XXVII

Magda revint lentement à elle pour sentir que quelqu’un tirait sur sa main droite. Elle ouvrit les yeux. Une forme sombre était penchée au-dessus d’elle.

Où était-elle ? Pourquoi sa tête lui faisait-elle si mal ?

Des images fugitives traversèrent son esprit – Glenn… la chaussée… la fusillade… le ravin…

Glenn était mort ! Elle n’avait pas rêvé : Glenn était mort !

Elle se redressa en gémissant, ce qui eut pour effet de faire fuir en hurlant l’individu qui lui tenait la main. Tout tournait autour d’elle. Lentement, elle effleura sa tempe des doigts et gémit de nouveau.

Elle prit alors conscience d’une douleur au niveau de l’annulaire droit. La chair était enflée, à moitié coupée. On avait dû tenter de lui arracher la bague de sa mère. Un des villageois, certainement ! Il l’avait cru morte et avait été épouvanté en la voyant revenir à elle.

Magda se mit debout et l’univers recommença de basculer autour d’elle. Puis le sol s’affermit, sa nausée se calma, et elle essaya de marcher. Chaque pas lui causait des douleurs intolérables dans la tête mais elle parvint tout de même à atteindre les broussailles. Dans le ciel, la lune perçait les nuages. Tout à l’heure, elle n’était pas encore levée. Combien de temps était-elle demeurée inconsciente ? Il fallait qu’elle retrouve Glenn !

Il vit toujours, se dit-elle. Il le faut ! Elle ne pouvait l’imaginer mort. Mais comment aurait-il pu survivre ? La fusillade, la chute dans le ravin…

Magda éclata en sanglots, autant sur Glenn que sur elle-même. Elle était perdue, complètement perdue. Cet égoïsme était méprisable, mais elle n’y pouvait rien. La pensée de tout ce qu’ils auraient pu faire ensemble l’accablait. A trente et un ans, elle avait enfin trouvé l’amour. Elle avait passé un jour entier aux côtés de cet homme, vingt-quatre heures où elle s’était abandonnée totalement à la magnificence de la vie – et voici qu’il lui était arraché, impitoyablement !

Ce n’est pas juste !

Elle marcha jusqu’aux éboulis pierreux et regarda par-delà les voiles de brume. Peut-on haïr une bâtisse de pierre ? Oui. Elle haïssait le donjon. Il n’abritait que le mal. Si au moins elle avait détenu le pouvoir de le réduire en poussière lui et tous ses occupants – y compris Papa !

Mais le donjon continuait de flotter, imperturbable et silencieux, sur une mer de brouillard.

Elle se prépara à descendre dans la gorge ainsi qu’elle l’avait fait deux nuits plus tôt. Deux nuits… il y a une éternité ! La brume léchait le bord de l’abîme et rendait la descente encore plus périlleuse. C’était de la démence que de risquer sa vie à tenter de retrouver le corps de Glenn, mais son existence ne comptait plus à présent. Elle voulait toucher ses blessures, sentir sa peau encore tiède. Elle devait s’assurer qu’il n’y avait plus rien à faire. Sans cette certitude, elle ne pourrait plus jamais connaître le repos de l’âme.

Elle s’apprêtait à descendre dans le ravin quand des cailloux glissèrent en contrebas. Elle crut tout d’abord avoir provoqué une avalanche en miniature quand un bruit d’une autre nature éveilla sa curiosité. Un souffle rauque. Quelqu’un marchait dans le brouillard !

Terrorisée, Magda recula pour se dissimuler dans les buissons. Elle n’eut pas très longtemps à attendre. Une main sortit de la brume et s’agrippa à un rocher. Puis ce fut un bras, une tête.

— Glenn !

Il ne parut pas l’entendre et continua de se hisser. Magda se précipita vers lui et, le saisissant sous les épaules, le tira avec une force dont elle ne se serait jamais crue capable. Il s’écroula à terre, haletant et gémissant. Elle s’agenouilla auprès de lui, désemparée.

— Oh, Glenn, tu es… tu saignes !

C’était une remarque bien inutile mais elle était absolument incapable de dire autre chose pour l’instant.

Tu devrais être mort ! pensa-t-elle, mais elle retint les mots qui lui venaient aux lèvres. Si elle ne le disait pas, peut-être ne mourrait-il pas ! Mais ses vêtements étaient trempés de sang, et il avait reçu une douzaine de blessures mortelles. C’était un véritable miracle qu’il respire encore ! Et il était extraordinaire qu’il eût pu remonter tout seul du ravin ! Pourtant, il était là, couché devant elle… et vivant !

— Je vais chercher un docteur !

Cela aussi, elle l’avait dit sans réfléchir, parce qu’il n’y avait jamais eu de docteur au village.

— Je vais aller chercher Iuliu et Lidia, ils m’aideront à te ramener à…

Glenn murmura quelque chose et Magda se pencha tout contre lui.

— Dans ma chambre, dit-il d’une voix brisée.

L’odeur du sang frais était sur ses lèvres. Il fait une hémorragie interne !

— Je t’y emmènerai dès que Iuliu…

— Écoute-moi ! fit-il. La boîte… tu l’as vue hier… celle qui contient la lame…

— Elle ne servira à rien ! Il faut te soigner !

— Va la chercher ! Il le faut ! Il n’y a qu’elle qui puisse me sauver !

Elle hésita un instant puis se mit à courir vers l’auberge, oubliant presque la douleur qui se réveillait dans sa tête. Glenn voulait la lame du glaive. C’était absurde, mais il y avait dans sa voix une telle conviction… un tel besoin…

Magda entra à toute allure dans l’auberge et se précipita dans l’escalier. La chambre de Glenn était dans le noir. Elle se dirigea à tâtons vers le placard, ouvrit la porte. Elle souleva la boîte. Elle n’avait pas refermé les loquets et le couvercle s’ouvrit tout grand : la lame glissa contre le miroir, qui vola en éclats. Magda se hâta de replacer la lame dans la boîte, qu’elle ferma soigneusement, puis elle sortit de la chambre après avoir retiré la couverture du lit. Au moment de redescendre l’escalier, elle alla dans sa propre chambre pour prendre une seconde couverture.

Alertés par le bruit, Lidia et Iuliu se tenaient au pied de l’escalier.

— Je ne vous conseille pas de m’empêcher de passer ! leur cria Magda.

Elle s’était exprimée avec une telle autorité qu’ils en restèrent pétrifiés.

Ployant sous le poids de la boîte et des couvertures, Magda courut jusqu’aux broussailles. Glenn était encore vivant mais sa voix était de plus en plus lointaine.

— La lame, murmura-t-il quand elle se pencha vers lui. Donne-la-moi.

Un instant, Magda crut qu’il allait lui demander le coup de grâce. Elle ferait tout pour Glenn – tout mais pas ça. Mais pourquoi un homme si grièvement blessé souhaiterait-il la mort après avoir déployé des efforts désespérés pour se tirer du ravin ? Elle ouvrit la boîte… Deux gros éclats de verre s’y trouvaient. Elle les jeta au loin puis saisit la lame froide et sombre gravée de runes.

Elle la lui tendit à deux mains et faillit la laisser tomber quand un long éclair bleuâtre en jaillit au contact de Glenn. Elle la lui abandonna et il émit un long soupir ; ses traits se détendirent, comme si la douleur quittait son corps. La satisfaction se dessina sur son visage comme sur celui d’un homme qui retrouve la chaleur de son foyer après un périple dans le froid.

Glenn plaqua la lame contre son corps ruisselant de sang ; la pointe n’était qu’à quelques centimètres de ses chevilles, l’extrémité où aurait dû être fixée une garde à hauteur du menton. Il croisa les bras pour mieux plaquer la lame contre lui et ferma les yeux.

— Il vaudrait mieux que tu ne restes pas ici, dit-il d’une voix étrange, lointaine. Reviens un peu plus tard.

— Je ne t’abandonnerai pas.

Il ne répondit rien. Sa respiration se fit plus profonde, plus régulière aussi – comme s’il dormait. Magda l’observa attentivement. L’éclat bleu de la lame s’étendit à ses bras, qui s’entourèrent d’un halo lumineux. Elle posa sur lui une couverture, pour le protéger du froid mais aussi pour empêcher qu’on ne voie la lueur du donjon. Puis elle s’éloigna de quelques pas et s’enroula dans la seconde couverture avant de s’installer le dos contre un rocher. Des milliers de questions, toujours repoussées, surgissaient dans son esprit.

Qui était-il vraiment ? Quel était cet homme criblé de balles qui avait survécu alors que tout autre serait mort ? Pour quelle raison dissimulait-il un glaive sans garde dans le placard de sa chambre, et pourquoi serrait-il contre lui cette arme formidable alors qu’il semblait sur le point de franchir le seuil fatal ? Comment pouvait-elle donner sa vie et son amour à un tel homme ? Elle ne savait rien de lui.

Soudain, elle se souvint de la phrase terrible de Papa : Il appartient à un groupe qui dirige les nazis et se sert d’eux pour aboutir à ses fins – il est pire qu’un nazi !

Papa pouvait-il avoir raison ? Pouvait-elle s’aveugler au point de ne pas se rendre compte d’une chose aussi évidente ? C’était certain, Glenn n’était pas un homme ordinaire et il gardait jalousement ses secrets par-devers lui. Était-il donc possible que Molasar fût l’allié et Glenn l’ennemi ?

Elle se pelotonna dans la couverture. Elle ne pouvait rien faire qu’attendre.

Ses paupières s’alourdirent. Elle lutta brièvement puis succomba… rien qu’un instant… pour reposer ses yeux…


Klaus Woermann savait qu’il était mort. Et pourtant… il n’était pas mort.

Il se rappelait parfaitement de son trépas. Il avait été étranglé avec une lenteur délibérée, ici même, dans ce souterrain obscur. Des doigts de glace dotés d’une force inimaginable s’étaient refermés sur sa gorge et l’avaient étouffé sans la moindre précipitation, jusqu’à ce que le sang explose à ses oreilles et que la nuit l’engloutisse.

Mais ce n’était pas la nuit éternelle. Pas encore.

Il ne pouvait s’expliquer pourquoi il était toujours conscient. Il était allongé sur le dos, les yeux grands ouverts. Depuis quand ? il n’en savait rien. Le temps n’avait plus de sens. En dehors de la faculté de voir, il était totalement étranger à son corps. Comme si c’était celui de quelqu’un d’autre. Il ne sentait rien, ni l’air glacé sur son visage ni même la terre rocailleuse sur laquelle il reposait. Il n’entendait rien, ne respirait pas, ne pouvait pas bouger. Un rat s’était aventuré sur lui et avait promené sa queue annelée sur ses yeux : il avait été incapable de battre des cils.

Il était mort. Et pourtant, il n’était pas mort.

La peur n’existait plus, la douleur avait disparu. Il n’éprouvait plus aucun sentiment, excepté le regret. Il était descendu dans les sous-sols du donjon pour y connaître la rédemption – il n’y avait trouvé que l’horreur et la mort, sa propre mort.

Woermann se rendit alors compte qu’on le transportait. On le tirait par la tunique dans un passage étroit, dans l’obscurité…

… puis en pleine lumière.

Woermann vit un couloir aux murs de granite, son regard se posa sur des taches brunâtres : c’était tout ce qui demeurait de l’avertissement sanglant.

Puis il fut jeté à terre. Son champ de vision se limitait à un trou dans le plafond, juste au-dessus de lui, et à la périphérie se déplaçait une forme sombre.

Une corde apparut, avec un nœud coulant et il se sentit à nouveau transporté…

… vers le haut, cette fois…

… jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus terre et que son corps sans vie se balance librement. Une silhouette d’ombre disparut au bout du couloir et Woermann se retrouva seul, pendu par le cou à une corde.

Il aurait voulu hurler son désespoir ! Car il savait à présent que la créature ténébreuse qui régnait sur ce donjon ne se contentait pas de s’attaquer au corps des soldats qui avaient violé son domaine : elle s’en prenait aussi à leur esprit et à leur âme !

Woermann comprit aussi le rôle qu’on allait lui faire jouer dans cette guerre : le rôle d’un suicidé. Ses hommes croiraient qu’il s’était donné la mort ! Leur officier, celui dont ils attendaient tout, s’était pendu – désertion ultime, lâcheté absolue !

Il ne pouvait accepter une chose pareille. Mais il ne pouvait rien faire pour modifier le déroulement des événements. Il était mort.

Était-ce là son châtiment pour avoir osé fermer les yeux devant l’ignominie de cette guerre ? Le prix à payer était trop élevé ! Se balancer au bout de cette corde et voir, impuissant, les einsatzkommandos le montrer du doigt. Et surtout, châtiment suprême, voir ricaner Eric Kaempffer !

Était-ce pour cela qu’on l’avait abandonné à la lisière du néant éternel ? Pour qu’il connaisse la plus grande de toutes les humiliations ?

Si au moins il pouvait faire quelque chose !

Un dernier geste pour sauver son honneur d’homme et de soldat. Un dernier geste pour donner un sens à sa mort.

Quelque chose !

N’importe quoi !

Mais il ne pouvait que se balancer au bout de cette corde et attendre qu’on vînt le trouver.


Un crissement emplit la pièce : le bloc de pierre pivota sur lui-même puis la voix de Molasar résonna :

— Tout est prêt !

Enfin ! L’attente avait été insupportable. Au fil des heures, Cuza en était venu à penser qu’il ne reverrait jamais Molasar. Il n’avait jamais été très patient mais c’était bien la première fois qu’il se sentait envahi par une telle excitation. Il avait essayé de songer à autre chose, à Magda, par exemple, à ce qu’elle était devenue après le coup reçu sur la tête. Mais en vain. La destruction prochaine du « seigneur Hitler » s’imposait inexorablement à son esprit. Cuza avait arpenté la pièce en tous sens, brûlant du désir de passer à l’action mais incapable d’agir sans directive de Molasar.

Et voici que Molasar était arrivé. Cuza franchit l’ouverture, laissant dans la chambre le fauteuil d’infirme, désormais inutile, quand il sentit qu’on lui glissait dans la main un objet métallique de forme cylindrique.

— Qu’est-ce que…

C’était une torche électrique.

— Vous en aurez besoin, lui dit Molasar.

Cuza l’alluma. Elle appartenait à l’armée allemande. Le verre en était fêlé. Il se demanda à qui…

— Suivez-moi.

Molasar l’entraîna dans l’escalier en colimaçon qui conduisait à la base de la tour. Il paraissait ne pas avoir besoin de lumière pour trouver son chemin, mais il n’en allait pas de même pour Cuza qui se collait littéralement à Molasar. Il aurait aimé explorer les sous-sols – une tâche qu’il avait confiée à Magda – mais le temps était compté, et il se promit d’y revenir une fois que tout ceci serait terminé.

Ils passèrent par une ouverture pratiquée dans un mur et Molasar accéléra le pas. Cuza avait quelques difficultés à le suivre mais il ne s’en plaignit pas : il était si heureux d’avoir retrouvé l’usage de ses jambes et de braver le froid sans souffrir le martyre !

Il vit l’escalier qui menait à la cave et braqua la lampe vers la gauche. Les cadavres avaient disparu. Les Allemands avaient dû les rapatrier. Bizarrement, ils avaient laissé les draps sur place.

Le martèlement de ses pas résonnait entre les parois de la caverne mais Cuza perçut un autre bruit. Une sorte de grattement. Faible, tout d’abord, puis de plus en plus fort lorsqu’ils s’engagèrent dans une sorte de tunnel qui faisait de nombreux coudes. C’est alors que Molasar s’arrêta et fit signe à Cuza de se placer tout près de lui.

— Préparez-vous à découvrir un spectacle qui risque de vous choquer, dit Molasar, impassible. J’ai dû utiliser les dépouilles des soldats morts pour récupérer mon talisman. Bien sûr, j’aurais pu procéder différemment, mais cette méthode me semblait très… appropriée.

Cuza ne voyait pas très bien en quoi l’utilisation des cadavres pourrait le scandaliser.

Il suivit donc Molasar dans une vaste salle hémisphérique. Un grand trou était creusé dans le sol, un trou d’où sourdait le bruit qui l’étonnait depuis plusieurs minutes. Cuza y dirigea le faisceau de sa torche et sursauta. Des rats ! Des centaines de rats qui couraient autour de la fosse, frénétiques… impatients…

Cuza vit alors quelque chose de plus gros qu’un rat qui remontait le long de la paroi du trou. Il fit un pas en avant pour regarder au fond du trou et braqua la torche électrique. Il poussa un cri de surprise, comme s’il venait de découvrir les cercles extérieurs de l’Enfer ! Pris d’une faiblesse soudaine, il recula vivement pour se plaquer contre le mur de la salle. Les yeux clos, la respiration haletante, il tenta de recouvrer son calme, de refouler la nausée qui gonflait en lui, d’accepter le spectacle qui s’était offert à lui.

Dans la fosse, dix cadavres portant des uniformes allemands, noirs ou gris, travaillaient frénétiquement – même celui qui n’avait plus de tête !

Cuza rouvrit les yeux. Dans la pénombre irréelle qui inondait la salle, il vit l’un des cadavres s’avancer de guingois vers le rebord de la fosse et y déposer une brassée de terre avant de redescendre dans le trou.

Cuza s’arracha de la paroi rocheuse pour s’approcher à nouveau du trou.

Les soldats ne paraissaient pas avoir besoin de leurs yeux car ils ne regardaient jamais leurs mains quand ils creusaient la terre dure et gelée. Leurs articulations mortes paraissaient n’obéir qu’à regret à la force qui les mouvait mais ils travaillaient sans jamais s’arrêter, dans un silence qui aurait été absolu sans le raclement de leurs bottes sur le sol et les grattements produits par leurs doigts sans vie. Le bruit qu’ils faisaient était répercuté à l’infini par les parois de la caverne.

Mais, soudain, ce bruit cessa, comme s’il n’avait jamais existé. Tous les hommes s’étaient immobilisés.

— Mon talisman n’est plus qu’à quelques centimètres, dit Molasar à Cuza. Vous allez le tirer de terre.

— Est-ce qu’ils ne pourraient pas… commença Cuza, écœuré à l’idée de devoir descendre dans la fosse.

— Ils sont trop maladroits.

— Vous ne pourriez pas le faire vous-même ? dit Cuza, l’air suppliant. J’en prendrai bien soin, croyez-moi.

— Cela fait partie de votre travail ! dit Molasar, les yeux brillants d’impatience. Avec un enjeu de cette importance, vous craignez peut-être de vous salir les mains ?

— Non, non… ce sont ces… dit-il en jetant un coup d’œil aux cadavres.

Molasar suivit son regard. Il ne dit rien, ne fit pas le moindre geste, mais les cadavres s’animèrent à nouveau. Ils sortirent tous du trou puis se tinrent les uns à côté des autres au bord de la fosse. Les rats couraient entre leurs jambes. Molasar se tourna vers Cuza.

Il n’attendit pas qu’on le lui dise pour se laisser glisser jusqu’au fond. Après avoir posé sa lampe-torche en équilibre sur une grosse pierre, il se mit à creuser.

La terre était dure, glacée, mais cela ne le gênait pas. Après une seconde de répulsion à l’idée d’effectuer le même travail que les cadavres, il éprouva un réel plaisir à faire fonctionner ses doigts et ses mains, même si la tâche qu’on exigeait de lui n’était pas des plus nobles.

Oui, tout cela, il le devait à Molasar. Qu’il était bon de plonger ses doigts dans la terre, de la sentir craquer dans la paume de sa main ! Cela le rendait de bonne humeur et il faisait maintenant preuve d’une certaine fébrilité.

Bientôt, ses mains entrèrent en contact avec quelque chose de dur. Il tira dessus et découvrit un paquet carré d’une trentaine de centimètres de côté et de quelques centimètres seulement d’épaisseur. Le paquet était extrêmement lourd. Il arracha le papier d’emballage à moitié pourri puis le tissu grossier qui servait à protéger l’objet.

C’était une chose brillante, métallique et lourde. Cuza retint son souffle – il avait d’abord cru que c’était une croix. Mais c’était une supposition complètement absurde. Cela avait vaguement la forme d’une croix, et les contours étaient ceux des milliers de symboles incrustés dans les pierres du donjon. Il était toutefois impossible de les comparer avec l’objet qui gisait dans cette fosse, car c’était là le modèle original, épais de près de trois centimètres, l’archétype sur lequel tous les autres avaient été copiés. La partie verticale était pratiquement cylindrique ; elle semblait faite d’or pur et une profonde encoche avait été pratiquée dans l’une de ses extrémités. La partie transversale devait être en argent. Cuza y jeta un rapide coup d’œil mais n’y découvrit ni dessins ni inscriptions.

Le talisman de Molasar – la clef de sa puissance ! Cuza était troublé – cet objet était chargé et il pouvait sentir le magnétisme irradier dans ses doigts. Il le tendit à bout de bras pour le montrer à Molasar et y décela une légère phosphorescence – mais peut-être n’était-ce qu’un reflet de lumière sur la surface polie.

— Je l’ai trouvé !

Il ne pouvait voir Molasar mais il remarqua que les cadavres reculèrent quand il brandit le talisman au-dessus de sa tête.

— Molasar ? Vous m’entendez ?

— Oui, fit une voix lointaine. Mon pouvoir est actuellement entre vos mains. Gardez-le jalousement tant que vous ne lui aurez pas trouvé une cachette absolument sûre.

Fou de joie, Cuza serrait le talisman dans sa main.

— Quand pourrai-je partir ? Et comment ?

— Très bientôt – dès que j’en aurai fini avec les envahisseurs allemands. Ils vont devoir payer pour avoir osé franchir les portes de mon domaine.


Les coups sourds frappés à la porte étaient accompagnés de cris. On l’appelait par son nom. La voix du sergent Oster… au bord de l’hystérie. Mais le major Kaempffer ne voulait pas prendre le moindre risque. Il quitta le sac de couchage et tira son Luger.

— Qui est là ? fit-il, d’un air las.

C’était la seconde fois qu’on le réveillait au cours de la même nuit. La première fois pour sortir du donjon en compagnie du Juif. Et cette fois-ci… Il consulta sa montre : quatre heures du matin ! Il ferait bientôt jour.

Que pouvait-on lui vouloir à cette heure ? A moins que… à moins qu’il y ait eu une nouvelle victime !

— C’est le sergent Oster.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? dit Kaempffer en ouvrant la porte.

Un seul regard au visage livide du sergent, et il comprit qu’il se passait des choses très graves.

— C’est le capitaine… le capitaine Woermann…

— Il s’est fait avoir ?

Woermann ? Assassiné ? Un officier ?

— Non, il s’est donné la mort.

Kaempffer mit un certain temps à saisir toute la portée de cette nouvelle.

— Attendez-moi, dit-il en refermant la porte.

Il enfila à la hâte son pantalon, ses bottes et sa veste d’uniforme puis il ouvrit à nouveau la porte.

— Conduisez-moi auprès de lui.

Tout en suivant Oster parmi les gravats qui témoignaient du démembrement du donjon, Kaempffer se rendit compte que le suicide de Klaus Woermann le troublait au plus haut point. Cela ne lui ressemblait pas. Les gens changent, bien sûr, mais il ne comprenait pas comment l’adolescent héros de la Première Guerre mondiale avait pu devenir aussi vil – quelles que fussent les circonstances.

Mais d’un autre côté… Woermann était mort. La seule personne au monde qui aurait pu le désigner du doigt et le traiter publiquement de lâche, cette personne était muette à tout jamais. Et cela compensait largement toutes les souffrances que Kaempffer avait pu endurer depuis son arrivée au donjon. La façon dont Woermann était mort le réjouissait tout particulièrement. Son rapport ne ferait grâce d’aucun détail, et chacun saurait que le capitaine Klaus Woermann s’était suicidé. Une mort indigne. Pire que la désertion. Kaempffer aurait donné cher pour voir la tête de la femme et des deux enfants de Woermann quand ils apprendraient la vérité sur le héros familial…

Au lieu de traverser la cour pour se diriger vers les appartements de Woermann, Oster prit à droite et conduisit Kaempffer dans le couloir où avaient été emprisonnés les villageois le soir de son arrivée.

Et là, il vit Woermann. Il était accroché à une corde épaisse et se balançait doucement comme sous l’effet d’une brise. La corde avait été attachée à une grosse poutre. Kaempffer ne vit pas de tabouret et se demanda comment le capitaine s’y était pris. Peut-être était-il monté sur les blocs de pierre qui jonchaient le couloir.

… les yeux… les yeux de Woermann étaient énormes dans leur orbite. Un instant, Kaempffer eut l’impression que les yeux le suivaient, mais ce n’était qu’un jeu de lumière provoqué par les ampoules électriques.

Il s’arrêta devant le corps inerte. La boucle du ceinturon de Woermann n’était qu’à quelques centimètres du nez de Kaempffer. Il leva la tête et découvrit le visage boursouflé, violacé.

… les yeux – ils semblaient le regarder. Kaempffer se détourna et aperçut l’ombre du corps de Woermann sur le mur. La silhouette était la même – exactement la même – que l’ombre du pendu sur le tableau.

Un frisson le parcourut.

Woermann avait-il eu la prémonition de sa mort ? Ou l’idée du suicide le hantait-elle depuis quelque temps ?

Kaempffer perdit toute gaieté quand il comprit qu’il était désormais le seul officier supérieur du donjon. Dès lors, toutes les responsabilités lui incombaient. Et il serait peut-être la prochaine victime. Que pouvait-il…

Une fusillade éclata dans la cour.

Kaempffer fit volte-face et vit Oster courir jusqu’au bout du couloir avant de revenir vers lui. La surprise qu’exprimait le visage du sergent fit place à l’horreur la plus totale quand son regard se porta à hauteur de la tête de Kaempffer. Le major SS voulut se retourner pour découvrir ce qui avait pu provoquer une aussi brusque réaction quand il sentit des doigts raides, glacés, se refermer sur sa gorge.

Kaempffer tenta de se dégager et de décocher des coups de pied à son agresseur mais il ne rencontra que le vide. Il ouvrit la bouche pour pousser un hurlement mais ne parvint qu’à émettre une sorte de gargouillis. Il se tordit frénétiquement et chercha à desserrer les doigts qui lui arrachaient la vie. Si au moins il avait pu voir celui qui s’était jeté sur lui ! En fait, il savait déjà de qui il s’agissait. Il ne voulait pas se l’avouer, mais il savait ! Il agrippa une manche grise, la manche d’un uniforme de l’armée régulière, remonta le long du bras… jusqu’à… Woermann.

Mais il est mort !

En proie à une terreur sans nom, Kaempffer se sentit soulevé de terre. Tous ses efforts pour se libérer étaient vains. Bientôt, ses pieds ne touchèrent plus le sol. Il lança les bras en avant pour s’accrocher à Oster mais celui-ci recula, épouvanté, les yeux braqués sur celui qui avait été son supérieur hiérarchique et qui, mort, était en train de tuer !

Des images éparses se présentèrent à l’esprit de Kaempffer, toute une série de clichés et de sons de plus en plus flous, tandis que les battements de son cœur s’espaçaient insensiblement.

… dans la cour se poursuit la fusillade, à laquelle se mêlent à présent des hurlements de douleur et d’effroi… Oster qui recule dans le couloir, sans voir les deux cadavres marcher sur lui – l’un d’eux est facilement reconnaissable, c’est l’einsatzkommando Flick, tué au cours de la première nuit… Oster se rend compte de leur présence mais il est trop tard… et toujours les rafales d’armes automatiques… Oster décharge son Schmeisser sur les cadavres animés, il met en pièces leur uniforme mais cela ne les arrête pas pour autant… hurlements d’Oster quand un des cadavres le saisit par le bras pour lui fracasser la tête contre le mur du couloir, cris suraigus quand son crâne se brise comme une simple coquille d’œuf…

La vision de Kaempffer s’atténue… les sons se font plus feutrés… une prière prend forme dans son esprit :

Mon Dieu, je vous en supplie, laissez-moi vivre ! Je vous serai éternellement obéissant mais laissez-moi vivre !

Un craquement sec… la chute à terre… la corde s’est rompue sous le poids des deux corps… mais la pression des doigts sur sa gorge ne s’interrompt pas… une immense lassitude s’empare de lui… dans la pénombre, il voit le cadavre sanglant d’Oster se relever pour suivre dans la cour ses deux meurtriers… et c’est la vision finale, les traits déformés de Woermann sur lesquels se dessine un sourire !


Le chaos dans la cour.

Les cadavres animés étaient partout, pour massacrer les soldats de garde ou ceux qui n’avaient pas encore quitté leur chambrée. Les balles ne pouvaient rien contre eux – ils étaient déjà morts ! Leurs anciens camarades vidaient sur eux leurs chargeurs mais cela ne servait à rien. Et, comble de l’horreur, dès qu’un soldat était abattu, son cadavre se relevait pour grossir les rangs des assaillants !

Deux hommes en uniforme noir tentèrent de prendre la fuite. Ils ôtèrent la grosse barre de bois qui bloquait les battants du portail mais ne furent pas assez rapides. Assaillis par-derrière, ils furent étranglés puis ramenés dans la cour. L’instant d’après, ils remontaient au portail pour interdire à qui que ce soit de s’enfuir.

Soudain, une rafale de mitraillette fit exploser le générateur et toutes les lumières du donjon s’éteignirent.

Un caporal SS sauta dans une jeep et mit le contact, mais le moteur cala et refusa de redémarrer. Deux mains s’abattirent sur lui et l’étranglèrent en moins de quelques secondes.

Un homme de troupe s’était caché sous son lit, croyant ainsi échapper au massacre. Il fut étouffé par le cadavre décapité qui avait jadis été le soldat Lutz.

La fusillade diminua d’intensité. On entendait encore çà et là quelques hurlements de douleur mais ils cessèrent à leur tour. Un silence pesant s’était abattu sur la cour du donjon. Et les cadavres éparpillés, immobiles, paraissaient attendre.

Soudain, à la même seconde, ils s’écroulèrent tous à terre, à l’exception de ceux qui se dirigèrent vers l’escalier menant à la cave. Une immense silhouette noire apparut, qui progressa lentement vers le centre de la cour. Le maître incontesté des lieux contemplait l’œuvre de ses sujets.

Puis, quand le brouillard s’engouffra par le portail ouvert et noya dans ses volutes les corps désormais inanimés, la silhouette revint vers l’escalier et disparut dans les sous-sols.

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