XIV

— Il est clair que nous avons perdu notre temps, dit le major Kaempffer, qui déambulait en tirant sur une cigarette.

Les quatre personnages étaient revenus au niveau inférieur de la tour de guet. Magda s’appuyait contre le dossier du fauteuil de Papa, épuisée. Elle avait l’impression de se trouver au centre d’une guerre qui opposait Woermann et Kaempffer mais elle n’en comprenait pas les règles, pas plus qu’elle ne comprenait ce qui motivait les adversaires. Elle était cependant certaine d’une chose : la vie de Papa et la sienne dépendaient de l’issue de la bataille.

— Je ne suis pas d’accord, dit le capitaine Woermann, qui se tenait adossé au mur. Nous en savons plus que ce matin. Pas énormément, bien sûr, mais tout de même plus que nous n’avons été capables de…

— Cela ne suffit pas ! aboya Kaempffer. Nous ne savons rien !

— Dans ce cas, et puisque nous ne disposons d’aucune autre source d’information, je suggère d’abandonner immédiatement le donjon.

Kaempffer ne répondit pas et se contenta d’arpenter la pièce en fumant.

Papa s’éclaircit la voix pour attirer l’attention.

— Vous, le Juif, ne vous occupez pas de ça !

— Écoutons ce qu’il a à dire. C’est bien pour ça que nous l’avons fait venir, non ?

Il était de plus en plus évident pour Magda qu’une profonde hostilité régnait entre les deux officiers. Elle savait aussi que Papa s’en était rendu compte et qu’il chercherait à profiter de la situation.

— Je peux peut-être vous aider, dit Papa, en désignant la pile de livres. Ainsi que je l’ai déjà dit, la réponse se trouve peut-être dans ces volumes. S’il en est ainsi, je suis la seule personne – avec l’aide de ma fille – qui puisse la découvrir. Avec votre permission.

Kaempffer s’arrêta de marcher et regarda Woermann.

— Cela vaut la peine d’essayer, dit ce dernier. Je n’ai pour ma part pas de meilleure idée. Et vous ?

Kaempffer jeta à terre son mégot et l’écrasa méthodiquement du talon.

— Trois jours, Juif. Vous avez trois jours pour découvrir quelque chose d’utile.

Il quitta brusquement la pièce, laissant la porte ouverte derrière lui. Woermann se tourna alors vers Magda et son père.

— Permettez-moi de vous donner un avertissement, commença-t-il. Le major n’a qu’une envie, vous écraser comme ce mégot. Il a ses propres raisons pour régler rapidement ce problème, et j’ai les miennes : je ne veux plus aucun mort parmi mes hommes. Trouvez le moyen de nous faire passer une seule nuit sans victime et vous aurez fait la preuve de votre valeur. Trouvez le moyen de détruire cette chose et je pourrai vous faire ramener à Bucarest et faire veiller sur votre sécurité.

— Vous le pourrez, si vous le désirez, dit Magda.

— Oui, je le pourrai, si je le désire, répéta-t-il, le visage sombre.


Woermann demeura un instant seul après avoir ordonné qu’on portât du bois dans les appartements du premier étage. Il n’avait d’abord vu en Magda et en son père qu’un couple pitoyable – une fille accrochée à son père, et un vieillard cloué à son fauteuil. Mais, depuis, il les avait observés et entendu parler, et il avait décelé en eux des forces insoupçonnées. C’était tant mieux, car il leur faudrait un moral d’acier pour survivre à ce donjon. Si des hommes armés étaient incapables de se protéger, que pouvaient espérer un infirme et une femme sans défense ?

Il sentit soudain qu’on l’épiait. Il n’aurait pu dire comment, mais la sensation était là. Troublante en n’importe quel lieu, elle était ici particulièrement désagréable car il ne pouvait oublier ce qui s’était passé depuis une semaine.

Woermann jeta un coup d’œil dans l’escalier. Il n’y avait personne. Il regarda ensuite dans la cour. Les lumières étaient allumées, les sentinelles à leur poste.

Mais l’impression d’être observé était toujours là.

Il s’engagea alors dans l’escalier pour regagner sa chambre, avec l’espoir de laisser derrière lui le regard invisible. C’est ce qui se produisit.

Mais la terreur sous-jacente n’avait pas disparu, la terreur dans laquelle il vivait chaque nuit – la certitude que quelqu’un connaîtrait une fin atroce avant le lever du jour.


Le major Kaempffer se tenait dans l’ombre, dans la partie arrière du donjon. Il vit Woermann s’arrêter devant la tour puis s’engouffrer dans l’escalier. Kaempffer éprouva l’envie subite de le suivre – de traverser la cour à toute allure et de monter frapper à sa porte.

Il ne voulait pas rester seul ce soir. Derrière lui, l’escalier conduisait à ses appartements privés où, la nuit précédente, les deux cadavres avaient marché jusqu’à son lit. La seule idée de retourner dans cette chambre le glaçait d’horreur.

Woermann était la seule personne qui pût quelque chose pour lui ; officier, Kaempffer ne pouvait décemment pas se joindre aux hommes du rang ; pas plus qu’il ne pouvait se mêler aux Juifs.

Woermann était le remède à son angoisse. Il était également officier et il n’y avait rien de plus normal à ce qu’ils se tiennent mutuellement compagnie. Kaempffer prit avec résolution le chemin de la tour mais, au bout de quelques pas, il s’arrêta brutalement. Woermann ne le laisserait jamais franchir sa porte ; quant à lui offrir un verre de schnaps… Woermann méprisait le Parti, la SS, et tous ceux qui s’y trouvaient associés. Son attitude était incompréhensible : Woermann était un pur Aryen, qui n’avait rien à craindre des SS. Dans ce cas, pourquoi les méprisait-il tant ?

Kaempffer fit demi-tour et regagna l’arrière du donjon. Tout rapprochement avec Woermann était impossible. Cet homme était trop borné pour accepter la réalité de l’Ordre Nouveau. Il convenait donc de s’en tenir le plus éloigné possible.

Et pourtant… Kaempffer redoutait la solitude. Mais il n’y avait personne.

Lentement, craintivement, il monta vers ses appartements en se demandant quelle nouvelle horreur allait l’y attendre.


Le feu dispensait plus que de la chaleur à la pièce : il lui apportait une lumière bien supérieure à celle que pouvait diffuser l’ampoule unique sous son abat-jour conique. Magda avait étendu un sac de couchage près du feu mais son père ne semblait pas s’y intéresser. Elle ne l’avait pas vu aussi pétillant depuis des années. Mois après mois, la maladie avait sapé ses forces et les heures de sommeil avaient pris l’avantage sur l’éveil.

Ce soir, c’était un autre homme, qui dévorait avec impatience les textes disposés devant lui. Magda savait que cela ne pourrait durer. Il n’avait aucune réserve d’énergie.

Magda hésita pourtant à lui suggérer de se reposer. Lui qui avait récemment perdu tout intérêt dans l’existence était maintenant animé d’une vie nouvelle. Elle le vit poser le De Vermis Mysteriis, enlever ses lunettes et se frotter les yeux d’une main gantée de coton. L’instant était peut-être venu de lui conseiller de cesser ses lectures.

— Pourquoi ne leur as-tu pas parlé de ta théorie ? demanda-t-elle.

— Hein ? fit-il en levant la tête. Laquelle ?

— Tu leur as dit que tu ne croyais pas aux vampires, mais ce n’est pas tout à fait exact, n’est-ce pas ? A moins que tu n’aies finalement renoncé à tout jamais à cette idée.

— Non, je crois toujours qu’il a pu exister un véritable vampire dont se sont inspirées toutes les légendes roumaines. Il y a des indices historiques mais pas de véritable preuve, ce qui m’a interdit de publier un livre à ce sujet. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi de n’en pas parler aux Allemands.

— Pourquoi ? Ce ne sont pas des spécialistes.

— Exact, mais ils pensent pour l’instant que je suis un vieux savant qui peut leur être utile. Si je leur parlais de ma théorie, ils ne verraient plus en moi qu’un vieux Juif radoteur et inutile. Et je ne connais personne dont l’espérance de vie soit plus minime que celle d’un vieux Juif inutile. N’ai-je pas raison ?

Magda hocha la tête, bien que la conversation ne s’engageât pas comme elle le souhaitait.

— Mais cette théorie… Crois-tu que ce donjon a abrité…

— Un vampire ? dit Papa avec un petit geste. Qui donc pourrait dire ce qu’est au juste un vampire ? Il y a eu tant de légendes à ce sujet qu’on ne sait plus où commence la réalité et où finit le mythe. D’un autre côté, il y a eu tellement d’histoires de vampires en Moldavie et en Transylvanie que quelque chose les a forcément engendrées. Toute légende possède en son cœur une parcelle de vérité.

Ses yeux brillaient et il s’arrêta un instant, pensif.

— Je n’ai pas à te dire qu’il se passe ici des choses anormales. Ces livres sont là pour prouver que cette bâtisse a quelque rapport avec le mal. Et cette inscription sur le mur… est-ce l’œuvre d’un dément ou la preuve que nous avons affaire à un de ces moroi, un de ces morts vivants ? Voilà ce qu’il nous faut découvrir.

— Mais toi, qu’en penses-tu ? le pressa-t-elle, frissonnante à l’idée que les morts-vivants pussent vraiment exister.

Elle n’avait jamais cru à leurs légendes, ils n’étaient pour elle qu’une sorte de jeu intellectuel. Mais aujourd’hui…

— Je ne peux rien te dire pour l’instant. Mais j’ai le sentiment que la réponse n’est pas loin. Ce n’est pas rationnel et pourtant… non, ce n’est pas une chose que je puisse expliquer. Mais l’impression est là. Et toi aussi, tu l’éprouves, j’en suis persuadé.

Magda hocha la tête en silence.

Papa se frotta à nouveau les yeux.

— Je n’arrive plus à lire, Magda.

— Dans ce cas, je vais t’aider à te coucher.

— Pas encore. Je suis trop las pour dormir. Joue-moi plutôt quelque chose.

— Papa…

— Je sais que tu as emporté ta mandoline.

— Papa, tu sais quel effet ma musique a sur toi.

— Je t’en prie…

Elle lui sourit, bien incapable de lui refuser quoi que ce soit.

Elle tira sa mandoline d’une valise. Elle l’avait emportée par réflexe : la musique tenait un rôle capital dans sa vie, surtout depuis que Papa avait été chassé de l’Université. Elle donnait maintenant des leçons de piano ou de mandoline à de jeunes enfants.

Elle prit place près de la cheminée et vérifia l’accord des cordes. Puis elle se lança dans une mélodie compliquée, une histoire d’amour tragique typiquement tzigane. Le second couplet terminé, elle leva les yeux vers son père.

Appuyé au dossier du fauteuil, les yeux clos, il serrait dans ses mains gantées un violon imaginaire. Ses doigts écrasaient les cordes et sa main droite faisait courir l’archet. Il avait été un bon violoniste, et ils avaient souvent joué en duo. Mais c’était avant que ses mains ne se déforment.

Et, bien que ses joues fussent sèches, Papa pleurait.

— Oh, Papa, si j’avais su… je n’aurais pas dû jouer cette chanson…

Magda était furieuse contre elle-même. Au lieu de choisir une mélodie pour mandoline seule, elle avait interprété un air qui rappelait à son père que jouer lui était désormais interdit.

Elle voulut se lever pour lui prendre la main mais n’en fit rien. La pièce ne semblait plus aussi bien éclairée.

— Ne t’en fais pas, Magda… se souvenir de l’époque où l’on jouait, cela vaut toujours mieux que ne jamais avoir joué. Et puis, j’entends toujours le son de mon violon… dans ma tête. Joue encore, je t’en prie.

Mais Magda ne bougea pas. Elle sentait un froid glacial envahir la pièce. La lumière diminuait.

Papa ouvrit les yeux et découvrit son visage.

— Magda, que se passe-t-il ?

— Le feu s’éteint !

Les flammes ne diminuaient pas d’intensité à cause d’une trop grande quantité de cendres ou d’un manque de bois ; elles semblaient rentrer dans les bûches, tout simplement. Leur éclat déclinait, mais il en allait de même pour l’ampoule unique suspendue au plafond. La pièce plongea progressivement dans l’obscurité – une obscurité qui était plus qu’une simple absence de lumière. C’était quelque chose de physique, presque de tangible, qu’accompagnaient un froid pénétrant et une odeur âcre, une pestilence évoquant irrésistiblement les malédictions et les tombes béantes.

— Que se passe-t-il ?

— Il arrive ! Magda, reste auprès de moi !

Elle se blottit tout contre son père et serra dans sa main les doigts déformés du vieillard.

— Qu’allons-nous faire ? dit-elle à voix basse, sans même savoir pourquoi elle chuchotait.

— Je ne sais pas.

L’ombre s’épaissit quand les flammes moururent et que la lampe s’éteignit complètement. Les murs de la pièce avaient disparu ou, plutôt, ils étaient noyés dans une pénombre rougeâtre qui émanait des braises rougeoyantes.

Ils n’étaient plus seuls. Quelque chose se déplaçait dans les ténèbres. Furtivement. Quelque chose de sale, quelque chose qui avait faim.

Une brise se leva alors, qui se transforma rapidement en une véritable bourrasque – bien que la porte et les fenêtres fussent fermées.

Magda tenta de se libérer de la terreur qui l’envahissait. Elle lâcha la main de son père. Elle ne pouvait voir la porte mais elle se souvenait de son emplacement. Elle se plaça alors devant le fauteuil roulant et le poussa, dos en avant, vers la porte. Il leur suffisait d’atteindre la cour ; là, ils seraient en sécurité. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Mais demeurer dans cette pièce, c’était attendre que la mort vienne les appeler par leur nom.

Le fauteuil roulant avait parcouru près de deux mètres dans la direction de la porte quand il se trouva immobilisé. La panique submergea Magda. Quelque chose les empêchait de passer ! Ce n’était pas un mur invisible, mais une chose bien tangible ; on eût plutôt dit que quelqu’un retenait le fauteuil et s’amusait de la voir déployer tant d’efforts.

Pendant un court instant, dans les ténèbres qui régnaient tout autour du fauteuil, elle eut l’impression de voir un visage blafard qui la regardait. Puis la vision disparut.

Le cœur de Magda battait à tout rompre et la paume de ses mains était si moite qu’elles dérapaient sur les poignées du fauteuil. Cela ne pouvait être ! C’était une hallucination ! Rien de cela n’était réel… voilà ce que son esprit lui criait. Mais son corps, lui, croyait ! Elle se pencha vers son père et la terreur qu’elle lut dans ses yeux n’avait d’égale que la sienne propre.

— Ne t’arrête pas !

— Je ne peux plus avancer !

Il tenta de tourner la tête pour découvrir ce qui faisait obstacle à leur fuite, mais ses vertèbres le lui refusèrent.

— Vite, près du feu !

Magda voulut tirer le fauteuil mais une poigne glacée s’abattit sur son bras.

Sa gorge étouffa un cri et elle ne parvint qu’à émettre une plainte suraigüe. Le froid qui s’infiltrait dans son bras remontait vers son épaule pour redescendre vers son cœur. Elle baissa les yeux et vit une main qui l’agrippait juste au-dessus du coude. Les doigts en étaient longs et épais, et des poils bouclés recouvraient le dos jusqu’à la naissance des ongles. Le poignet semblait se fondre dans la nuit.

Cette vision l’emplit de dégoût ; quoiqu’elle fût vêtue assez chaudement, elle se sentait nue et frissonnante. Elle chercha un visage mais n’en trouva aucun et lutta pour se dégager. Ses chaussures crissaient sur le sol mais ses pieds ne faisaient que du sur place. Et elle ne pouvait se résoudre à toucher cette main.

Les ténèbres prirent alors une autre nuance, comme si elles s’éclaircissaient. Une forme pâle et ovale s’avança vers elle, pour ne s’arrêter qu’à quelques centimètres. C’était un visage. Un visage de cauchemar.

Le front était large. De longs cheveux noirs pendaient de part et d’autre ainsi que des serpents. Une peau livide, des joues creuses, un nez busqué. Les lèvres retroussées dévoilaient des dents jaunâtres, effilées. Mais c’était surtout les yeux qui, plus que la poigne glacée sur le bras de Magda, paralysaient la jeune femme.

Les yeux. Larges et ronds, froids et cristallins, avec des pupilles comme des trous noirs creusés dans un chaos grouillant par-delà le mur de la raison et de la réalité, des pupilles sombres comme un ciel qui n’aurait jamais connu le soleil ou les étoiles de la nuit. Les iris se dilataient, portes jumelles qui s’entrouvraient et l’attiraient irrésistiblement vers la folie…

La folie. C’était une chose si attirante. La sécurité, la sérénité, l’isolement. Que ce serait bon de franchir ces portes pour se noyer dans ces lacs de ténèbres… que ce serait…

Non !

Magda repoussa cette tentation et se débattit de nouveau. Mais… pourquoi résister ? La vie n’était que misère et maladie – un combat où l’on n’était jamais le vainqueur. Vivre, à quoi cela servait-il ?

Et pourtant, quelque chose en elle refusait de se rendre, de se soumettre, de s’abandonner au courant qui l’entraînait vers la nuit. Mais elle se sentait si lasse, et puis, quelle différence cela pouvait-il faire de céder ?

Un bruit… une musique… non, ce n’était pas une musique. Un son dans sa tête, une musique qui n’était pas… une cacophonie délirante qui ébranlait les dernières murailles de son esprit. Autour d’elle, le monde – toutes choses – disparut lentement, et il ne demeurait plus que ces yeux… ces yeux…

… elle vacilla, au bord de l’éternité…

… quand elle entendit la voix de Papa.

Magda s’y cramponna désespérément comme un nageur à la corde qu’on lui jette. Papa ne l’appelait pas, il ne parlait même pas en roumain, mais c’était bien sa voix, la seule chose familière dans ce chaos qui l’englobait.

Les yeux se détournèrent. Magda était libre. La main l’avait lâchée.

Épuisée, en sueur, haletante, elle serra contre elle ses vêtements gonflés par le vent qui soufflait toujours dans la pièce. Puis la terreur revint, plus forte que jamais, car les yeux se posaient à présent sur son père.

Mais Papa ne fléchit pas sous le regard impitoyable. Il reprit la parole dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Elle vit le sourire hideux s’effacer sur les lèvres décharnées. Les yeux rétrécirent pour ne plus former que deux fentes, comme si un esprit réfléchissait aux paroles de Papa.

Incapable d’agir, Magda contempla le visage. Elle vit la commissure des lèvres se retrousser doucement – un hochement de tête, une décision…

Le vent tomba aussi subitement qu’il s’était levé. Le visage se fondit dans la nuit.

Tout était redevenu tranquille.

Immobiles, Magda et son père se regardèrent. Le froid et l’obscurité diminuèrent peu à peu. Une bûche craqua dans l’âtre.

— Papa, comment vas-tu ? dit-elle, accrochée au fauteuil.

Mais Papa n’était préoccupé que par ses doigts gantés.

— Mon Dieu, qu’était-ce ? Qu’était-ce ? bredouillât-elle, comme si elle revivait toute cette scène.

Papa ne l’écoutait pas.

— Ils sont morts. Je ne sens plus rien, dit-il, en retirant lentement ses gants.

Elle poussa le fauteuil vers la cheminée, où le feu brûlait maintenant avec toute son intensité. Elle était épuisée, à bout de nerfs, mais cela était sans importance. Pourquoi dois-je toujours être là ? Pourquoi dois-je toujours être la plus forte ? Une fois… rien qu’une fois… elle aurait tant aimé que quelqu’un s’occupe d’elle. Mais elle chassa bien vite ces pensées. Une fille ne devait pas réagir de la sorte quand son père avait besoin d’elle.

— Tends les mains. Papa ! Il n’y a pas d’eau chaude, il faudra nous contenter des flammes !

À la lueur vacillante, elle s’aperçut que les mains de son père étaient devenues aussi livides que celles de la… de la chose.

Elle commença de les frotter, mais sans précipitation. Dans leur maison de Bucarest, une bouilloire chauffait en permanence sur le poêle. Toute chute soudaine de température provoquait un spasme dans les artères : les docteurs parlaient de maladie de Raynaud. La nicotine lui faisait le même effet, et il avait dû cesser à tout jamais de fumer le cigare. La gangrène pouvait s’installer si les tissus étaient trop longtemps privés d’oxygène.

Elle le vit présenter ses mains à la flamme, les tourner en tous sens. Pour l’instant, il ne sentait encore rien, mais il souffrirait le martyre quand le sang circulerait de nouveau.

— Regarde ce qu’ils t’ont fait ! dit-elle, virulente, en voyant la peau se bleuir.

— Ça à déjà été pire, fit Papa.

— Je le sais bien, mais tout ceci aurait pu ne jamais avoir eu lieu. Qu’est-ce qu’ils essayent de nous faire ?

— De qui parles-tu ?

— Des nazis ! Ils s’amusent avec nous, nous leur servons de sujet d’expérience ! Je ne sais pas au juste ce qui vient de se produire… c’était très réaliste, mais ce n’était pas réel ! Ils nous ont hypnotisés, drogués, ils ont éteint la lumière…

— Tout ceci était bien réel, Magda, dit Papa d’une voix douce.

Et cela confirmait ce qu’elle savait au plus profond d’elle-même, ce qu’elle aurait tant aimé l’entendre nier.

Le sang afflua subitement dans les doigts du vieillard, qui émit un sifflement de douleur. Puis la chair se réveilla, et la brûlure devint insupportable.

Papa s’efforça pourtant d’achever ce qu’il voulait lui dire.

— Je lui ai parlé en slavon… je lui ai dit que nous n’étions pas ses ennemis… qu’il devait nous laisser tranquilles… et il est parti.

Il grimaça de douleur puis tourna vers Magda des yeux d’un éclat inhabituel. D’une voix basse, rauque, il poursuivit :

— C’est lui. Magda. Je le sais. C’est lui !

Magda ne répondit pas. Elle aussi savait.

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