XXVIII

Magda fut réveillée en sursaut par les coups de feu tirés au donjon. Elle crut tout d’abord que les Allemands avaient découvert les véritables projets de Papa et qu’ils l’avaient exécuté. Mais cette horrible pensée ne dura qu’un instant. Ce n’était pas là le bruit d’une fusillade sur ordre mais celui, chaotique, d’une bataille.

Une bataille de courte durée.

Assise sur le sol humide, Magda remarqua que les étoiles avaient pâli. Bientôt, ce serait l’aube. Quelqu’un ou quelque chose était sorti victorieux de ce combat, et Magda comprit que ce ne pouvait être que Molasar.

Elle se rendit auprès de Glenn. Le visage couvert de sueur, il respirait de manière désordonnée. Elle enleva la couverture pour constater l’état de ses blessures et ne put retenir un cri : son corps était entièrement baigné de la lueur bleue de l’épée. Elle avança la main. La lumière ne brûlait pas mais l’emplit d’une douce chaleur. Elle sentit quelque chose de dur sous la chemise déchirée de Glenn et entreprit de le tirer.

Dans la pénombre, il lui fallut quelques secondes pour reconnaître l’objet minuscule qui avait roulé dans sa main. C’était une balle.

Elle explora le corps de Glenn. D’autres balles étaient sorties. Les blessures n’étaient plus aussi nombreuses. La majeure partie avait disparu et des cicatrices grisâtres remplaçaient les trous béants. Elle arracha la chemise pour découvrir une partie du ventre sous laquelle elle avait senti une sorte de boule. Juste à la droite de l’arme qu’il tenait si étroitement serrée contre lui. Soudain, la chair s’écarta. Une autre balle faisait lentement son chemin vers la surface. Ce spectacle était aussi merveilleux que terrifiant : la lame et l’éclat qu’elle dégageait réussissaient à extraire les balles du corps de Glenn et à guérir ses blessures !

Mais la lueur était moins vive à présent.

— Magda…

Elle sursauta. La voix de Glenn était plus forte que lorsqu’elle l’avait enveloppé dans la couverture. Elle la lui remonta jusqu’aux épaules. Les yeux grands ouverts, il contemplait le donjon.

— Repose-toi, murmura-t-elle.

— Que s’est-il passé ?

— Il y a eu des coups de feu…

Avec un gémissement, Glenn tenta de s’asseoir. Magda l’obligea à rester allongé. Il était encore très faible.

— Il faut que j’aille au donjon… pour arrêter Rasalom.

— Qui est Rasalom ?

— Celui que ton père et toi-même appelez Molasar. Il a inversé les lettres de ce nom… Rasalom… il faut l’arrêter !

A nouveau, il voulut se redresser, mais elle l’en empêcha.

— Le jour va se lever. Un vampire est réduit à l’impuissance dès que le jour paraît, tu peux donc…

— Il ne redoute pas plus que toi la lumière du soleil !

— Mais un vampire…

— Ce n’est pas un vampire ! Et il ne l’a jamais été ! C’en serait un, dit Glenn d’une voix qui trahissait son désespoir, je ne prendrais pas la peine de l’arrêter !

Magda sentit la main glacée de la terreur lui caresser le dos.

— Il est à l’origine de la légende du vampire mais il ne s’abreuve pas que de sang. Cette idée a fait son chemin dans les contes populaires parce que le sang est tangible, visible. Ce qui nourrit Rasalom est une chose qu’on ne peut voir ni toucher.

— C’est cela que tu voulais me dire hier avant l’arrivée… des soldats ? dit-elle, bien qu’elle répugnât à évoquer ce souvenir.

— Oui. Il puise ses forces dans la misère humaine, dans la souffrance et la folie. Il se nourrit de la douleur de ceux qui périssent de sa main mais tire une jouissance bien plus grande de la cruauté des hommes envers leurs frères.

— C’est ridicule ! On ne peut vivre de telles choses. Elles sont trop… trop immatérielles !

— La lumière du soleil est « immatérielle » et pourtant, la fleur en a besoin pour sa croissance. Crois-moi, Rasalom se nourrit de choses invisibles et impalpables – et qui sont toutes néfastes.

— A t’entendre, ce serait le Serpent en personne !

— Tu veux dire Satan ? Le Démon ? fit Glenn avec un sourire. Écarte toutes les religions dont tu as pu entendre parler. Elles n’ont pas de sens ici. Rasalom leur est bien antérieur.

— Je ne peux croire…

— C’est un survivant du Premier Age. Il a prétendu qu’il était un vampire de cinq cents ans pour que cela corresponde à l’histoire de ce donjon et de cette région. Également parce qu’il fait naître si facilement la peur – un autre de ses grands plaisirs. Mais il est plus ancien, bien plus ancien. Tout ce qu’il a raconté à ton père – tout, tu m’entends ? — est faux, à l’exception de ce qui concerne sa faiblesse et la façon dont il peut reprendre des forces.

— Vraiment ? Tu oublies qu’il m’a secourue, qu’il a guéri Papa, et qu’il a également sauvé les villageois que le major avait pris en otage !

— Il n’a sauvé personne. Il a tué les deux soldats chargés de garder les villageois, mais ces derniers, les a-t-il libérés ? Non ! Il est allé au bout de l’ignominie en ridiculisant le major quand les soldats morts ont fait irruption dans sa chambre. Rasalom voulait forcer le major à faire exécuter sur l’heure tous les villageois. C’est le genre d’atrocité qui lui donne des forces, et il en avait bien besoin après un demi-millénaire d’emprisonnement. Heureusement, les événements se sont déroulés autrement et les villageois ont pu repartir chez eux.

— D’emprisonnement ? Mais il a dit à Papa… C’est encore un mensonge ?

— Oui. Rasalom n’a pas bâti ce donjon, ainsi qu’il l’a raconté. Il ne s’y est pas non plus caché. Ce donjon avait pour but de le retenir prisonnier… pour l’éternité. Mais qui aurait pu prévoir que cette vieille bâtisse aurait un jour une importance militaire, et que quelqu’un briserait le sceau de sa prison ? Si jamais il parvient à se libérer et à errer dans le monde…

— Mais il est libre à présent !

— Non, pas encore. Là aussi, il a menti. Il voulait que ton père le croie mais il est toujours bloqué dans le donjon grâce à ceci.

Il repoussa la couverture et montra à Magda l’extrémité de son arme.

— La garde qui s’adapte à cette lame est la seule chose que Rasalom redoute sur cette terre, la seule qui le supplante et peut l’enchaîner. Cette garde est la clef qui l’enferme dans le donjon. La lame seule ne sert à rien mais les deux morceaux peuvent le détruire une fois réunis.

Magda secoua la tête. Cela devenait par trop incroyable !

— Mais la garde ? Où se trouve-t-elle ? A quoi ressemble-t-elle ?

— Elle est représentée à plusieurs milliers d’exemplaires sur les murs du donjon.

— Les croix !

Magda sentit son esprit chavirer. Les croix ! C’était pour cela que la partie transversale était placée si haut ! Elle les avait vues pendant des années et n’avait jamais soupçonné la vérité ! Et si Molasar – ou Rasalom, comme elle commençait à l’appeler – était vraiment à l’origine de la légende du vampire, sa peur de la représentation de l’épée s’était transformée dans le peuple en une terreur de la croix !

— La garde est enterrée dans les profondeurs du donjon et Rasalom demeurera prisonnier aussi longtemps qu’elle résidera entre ces murailles.

— Il n’a qu’à creuser la terre et s’en emparer.

— Il ne peut la toucher ni même s’en approcher de trop près.

— Dans ce cas, il est prisonnier pour l’éternité !

— Non, fit Glenn d’une voix très faible. Il y a ton père.

Magda aurait voulu hurler mais elle en était tout à fait incapable. Elle était littéralement pétrifiée par la calme explication de Glenn.

— Voilà comment j’explique ce qui s’est passé, dit-il après un long moment de silence. Rasalom a été relâché la nuit même de l’arrivée des Allemands. Il lui restait suffisamment d’énergie pour en tuer un. Il a dû projeter de les massacrer l’un après l’autre pour se nourrir de cette agonie quotidienne et de la terreur qui ne cessait de grandir chez les vivants. Il a pris soin de ne pas en tuer trop à la fois – les officiers, surtout – de crainte qu’ils ne quittent le donjon. Il espérait probablement qu’une de ces trois éventualités se réaliserait : les Allemands seraient si effrayés qu’ils dynamiteraient le donjon, le libérant alors à tout jamais ; ou bien ils feraient venir d’autres renforts, ce qui lui permettrait d’acquérir toujours plus de forces et de développer la peur parmi les hommes ; enfin, il espérait trouver chez les vivants un innocent corruptible.

— Papa, fit Magda si faiblement que c’en était à peine audible.

— Ou toi-même. D’après ce que tu m’as dit, c’est à toi que Rasalom a commencé par s’intéresser. Mais le capitaine t’a fait venir à l’auberge et il a dû se rabattre sur ton père.

— Il aurait pu se servir d’un soldat !

— La corruption d’une âme innocente est pour lui plus importante que mille assassinats. Les soldats ne représentaient pas un morceau de choix. Vétérans de la campagne de Pologne, ils avaient été fiers de tuer pour leur Führer. Quant aux renforts – des sbires des camps de la mort ! Il n’y avait rien à dépraver chez ces créatures. Si l’on excepte la terreur et la douleur qu’il leur inspirait, les Allemands n’avaient qu’un intérêt très limité et ne pouvaient lui servir que de terrassiers.

— Des terrassiers ?

— Oui, pour creuser le sous-sol du donjon. Les bruits que tu as entendus quand ton père t’a chassée – ce devait être un groupe de soldats morts qui regagnaient leur tombe provisoire.

Des cadavres qui marchent… c’était une idée grotesque, trop fantastique pour qu’on pût même l’envisager. Et pourtant, il y avait eu ces deux morts qui avaient surgi dans la chambre du major.

— S’il dispose du pouvoir de faire se mouvoir les morts, pourquoi ne peut-il obliger l’un d’eux à ramasser la garde de l’épée ?

— C’est impossible. La garde annule son pouvoir. Un cadavre qu’il anime s’écroulerait à la seconde même où il la saisirait. Ton père sera donc celui qui emportera la garde loin du donjon, ajouta-t-il au bout d’un instant.

— Mais, dès que Papa touchera la garde, Rasalom ne perdra-t-il pas le contrôle qu’il exerce sur lui ?

— Tu dois comprendre qu’il travaille pour Rasalom de son plein gré, avec enthousiasme, dit-il d’un air triste. Ton père pourra manipuler cet objet sans danger.

— Mais Papa n’en sait rien ! Pourquoi ne lui as-tu rien dit ?

— Parce que c’était son combat, pas le mien. Et puis, je ne pouvais prendre le risque de faire savoir à Rasalom que je me trouvais ici. De toute façon, ton père ne m’aurait pas cru – il préfère me haïr. Rasalom a exécuté sur lui un travail exceptionnel, il est parvenu à détruire en lui tous ses nobles sentiments pour ne laisser que les aspects négatifs de sa personnalité.

C’était la vérité. Magda avait pu constater cette dégradation de ses propres yeux.

— Tu aurais pu l’aider !

— Peut-être, quoique j’en doute. Ton père devait lutter contre lui-même autant que contre Rasalom. Il a réussi en fin de compte à trouver en Rasalom la réponse à tous ses problèmes. Rasalom a commencé par la religion de ton père. Il a prétendu redouter la croix, ce qui a poussé ton père à douter de tout son héritage spirituel. Ensuite, il t’a secourue pour que ton père devienne son débiteur. Puis il a promis de mettre un terme aux exactions des nazis et de sauver ton peuple. Enfin, il a fait disparaître tous les symptômes de la maladie dont ton père souffrait depuis des années. Rasalom a fait de lui un esclave qui s’empressera d’obéir à tous ses ordres. Celui que tu appelais « Papa » est à présent l’instrument grâce auquel s’effectuera la libération du plus grand ennemi de l’humanité.

Glenn parvint à se redresser.

— Je dois arrêter Rasalom une fois pour toutes !

Magda était effondrée. Elle se rendait maintenant compte de la façon dont Rasalom avait manipulé Papa, et mesurait les conséquences de l’acceptation de Papa.

— Dans un monde qui a engendré Hitler et la Garde de Fer, que peut donc faire Rasalom qui n’ait encore été fait ?

— Tu n’as donc rien compris ? dit-il avec colère. Une fois Rasalom libéré, Hitler paraîtra doux comme un agneau !

— Il ne peut pas y avoir plus mauvais qu’Hitler ! s’écria-t-elle. C’est impossible !

— Magda, ne comprends-tu pas que l’espoir existe toujours avec un homme comme Hitler ? Ce n’est qu’un mortel. Demain ou dans trente ans, il mourra ou sera assassiné. Il mourra ! Il ne contrôle qu’une petite partie du monde. Il semble invincible mais il lui faut encore affronter la Russie. L’Angleterre le défie. Et puis, il y a l’Amérique – l’Allemagne de Hitler ne pourra rien contre elle le jour où elle décidera d’entrer vraiment dans le conflit. Tu vois, l’espoir existe toujours en ces heures sombres.

Magda hocha la tête. Les paroles de Glenn allaient dans le sens de ses propres sentiments. Elle n’avait jamais perdu espoir.

— Oui, mais Rasalom.

— Je te l’ai déjà dit, Rasalom se repaît de la misère humaine. L’humanité n’a jamais connu de pareilles épreuves. Tant que la garde de cette épée demeurera au donjon, Rasalom sera non seulement assigné à résidence, en quelque sorte, mais également isolé de ce qui se passe dans le monde. Transporte cette garde, et tout se précipitera vers lui au même instant – la mort, la misère, la boucherie de Buchenwald, de Dachau, d’Auschwitz et des autres camps de la mort, toute la monstruosité de la guerre moderne. Il absorbera cela comme une éponge et deviendra extraordinairement puissant. Son pouvoir sera alors une insulte à l’imagination.

« Cela ne le satisfera pas pour autant. Il voudra aller encore plus loin. Il parcourra le monde, massacrant les chefs d’État et semant la confusion dans les gouvernements pour transformer les peuples en meutes apeurées. Quelle armée pourrait s’opposer aux légions de morts qu’il est capable de lever ?

« Alors, ce sera le chaos, et la véritable horreur débutera. Pire qu’Adolf Hitler, dis-tu ? Eh bien, imagine la terre entière devenue un camp de la mort ! »

— C’est impossible ! dit à nouveau Magda, épouvantée par le tableau d’apocalypse que lui brossait Glenn.

— Pourquoi donc ? Tu crois que les volontaires manqueront pour s’occuper du bon fonctionnement des camps de la mort de Rasalom ? Les nazis ont prouvé qu’il existe une multitude d’hommes enthousiastes à l’idée de massacrer leurs semblables. Tu as vu de tes propres yeux ce qui est advenu aux villageois. Tout ce qu’il y avait de mauvais en eux est remonté à la surface. Ils ne connaissent plus que la haine, la colère et la violence.

Glenn s’arrêta un instant pour reprendre son souffle puis il poursuivit :

— Je te le dis, Magda, l’espoir ne sera plus jamais possible une fois Rasalom libéré. Il sera intouchable… invincible… immortel ! Dans le passé, cette épée a toujours réussi à le tenir en respect. Mais aujourd’hui, dans l’état où se trouve le monde, Rasalom sera trop fort pour que cette épée et sa garde puissent quoi que ce soit contre lui. Il ne doit jamais quitter sa prison !

Magda comprit que Glenn souhaitait se rendre au donjon.

— Non ! cria-t-elle en jetant les bras autour de son cou. Tu ne peux y aller ! Tu es encore trop faible et il te détruira ! Personne d’autre ne peut donc te remplacer ?

— Non, personne. Il n’y a que moi. Je suis comme ton père, je dois lutter seul. Et puis, c’est ma faute si Rasalom existe encore.

— Comment cela ?

Il ne répondit pas, mais Magda insista.

— D’où vient Rasalom ?

— C’était un homme… jadis. Mais il a décidé de servir les puissances des ténèbres et cela l’a changé à tout jamais.

— S’il a choisi les « puissances des ténèbres », dit-elle, la gorge serrée, qui as-tu choisi ?

— D’autres puissances.

Il tentait de lui résister mais elle voulait savoir.

— Les puissances du Bien ?

— Peut-être.

— Depuis combien de temps ?

— Je l’ai fait toute ma vie.

— Pourquoi dis-tu…

Elle hésita un instant, redoutant d’entendre la réponse à sa question.

— Pourquoi dis-tu que c’est ta faute, Glenn ?

Il détourna les yeux.

— Je ne m’appelle pas Glenn mais Glaeken. Je suis aussi âgé que Rasalom. Et c’est moi qui ai construit le donjon.


Cuza n’avait pas revu Molasar depuis qu’il était descendu dans la fosse pour récupérer le talisman. Il avait parlé de faire payer les Allemands qui avaient osé franchir les portes de son domaine, puis il avait disparu. Et les cadavres s’étaient remis en mouvement pour suivre la créature fantastique qui les commandait.

Cuza était donc seul, avec les rats, le talisman, dans le froid et la pénombre. Il aurait aimé quitter les sous-sols. Une seule chose importait, toutefois : bientôt, tous les hommes, officiers et simples soldats, seraient morts. Bien sûr, assister à l’agonie de Kaempffer l’aurait empli de joie. Mais il devait attendre le retour de Molasar.

Il entendit des pas. Il braqua sa torche vers l’entrée de la salle et découvrit le major Kaempffer s’approchant de lui. Cuza poussa un cri de surprise et faillit tomber à la renverse dans la fosse ; puis il remarqua les yeux vitreux, la face impassible, et comprit que le SS était mort. Derrière lui venait Woermann, mort également, une corde autour du cou.

— J’ai pensé que vous aimeriez les voir, dit Molasar, qui arriva derrière eux. Surtout celui qui se proposait de construire le camp de la mort destiné à nos compatriotes valaques. Il me faut maintenant m’occuper du seigneur Hitler et de ses laquais. Mais d’abord, mon talisman. Vous devez le mettre à l’abri dans les montagnes. Ce n’est qu’après que je pourrai consacrer mon énergie à débarrasser le monde de notre ennemi commun.

— Oui ! dit Cuza dont le cœur battait la chamade. Il est là !

Il sauta dans le trou, mit le talisman sous son bras et remonta la pente. Molasar recula de quelques pas.

— Enveloppez-le, dit-il. Ses métaux précieux pourraient attirer l’attention d’un gêneur.

— Ne craignez rien, dit Cuza en ramassant le papier d’emballage et le tissu grossier, je ferai le paquet dès que j’aurai regagné ma chambre. Je veillerai à ce…

— Couvrez-le tout de suite !

Cuza s’étonna de la véhémence de Molasar. Il n’aimait pas qu’on lui parle sur ce ton mais, après tout, son interlocuteur n’était pas un homme ordinaire.

— Très bien, soupira-t-il.

Il s’agenouilla au fond de la fosse et emballa soigneusement le talisman.

— Bien, dit la voix au-dessus de lui.

Molasar avait fait le tour de la fosse et se trouvait maintenant à l’opposé de l’entrée du tunnel.

— Dépêchez-vous. Je pourrai partir pour l’Allemagne dès que je saurai mon talisman en sécurité.

Cuza se hâta de sortir du trou et se mit à courir dans le couloir pour se diriger vers l’escalier. Un jour nouveau allait naître, pour lui, pour son peuple, mais aussi pour le monde tout entier.


— C’est une longue histoire, Magda… une histoire éternelle. Et je crains de ne plus avoir le temps de te la raconter.

Sa voix vibrait, comme répercutée par les parois d’une grotte. Il avait affirmé que Rasalom précédait le judaïsme… puis qu’il était aussi âgé que Rasalom. C’était impossible ! L’homme qu’elle aimait ne pouvait être un survivant de quelque siècle éloigné ! Il était bien réel ! Humain ! C’était un être de chair et de sang !

Glenn essaya de se lever et s’appuya pour ce faire sur la pointe de son épée. Il se mit à genoux mais ne put se redresser complètement.

— Qui es-tu ? dit-elle, les yeux fixés sur lui comme si elle le découvrait pour la première fois. Et qui est Rasalom ?

— Cette histoire a débuté il y a bien longtemps, dit-il, le corps couvert de sueur. Bien avant les pharaons, bien avant la Babylonie, avant même la Mésopotamie. Il existait une autre civilisation, un autre âge.

— Le Premier Age, dit Magda. Tu m’en as déjà parlé.

Cette théorie ne lui était pas étrangère. Elle l’avait trouvée mentionnée de temps à autre dans les diverses revues auxquelles Papa était abonné. Cette hypothèse obscure voulait que toute l’histoire connue ne représente que le Second Age de l’humanité ; auparavant, une grande civilisation s’était développée en Europe et en Asie – certains prétendaient même qu’elle incluait les continents disparus de Mu et de l’Atlantide – mais le monde avait été détruit au cours d’une catastrophe généralisée.

— C’est une idée fantaisiste, fit Magda sur la défensive. Tous les archéologues et les historiens de réputation l’ont condamnée.

— Je le sais, fit Glenn, un sourire de dérision aux lèvres. Ce sont ces mêmes hommes qui ont toujours nié la réalité de Troie – avant que Schliemann ne la découvre. Mais je ne veux pas discuter de cela avec toi. Le Premier Age a bel et bien existé puisque j’y suis né.

— Mais comment…

— Laisse-moi finir. Je n’ai plus beaucoup de temps et je voudrais que tu comprennes certaines choses avant que je n’affronte Rasalom. Tout était différent pendant le Premier Age. Cette terre était un champ de bataille pour deux… Je ne veux pas parler de « dieux » parce que cela te donnerait l’impression d’identités et de personnalités limitées. Sur la terre régnaient alors deux… forces vastes et incompréhensibles… des Puissances. La puissance des Ténèbres, qu’on a appelée Chaos, se caractérisait par tout ce qui était hostile à l’humanité. L’autre Puissance était…

Il hésita un instant mais Magda était trop impatiente.

— Tu veux dire la Puissance de… de Dieu ?

— Ce n’est pas aussi simple que cela. Contentons-nous de l’appeler la Lumière. Ce qui importe, c’est qu’elle était opposée au Chaos. Le Premier Age fut finalement divisé en deux camps : ceux qui avaient soif de domination et utilisaient pour cela le Chaos, et ceux qui résistaient. Rasalom était un nécromant, un adepte de la Puissance des Ténèbres. Il s’y est totalement consacré et est devenu le Champion du Chaos.

— Et toi, tu as choisi d’être le Champion de la Lumière, le Champion du Bien.

Elle aurait tant aimé qu’il lui réponde oui.

— Non… je n’ai pas exactement choisi. Je ne peux pas non plus dire que la puissance que je sers est entièrement celle du bien, ou celle de la lumière. J’ai été… désigné… oui, c’est cela. Des circonstances trop personnelles, bien qu’ayant perdu toute signification pour moi, ont fait que je me suis trouvé mêlé aux armées de la Lumière. Je ne fus pas long à découvrir qu’il m’était impossible d’y échapper et je me suis retrouvé aux premières lignes, à leur tête. Cette épée m’a été donnée. La lame et la garde furent forgées par un petit peuple depuis longtemps éteint. Elle n’avait qu’une utilité : anéantir Rasalom. Ce fut alors l’ultime bataille entre les forces en présence : l’Armageddon, le Ragnarök, toutes les guerres d’apocalypse en une. Le cataclysme qui en résulta, les tremblements de terre, les incendies, les raz de marée – tout cela détruisit jusqu’à la trace du Premier Age de l’humanité. Seuls quelques humains survécurent pour tout recommencer.

— Mais qu’en est-il des Puissances ?

— Elles existent toujours, fit Glenn avec un haussement d’épaules, mais leur intérêt a décliné après ces cataclysmes. Elles n’avaient plus grand-chose à faire dans un monde en ruine dont les habitants revenaient à l’état primitif. Elles s’intéressèrent donc à d’autres univers, tandis que Rasalom et moi-même poursuivîmes notre combat de par le monde et de par les siècles, sans jamais connaître la maladie et la vieillesse mais sans jamais remporter la victoire définitive. Mais en cours de route, nous avons perdu quelque chose…

Il désigna un éclat de miroir tombé de la boîte.

— Place-le devant mon visage, dit-il à Magda, et regarde. Que vois-tu à présent ?

Elle poussa un petit cri de surprise. Le miroir était vide. L’homme qu’elle aimait n’avait pas de reflet !

— Notre reflet nous a été ôté par les Puissances que nous servons, peut-être pour nous rappeler que nos vies ne nous appartiennent plus… Pour ma part, j’ai presque oublié à quoi je ressemblais…

— Glenn, comment peux-tu…

— Mais je n’ai jamais cessé de traquer Rasalom, poursuivit-il. Dès que j’avais connaissance de quelque carnage, de quelque misère, je le retrouvais et le chassais. Mais il poursuivait son œuvre immonde. Au XIVe siècle, alors qu’il voyageait de Constantinople en Europe, laissant derrière lui les rats porteurs de peste dans toutes les villes qu’il visitait, il…

— La Mort Noire !

— Oui. C’eût été une épidémie sans importance mais Rasalom en a fait une des plus épouvantables catastrophes du Moyen Age. J’ai alors compris qu’il me fallait l’arrêter avant qu’il n’invente quelque chose de plus hideux. Si j’avais réussi, ni lui ni moi ne serions ici aujourd’hui.

— Mais pourquoi te culpabilises-tu ? Ce n’est pas ta faute si Rasalom s’est libéré, c’est celle des Allemands !

— Il devrait être mort ! J’aurais dû le tuer il y a cinq siècles mais je ne l’ai pas fait. J’étais parti à la recherche de Vlad l’Empaleur. J’avais entendu parler de ses atrocités et je croyais qu’elles répondraient aux désirs de Rasalom. Je me suis trompé. Vlad n’était qu’un pauvre fou totalement influencé par Rasalom. J’ai alors bâti ce donjon. Par ruse, j’y ai fait entrer Rasalom, et le pouvoir de cette garde devait l’y emprisonner pour l’éternité. En fait, j’aurais pu le tuer – j’aurais le tuer – mais je ne l’ai pas fait.

— Pourquoi donc ?

Glenn ferma les yeux et attendit un long moment avant de répondre :

— Ce n’est pas facile à dire… j’avais peur. Tu vois, j’ai vécu par rapport à Rasalom. Mais que se passe-t-il si je suis vainqueur et le tue ? Une fois la menace disparue, que va-t-il m’advenir ? J’ai vécu pendant des éons et je ne me suis jamais lassé de la vie. C’est peut-être difficile à croire, mais il y a toujours du nouveau.

Il ouvrit tout grands les yeux et se tourna vers elle.

— Toujours. Mais je crains que Rasalom et moi-même ne formions une sorte de couple : l’existence de l’un dépend de celle de l’autre. Je suis le Yang et lui le Yin. Et je ne suis pas encore prêt à mourir.

— Peux-tu vraiment mourir ? demanda Magda, avide de connaître la réponse.

— Oui. Les blessures que j’ai reçues ce soir auraient pu me tuer si tu ne m’avais pas apporté l’épée. Sans toi, je serais mort, dit-il avant de regarder le donjon et d’ajouter : Rasalom croit probablement que je le suis. Cela me donnerait un certain avantage sur lui.

Magda aurait voulu l’enlacer mais quelque chose la retenait. Elle comprenait maintenant la tristesse qui l’habitait parfois.

— N’y va pas, Glenn.

— Appelle-moi Glaeken, fit-il doucement. Cela fait si longtemps qu’on ne m’a pas appelé par mon véritable nom.

— Très bien… Glaeken. Mais dis-moi, les livres terribles que nous avons découverts, qui les a cachés ?

— C’est moi. Ils peuvent être très dangereux s’ils tombent entre des mains impures mais je n’ai pu me résoudre à les détruire. Le savoir – celui du mal, en particulier – doit être préservé.

Magda avait encore une question à lui poser, mais elle hésitait. Elle s’était rendu compte en l’écoutant que son âge lui importait peu – il était toujours celui qu’elle aimait. Mais lui, que ressentait-il à son égard ?

— Et moi ? dit-elle enfin. Tu ne m’as jamais dit…

Elle voulait savoir si elle n’était qu’une étape le long du chemin, une conquête parmi tant d’autres. Cet amour qu’elle avait décelé en lui, dans son corps, dans ses yeux, n’était-ce qu’une simple feinte de sa part ? Était-il encore capable d’aimer ? Elle ne pouvait formuler ces pensées. Leur seule évocation était déjà trop pénible.

— Est-ce que tu m’aurais cru si je te l’avais dit ? fit alors Glenn qui, une fois de plus, paraissait lire en elle. Oui, Magda, je t’aime. Tu as su me toucher. C’est une chose dont personne n’a été capable depuis très longtemps. Je suis peut-être plus vieux que tout ce que tu peux imaginer mais je suis toujours un homme.

Magda se serra très fort contre lui. Elle aurait voulu le garder auprès d’elle, à l’écart du donjon.

Après un long silence, il lui murmura à l’oreille :

— Aide-moi à me lever, Magda. Je dois arrêter ton père.

Magda savait qu’elle devait lui obéir même si elle tremblait pour lui. Elle le prit par le bras et tenta de le soulever mais ses genoux fléchirent et il s’affala à terre. Fou de rage, il martela la terre de ses poings.

— Il me faut encore attendre !

— Je vais y aller, moi, dit Magda presque malgré elle. Je peux voir mon père au portail.

— Non, c’est trop dangereux !

— Je peux lui parler. Il m’écoutera.

— Il a perdu la raison. Il n’écoutera que Rasalom.

— Il n’y a pas de meilleure solution.

Glaeken demeura silencieux.

— Tu vois bien que je dois y aller.

Elle s’efforçait de paraître calme et décidée mais, en fait, elle était terrorisée.

— Ne franchis pas le seuil, dit Glaeken d’un ton ferme. Quoi que tu fasses, ne pénètre pas dans le donjon. C’est le domaine de Rasalom à présent !

Je le sais, pensa Magda qui courait déjà en direction de la chaussée. Et je ne peux pas laisser Papa sortir du donjon avec la garde de cette épée !

Cuza avait envisagé d’éteindre sa torche une fois arrivé dans la cave mais toutes les ampoules électriques avaient sauté. Le couloir, cependant, n’était pas entièrement obscur. Les représentations du talisman scellées dans la pierre luisaient faiblement. La lueur se ravivait à son approche puis diminuait après son passage.

Theodor Cuza se trouvait dans une sorte d’état second. Le surnaturel ne lui avait jamais été aussi proche. Il n’aurait plus jamais la même vision du monde ou de sa propre existence. Comme il avait été mesquin, aveuglé par des œillères… Mais aujourd’hui, un univers nouveau s’offrait à lui !

Il serra contre sa poitrine le talisman et se sentit encore plus proche du surnaturel… tout en s’éloignant davantage de son Dieu. Mais qu’avait-il fait pour ce peuple qu’il avait élu ? Combien de milliers, de millions d’hommes étaient morts en invoquant son nom sans jamais obtenir une réponse ?

Cette réponse serait bientôt formulée, enfin, et Theodor Cuza en serait en partie responsable.

Son triomphe personnel éclaterait bientôt. Il allait pouvoir faire quelque chose, agir utilement contre les Nazis. Pourtant, un sentiment de malaise prenait naissance en lui. Comme si tout n’était pas aussi parfait.

La forme du talisman préoccupait Cuza, elle s’apparentait trop à celle de la croix que Molasar redoutait tant. Et puis, pourquoi ne s’en chargeait-il pas lui-même ? Pourquoi avait-il insisté pour que lui, Cuza, l’emporte sur-le-champ ? Si cet objet avait tant d’importance pour Molasar, si c’était vraiment la source de sa puissance, pourquoi ne lui trouvait-il pas personnellement une cachette ?

Lentement, méthodiquement, Cuza gravit les dernières marches de l’escalier débouchant sur la cour. Une lumière grisâtre baignait le donjon. Le jour allait se lever. Le jour ! C’était donc cela ! Molasar ne pouvait se déplacer en pleine lumière et avait donc besoin de quelqu’un qui en fût capable. La lumière expliquait tout, balayait ses moindres doutes !

Les yeux de Cuza s’adaptèrent à la lumière. De l’autre côté de la cour parsemée de cadavres, il vit une silhouette dressée. Une des sentinelles était parvenue à échapper au carnage ! Puis il constata que la silhouette était trop petite et trop mince pour être celle d’un soldat allemand.

C’était Magda. Fou de joie, il s’élança vers elle.


Immobile au seuil du donjon, Magda contemplait la cour. Le silence y était absolu. Des nappes de brouillard flottaient au ras du sol. Çà et là gisaient les vestiges du combat : parois des camions criblées de balles, pare-brise éclatés, générateurs fumants. Tout était figé. Elle se demanda alors quelle horreur pouvait se cacher sous le brouillard épais de près d’un mètre.

Elle se demanda aussi ce qu’elle faisait là, grelottante dans la fraîcheur du jour qui allait poindre, à attendre Papa qui tenait peut-être dans ses mains l’avenir du monde. Elle était plus tranquille à présent et pouvait réfléchir sans contrainte à ce que Glenn – ou Glaeken – lui avait révélé. Et le doute s’insinuait dans son esprit. Les paroles chuchotées dans la nuit perdent de leur vigueur à l’approche du jour. Elle avait cru Glenn alors qu’il lui murmurait à l’oreille ou la regardait droit dans les yeux. Mais maintenant qu’elle était loin de lui, seule… elle ne savait plus très bien quoi penser.

C’était complètement fou, cette histoire de puissances invisibles… la Lumière… le Chaos… leur lutte pour la domination de l’humanité ! Quelle absurdité ! C’était digne des divagations d’un mangeur d’opium !

Et pourtant…

… il y avait Molasar – ou Rasalom – quel que fût son véritable nom. Il n’avait rien d’un fantasme. Il était certainement plus qu’humain et dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer ou connaître personnellement. Molasar était le mal incarné. Elle l’avait compris à l’instant même où il l’avait touchée.

Il y avait aussi Glaeken – en supposant que ce fût bien là son vrai nom. Il ne paraissait pas mauvais mais peut-être était-il fou. En tout cas, il était bien réel, même s’il possédait une épée capable d’émettre des lueurs et de guérir des blessures d’une incroyable gravité. Même, aussi, s’il ne possédait pas de reflet.

Si quelqu’un était fou dans cette histoire, c’était peut-être elle.

Mais non, elle n’était pas folle. Et si l’avenir du monde se jouait dans ces montagnes perdues, qui croire ? Rasalom, qui de son propre aveu avait été emprisonné pendant cinq siècles et s’apprêtait maintenant à mettre un terme aux atrocités des nazis ? Ou ce rouquin qui était devenu l’amour de sa vie mais lui avait menti sur tant de points – sur son nom, même – et que son père accusait d’être l’allié des Allemands ?

Qui suis-je donc pour que m’échoie un tel dilemme ?

La confusion régnait partout et il lui fallait choisir. Mais qui ? Ce père en qui elle avait eu une confiance aveugle, toute sa vie durant, ou cet étranger qui lui avait révélé une part d’elle-même qu’elle ne soupçonnait même pas ? Décidément, ce n’était pas juste !

Elle soupira. Mais qui a dit que la vie était juste ?

Elle devait se prononcer. Très vite.

Elle se souvint alors de l’avertissement de Glenn : Quoi que tu fasses, ne pénètre pas dans le donjon. C’est le domaine de Rasalom à présent. Mais elle savait qu’elle devait franchir le seuil fatal et éprouver le mal de l’intérieur. Cela l’aiderait à décider.

Elle prit une profonde inspiration et serra les poings. Son corps était couvert de sueur. Elle ferma les yeux et passa le portail du donjon.

Le mal se rua littéralement sur elle, plus puissant que jamais. Elle sentit son estomac se tordre, son cœur cogner contre sa poitrine. Elle eut envie de fuir mais s’obligea à ne pas céder à cette bourrasque maléfique qui s’abattait sur elle. L’air même qu’elle respirait venait confirmer ce qu’elle avait toujours pensé : rien de bon ne sortirait jamais de cette bâtisse.

A présent, elle devait trouver Papa. Et l’arrêter s’il portait la garde d’une épée.

Quelque chose bougea de l’autre côté de la cour.

Papa arrivait par l’escalier de la cave. Il regarda autour de lui puis l’aperçut et se mit à courir vers elle. Ses vêtements étaient souillés de terre. Il tenait sous le bras un paquet grossièrement emballé.

— Magda ! cria-t-il. Ça y est, je l’ai !

Essoufflé, il s’arrêta devant elle.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’une voix tremblante, lointaine.

— Le talisman de Molasar – la source de son pouvoir !

— Tu le lui as dérobé ?

— Non, il me l’a confié pour que je le mette à l’abri pendant son séjour en Allemagne.

Magda était pétrifiée. Papa allait sortir un objet du donjon – exactement comme Glaeken l’avait prédit.

— Montre-le-moi.

— Je n’en ai pas le temps.

Il se dirigea vers le portail mais Magda se plaça devant lui pour lui barrer le passage.

— Je t’en prie, fit-elle, suppliante. Montre-le-moi.

Il hésita puis déballa lentement le paquet et lui présenta ce qu’il appelait le talisman de Molasar.

Seigneur ! C’était un objet massif d’or et d’argent, tout à fait semblable aux croix scellées dans les pierres des murailles. Il y avait à une extrémité une fente dans laquelle pouvait s’enchâsser la lame de Glaeken.

C’était la garde de l’épée de Glaeken. La garde… la clef du donjon… la seule chose susceptible de protéger le monde de Rasalom.

Magda la contempla longuement, sans même entendre les propos de son père. Les mots qui résonnaient dans sa tête étaient ceux de Glaeken, quand il lui avait dépeint le monde après la libération de Rasalom. Elle n’avait plus le choix. Il fallait arrêter Papa – à tout prix.

— Je t’en supplie, dit-elle, les yeux rivés sur lui comme si elle y cherchait un souvenir de cet homme qu’elle avait tant aimé. Laisse cela au donjon. Molasar n’a pas cessé de te mentir. Cet objet n’est pas la source de sa puissance mais la seule chose qui puisse la contrecarrer ! Il est l’ennemi de tout ce qui est bon dans ce monde ! Ne lui permets pas de s’échapper !

— C’est ridicule, il est déjà libre ! Et puis, c’est un allié. Regarde ce qu’il a fait de moi : je peux marcher, courir !

— Non, il ne pourra quitter le donjon tant que cet objet y demeurera !

— Mensonges que tout cela ! Molasar va tuer Hitler et mettre un terme aux camps de la mort !

— Non, Papa, il va s’en repaître ! Écoute-moi, pour une fois ! Fais-moi confiance ! Ne sors pas cette chose du donjon !

— Laisse-moi passer ! dit-il en l’écartant.

Mais Magda plaqua ses mains contre la poitrine de celui qui l’avait élevée, qui lui avait tant appris.

— Écoute-moi, Papa !

Non !

Elle le poussa alors de toutes ses forces. Ce geste lui répugnait mais elle n’avait pas d’autres possibilités. Elle ne devait plus le considérer comme un infirme ; Papa était redevenu un homme comme les autres, robuste et décidé – aussi décidé qu’elle pouvait l’être.

— Tu frappes ton père ? cria-t-il, la voix enrouée, le visage empourpré par la colère. C’est donc cela, la conséquence d’une nuit de débauche avec ton amant aux cheveux roux ? Je suis ton père, Magda, ne l’oublie pas ! Et je t’ordonne de me laisser passer !

— Non, Papa, fit-elle, les larmes aux yeux, je ne le puis pas.

Un instant, la vue de ses larmes parut l’ébranler mais il se reprit très vite. Ses traits se durcirent, il ouvrit la bouche pour émettre un cri de fureur et, tout à coup, il brandit la garde pour l’assommer.


Rasalom attendait dans la caverne souterraine baignée de ténèbres et de silence quasi absolu. On n’entendait que le piétinement incessant des rats qui grouillaient sur le cadavre des deux officiers. Bientôt, il s’échapperait du donjon et connaîtrait à nouveau la liberté.

Sa faim immense serait apaisée. Si l’infirme ne lui avait pas menti, l’Europe serait rapidement transformée en un gigantesque charnier. Après des siècles, des éons de lutte, après tant de défaites devant Glaeken, son triomphe allait enfin éclater. Il s’était cru perdu quand Glaeken l’avait pris au piège de cette bâtisse mais il avait tout de même vaincu. La cupidité des hommes lui avait permis de quitter la cellule infime où il avait croupi cinq siècles durant. La haine et la volonté de puissance qui déferlaient sur l’Europe lui permettraient bientôt d’être le maître de cet univers.

Rasalom attendait mais il n’éprouvait toujours pas ce sursaut de puissance qu’il souhaitait tant connaître.

Que s’était-il passé ? Le vieillard avait eu au moins trois fois le temps de franchir le portail !

Un élément extérieur – oui, c’était cela. Il promena ses sens dans tout le donjon et décela très vite la présence de la fille de l’infirme. Elle était la cause de son retard. Mais pourquoi ? Elle ne pouvait rien savoir…

… à moins que Glaeken ne lui eût parlé de la garde avant de mourir.

Rasalom fit un geste de la main gauche. Derrière lui se relevèrent instantanément les cadavres du major Kaempffer et du capitaine Woermann.

En proie à une rage sans nom, Rasalom s’élança hors de la caverne. Il ne lui serait pas très difficile de venir à bout de la fille. Les deux cadavres lui emboîtèrent le pas, mécaniquement. Un peu en retrait courait l’armée des rats.


Magda vit avec horreur la garde d’or et d’argent s’abaisser vers son crâne. Elle n’aurait jamais pu imaginer une pareille chose de la part de Papa. Et pourtant, c’était avec le désir évident de la tuer qu’il cherchait à la frapper.

Son instinct de conservation la fit réagir au tout dernier instant. Elle fit un bond en arrière, évitant ainsi le choc fatal, puis plongea en avant. Son père tomba à la renverse. Elle se jeta sur lui et lui arracha la garde de l’épée.

Il se débattait comme un animal, roulait sur le sol, lui tordait les poignets pour tenter de récupérer la garde.

— Donne-la-moi ! Donne-la-moi ! Tu vas tout gâcher !

Elle parvint à se relever et alla se plaquer contre la muraille, à quelques centimètres seulement du seuil du donjon. Mais elle avait réussi à maintenir la garde à l’intérieur du périmètre fatal.

Péniblement, Cuza se redressa puis il s’élança vers elle, les bras tendus. Magda l’évita de justesse mais il la saisit par le coude et la projeta sur le sol, tout en poussant des cris stridents.

— Arrête, Papa ! hurla-t-elle. Arrête !

Il ne paraissait pas l’entendre. Cuza n’avait plus rien d’un homme, il était devenu une bête sauvage. Et comme il cherchait à lui enfoncer les ongles dans les yeux, elle le frappa sans réfléchir avec la garde de l’épée.

Il s’immobilisa, les yeux grands ouverts. Déjà, des nappes de brouillard flottaient autour de lui.

Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ?

Mais il était trop tard pour s’apitoyer. Il lui fallait traîner Papa hors de l’enceinte du château – quelques mètres suffiraient – après avoir mis la garde en sécurité.

L’escalier menant à la cave ! Elle pourrait y jeter la garde… Elle s’élança dans la cour quand quelqu’un apparut à la porte.

Rasalom !

Il semblait ne pas toucher terre et avait émergé de la cave comme un gigantesque poisson mort qui remonte à la surface d’un étang. A la vue de Magda, ses yeux se changèrent en globes de haine et il se dirigea vers elle.

Magda ne recula pas. Glaeken lui avait dit que la garde avait le pouvoir de repousser Rasalom, et elle se sentait le courage de l’affronter.

Mais Rasalom n’était pas seul. Deux autres formes lugubres avaient surgi et Magda reconnut instantanément le capitaine et le major. Leur visage était blafard, leur démarche hésitante, et elle sut tout de suite qu’ils étaient morts. Glaeken lui avait parlé des cadavres animés ; elle ne fut donc qu’à moitié surprise, même si son sang se glaça dans ses veines.

Rasalom s’arrêta à quelques mètres d’elle pour étendre les bras comme des ailes. Au bout d’un instant, Magda vit la nappe de brouillard se soulever par endroits. Des mains jaillirent, avec des doigts qui semblaient la désigner, puis ce furent des bras, des torses et des têtes monstrueuses. Pareils à des champignons nés de l’ordure, les cadavres des soldats allemands se dressaient tout autour d’elle.

Elle pouvait voir leur corps mutilé, leur gorge déchirée, leurs yeux révulsés. Elle aurait dû être terrorisée. Mais elle serrait la garde contre elle. Glaeken lui avait affirmé qu’elle pouvait annuler les pouvoirs de Rasalom, et elle le croyait.

Les corps prirent place de part et d’autre de Rasalom avant de s’immobiliser.

Peut-être redoutent-ils la garde ! se dit Magda, le cœur battant. Peut-être ne peuvent-ils plus avancer !

Elle perçut alors un étrange bruissement autour des pieds des soldats. Elle baissa les yeux et découvrit des formes brunes et grises qui s’agitaient en tous sens. Des rats ! Le dégoût l’envahit et elle ne put s’empêcher de reculer.

Elle pouvait tout affronter : Rasalom, les morts vivants – tout sauf les rats !

Elle vit un sourire se dessiner sur le visage de Rasalom et comprit qu’elle réagissait exactement comme il l’avait espéré. Lentement, la distance qui la séparait du seuil du donjon diminuait. Elle aurait voulu résister mais ses jambes semblaient ne plus lui obéir.

Les pierres sombres de l’arche se profilaient au-dessus d’elle. Encore un ou deux mètres, et elle franchirait le portail… et Rasalom serait libre, à tout jamais !

Magda ferma les yeux. Je ne dois plus bouger… je dois résister… voilà ce qu’elle ne cessait de se répéter – quand quelque chose lui frôla la cheville. Un corps furtif, velu. Puis un autre. Puis un autre encore. Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler. La garde n’avait aucun pouvoir sur eux ! Les rats l’assaillaient l’un après l’autre, et ils allaient bientôt la submerger !

Elle rouvrit les yeux. Rasalom s’était rapproché pour mieux poser sur elle ses yeux insondables. La légion des morts s’était déployée autour de lui, et les rats formaient les premières lignes. Il les obligeait à avancer toujours un peu plus, à courir entre ses jambes. La garde de l’épée ne me protège pas ! Elle voulut s’enfuir, et puis elle se ravisa. Les rats l’encerclaient mais ils ne l’attaquaient pas, comme si son contact les effrayait. La garde ! Rasalom perdait tout pouvoir sur eux dès l’instant où ils l’effleuraient !

Magda rassembla tout son courage et demeura sur place.

Rasalom avait dû comprendre ce qui se passait. D’un geste de la main, il anima les cadavres.

Les corps formèrent un mur de chair qui, bientôt, se referma sur elle. Il n’y avait rien dans leurs mouvements qui pût révéler un sentiment de haine à son égard. Ils avançaient, mécaniquement, maladroitement, les yeux révulsés et le visage impassible. Vivants, leur souffle se serait mêlé au sien. Mais ce n’était rien de plus que de la chair morte qui, par endroits, entrait déjà en putréfaction.

Un cadavre s’écroula sur elle, puis un second, l’obligeant chaque fois à reculer de quelques centimètres. Magda comprit alors quelle était la tactique de Rasalom : puisque la terreur n’avait aucun effet sur elle, il l’obligeait physiquement à sortir du donjon en la poussant peu à peu vers le portail fatidique.

Presque malgré elle, Magda brandit la garde de l’épée et décrivit un vaste cercle tout autour d’elle. Le métal heurta les cadavres les plus proches. Aussitôt, des lumières vives éclatèrent à la surface de la chair morte, des fumerolles acides s’en échappèrent et, dans un spasme ultime, les corps s’affaissèrent comme des marionnettes dont on a coupé les fils.

Dans un sursaut d’énergie, Magda fit un pas en avant, levant plus haut la garde de l’épée, touchant de nouveaux cadavres qui, comme les précédents, s’écroulaient foudroyés.

Rasalom lui-même paraissait sur le point de battre en retraite.

Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Magda.

Enfin, elle avait une arme efficace, et elle allait s’en servir !

Mais le regard de Rasalom se porta soudain sur sa gauche, et elle chercha à découvrir ce qui avait bien pu attirer son attention.

Papa ! Il avait repris conscience et s’agrippait aux blocs de pierre de l’arche pour se redresser. Du sang coulait sur son visage.

— Toi ! s’écria Rasalom, le doigt tendu vers Papa. Prends-lui le talisman ! Elle a rejoint nos ennemis !

Magda vit son père secouer la tête et un espoir fou l’envahit.

— Non, dit Papa d’une voix mourante, si cet objet qu’elle détient est vraiment la source de votre pouvoir, vous n’avez pas besoin de moi pour le récupérer ! Prenez-le vous-même !

Elle n’avait jamais été aussi fière de son père qu’en cet instant ! Les larmes aux yeux, elle le vit braver Rasalom en un suprême effort.

— Ingrat ! siffla Rasalom, le visage déformé par la colère. Tu m’as trahi après tout ce que j’ai fait pour toi ! Que la maladie s’abatte à nouveau sur toi !

Papa tomba à genoux en gémissant. Ses mains prirent une teinte blanchâtre, ses doigts se déformèrent. En un instant, son corps se recroquevilla et il roula à terre en hurlant de douleur.

Papa !

Folle de terreur, elle s’élança vers lui pour le protéger des rats qui, en une seconde, s’étaient retournés contre lui. Avec des cris stridents ils mordaient toutes les parties de son pauvre corps. Pareilles à des rasoirs, leurs dents déchiraient sa chair. Malgré son dégoût, Magda les frappait furieusement de la garde de l’épée, suppliant, sanglotant, implorant Dieu du plus profond de son âme.

Tout près de son oreille, la voix de Rasalom retentit, plus lugubre que jamais :

— Jette cet objet de l’autre côté du portail et tu le sauveras ! Jette-le et il vivra !

Magda aurait voulu l’ignorer mais, en son for intérieur, elle savait que Rasalom avait gagné la partie. Elle ne pouvait laisser cette horreur se perpétrer – Papa allait être dévoré vivant par cette vermine, et elle ne pouvait rien pour lui !

Si, il y avait encore un espoir, puisque les rats ne s’attaquaient pas à elle. Elle se coucha sur le corps de son père, la garde serrée contre sa poitrine.

— Il va mourir ! répétait la voix pleine de haine. Il va mourir et tu seras la seule responsable ! La seule, tu entends ? Il te suffirait de peu.

La voix grave de Rasalom se changea soudain en un cri de rage et de terreur.

Toi !

Magda leva la tête. Blême, souillé de son propre sang, Glaeken était apparu au portail du donjon.

— Je savais que tu viendrais.

Magda n’avait jamais été si heureuse de voir quelqu’un. Mais son allure trahissait sa faiblesse extrême. C’était un miracle qu’il fût parvenu à franchir la chaussée, et il ne réussirait jamais à combattre Rasalom dans cet état.

Pourtant, il était là, et il avait apporté la lame de l’épée. Il lui tendit la main. Les mots n’étaient plus nécessaires entre eux. Elle savait pourquoi il était venu et ce qu’elle devait faire à présent. Elle abandonna le corps de Papa et plaça la garde dans la main de Glaeken. Rasalom poussa un hurlement mais Glaeken ne s’en préoccupa pas. Il sourit à Magda puis, d’un geste précis, il emboîta l’épée dans la garde.

C’était comme si l’univers tout entier explosait. Il y eut un bruit terrible et un éclair de lumière plus vif que le soleil à son solstice. Une boule de feu d’un éclat insupportable jaillit de l’arme fantastique pour balayer tout le donjon.

Le brouillard se dissipa en un instant, les rats s’enfuirent en piaillant dans tous les sens. Les cadavres tombèrent en poussière comme des épis de blé desséchés.

Même Rasalom reculait en se protégeant le visage des deux mains.

Le véritable maître du donjon était enfin de retour.

Puis la boule de feu perdit de son intensité avant de disparaître dans l’épée dont elle était issue. Magda resta quelque temps aveuglée puis vit à nouveau normalement. Les vêtements de Glaeken étaient toujours déchirés et ensanglantés mais l’homme avait retrouvé toute sa puissance. La fatigue, les blessures, tout s’était évanoui. Son regard terrible exprimait toute sa résolution, et Magda était heureuse de trouver en lui un allié. Tel était l’homme qui, pendant des éternités, avait mené le combat de la Lumière contre le Chaos… tel était l’homme qu’elle aimait.

Glaeken brandissait devant lui l’arme formidable enfin reconstituée. Les yeux étincelants, il se tourna vers Magda et inclina la tête.

— Sois remerciée, ma bien-aimée, dit-il doucement. Je te savais courageuse mais ta hardiesse a dépassé toutes mes espérances.

Magda ne put s’empêcher de rougir devant un tel éloge. Ma bien-aimée… il m’a appelée sa bien-aimée…

Glaeken tendit la main en direction de Papa.

— Porte-le de l’autre côté du portail, je veillerai à ta sécurité.

Magda jeta un coup d’œil circulaire. Les restes des cadavres inondaient le sol. Mais Rasalom avait disparu.

— Je le trouverai, dit Glaeken, mais je veux d’abord te savoir à l’abri.

Magda s’agenouilla et prit Papa sous les aisselles avant de le tirer vers la chaussée. Il respirait très faiblement et son corps était ensanglanté d’un millier de morsures.

— Au revoir, Magda.

C’était la voix de Glaeken. Elle leva la tête pour lire dans ses yeux une tristesse infinie.

— Au revoir ? Mais où vas-tu donc ?

— Je vais mettre un terme à une guerre qui aurait dû s’achever depuis bien longtemps, fit-il d’une voix brisée par l’émotion. Je te souhaite…

— Tu vas revenir, n’est-ce pas ? cria-t-elle en proie à une terreur soudaine.

Mais il ne lui répondit pas. Déjà Glaeken s’élançait vers la cour.

— Glaeken !

Il s’engouffra dans la tour. Et le cri de Magda se changea en un long gémissement.

Glaeken !

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