XV

LE DONJON
Mercredi 30 avril
6 heures 22

Le capitaine Woermann avait tenté de veiller toute la nuit mais sans y parvenir. Il s’était installé auprès de la fenêtre surplombant la cour, le Luger serré contre sa poitrine, bien qu’il doutât qu’un.9 mm pût quelque chose contre celui qui hantait le donjon. Trop de nuits sans sommeil et pas suffisamment de petites siestes avaient finalement eu raison de lui.

Il se réveilla en sursaut, ne sachant plus où il était. Il se crut un instant à Rathenow : dans la cuisine, Helga, sa femme, préparait des œufs et des saucisses, tandis que ses fils étaient partis traire les vaches. Mais ce n’était qu’un rêve.

Il bondit de la chaise quand il constata que le ciel était clair. La nuit s’était écoulée, et il était encore vivant. Une fois de plus, la mort l’avait épargné. Mais son bonheur ne fut que de courte durée, car il comprit aussitôt que quelqu’un d’autre avait péri. Il savait qu’un cadavre ensanglanté gisait dans un recoin du donjon.

Il rangea son Luger et traversa la pièce pour sortir sur le palier. Tout était calme. Il descendit l’escalier en se frottant les yeux. Comme il arrivait au niveau inférieur, la porte de l’appartement des Juifs s’ouvrit.

Magda apparut mais ne le vit pas. Elle portait un pot de métal. Perdue dans ses pensées, elle gagna la cour et tourna à droite en direction de l’escalier menant aux caves. Elle paraissait savoir parfaitement bien où elle allait : cela le troubla, puis il se souvint qu’elle était déjà venue à de nombreuses reprises au donjon. Elle avait connaissance des citernes et savait qu’elle pourrait y trouver de l’eau fraîche.

Woermann sortit dans la cour pour la regarder. Ce spectacle avait quelque chose de féerique : une femme marchant parmi les brumes de l’aube au milieu de murailles de pierre incrustées de croix de métal. Un rêve. Elle semblait très belle sous ses vêtements épais. Ses hanches ondulaient naturellement, et cela ne pouvait que le bouleverser. Son visage était joli – ses yeux bruns, surtout. Si au moins elle avait défait ses cheveux au lieu de les retenir sous un fichu, elle aurait été splendide.

Il s’apprêtait à la suivre à la cave pour s’assurer qu’elle ne cherchait pas autre chose que de l’eau, quand le sergent Oster arriva en courant.

— Mon capitaine ! Mon capitaine !

Woermann soupira et s’apprêta à entendre les tristes nouvelles.

— Qui avons-nous perdu ?

— Personne, mon capitaine ! dit Oster en brandissant une feuille de papier. J’ai fait l’appel, tout le monde est là !

Woermann ne céda pas à la joie – il avait été trop éprouvé au cours de la semaine précédente – mais il laissa toutefois une petite place à l’espoir.

— Vous en êtes sûr ? Absolument sûr ?

— Oui, mon capitaine. A l’exception du major et des deux Juifs.

Woermann se tourna vers l’arrière du château, où se trouvaient les appartements de Kaempffer. Était-ce lui qui…

— J’ai gardé les officiers pour la fin, dit Oster, comme pour s’excuser.

Woermann hocha la tête. Eric Kaempffer avait-il été victime… Ç’aurait été trop beau. Woermann n’aurait jamais cru possible de haïr à ce point un être humain…

Il traversa la cour pour se diriger vers l’arrière du donjon. Kaempffer mort, il redeviendrait le maître incontesté des lieux, qu’il s’empresserait de quitter avant midi ; les hommes des einsatzkommandos auraient le choix de demeurer au donjon ou de le suivre, ce qu’ils feraient très certainement.

Bien sûr, Kaempffer pouvait être toujours en vie ; ce serait pour lui une grande déception, mais la situation ne serait pas entièrement négative : pour la première fois depuis leur arrivée, une nuit se serait écoulée sans voir la mort d’un soldat allemand. Et cela, c’était capital. Pour le moral des hommes. Pour le sien, aussi.

Oster courut derrière Woermann.

— Vous croyez que les Juifs sont responsables ?

— De quoi ?

— De ce qu’il n’y ait pas eu de mort cette nuit.

Woermann fit halte, leva les yeux vers la fenêtre de Kaempffer. Oster était visiblement persuadé que Kaempffer était toujours vivant.

— Pourquoi dites-vous cela, sergent ? Qu’auraient-ils pu faire ?

— Je n’en sais rien, dit Oster en fronçant les sourcils. Mais les hommes le croient, les miens, tout au moins – je veux dire, les nôtres. Après tout, nous avons perdu quelqu’un chaque nuit sauf la nuit dernière. Et les Juifs sont arrivés hier soir. Peut-être ont-ils découvert quelque chose dans les livres…

— Peut-être.

Il pénétra dans la partie arrière du donjon et s’engagea dans l’escalier.

Curieux, mais assez improbable. Le vieux Juif et sa fille ne pourraient avoir trouvé de solution aussi facilement. Le vieux Juif… voilà qu’il se mettait à parler comme Kaempffer ! Quelle misère !

Essoufflé, Woermann arriva devant la porte de Kaempffer. Trop de saucisses, se dit-il en se tenant le ventre, trop de siestes aussi. Il tendit la main vers le loquet quand la porte s’ouvrit brusquement sur le major.

— Ah, Klaus ! dit-il d’un ton bourru. J’avais cru entendre du bruit.

Kaempffer ajusta la courroie de cuir noir de son étui à revolver.

— Je suis content de voir que vous êtes en pleine forme, dit Woermann.

Étonné de cette sincérité évidente, Kaempffer se tourna vers lui puis vers Oster.

— Eh bien, sergent, de qui s’agit-il, cette fois-ci ?

— Pardon ?

— Oui, qui est mort cette nuit ? C’est l’un des miens ou des vôtres ? Je veux que le Juif et sa fille soient conduits jusqu’au cadavre et qu’ils…

— Personne n’est mort cette nuit, trancha Oster.

Kaempffer leva les sourcils de surprise.

— C’est bien vrai ? Personne n’est mort ?

— Si le sergent le dit…

— Alors, nous avons réussi !

Nous ? Mais dites-moi, mon cher, qu’avons-nous fait, au juste ?

— Eh bien, nous avons passé une nuit sans mort ! Je vous avais dit que nous en viendrions finalement à bout !

— Puisque vous le dites… Mais je voudrais savoir quelque chose : qu’est-ce qui a produit l’effet désiré ? Ou plus exactement, qu’est-ce qui nous a protégés la nuit dernière ? Je veux le savoir avec certitude pour que cela se reproduise la nuit prochaine.

La satisfaction de Kaempffer disparut aussi vite qu’elle avait surgi.

— Allons voir ce Juif, fit-il, en bousculant presque Oster pour passer en premier dans l’escalier.

Au moment où ils pénétraient dans la cour, Woermann crut entendre une voix de femme provenant de la cave. Il ne saisit pas les mots mais la détresse de la femme était évidente. Et ce furent bientôt des cris de colère et de terreur.

Il courut jusqu’à l’entrée de la cave. La fille du professeur – il se souvint alors qu’elle s’appelait Magda – était coincée dans l’angle formé par les marches et le mur. Son tricot était déchiré, ainsi que son chemisier et son soutien-gorge, dévoilant ainsi le globe blanc d’un sein. Un homme des einsatzkommandos s’écrasait sur elle en dépit des coups de poing furieux dont elle le bombardait.

Woermann hésita un instant puis se précipita dans l’escalier. L’homme était tellement fasciné par la poitrine de Magda qu’il n’entendit pas Woermann arriver. Les dents serrées, il frappa de toutes ses forces le soldat au flanc gauche. Taper sur un de ces salauds lui faisait du bien, et il dut se retenir pour ne pas le rouer de coups.

Le SS émit un grognement de douleur et s’apprêta à riposter quand il se rendit compte qu’il était en présence d’un officier. Un instant, il se demanda s’il allait baisser les bras ou non.

Woermann aurait aimé que le soldat répliquât. Il avait déjà la main sur son Luger. Jamais auparavant, il ne se serait cru capable d’avoir envie de tuer un autre soldat allemand, mais quelque chose en lui le poussait à abattre cet homme et de détruire à travers lui tout ce qu’il reprochait à la Patrie, à l’armée, à sa carrière personnelle.

Mais le soldat ne bougea pas, et Woermann se sentit soulagé.

Que lui était-il donc arrivé ? Il n’avait jamais haï. Bien sûr, il avait tué des hommes à la guerre, mais il ne les avait jamais haïs. C’était une impression étrange, comme si quelque étranger s’était introduit chez lui sans qu’il pût trouver un moyen de le jeter dehors.

Le soldat remit de l’ordre dans son uniforme. Woermann se tourna vers Magda. Elle referma son chemisier puis se leva calmement. Tout à coup, elle envoya une formidable gifle à son agresseur, au point de le déséquilibrer.

Elle lui cracha en plein visage toute une bordée de mots roumains que Woermann ne comprit pas mais que l’expression de haine de ses yeux expliquait parfaitement. Puis elle passa devant Woermann, ramassa le pot à eau et s’en alla.

Woermann dut faire appel à toute sa réserve de Prussien pour ne pas l’applaudir. Il regarda le soldat qui, visiblement, ne savait s’il devait s’élancer derrière la fille ou se plier à la hiérarchie.

La fille… pourquoi lui donnait-il donc ce qualificatif ? Elle devait avoir une douzaine d’années de moins que lui mais elle avait certainement dix ans de plus que son fils Kurt – Kurt qui était déjà un homme. Peut-être parce qu’il émanait d’elle une certaine fraîcheur, une certaine innocence – une qualité très précieuse qu’il se devait de préserver, de protéger.

— Comment vous appelez-vous, soldat ?

— Leeb, mon capitaine. Einsatzkommandos.

— Vous avez l’habitude de vous livrer au viol quand vous êtes en service ?

Pas de réponse.

— Est-ce que ce que je viens de voir fait partie intégrante de votre mission ?

— C’est une Juive, mon capitaine.

Le ton de l’homme impliquait que cela suffisait à justifier toute action.

— Vous ne m’avez pas répondu, soldat ! fit Woermann, qui se sentait sur le point d’exploser. Est-ce que cette tentative de viol fait partie de vos attributions ?

— Non, mon capitaine.

Woermann arracha le Schmeisser du soldat Leeb.

— Vous êtes consigné dans votre chambrée, soldat…

— Je vous en prie !

Woermann remarqua que cette supplique ne s’adressait pas à lui mais à quelqu’un d’autre qui se trouvait derrière lui. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait, et préféra achever sa phrase.

— Pour avoir déserté votre poste. Le sergent Oster décidera d’une action disciplinaire. A moins, ajouta-t-il au bout d’une seconde, que le major envisage une punition particulière.

Kaempffer avait légalement le droit d’intervenir puisque les deux officiers appartenaient à des services différents ; Kaempffer était de plus ici sur ordre du Commandement Suprême, dont dépendaient en fin de compte toutes les forces armées. Il était de plus supérieur en grade à Woermann. Mais Kaempffer se sentait pris au piège : excuser le soldat Leeb reviendrait à accepter qu’un homme du rang déserte son poste. Aucun officier ne pouvait l’admettre. Kaempffer était coincé, et Woermann le savait.

— Emmenez-le, sergent, dit sèchement Kaempffer. Je m’occuperai de lui plus tard.

Woermann jeta le Schmeisser à Oster, qui escorta Leeb en haut de l’escalier.

— A l’avenir, dit Kaempffer d’un ton acide quand le sergent et le simple soldat furent hors de portée de voix, vous voudrez bien ne pas donner d’ordres ou infliger de punitions à mes hommes. Ils ne sont pas placés sous votre commandement mais sous le mien !

Woermann franchit quelques marches puis, quand il fut à hauteur de Kaempffer :

— Dans ce cas, gardez-les en laisse !

Le major pâlit, surpris d’un tel éclat.

— Écoutez, monsieur l’officier SS, poursuivit Woermann qui laissait enfin éclater sa colère et son dégoût, et écoutez-moi bien. Je ne sais comment faire pour être bien compris. J’aurais voulu vous raisonner mais je pense que cela ne vous atteindrait pas. Je vais donc faire appel à votre instinct de conservation, puisque nous savons tous deux de quoi il s’agit. Dites-vous bien une chose : personne n’est mort cette nuit. Et la seule différence entre cette nuit et les nuits précédentes, c’est l’arrivée des deux Juifs de Bucarest. Il faut donc qu’il y ait un rapport entre les deux événements. C’est pour cela que je vous demande de tenir éloignées vos bêtes sauvages !

Il ne prit pas la peine d’attendre la réponse de Kaempffer et se dirigea vers la tour de guet. Au bout de quelques pas, il entendit que Kaempffer le suivait. Il s’arrêta devant la porte de la suite du premier étage, frappa et entra immédiatement. La politesse était une chose, mais il voulait ne pas se départir de son image de marque aux yeux des deux civils.

Le professeur ne leva même pas les yeux vers les deux officiers. Seul, il buvait dans une petite timbale en étain, assis devant la table chargée de livres. Woermann se demanda s’il avait bougé de toute la nuit. Son regard se porta sur les livres mais s’en détourna très rapidement : l’extrait qu’il avait parcouru la veille lui revint en mémoire… il y était décrit des préparatifs pour un sacrifice en l’honneur d’une divinité dont le nom était un enchaînement de consonnes tout à fait imprononçable. Il frissonna rétrospectivement. Comment pouvait-on lire de telles choses sans en tomber malade ?

Il jeta un coup d’œil circulaire. La fille était absente – elle se trouvait probablement dans la chambre. Cette pièce semblait plus petite que la sienne, deux étages plus haut – mais peut-être n’était-ce qu’une impression causée par l’accumulation de livres et de bagages.

— Ce qui s’est passé ce matin, est-ce là un exemple de ce que nous devrons affronter toutes les fois que nous voudrons boire un peu d’eau ? dit sèchement le vieillard impassible. Ma fille doit-elle se faire agresser dès qu’elle quitte cette pièce ?

— La question a été réglée, dit Woermann. Le soldat sera puni. Et je puis vous assurer que cela ne se reproduira plus jamais.

— Je l’espère bien, répondit Cuza. Il est déjà difficile de trouver des renseignements dans ces livres quand les conditions sont optimales. Quant à travailler sous la menace… l’esprit s’y refuse.

— Il ferait mieux de ne pas refuser, Juif ! s’écria Kaempffer. Il ferait mieux de faire ce qu’on lui dit !

— Je ne parviens pas à me concentrer sur ces textes quand je suis obsédé par la sécurité de ma fille. Je pense que ce n’est pas très difficile à comprendre.

Woermann eut l’impression que le professeur cherchait un allié en lui.

— Je crains que cela ne soit inévitable, dit-il. Elle est l’unique femme de ce qui est essentiellement une base militaire. Cette situation ne me plaît pas non plus. Ce n’est pas la place d’une femme. A moins… à moins que nous ne l’installions à l’auberge. Elle pourrait emporter quelques livres et travailler seule avant de revenir confronter ses recherches avec celles de son père.

— C’est hors de question ! s’exclama Kaempffer. Elle demeurera ici pour que nous puissions la surveiller !

Il s’approcha de Cuza et dit plus calmement :

— Une seule chose m’intéresse : ce que vous avez découvert cette nuit pour que nous restions tous en vie.

— Je ne comprends pas…

— Personne n’est mort cette nuit, dit Woermann.

Il guetta une réaction sur le visage du vieil homme. La peau tendue ne frémit pas. Seuls les yeux révélèrent en s’agrandissant une certaine surprise.

— Magda ! appela-t-il. Viens ici !

La porte de l’autre pièce s’ouvrit et la fille apparut. Elle avait l’air très calme mais la main qu’elle posa sur le chambranle de la porte tremblait légèrement.

— Oui, Papa ?

— Il n’y a pas eu de victimes cette nuit ! dit Cuza. Ce doit être une des incantations que j’ai lues !

— Cette nuit ?

La fille ne put dissimuler son trouble : le souvenir de l’horreur qu’elle avait vécue… Mais elle se tourna vers son père qui hocha doucement la tête, et son visage s’illumina.

— Merveilleux ? Je me demande de quelle incantation il s’agit.

Des incantations, se dit Woermann. Lundi dernier, une telle conversation l’aurait fait rire. Mais aujourd’hui, il était prêt à écouter tout ce qui pouvait leur sauver la vie. Tout.

— Voyons donc cette incantation, dit Kaempffer, dont les yeux reflétaient un certain intérêt.

— Certainement, fit Cuza en saisissant un lourd volume. Voici le De Vermis Mysteriis de Ludwig Prinn. Il est rédigé en latin. J’espère que vous lisez le latin, major ?

Kaempffer ne répondit pas et se contenta de pincer les lèvres.

— Quel dommage, fit le professeur. Enfin, je vais traduire…

— J’espère que vous ne vous moquez pas de moi, Juif !

Cuza ne se laissa pas intimider, et Woermann éprouva pour lui une certaine admiration.

— La réponse se trouve ici ! s’écria-t-il en désignant les livres. Ce qui s’est passé cette nuit le prouve assez. Je ne sais toujours pas ce qui hante le donjon mais avec un peu de temps, un peu de calme et moins d’interventions, je suis certain de pouvoir découvrir la vérité. A présent, bonjour, messieurs.

Il chaussa ses lunettes et tira un livre vers lui. Woermann sourit devant la rage impuissante de Kaempffer, et il prit la parole avant que le major ne commît quelque bêtise.

— Je crois qu’il serait dans notre intérêt de laisser le professeur accomplir le travail pour lequel nous l’avons fait venir.

Kaempffer passa la porte. Woermann jeta un dernier coup d’œil sur le professeur et sa fille avant de l’imiter. Ces deux-là lui cachaient quelque chose. A propos du donjon ou de l’entité mystérieuse qui l’habitait, il n’aurait su le dire. D’ailleurs, cela n’avait pas grande importance. Du moment qu’il n’y avait plus de morts. Il ne savait même pas, en fait, s’il désirait connaître la vérité. Toutefois, il serait le premier à demander des comptes si la sinistre litanie des victimes devait un jour recommencer.


Le professeur Cuza repoussa le gros ouvrage dès que la porte se fut refermée. Il se frotta les doigts, l’un après l’autre, méthodiquement.

Le matin était le moment le plus pénible de la journée. Chaque partie de son corps le faisait souffrir. Les mains, tout spécialement. Ses phalanges étaient pareilles à des gonds rouillés. Toutes ses articulations refusaient de fonctionner pour effectuer le geste le plus simple. La douleur s’atténuait en fin de matinée, après qu’il eut absorbé deux doses d’aspirine ainsi que de la codéine – quand il parvenait à s’en procurer. Son corps n’était plus pour lui de la chair et du sang mais une horlogerie abandonnée sous la pluie qui aurait subi des dommages irréparables.

Et puis, il y avait cette sécheresse dans la bouche qui ne le quittait jamais. Les docteurs lui avaient expliqué qu’« il n’est pas rare que les malades atteints de sclérodermie observent une nette diminution du volume des sécrétions salivaires ». Cette observation clinique se traduisait chez lui par l’impression d’avoir une langue aussi sèche que du plâtre de Paris. Il avait toujours un peu d’eau à portée de la main et, s’il n’en buvait pas, sa voix devenait rocailleuse, presque inaudible.

Avaler des aliments lui était également pénible, comme si ses muscles refusaient de mâcher puis d’entraîner le bol alimentaire vers l’estomac.

Ce n’était pas une vie, et il avait plus d’une fois envisagé de mettre un terme à toute cette mascarade. Mais il n’avait jamais rien tenté. Peut-être parce qu’il manquait de courage ; peut-être aussi parce qu’il voulait faire face à toutes les épreuves qui l’attendaient encore.

— Tu vas bien, Papa ?

Magda se tenait près de la cheminée et frissonnait. Le froid n’en était pas à l’origine. Papa savait qu’elle avait été bouleversée par l’apparition et qu’elle n’avait pas dormi de la nuit. Lui non plus, d’ailleurs. Mais se faire ensuite agresser à moins de dix mètres de son appartement…

Des sauvages ! Il aurait donné n’importe quoi pour les voir tous morts – pas seulement ceux qui logeaient au donjon mais tous ces nazis infects qui grouillaient en Europe. Il aurait souhaité les exterminer avant qu’ils ne l’exterminent. Mais que pouvait-il faire ? Un vieillard infirme incapable de défendre sa propre fille – que pouvait-il faire ?

Rien. Il aurait voulu pleurer, hurler de rage, briser des objets, abattre les murailles à l’instar de Samson.

— Tout va bien, Magda, dit-il. Ce n’est ni pire ni mieux que d’habitude. Mais il y a une chose qui me chagrine. Ta place n’est pas ici. Ce n’est la place d’aucune femme.

— Je le sais, soupira-t-elle. Mais il n’y a pas moyen de partir sans leur permission.

— Que tu es dévouée, dit-il, alors qu’une bouffée d’amour pour elle montait en lui. Mais je ne parlais pas de nous. C’est de toi que je parlais. Je veux que tu quittes ce donjon dès qu’il fera nuit.

— Je ne suis pas très douée pour escalader les murs, dit-elle avec un pauvre sourire. Et je ne me vois pas en train de faire du charme à la sentinelle. D’ailleurs, je ne saurais pas comment m’y prendre.

— Rappelle-toi, la sortie de secours est située juste sous nos pieds.

— C’est vrai, fit-elle, j’avais oublié.

— Comment pourrais-tu l’oublier ? C’est toi-même qui l’as découverte !

Cela s’était passé au cours de leur dernière visite. Il réussissait encore à se déplacer seul, avec l’aide de deux cannes, toutefois. Il avait envoyé Magda dans la gorge pour qu’elle trouve une pierre angulaire ou peut-être même une simple roche portant une inscription… n’importe quoi qui aurait pu lui fournir des renseignements sur le bâtisseur de ce donjon. Magda n’avait trouvé aucune inscription, rien qu’une grande dalle de pierre posée contre le mur de la tour de guet ; elle s’était appuyée contre la dalle, qui avait pivoté pour révéler une série de marches menant vers le haut.

Elle avait insisté pour explorer la base de la tour, dans l’espoir d’y découvrir quelque vieux document. Mais elle ne vit rien de plus qu’un escalier en colimaçon qui semblait muré à l’extrémité supérieure. Muré ? Non – l’escalier débouchait sur une niche située à l’intérieur même de la muraille qui séparait les deux chambres. Là, Magda trouva une autre pierre qui pivotait aisément et permettait donc d’entrer ou de sortir secrètement des appartements de la tour.

Cuza n’avait accordé aucune importance à cet escalier – après tout, chaque château, chaque donjon possédait son passage secret. Mais il y voyait aujourd’hui un moyen pour Magda de recouvrer la liberté.

— Je veux que tu empruntes l’escalier dès qu’il fera nuit et que tu marches dans la gorge en direction de l’est. Quand tu auras atteint le Danube, tu le suivras jusqu’à la mer Noire. Après quoi, tu te rendras en Turquie et…

— Sans toi ?

— Bien entendu !

— Abandonne cette idée, Papa ! Je resterai avec toi !

— Magda, tu dois obéir, c’est un ordre que te donne ton père !

— Non ! Je ne te quitterai jamais ! Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir si je faisais une chose pareille !

Il appréciait les sentiments qu’elle éprouvait à son égard mais cela n’atténua en rien sa frustration. Il n’obtiendrait rien d’elle par l’autorité. Il décida alors de se montrer plus suppliant. Cette méthode offrait toujours d’excellents résultats. Au fil des années, par l’ordre ou par la prière, il avait toujours réussi à la faire céder. Il se reprochait parfois cette attitude dominatrice mais, après tout, elle était sa fille et lui, son père. De plus, il avait besoin d’elle. Mais aujourd’hui, le temps était venu de lui donner sa liberté pour qu’elle sauve sa vie.

— Je t’en prie, Magda, accorde cette faveur à un vieil homme qui mourra en paix s’il sait que tu as pu échapper aux Nazis.

— Et moi, je saurai que tu es resté parmi eux ? Jamais !

— Écoute-moi ! Tu pourras emporter le Al Azif avec toi. C’est un lourd volume, je le sais, mais tu trouveras bien un pays où tu pourras le vendre à un bon prix.

— Non, Papa ! dit-elle avec une détermination qu’il ne lui connaissait pas.

Elle se retira dans l’autre pièce et tira la porte derrière elle.

Je l’ai trop bien élevée, se dit-il. Je l’ai tenue si près de moi qu’elle ne peut plus me quitter, fût-ce au prix même de sa vie. Est-ce pour cela qu’elle ne s’est jamais mariée ? Est-ce ma faute ?

Cuza se frotta les yeux de ses mains gantées de coton et évoqua les années passées. Magda était depuis sa puberté l’objet de l’intérêt des hommes, et elle ne laissait personne indifférent. Elle se serait probablement mariée et aurait eu beaucoup d’enfants – et lui-même aurait été grand-père – si sa mère n’était morte subitement onze ans plus tôt. Magda n’était âgée que de vingt ans à l’époque mais elle avait changé du tout au tout pour assurer son rôle d’infirmière, de secrétaire, d’associée. Bientôt, les hommes la trouvèrent trop distante.

Mais il y avait des problèmes plus urgents à régler. L’avenir de Magda était des plus limités si elle ne se résignait pas à quitter le donjon. En outre, il y avait l’apparition à laquelle ils avaient été confrontés la nuit précédente. Cuza était certain qu’elle reviendrait à la tombée du jour et ne voulait pas que Magda vécût ce moment. Il avait décelé dans ses yeux une volonté qui lui avait tordu le cœur ainsi qu’une poigne de glace, une faim indicible… non, Magda devrait être loin lorsque la nuit tomberait.

Plus que toute autre chose, il désirait rester seul pour attendre son retour. Ce serait l’apogée de sa vie – rencontrer un mythe, une créature dont on se servait depuis des siècles pour effrayer les enfants. Sans parler des adultes. Prouver enfin son existence ! Il se devait de parler à nouveau à cette chose… de la forcer à lui répondre, pour savoir enfin, de tous les mythes qui l’entouraient, lesquels étaient vrais et lesquels étaient faux.

Son cœur bondissait dans sa poitrine à la seule pensée de cette confrontation. Étrangement, il ne se sentait pas menacé par cette créature. Il connaissait sa langue et avait même réussi à communiquer avec elle la nuit dernière. Elle l’avait compris et ne leur avait pas fait de mal. Il entrevoyait la possibilité de créer une sorte de terrain d’entente spirituel. En tout cas, il ne souhaitait nullement l’empêcher d’agir ou l’anéantir – le professeur Theodor Cuza ne pouvait être l’ennemi de tout ce qui contribuerait à décimer l’armée allemande.

Il contempla la table en désordre, certain de ne rien trouver de menaçant dans ces livres tant décriés. Il comprenait à présent pourquoi on avait cherché à les détruire : ces ouvrages étaient de véritables abominations. Mais ils lui étaient fort précieux dans le petit jeu qu’il jouait avec les officiers allemands. Il devait demeurer au donjon tant qu’il n’aurait pas tout appris de l’être qui y vivait. Ensuite, les Allemands pourraient faire de lui ce qu’ils voudraient.

Mais Magda… Magda devait être en sécurité. Et puisqu’elle ne voulait pas partir d’elle-même, peut-être pourrait-il la faire chasser ? Le capitaine Woermann allait être fort utile. Il ne semblait pas particulièrement heureux de voir une femme errer parmi ses hommes. Oui, si Woermann pouvait être provoqué…

Cuza se méprisait déjà de ce qu’il allait faire.

— Magda ! appela-t-il. Magda !

Elle ouvrit la porte et passa la tête.

— J’espère que ce n’est pas pour me demander à nouveau de quitter le donjon parce que je ne…

— Non, pas le donjon, la chambre seulement. J’ai faim, et les Allemands nous ont dit que nous pourrions prendre à manger aux cuisines.

— Ils n’ont rien apporté ?

— Non, et je suis sûr qu’ils ne le feront pas. Il faut que tu ailles chercher quelque chose.

— Comment, tu veux que je traverse la cour après ce qui vient d’arriver ?

— Je suis certain que cela ne se reproduira plus…

Il détestait lui mentir mais il ne pouvait agir autrement.

— Les hommes ont reçu des consignes de leurs officiers. Et puis, tu ne seras pas dans une pièce sombre mais à l’air libre.

— Oui, mais leur façon de me regarder…

— Nous devons manger.

Sa fille le contempla longuement puis elle hocha la tête.

— Tu as raison.

Magda boutonna sa veste de laine jusqu’au dernier bouton puis elle traversa la pièce sans rien ajouter.

Cuza la regarda passer. Elle était courageuse, et elle mettait en lui toute sa confiance… une confiance qu’il était en train de trahir. Il savait ce qu’elle allait trouver au-dehors et pourtant, il l’y avait envoyée. Pour chercher à manger.

Lui qui n’avait jamais eu aussi peu faim.

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