai fait pour toi !
— C’est pour toi que tu l’as fait, cria-t-elle tout en essayant une nouvelle fois de se libérer. Tu le hais parce qu’il n’est…
Il y eut un cri, un piétinement dans les broussailles, puis Glenn apparut au milieu des soldats qui pointaient leur arme sur lui.
— Il n’a rien fait ! hurla Magda à l’adresse des soldats en noir.
— Ne t’en mêle pas, Magda, dit Glenn qui s’était tourné vers elle. Il est inutile que tu te fasses tuer.
— Comme c’est généreux, dit Kaempffer à voix basse, avant d’ordonner à ses hommes : Emmenez-le, nous allons enfin savoir qui il est !
Les soldats poussèrent Glenn vers la chaussée. Il marcha d’un pas égal jusqu’au moment où il tituba. Magda retint un cri. Glenn n’était pas tombé, il s’était élancé vers le bord du précipice ! Il allait tenter de s’échapper en profitant de la nuit et du brouillard !
Magda courut vers lui. Mon Dieu, permettez-lui de s’enfuir ! Le temps que les Allemands apportent des cordes pour descendre dans la gorge, il serait déjà loin !
Elle n’était plus qu’à quelques mètres des soldats quand la fusillade éclata. Les premières balles s’enfoncèrent dans les planches de la chaussée, les faisant voler en éclats. Le bruit était assourdissant, les quatre armes automatiques tiraient en même temps. Glenn allait sauter dans le ravin quand la première balle le frappa en pleine poitrine. Elle vit son corps se tordre puis s’effondrer quand d’autres balles le touchèrent au torse, aux jambes. Des lignes rouges sillonnaient son corps. Et, tout à coup, il bascula dans le vide.
Magda demeura paralysée, aveuglée par les éclairs des armes automatiques. Glenn ne pouvait pas être mort ! C’était un cauchemar, elle allait se réveiller !
Elle poussa un long hurlement de désespoir puis, sans bien savoir ce qu’elle faisait, elle se jeta sur l’un des soldats agenouillés au bord de la gorge. Leurs torches électriques fouillaient la nuit et le brouillard. Ses poings s’écrasèrent sur la poitrine du soldat, dont la réaction fut immédiate : il fit pivoter son arme et lui en assena un violent coup sur la tempe.
Magda s’écroula à terre. Elle entendit la voix lointaine de Papa qui l’appelait, elle vit la silhouette indistincte du fauteuil roulant qu’on conduisait vers le donjon.
— Magda, tout ira bien, tu verras ! Ne m’en veux pas, un jour tu comprendras !
Mais Magda le haïssait, et elle le haïrait toujours. Ce fut sa dernière pensée. Les ténèbres se refermèrent sur elle.
Un individu non identifié avait tenté d’échapper aux soldats venus l’arrêter, ils lui avaient tiré dessus et l’homme était tombé dans le ravin. Woermann avait décelé une certaine satisfaction chez les einsatzkommandos de retour au donjon : abattre un civil désarmé était une de leurs spécialités. Le désarroi du professeur était tout aussi naturel : ce devait être la première fois qu’il assistait à une telle exécution.
Mais Woermann ne parvenait pas à s’expliquer la colère et la déception du major. Il l’interpella dans la cour.
— Un homme, dites-vous ? Toute cette fusillade pour un seul individu ?
— Les hommes sont nerveux, répliqua Kaempffer, qui n’arrivait pas à se calmer. Il n’aurait pas dû tenter de s’enfuir.
— Que lui vouliez-vous ?
— Le Juif m’a dit qu’il savait des choses sur le donjon.
— Vous ne lui avez certainement pas annoncé qu’on ne ferait que l’interroger.
— Il a tenté de s’enfuir, répéta Kaempffer.
— Résultat, vous n’en savez pas plus qu’avant. Vous avez dû terroriser ce pauvre type. Vous êtes bien avancé, maintenant !
Kaempffer se dirigea vers ses appartements sans prendre la peine de répondre et laissa Woermann seul dans la cour.
Le capitaine vit les hommes qui n’étaient pas de garde regagner lentement leur chambrée. Il les avait appelés dès que la fusillade avait éclaté mais il n’y avait pas eu d’affrontement, et les hommes étaient déçus. C’était bien compréhensible. Lui-même aurait voulu avoir en face de lui un ennemi de chair et de sang, quelqu’un sur qui il aurait pu tirer. Mais l’ennemi demeurait invisible.
Woermann prit la direction de l’escalier menant à la cave. Il voulait y retourner. Seul. Une dernière fois.
Oui, seul. Il ne laisserait qui que ce soit découvrir ce qu’il soupçonnait. Pas maintenant – alors qu’il avait enfin décidé de démissionner. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il avait pris cette décision mais il y était tout de même parvenu : il démissionnerait et ne se sentirait plus concerné par cette guerre. C’était exactement ce que les membres du Parti et le Commandement Suprême attendaient de lui. Mais il ne pouvait permettre aux nazis de salir son nom : on le traiterait immédiatement de fou si l’on avait vent de ce qui se tramait dans les sous-sols du donjon !
… des bottes pleines de boue et des doigts déchiquetés… des bottes pleines de boue et des doigts déchiquetés… quelques mots absurdes qu’il ne cessait de se répéter et qui l’entraînaient inexorablement vers la cave. Il régnait dans ces profondeurs quelque chose d’immonde, qui échappait totalement à la raison. Et, bien qu’il crût savoir de quoi il s’agissait, il ne parvenait pas, il ne voulait pas lui donner un nom !
Il franchit l’ouverture pratiquée dans le mur éboulé et se dirigea vers l’escalier.
Il s’était trop longuement interrogé sur la finalité de cette guerre et sur le rôle qu’y jouait la Wehrmacht. Il avait attendu que les problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Aujourd’hui, il comprenait que les atrocités conséquentes aux combats n’étaient pas des aberrations momentanées. Il avait trop longtemps refusé de voir la vérité en face et d’admettre que la guerre, toute la guerre, était une horreur. Mais voici qu’il n’était plus aveuglé et qu’il avait honte d’y avoir participé.
Le sous-sol du donjon serait le lieu de sa rédemption. Il découvrirait par lui-même ce qui s’y passait. Seul. Et il y mettrait un terme. Sinon, il ne recouvrerait jamais la paix intérieure. Ce n’est qu’après avoir redoré le blason de son honneur qu’il pourrait retrouver Helga, à Rathenow. L’esprit purifié, il pourrait être un vrai père pour Fritz… le tirer des Jeunesses Hitlériennes, même s’il fallait pour cela lui briser les deux jambes !
Les soldats chargés de monter la garde au sous-sol n’étaient pas encore revenus. Tant mieux. Il prit une torche puis hésita un instant en haut de l’escalier, les yeux fixés sur le trou vers lequel il se sentait irrésistiblement attiré.
L’idée lui vint qu’il était devenu fou. Oui, ce serait une folie que de donner sa démission. Il avait longtemps fermé les yeux – pourquoi ne pas continuer ? Oui, pourquoi ? Il pensa alors au tableau qu’il avait exécuté, à l’ombre du pendu… ce pendu qui, lorsqu’il l’avait observé pour la dernière fois, semblait pourvu d’un léger embonpoint. Il devenait fou, c’était certain. Et il n’avait rien à faire en bas. En tout cas, il n’avait pas besoin d’y aller seul. Après le coucher du soleil. Ne serait-il pas possible d’attendre le lever du jour ?
… des bottes pleines de boue et des doigts déchiquetés…
Tout de suite ! C’était tout de suite qu’il devait y aller. Il ne s’y aventurerait toutefois pas sans protection. Il avait son Luger, ainsi que la petite croix d’argent que le professeur lui avait rendue.
Il avait parcouru la moitié des marches quand il entendit le bruit. Il s’arrêta pour tendre l’oreille… des grattements légers, désordonnés, sur sa droite, au cœur même du donjon. Des rats ? Il balaya les murs du faisceau de sa torche mais ne vit rien. Les bêtes répugnantes qui l’avaient accueilli le matin même étaient invisibles. Il descendit les dernières marches et se dirigea sans hésitation vers la pièce où étaient couchés les cadavres.
Woermann fut littéralement pétrifié.
Les cadavres avaient disparu.
Dès que la porte de ses appartements se fut refermée, Cuza bondit hors du fauteuil pour regarder par la fenêtre. Il chercha Magda sur la chaussée mais il faisait trop sombre pour qu’il vît quelque chose. Iuliu et Lidia étaient certainement venus la réconforter.
Sa volonté de dissimuler sa guérison avait subi une ultime épreuve quand cette brute d’Allemand avait frappé Magda, mais il était resté assis. En se levant, il aurait fait échouer le plan fantastique que Molasar et lui-même avaient élaboré. Et la destruction d’Hitler était mille fois plus importante que le bien-être d’une femme, fût-elle sa propre fille…
— Où est-il ?
Cuza fit volte-face. Il y avait une nuance de menace dans la voix de Molasar.
— Il est mort, dit-il.
Molasar se tenait dans l’ombre mais Cuza le sentait se rapprocher de lui, imperceptiblement.
— C’est impossible !
— C’est la vérité. Je l’ai vu de mes propres yeux. Il a tenté de s’enfuir et les Allemands l’ont criblé de balles. C’était un geste de désespoir, il a dû entrevoir le sort qui l’attendait au donjon.
— Où est le corps ?
— Dans la gorge.
— Il faut le retrouver !
Molasar se tenait si près du professeur que les rayons de lune éclairaient en partie son visage.
— Je dois en être absolument certain !
— Il est mort ! Personne n’aurait pu survivre à une telle fusillade, il a reçu assez de balles pour tuer une douzaine d’hommes. Je vous dis qu’il était mort avant même de tomber dans le ravin !
Molasar paraissait toujours douter.
— Je voulais le tuer de mes propres mains, sentir la vie le quitter. Ce n’est qu’ainsi que je pourrais être sûr d’être à jamais débarrassé de lui. Enfin… je dois m’en tenir à votre témoignage.
— Si vous ne me croyez pas, descendez dans le ravin ! Vous verrez bien qu’il est mort !
— Oui… oui… fit Molasar avec un hochement de tête. Je vais y aller.
Il recula de quelques pas et disparut dans l’ombre avant d’ajouter :
— Je reviendrai vous chercher quand tout sera prêt.
Cuza jeta un ultime coup d’œil par la fenêtre puis il reprit place dans le fauteuil d’infirme. Molasar paraissait extrêmement troublé par le fait que les Glaeken pussent encore exister. Peut-être ne serait-il pas aussi facile qu’il le pensait d’anéantir Adolf Hitler. Malgré tout, il se devait d’essayer.
Il ne ralluma pas la bougie. Assis dans le noir, il songeait à Magda.
Le sang lui battait aux tempes. Dans sa main, la lampe-torche tremblait. Immobile dans les ténèbres glacées, Woermann regardait fixement les draps froissés qui ne recouvraient plus que le sol de terre. Si, il y avait encore la tête de Lutz, les yeux grands ouverts, la bouche béante, posée sur l’oreille gauche, mais c’était tout. Les corps avaient disparu… c’était bien ce que Woermann avait imaginé, mais cela ne l’empêchait pas pour autant d’être paralysé d’effroi !
Où étaient-ils passés ?
Et toujours ces grattements lointains, à droite…
Woermann se devait de découvrir leur origine. L’honneur l’exigeait. Mais d’abord… Il rengaina le Luger et sortit la petite croix d’argent de la poche de sa tunique. Elle le protégerait mieux que toutes les armes à feu du monde.
La croix à la main, il s’engagea dans la caverne souterraine qui, rapidement, se changea en un tunnel zigzaguant vers l’arrière du donjon. Les bruits se faisaient plus forts, plus proches aussi. C’est alors qu’il vit les premiers rats. Ils n’étaient pas très nombreux. C’étaient des bêtes énormes, perchées sur des fragments de roche, qui le regardaient. Puis les rats devinrent centaines. Il y en avait partout, sur les murs, sur le sol, au point que tout le tunnel semblait tapissé d’une fourrure grisâtre parsemée de milliers d’yeux noirs et brillants. Woermann maîtrisa sa répugnance et poursuivit son chemin.
Le tunnel faisait un coude sur la droite et Woermann s’arrêta pour tendre l’oreille. Les grattements étaient plus distincts encore. Si proches qu’ils devaient trouver leur origine de l’autre côté du… Il devait se montrer très prudent. Il devait voir sans être vu.
Il fallait donc qu’il éteigne sa lampe.
C’était une chose à laquelle Woermann se refusait. Le coude n’était qu’à cinq pas de lui. Qu’était-ce donc que cinq pas dans le noir ? Mais tous ces rats… Peut-être était-ce la lumière qui les tenait éloignés ? Une fois la lampe éteinte, comment réagiraient-ils ?
Woermann rassembla tout son courage et éteignit la torche électrique. Pas un bruit, rien. Rien que ces grattements incessants que l’absence totale de lumière paraissait amplifier. Il n’y avait pas le moindre reflet lumineux, rien. La chose qui produisait ces bruits devait bien avoir besoin d’un peu de lumière, non ?
Il se força à avancer, comptant les pas qui le séparaient du coude, prêt à s’enfuir à la moindre alerte. Pourtant, il devait connaître la vérité ! Où étaient passés les cadavres ? Qui causait ce bruit étrange ? Les réponses à ces questions lui permettraient peut-être de résoudre le mystère du donjon. C’était son devoir de découvrir la vérité. Son devoir…
Au cinquième et dernier pas, il perdit l’équilibre. Sa main gauche – celle qui tenait la torche – chercha un point d’appui et toucha une forme velue, qui y planta ses dents aiguisées comme des lames de rasoir. Une douleur cuisante lui parcourut tout le bras et il se mordit les lèvres pour s’obliger à ne pas lâcher la torche.
Les grattements étaient tout proches, juste devant lui. Et toujours la nuit totale. Peu à peu, la peur s’insinuait en lui. C’était impossible, il allait rencontrer de la lumière !
Il fit encore un pas – plus petit que le précédent. Les bruits, quelle que fût leur provenance, donnaient une impression d’effort, même s’ils n’étaient accompagnés d’aucune respiration.
Un dernier pas, et il allumerait la lampe-torche. Il leva le pied mais ne put bouger. Son corps refusait de lui obéir.
Woermann tremblait. Il voulait faire marche arrière. Il ne désirait plus voir ce qu’il y avait devant lui. Aucune créature normale, naturelle, ne pouvait se mouvoir dans une obscurité aussi parfaite. Il valait mieux ne pas savoir. Oui, mais il y avait les cadavres… et il se devait de découvrir la vérité.
Il émit un faible gémissement et actionna l’interrupteur de la torche. Ses pupilles mirent quelques secondes pour s’adapter puis son esprit enregistra toute l’horreur de ce que le faisceau lumineux venait de lui révéler.
Woermann poussa un cri, un cri terrible qui semblait ne jamais devoir cesser et que les parois du tunnel lui renvoyaient inlassablement aux oreilles. Il parvint à faire demi-tour et à courir en direction des rats médusés. Une dizaine de mètres le séparaient de la sortie du tunnel quand Woermann s’immobilisa.
Il y avait quelqu’un devant lui.
Il dirigea la lampe vers la forme qui lui bloquait le passage. Il vit le visage au teint de cire, la cape, les vêtements, les cheveux trop longs et, surtout, à la place des yeux, deux abîmes de démence. Alors, il comprit. C’était là le maître des lieux.
Woermann demeura un instant paralysé par l’horreur et la fascination, puis vingt-cinq années d’éducation militaire prirent le dessus.
— Laissez-moi passer ! cria-t-il, en brandissant devant lui la croix d’argent qu’il pensait être la plus efficace des armes. Au nom de Dieu, au nom de Jésus-Christ, au nom de tout ce qui est sacré, laissez-moi passer !
Au lieu de battre en retraite, la créature se rapprocha de Woermann et montra ses traits livides. Elle souriait, d’une grimace hideuse, si malsaine que Woermann sentit ses genoux ployer sous lui et ses mains tendues se mettre à trembler frénétiquement.
Ses yeux… oh, mon Dieu, ses yeux… Woermann était coincé, ce qu’il avait découvert au fond du tunnel lui interdisait de faire demi-tour et là, devant lui… il s’efforça de braquer le faisceau de la lampe sur la croix d’argent – la croix ! les vampires redoutent la croix ! — qu’il brandissait devant lui, en proie à une terreur inimaginable.
Mon Dieu, je vous en supplie, ne m’abandonnez pas !
Une main invisible fendit la nuit et arracha la croix de la main de Woermann. Fasciné, il vit la créature la tordre lentement entre ses doigts, la broyer jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une pièce d’argent informe. Puis elle la jeta négligemment à terre, comme un soldat ferait d’un mégot de cigarette.
Woermann poussa un hurlement de terreur quand la même main plongea vers lui. Il fit un bond de côté pour l’éviter. Malheureusement, il ne fut pas assez prompt.