XIX

LE DONJON
Jeudi 1er mai
6 heures 40

Deux nuits de suite sans mort. Woermann était d’excellente humeur. Il avait dormi à poings fermés pendant toute la nuit et se sentait particulièrement en forme.

Le donjon n’en devenait pas plus agréable pour autant. Il y régnait toujours cette présence malveillante, quoique indéfinissable. Non, c’était lui-même qui avait changé. Et il éprouvait à présent quelque obscure raison de croire qu’il reviendrait un jour à Rathenow. Il lui était arrivé de douter de cette éventualité mais, à présent, l’estomac bien rempli par un solide petit déjeuner et certain de trouver ses hommes aussi nombreux qu’hier, tout lui semblait possible. Y compris le départ d’Erich Kaempffer et de ses brutes.

Son tableau ne le troublait même plus. Bien sûr, l’ombre à gauche de la fenêtre ressemblait toujours à un corps pendu à une corde, mais cela ne lui produisait plus le même effet comme lorsque Kaempffer le lui avait fait remarquer pour la première fois.

Il descendit l’escalier de la tour de guet et, comme il parvenait au premier étage, il vit Kaempffer se diriger vers l’appartement du professeur, plus confiant que jamais.

— Bonjour, mon cher major ! s’écria Woermann, qui songeait déjà à l’imminence du départ de Kaempffer. Je vois que nous avons eu la même idée : vous êtes venu adresser vos plus sincères remerciements au professeur Cuza pour les vies allemandes qu’il a permis une nouvelle fois d’épargner !

— Rien ne prouve qu’il ait fait quoi que ce soit ! dit Kaempffer. Même s’il le prétend…

— Vous ne voulez donc pas voir une relation de cause à effet entre son arrivée et la fin des meurtres ?

— Coïncidence, rien de plus !

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous là ?

Kaempffer hésita un instant.

— Pour interroger le Juif sur ce qu’il a appris dans les livres, bien entendu.

— Bien entendu.

Ils entrèrent dans la première pièce, Kaempffer en tête, et trouvèrent Cuza agenouillé sur son sac de couchage. Il n’était pas en train de prier mais essayait de remonter sur son fauteuil. Après un bref regard lancé dans leur direction, il se concentra à nouveau sur sa tâche.

Le premier mouvement de Woermann fut de l’aider. Les mains de Cuza paraissaient incapables de s’agripper aux bras du fauteuil et ses muscles trop faibles pour lui permettre de se relever. Mais il n’avait pas demandé d’aide et devait mettre un point d’honneur à regagner son fauteuil sans assistance aucune. Woermann ne voulut pas le priver de cette satisfaction.

Cuza semblait savoir ce qu’il faisait. Woermann se plaça aux côtés du major – il était certain que Kaempffer jouissait littéralement d’un tel spectacle – et vit Cuza pousser le dossier du fauteuil contre le mur avant de se cramponner et, dans un effort surhumain, de hisser son vieux corps à hauteur du siège où il se laissa retomber, haletant et couvert de sueur.

— Que me voulez-vous ? dit-il dès qu’il eut repris son souffle.

Son ton était plus brutal, moins poli qu’auparavant ; les souffrances qu’il éprouvait lui interdisaient de se permettre le luxe d’être sarcastique avec les deux Allemands.

— Alors, Juif, qu’avez-vous appris cette nuit ? dit Kaempffer.

Cuza s’appuya contre le dossier et ferma un instant les yeux avant de les rouvrir et de les porter sur le major. Il paraissait totalement aveugle sans lunettes.

— Pas grand-chose. Sinon que ce donjon a dû être bâti par un boyard du XVe siècle, un contemporain de Vlad Tepes.

— C’est tout ? Après deux jours d’étude ?

Un jour, major, dit le professeur qui, Woermann le sentit bien, recouvrait peu à peu sa force d’esprit. Un jour et deux nuits. Ce qui est peu quand on songe que les matériaux de référence sont écrits dans une langue étrangère.

— Je ne veux pas d’excuses, Juif, mais des résultats !

— Vous n’en avez donc pas ? demanda Cuza, impatient de connaître la réponse.

Kaempffer se redressa avec une certaine fierté.

— Nous avons passé deux nuits consécutives sans déplorer de victimes, mais je ne crois pas que vous ayez quelque chose à voir là-dedans.

Il se tourna alors vers Woermann et ajouta :

— Il semble que ma mission soit accomplie. Mais je demeurerai une dernière nuit par sécurité avant de poursuivre mon chemin.

— Ah, une dernière nuit en votre compagnie ! s’écria Woermann, qui se sentait vraiment d’excellente humeur. Quel honneur !

— Vous n’avez pas besoin de rester aussi longtemps, Herr Major, dit Cuza, sarcastique. Je suis sûr que d’autres pays vous réclament déjà.

Kaempffer eut une sorte de sourire.

— Je ne vais pas quitter votre cher pays, Juif. Je dois me rendre à Ploiesti.

— Ploiesti ? Pourquoi cela ?

— Vous le saurez assez tôt. dit-il en se tournant vers Woermann. Je partirai demain à l’aube.

— J’aurai plaisir à vous accompagner jusqu’au portail.

Kaempffer lui jeta un regard furibond puis quitta la pièce. Woermann le regarda s’en aller. Il avait le sentiment que rien n’avait été réglé, que les assassinats s’étaient arrêtés d’eux-mêmes, qu’ils pouvaient reprendre ce soir, demain, un autre jour. Ils ne jouissaient que d’une pause, un moratoire ; ils n’avaient rien appris et n’avaient rien fait. Mais il ne parlerait pas de ses doutes à Kaempffer. Il ne désirait qu’une chose, voir le major quitter le donjon, et il ne ferait rien qui pût retarder son départ.

— Que voulait-il dire avec Ploiesti ? demanda Cuza.

— Cela ne vous regarde pas, fit Woermann, qui porta ses yeux sur la table où gisait toujours la petite croix d’argent.

— Je vous en prie, capitaine. Pourquoi se rend-il à Ploiesti ?

Woermann fit la sourde oreille. Le professeur avait déjà assez de problèmes, et il ne servirait à rien de lui apprendre que l’équivalent roumain d’Auschwitz allait être édifié dans les environs.

— Vous pourrez voir votre fille aujourd’hui si vous le désirez. Mais il faudra vous rendre à l’auberge. Elle ne peut venir ici.

Il prit alors la petite croix.

— Elle vous a été utile à quelque chose ?

Cuza lança un bref coup d’œil à l’objet d’argent puis détourna le regard.

— Non, pas le moins du monde.

— Je peux donc la reprendre ?

— Quoi ? Non, non ! Elle peut m’être encore utile. Laissez-la là.

L’intensité soudaine de la voix de Cuza frappa Woermann. Cet homme semblait transformé depuis hier, moins sûr de lui. Woermann n’aurait pu dire pourquoi mais c’était un fait.

Il jeta la croix sur la table et s’éloigna. Il avait bien trop de soucis pour chercher à découvrir ce qui préoccupait le professeur. En supposant que Kaempffer s’en aille, Woermann devrait décider ce qu’il ferait lui-même. Rester, partir ? Une seule chose était certaine : il devrait rapatrier les corps des malheureuses victimes. Elles attendaient depuis déjà trop longtemps. Débarrassé de Kaempffer, il pourrait enfin penser par lui-même.

Il quitta donc le professeur sans même lui dire au revoir. Au moment de fermer la porte, il constata que Cuza avait rapproché son fauteuil de la table et rechaussé ses lunettes. Immobile, il tenait la croix à la main et ne semblait pouvoir en détacher son regard.

Au moins il était en vie.

Magda trépignait d’impatience pendant que l’une des sentinelles en faction près du portail était allée chercher Papa. Ils l’avaient déjà fait attendre une bonne heure avant d’ouvrir les portes. Elle était arrivée aux premières lueurs mais ils étaient restés sourds à ses appels. Cette nuit blanche l’avait irritée et épuisée mais, au moins, Papa était vivant.

Ses yeux balayèrent la cour. Tout était calme. Il y avait des monceaux de gravats provenant du démantèlement du donjon mais personne ne travaillait ; tous les soldats devaient prendre leur petit déjeuner. Mais pourquoi cette si longue attente ? Ils auraient très bien pu la laisser entrer…

Malgré elle, elle ne put fixer ses pensées. Glenn… Il lui avait sauvé la vie pendant la nuit, en la retenant lorsqu’elle avait voulu s’élancer vers la chaussée. Les sentinelles lui auraient tiré dessus. Grâce au ciel, il avait été assez fort pour la maîtriser jusqu’à ce qu’elle eût recouvré son sang-froid. Elle se souvenait de son corps pressé contre le sien. Aucun homme ne s’était comporté de la sorte avec elle. C’était un souvenir agréable, qui avait éveillé en elle un sentiment qui ne mourrait pas de sitôt.

Elle s’efforça de se concentrer sur le donjon et sur Papa et de ne plus penser à Glenn…

… Glenn qui s’était pourtant montré aimable avec elle, qui l’avait apaisée et convaincue de reprendre sa surveillance à la fenêtre. Il ne servait à rien de rester au bord de la gorge. Et quand ils s’étaient séparés près de sa chambre, elle avait décelé quelque chose dans ses yeux : de la tristesse, oui, mais autre chose encore. Un sentiment de culpabilité ? Pourquoi donc se serait-il senti coupable ?

Il y eut un mouvement à l’entrée de la tour et elle franchit le seuil. Aussitôt, la lumière et la chaleur matinales l’abandonnèrent – comme si elle sortait d’une serre pour errer dans la froideur de la nuit. Elle fit quelques pas en arrière, et la fraîcheur s’évanouit dès qu’elle se retrouva sur la chaussée. Les règles en cours au donjon n’étaient pas celles du monde extérieur. Les soldats ne semblaient pas le remarquer. Mais elle, si : elle était une étrangère.

Papa apparut alors dans son fauteuil roulant, poussé par une sentinelle qui paraissait remplir sa tâche à contrecœur. Magda comprit qu’il s’était passé quelque chose dès qu’elle aperçut le visage de son père. Elle voulut se précipiter vers lui mais on ne l’aurait pas laissé entrer. Le soldat conduisit le fauteuil jusqu’à la chaussée et disparut. Magda put prendre le relais, et elle s’empressa de s’éloigner du donjon. A mi-chemin de la chaussée, avant même qu’il lui eut parlé ou dit bonjour, elle rompit le silence.

— Qu’est-ce qui s’est passé, Papa ?

— Tout et rien.

— Tu l’as vu cette nuit ?

— Attends que nous soyons à l’auberge et je te raconterai tout. Nous sommes encore trop près, quelqu’un pourrait nous entendre.

Anxieuse d’apprendre ce qui le troublait tant, elle le roula à toute allure vers l’arrière de l’auberge, où le soleil matinal chauffait déjà la pelouse et les murs blanchis à la chaux.

Après avoir orienté le fauteuil vers le nord pour que le soleil ne lui fasse pas mal aux yeux, elle s’agenouilla et prit dans ses mains les doigts gantés. Il ne paraissait pas spécialement en forme ; son état général était pire que d’habitude, ce qui l’inquiétait sérieusement. Il aurait dû être chez lui, à Bucarest. La vie ici était bien trop éprouvante.

— Papa, que s’est-il passé ? Raconte-moi tout. Il est revenu, n’est-ce pas ?

Il parla d’une voix blanche, les yeux tournés vers le donjon :

— Qu’il fait chaud ici… Pas seulement pour les os et la chair, mais aussi pour l’esprit. Là-bas, une âme pourrait s’étioler facilement…

— Papa !

— Il s’appelle Molasar et prétend être un boyard fidèle à Vlad Tepes.

— Mais cela lui donnerait plus de cinq cents ans !

— Je suis certain qu’il est encore plus vieux mais il ne m’a pas laissé lui poser toutes les questions que je souhaitais. Il a des préoccupations qui lui sont propres, la première d’entre elles étant de chasser les intrus du donjon.

— Tu es l’un d’eux.

— Pas nécessairement. Il me considère plutôt comme une sorte de compatriote – un Valaque, comme il dit – et ne paraît pas particulièrement inquiet de ma présence. Quant aux Allemands, la seule idée qu’ils séjournent dans son donjon le rend fou de rage. Tu aurais dû le voir quand il m’en a parlé.

— Tu as bien dit son donjon ?

— Oui. Il l’a construit pour se protéger après la mort de Vlad.

Magda hésita un instant puis posa la question fondamentale :

— Est-ce que c’est un vampire ?

— Oui, je le crois, dit Papa. On peut tout au moins lui appliquer le sens que le mot « vampire » prendra désormais. Je doute que la plupart des traditions résistent à cette découverte. Nous allons devoir redéfinir ce mot – plus par rapport au folklore mais par rapport à Molasar. D’ailleurs, tant de choses devront être redéfinies, ajouta-t-il en fermant les yeux.

Magda s’efforça de dominer le dégoût que lui avait inspiré le mot « vampire » avant d’analyser la situation d’un œil objectif :

— Un boyard de l’époque de Vlad Tepes, c’est bien cela ? Nous pourrions retrouver des traces de son existence.

Papa contemplait à nouveau le donjon.

— Oui et non. Des centaines de boyards furent associés à Vlad, ennemis pour les uns, amis pour les autres… il a fait empaler ceux qui lui étaient le plus hostiles. Tu sais comme moi que les documents de l’époque sont fragmentés et chaotiques : la Valachie était sans cesse envahie, par les Turcs ou par d’autres peuples. Et même si nous trouvions des documents concernant un contemporain de Vlad nommé Molasar, à quoi cela nous servirait-il ?

— A rien, c’est vrai…

Elle se plongea alors dans la vaste connaissance qu’elle avait de l’histoire de cette région. Un boyard fidèle à Vlad Tepes…

Pour Magda, Vlad avait toujours représenté une tache rouge sang sur l’histoire de la Roumanie. Fils de Vlad Dracul, le Dragon, le prince Vlad fut connu sous le nom de Vlad Dracula, le Fils du Dragon. Mais il dut son sobriquet familier de Vlad Tepes, Vlad l’Empaleur, à la manière si particulière dont il traitait les prisonniers de guerre, les sujets déloyaux, les boyards infidèles et pratiquement tous ceux qui lui déplaisaient. Elle se souvint de gravures représentant l’holocauste organisé par Vlad à Amlas, où trente mille habitants de cette malheureuse ville périrent empalés sur de longs pieux de bois fichés en terre ; les suppliciés étaient restés suspendus en l’air jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le pal avait de temps à autre une raison stratégique : en 1460, la vision de vingt mille cadavres de prisonniers turcs empalés pourrissant au soleil devant Targoviste épouvanta l’armée des envahisseurs au point que les Turcs laissèrent le royaume de Vlad vivre en paix pendant longtemps.

— Tu te rends compte, dit-elle, mi-amusée, être loyal à Vlad Tepes…

— N’oublie pas que le monde était très différent, alors, dit Papa. Vlad était un produit de son époque, de même que Molasar. Vlad est toujours fêté comme un héros national dans cette région – il a saigné à blanc la Valachie mais l’a aussi protégée des Turcs.

— Je suis certaine que ce Molasar ne trouvait rien de choquant au comportement de Vlad, dit-elle, écœurée à l’idée de tous ces corps suppliciés. Il devait même trouver cela amusant.

— Qui sait ? Mais tu peux maintenant comprendre pourquoi un mort vivant peut graviter autour d’un individu tel que Vlad : les victimes ne manquent jamais. Il peut étancher sa soif auprès des mourants, et personne n’imaginerait que les victimes sont mortes d’autre chose que de l’empalement.

— C’est tout de même un monstre, dit-elle.

— Magda, comment peux-tu le juger ? On ne peut être jugé que par ses pairs, et qui sont les pairs de Molasar ? Ne comprends-tu donc pas le sens de son existence ? Tant de choses ont changé depuis lors ! Des concepts reconnus de tous vont bientôt être balayés !

Magda hocha lentement la tête, écrasée par l’énormité de cette découverte.

— Une nouvelle forme d’immortalité…

— Cela va bien plus loin que cela ! C’est une nouvelle forme de vie, un nouveau mode d’existence ! Non, ce n’est pas exact : c’est un mode ancien, nouveau toutefois en ce qui concerne la connaissance historique et scientifique. Et puis, au-delà du rationnel, il y a tant d’implications spirituelles… leur portée est inimaginable !

— Mais comment cela peut-il être vrai ? Comment ?

L’esprit de Magda se cabrait toujours devant de telles révélations.

— Je n’en sais rien. Il y a tant de choses à apprendre, et j’ai passé si peu de temps en sa compagnie. Il se nourrit du sang des vivants – les cadavres des soldats le prouvent assez. Ils ont perdu tout leur sang par le cou. Cette nuit, j’ai appris qu’il ne se reflétait pas dans les miroirs – cette partie du mythe du vampire se trouve donc vérifiée. En revanche, tout ce qui touche à l’ail et à l’argent est faux. Il semble être une créature de la nuit – il n’a frappé que la nuit et ne s’est manifesté que la nuit. Cela m’étonnerait toutefois qu’il passe ses journées à dormir dans un objet aussi mélodramatique qu’un cercueil.

— Un vampire, dit doucement Magda, à court de souffle. Cela semble si risible ici, avec le soleil au-dessus de nos têtes…

— Était-ce aussi risible il y a deux nuits quand il a absorbé la lumière de la pièce ? Et quand il a posé sa main sur ton bras ?

Magda se leva et, se détournant de son père, remonta la manche de son tricot. La tache était toujours là… oblongue, grisâtre, comme lors d’un début de nécrose. Elle s’apprêtait à la recouvrir quand elle la vit s’effacer lentement – la peau redevenait rosée sous l’action du soleil. Quelques secondes plus tard, la tache avait complètement disparu.

La tête lui tourna et Magda se rattrapa au dossier du fauteuil. Mais Papa n’avait rien remarqué. A nouveau, il observait le donjon.

— Il est là, quelque part, dit-il, et il attend ce soir. Il faut que je lui parle à nouveau.

— Est-ce vraiment un vampire, Papa ? Est-ce qu’il a vraiment été un boyard il y a cinq cents ans ? Comment pouvons-nous être sûrs que tout ceci n’est pas truqué ? Est-ce qu’il peut nous fournir des preuves ?

— Des preuves ? Mais il n’a rien à prouver, il se moque bien de ce que nous pouvons croire ! Il a ses propres préoccupations et pense que je peux lui être de quelque utilité – bien que je ne sache pas vraiment quoi faire. C’est pour cela que je n’ai rien dit aux Allemands.

Magda avait l’impression que les Allemands n’étaient pas les seuls à être tenus à l’écart ; la façon dont il lui parlait était des plus inhabituelles.

— Il voit en moi un allié contre les envahisseurs. C’est ce qu’il a dit.

— Papa, tu n’es pas sérieux !

— Molasar et moi avons un ennemi commun, non ?

— Aujourd’hui, peut-être. Mais plus tard ?

— N’oublie pas que sa présence m’est précieuse, dit-il, ignorant la question qu’elle lui avait posée. Je dois tout savoir de lui. Il faut que je lui parle, il le faut absolument ! Tant de choses ont changé… tant de choses doivent être reconsidérées…

Magda ne parvenait pas à comprendre son état d’esprit.

— Papa, qu’est-ce qui te chagrine ? Tu as dit pendant des années qu’il devait y avoir quelque chose derrière le mythe du vampire et tout le monde se moquait de toi. Aujourd’hui, tu as gagné, mais cela te bouleverse. Tu devrais être fou de joie !

— Tu ne comprends donc pas que ce n’était qu’un exercice intellectuel destiné à réveiller les chercheurs du département d’Histoire ? Je n’ai jamais cru qu’une telle créature pouvait exister. Et surtout, je n’ai jamais pensé que je pourrais un jour l’affronter ! s’écria-t-il, avant d’ajouter dans un souffle : Je n’ai surtout jamais pensé qu’il pourrait trembler devant…

Il n’acheva pas sa phrase et se replia sur lui-même tout en fouillant dans ses poches.

— Devant quoi, Papa ? De quoi a-t-il peur ?

Il se tourna à nouveau vers le donjon.

— Il est le mal, Magda. C’est un parasite doté de pouvoirs supranormaux, qui se nourrit de sang humain. Le mal incarné, le mal rendu tangible. Mais dans ce cas, où réside le bien ?

— De quoi parles-tu, Papa ? Je ne comprends rien !

Il tira enfin de sa poche un objet qu’il brandit devant Magda.

— De cela, Magda, c’est de cela que je parle !

C’était la petite croix d’argent que Woermann avait empruntée à l’une des victimes pour la prêter à Magda. Que voulait donc dire Papa ? Pourquoi ses yeux brillaient-ils autant ?

— Je ne comprends pas !

— Molasar était terrorisé en la voyant !

— Eh bien ? La tradition veut qu’un vampire…

La tradition ! Il n’y a pas de tradition ! C’est la réalité ! Cette croix l’a épouvanté ! Il a failli quitter la pièce ! Tu te rends compte ? Une croix !

Magda comprit subitement pourquoi Papa avait l’air si étrange depuis sa sortie du donjon. Passer toute la nuit avec ce doute… l’esprit de Magda refusait d’accepter la signification de ce qu’on venait de lui dire.

— Tu ne peux pas supposer…

— Nous ne pouvons nous aveugler plus longtemps, Magda ! dit-il en brandissant la croix qui luisait au soleil. Pour notre croyance, pour notre tradition, le Christ n’est pas le Messie. Le véritable Messie est encore à venir. Le Christ n’était qu’un homme et ses disciples étaient de braves gens, rien de plus. Mais si cela est vrai…

Cuza semblait totalement hypnotisé par la petite croix.

— … si tout cela est vrai, si le Christ n’était qu’un homme, pourquoi la croix, l’instrument de sa mort, devrait-elle terrifier un vampire ? Pourquoi ?

— Papa, tu en es déjà à la conclusion ! Ce n’est pas aussi simple que cela.

— Je le sais, mais réfléchis un peu : dans tous les contes populaires, dans tous les romans, même dans les films qui en ont été tirés, cette notion nous paraissait toute évidente : le vampire a peur de la croix. Lequel de nous a jamais songé à ce que cela impliquait ? Le vampire craint la croix. Pourquoi ? Parce qu’elle est le symbole du salut humain. Est-ce que tu vois ce que cela signifie ? Je n’y avais jamais pensé avant cette nuit !

Papa poursuivit, d’une voix terne et mécanique :

— Si une créature telle que Molasar trouve le symbole du christianisme si répugnant, la conclusion logique est que le Christ était plus qu’un homme. Si cela est vrai, notre peuple, nos traditions, nos croyances millénaires, tous se sont fourvoyés ! Le Messie est venu et nous ne l’avons pas reconnu !

— Tu ne peux dire cela ! Je refuse de te croire ! Il doit y avoir une autre explication !

— Tu n’étais pas là. Tu n’as pas vu sa grimace de dégoût quand j’ai exhibé la croix. Tu ne l’as pas vu reculer, épouvanté, tant que je ne l’ai pas rangée dans sa boîte. Cette croix avait du pouvoir sur lui !

Ce ne pouvait être que vrai. Cela allait à l’encontre des croyances les plus profondes de Magda mais Papa l’avait dit, il l’avait vu : ce devait donc être vrai. Elle aurait voulu trouver des mots pour le rassurer, l’apaiser, mais elle ne parvint à murmurer que : « Papa ».

Il lui adressa un sourire plein de bienveillance.

— Ne t’en fais pas, mon enfant. Je ne vais pas jeter ma Torah et m’enfermer dans un monastère. Ma foi est plus ancrée que cela. Mais ces événements nous interpellent tout de même, non ? Nous nous sommes peut-être trompés, un bateau est passé il y a vingt siècles que nous avons peut-être tous manqué.

Il s’efforçait de lui présenter les choses sous un aspect plus léger mais elle savait que sa blessure était profonde.

Elle s’assit dans l’herbe pour réfléchir. Ce faisant, elle entrevit quelqu’un derrière la fenêtre ouverte au premier étage. Des cheveux roux. Elle serra les poings en comprenant que Glenn avait dû entendre toute leur conversation.

Magda surveilla la fenêtre pendant plusieurs minutes, dans l’espoir de le voir reprendre sa position. Soudain, une voix l’interpella :

— Bonjour !

C’était Glenn, qui apparaissait au coin de l’auberge, une petite chaise pliante sous chaque bras.

— Qui est là ? demanda Papa, incapable de se retourner sur son fauteuil.

— Quelqu’un que j’ai rencontré hier. Il s’appelle Glenn. Sa chambre est située juste en face de la mienne.

Glenn adressa un signe de tête à Magda avant de se placer devant Papa, qu’il surplombait tel un géant. Il portait des pantalons de laine, des cuissardes et une chemise vague ouverte au cou. Il déposa les deux chaises et tendit la main au professeur.

— Bonjour à vous, monsieur. Je connais déjà votre fille.

— Theodor Cuza, répondit Papa d’un air hésitant, voire soupçonneux.

Il mit sa main déformée et gantée dans celle de Glenn puis ce dernier montra l’une des chaises à Magda.

— Prenez-en une. Le sol est trop humide pour s’asseoir dessus.

— Je préfère rester debout, merci, dit Magda en se levant.

Elle n’appréciait pas du tout son intrusion et faisait de son mieux pour être hautaine.

— D’ailleurs, mon père et moi allions partir, ajouta-t-elle.

Magda se dirigea vers le fauteuil roulant mais Glenn posa une main sur son bras.

— Ne partez pas encore. J’ai été réveillé par la voix de deux personnes qui parlaient du donjon et d’une sorte de vampire. Ne pourrions-nous en parler tous les trois ?

Magda se trouva dans l’incapacité de répliquer bien qu’elle fût furieuse des familiarités qu’il prenait avec elle. Malgré cela, elle ne retira pas son bras. Son contact la faisait frissonner, agréablement.

Papa n’avait, quant à lui, pas envie de se retenir :

— Vous ne devez parler de cela à qui que ce soit ! Notre vie est en jeu !

— Ne vous en faites pas, dit Glenn, dont le sourire disparut. Les Allemands et moi n’avons rien à nous dire.

Il se tourna alors vers Magda.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ? C’est pour vous que j’ai apporté cette chaise.

— Papa ?

— Je crois que nous n’avons pas le choix, fit-il, résigné.

Glenn ôta sa main quand Magda prit place sur la chaise, et elle éprouva sur-le-champ une singulière impression de vide. Elle le vit faire pivoter l’autre chaise, s’y installer à califourchon et appuyer les coudes sur le dossier.

— Magda m’a parlé cette nuit du vampire du donjon, dit-il, mais je ne suis pas certain d’avoir retenu son nom.

— Molasar, dit Papa.

— Molasar répéta lentement Glenn, perplexe. Mo…la…sar. Oui, c’est cela… Molasar. Vous ne trouvez pas que c’est un nom étrange ?

— Peu commun, dit Papa, mais pas vraiment étrange.

— Et cela ? dit Glenn en désignant la petite croix que serraient toujours les doigts tordus. Vous avez bien dit que Molasar la redoutait ?

— Oui.

Magda remarqua que Papa s’efforçait de ne lui transmettre aucune information.

— Vous êtes juif, n’est-ce pas, Professeur ?

— Oui.

— Est-ce qu’il est courant que des Juifs portent des croix ?

— Ma fille l’a empruntée… pour faire une expérience.

— Où l’avez-vous eue ? demanda-t-il à Magda.

— Auprès d’un des officiers du donjon, répondit-elle tout en se demandant où cette conversation allait les mener.

— C’était la sienne ?

— Non, il m’a dit l’avoir prise sur l’une des victimes.

Magda commençait d’entrevoir la logique de son interrogatoire.

— C’est bizarre, fit Glenn en se tournant à nouveau vers Papa, cette croix aurait dû protéger le soldat qui la possédait. Une créature redoutant la croix aurait dû s’éloigner de cet homme et se trouver une autre victime, un soldat ne disposant d’aucune protection.

— La croix était peut-être sous sa chemise, dit Papa, ou dans sa poche. Ou peut-être même dans sa chambre.

— C’est possible, fit Glenn avec un sourire, c’est possible.

— Nous n’avions pas pensé à cela, Papa, dit Magda, qui saisissait toute idée susceptible de raviver l’esprit de son père.

— Il ne faut rien laisser de côté, dit Glenn. Ce n’est pas à un chercheur que je devrais le rappeler.

— Comment savez-vous que je suis un chercheur ? lui lança Papa, une lueur dans les yeux. A moins que ma fille ne vous l’ait dit.

— C’est Iuliu qui me l’a dit. Mais il y a un autre élément que vous avez négligé : c’est tellement évident que j’ai honte à vous le dire.

— Eh bien, ayez honte ! dit Magda.

— D’accord. Pourquoi un vampire terrorisé par la croix vivrait-il dans une demeure dont les murs en sont incrustés ? Vous avez une explication ?

Magda et son père échangèrent un regard.

— Vous savez, dit Papa avec un doux sourire, je suis venu si souvent dans ce donjon que je ne vois même plus les croix !

— C’est tout à fait normal. J’y suis venu plusieurs fois moi-même et, au bout d’un certain temps, elles semblent se fondre dans la roche. Mais la question demeure : Pourquoi un être éprouvant tant de répulsion pour la croix s’en entourerait-il d’un nombre aussi extraordinaire ?

Glenn se leva et jeta sur son épaule la chaise pliante.

— Bien. Je crois que je vais demander à Lidia de me préparer mon petit déjeuner pendant que vous essayerez de trouver une solution à ce problème. Si solution il y a.

— Pourquoi vous intéressez-vous tant à ce donjon ? demanda Papa. Que faites-vous ici ?

— Je ne suis qu’un voyageur, dit Glenn. J’aime cette région et je m’y rends régulièrement.

— Vous paraissez plus qu’intéressé par le donjon. Et vous semblez fort bien le connaître.

— Je suis certain que vos connaissances sont bien supérieures aux miennes, dit Glenn en haussant les épaules.

— J’aimerais savoir comment m’y prendre pour empêcher mon père d’y retourner cette nuit, dit Magda.

— Je dois pourtant y aller, tu le sais bien. Pour revoir Molasar.

— Je ne veux pas qu’on te retrouve la gorge ouverte, comme les autres.

— Ce ne serait pas la pire chose qui pourrait vous arriver.

Étonnée par ce brusque changement de ton, Magda se tourna vers Glenn et découvrit qu’il n’y avait plus rien de lumineux dans son visage. Il regardait fixement Papa. Cela dura quelques secondes, puis il sourit à nouveau.

— Le petit déjeuner doit être prêt. Nous nous reverrons certainement très bientôt.

Il posa alors une main sur le dossier du fauteuil d’infirme et le fit pivoter de 180 degrés.

— Que faites-vous ? s’écria Magda en se levant brusquement.

— Je veux vous proposer un spectacle différent, Professeur. Ce donjon est par trop sinistre, et cette journée est bien trop belle pour ne voir que lui.

Il indiqua le fond du défilé.

— Regardez vers le sud et vers l’est au lieu de toujours vous tourner vers le nord. Ces montagnes sont, en dépit de leur sévérité, parmi les plus belles du monde. Voyez comment l’herbe verdit et comment les fleurs poussent entre les rochers. Oubliez un peu le donjon.

Ses yeux captèrent un instant l’attention de Magda, puis il disparut au coin de l’auberge.

— Quel étrange personnage, dit doucement Papa.

Magda partageait son impression mais elle éprouvait également une certaine gratitude pour Glenn. Pour des raisons connues de lui seul, il s’était mêlé à leur conversation et était parvenu à rendre un peu de bonne humeur à Papa. Il avait agi avec beaucoup de délicatesse, mais pourquoi ? Qu’avait-il à faire des tourments intérieurs d’un vieux Juif de Bucarest ?

— Il a soulevé des points intéressants, poursuivit Papa. Des points très intéressants. Comment ont-ils pu m’échapper ?

— Et à moi ? fit Magda.

— Bien sûr, ajouta-t-il, ce n’est pas lui qui a personnellement rencontré une créature que l’on croyait jusqu’ici n’être que le fruit d’une imagination morbide. Il lui est aisé de se montrer plus objectif. A propos, comment l’as-tu connu ?

— Cette nuit, alors que je me tenais au bord de la gorge pour guetter ta fenêtre.

— Tu ne devrais pas me couver autant ! Tu sembles oublier que c’est moi qui t’ai élevée, et pas le contraire !

Magda ignora son intervention.

— Il est arrivé à cheval, à toute allure comme s’il voulait s’engouffrer dans le donjon. Il ne s’est arrêté que lorsqu’il a vu les Allemands et la lumière.

Papa parut réfléchir un instant à ce qu’elle venait de dire puis il changea de sujet de conversation.

— A propos des Allemands, je préférerais rentrer au donjon avant qu’ils ne viennent me rechercher.

— Est-ce que nous ne pourrions pas…

— Nous enfuir ? Mais bien sûr que si ! Tu n’as qu’à me rouler sur le sentier de montagne jusqu’à Campina. A moins que tu ne réussisses à me hisser sur un cheval ! lança-t-il, acide. Nous pourrions aussi demander au major SS de nous prêter l’un de ses camions pour faire une petite excursion, je suis certain qu’il s’empresserait de nous obliger !

— Cela ne sert à rien de me parler ainsi, dit-elle, accablée par ses sarcasmes.

— Et toi, tu n’as pas besoin de te torturer l’esprit avec tes histoires de fuite à deux ! Les Allemands ne sont pas idiots, ils savent fort bien que je ne peux pas m’enfuir et ne croient pas que tu partiras sans moi. Même si tel est mon désir.

— Dis plutôt que tu retournerais au donjon même si tu avais la possibilité de t’échapper ! dit Magda, qui commençait à comprendre son attitude. Tu veux y retourner, c’est cela ?

— Nous sommes coincés ici, dit-il en évitant son regard, et je ne dois pas laisser passer la chance de ma vie. Je serais traître envers mes propres recherches si je m’esquivais !

— Si un avion se posait dans le défilé et que le pilote t’invite à gagner ta liberté, tu ne partirais pas avec lui !

Je dois le revoir, Magda ! Je dois l’interroger sur les croix incrustées dans la pierre, je dois savoir comment il est devenu ce qu’il est aujourd’hui ! Et puis, je dois surtout découvrir pourquoi il redoute tant la croix ! Si je ne fais pas cela, je… j’en deviendrai fou !

Ni l’un ni l’autre ne parlèrent pendant plusieurs minutes. Mais, Magda le sentait fort bien, il n’y avait pas que le silence qui s’était installé entre eux. Un fossé s’était ouvert, qui s’élargissait. Papa se repliait sur lui-même et la tenait à l’écart. Cela ne s’était jamais produit auparavant. Ils avaient toujours réussi à discuter. Aujourd’hui, il semblait refuser tout dialogue. Une seule chose l’intéressait : revoir Molasar.

— Ramène-moi, dit-il seulement lorsque le silence fut devenu franchement intolérable.

— Reste encore un peu. Tu as passé trop de temps au donjon. Ce n’est pas bon pour toi.

— Je me sens tout à fait bien, Magda. Et je déciderai seul quand j’en aurai assez du donjon. A présent, est-ce que tu veux me ramener ou dois-je attendre ici que les nazis viennent me chercher ?

Magda se mordit la lèvre de rage impuissante et se plaça derrière le fauteuil.

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