XXI

LE DONJON
Jeudi 1er mai
17 heures 22

Seul dans sa chambre, le capitaine Woermann avait vu les ombres s’allonger sur le donjon avant la disparition totale du soleil. Et son malaise s’était réveillé. Les ombres n’auraient pas dû le perturber. Après tout, il n’y avait pas eu de victimes pendant deux nuits d’affilée, et il n’y avait pas de raison pour qu’il en allât autrement ce soir. Malgré cela, le pressentiment était là.

Le moral des hommes s’était considérablement amélioré. A nouveau, ils se comportaient en vainqueurs. Ils avaient été menacés, quelques-uns étaient morts, mais ils s’étaient obstinés et tenaient toujours le donjon. Maintenant que la fille était partie, un nouvel accord s’instaurait entre les soldats en gris et les uniformes noirs. Ils ne se mêlaient pas vraiment les uns aux autres mais une nouvelle camaraderie était née, celle du triomphe. Woermann se trouvait bien incapable de partager leur optimisme.

Il regarda son tableau. Il n’avait plus le moindre désir d’y travailler et ne voulait pas en commencer un autre. Il n’avait même pas le courage de sortir ses couleurs pour effacer l’ombre du pendu. Cette ombre l’obsédait littéralement. Elle lui paraissait chaque fois plus distincte, et la tête semblait dessinée avec davantage de précision. Il détourna les yeux. C’était absurde.

Non… ce n’était pas si absurde que cela. Il régnait toujours quelque chose de malsain dans ce donjon. Il n’y avait pas de victimes depuis deux jours mais le donjon n’avait pas changé pour autant. Le mal n’avait pas disparu, il était seulement en retrait. L’air ambiant, les murailles, tout était toujours aussi oppressant. Les hommes pouvaient se taper dans le dos et se féliciter. Woermann, lui, ne le pouvait pas. Il regardait son tableau et savait avec certitude que la série des victimes n’était pas achevée : elle n’était qu’interrompue et pouvait reprendre à n’importe quel moment – ce soir, peut-être. Nul n’avait été vaincu ou chassé. La mort était toujours présente, qui attendait l’instant propice pour frapper à nouveau.

Il frissonna. Quelque chose allait se passer, il le sentait au plus profond de lui-même.

Encore une nuit… donnez-moi encore une nuit, c’est tout ce que je demande.

Si la mort voulait bien attendre demain matin, Kaempffer prendrait le chemin de Ploiesti. Woermann pourrait alors imposer de nouveau sa propre loi. Et il ferait évacuer le donjon au premier incident.

Kaempffer… il se demanda ce que ce cher Eric pouvait bien faire. Il ne l’avait pas vu de tout l’après-midi.


Le SS-Sturmbannführer Kaempffer était penché au-dessus de la carte ferroviaire de Ploiesti. Le jour déclinait et ses yeux se fatiguaient à discerner les lignes minuscules des voies de chemin de fer. Il valait mieux arrêter maintenant plutôt que de poursuivre à la lumière crue de l’ampoule électrique.

Il se redressa et se frotta les yeux. Cette journée n’avait pas été inutile car il avait amassé pas mal d’informations. Il lui faudrait partir de zéro avec les Roumains. Tous les détails de la construction du camp lui seraient confiés, même le choix exact du site. Il pensait d’ailleurs avoir découvert un emplacement satisfaisant : il y avait une série d’entrepôts abandonnés à l’est du nœud ferroviaire, qui pourraient constituer les premiers éléments du camp de Ploiesti. Des clôtures en fil de fer barbelé pourraient être édifiées en quelques jours, et la Garde de Fer se chargerait de rassembler les Juifs.

Kaempffer avait hâte de commencer. La Garde de Fer s’occuperait en toute liberté des premiers « invités » tandis qu’il superviserait l’édification des bâtiments définitifs. Ensuite, il consacrerait une bonne partie de son temps à apprendre aux Roumains les bonnes vieilles méthodes SS de ratissage.

Il replia la carte et songea aux énormes bénéfices réalisés par l’intermédiaire du camp mais surtout à la façon dont il pourrait en garder la majeure partie pour lui. Commencer par saisir les montres, les bijoux et les bagues des prisonniers ; pour les dents en or et les cheveux de femme, on verrait plus tard. Les commandants en poste en Allemagne et en Pologne s’enrichissaient tous ; Kaempffer n’entendait pas faire exception à la règle.

Mais ce n’était pas tout. Dans un avenir assez proche, dès que le camp fonctionnerait comme une machine bien huilée, il aurait certainement l’occasion de louer ses pensionnaires les plus robustes aux industriels roumains. Cela se pratiquait couramment dans les autres camps. Avec l’Opération Barbarossa, l’armée roumaine envahirait la Russie aux côtés de la Wehrmacht, drainant ainsi toutes les forces vives du pays. Les usines auraient besoin de travailleurs et les salaires seraient versés directement au commandant du camp.

Kaempffer connaissait toutes les ficelles du métier après son passage à Auschwitz. Ce n’était pas tous les jours qu’un homme se voyait confier la tâche de servir son pays et de rééquilibrer la balance génétique de la race humaine tout en ayant la possibilité de s’enrichir. Il avait bien de la chance…

S’il n’y avait eu ce maudit donjon. Enfin, le problème semblait résolu pour l’instant ; il pourrait partir dès le lendemain matin et adresser un rapport triomphal à Berlin. Il en imaginait déjà le contenu :

Il avait perdu deux hommes au cours de la première nuit avant de lancer une contre-offensive à la suite de laquelle les assassinats avaient pris fin. (Il ne préciserait pas les détails de son action mais insisterait bien sur le nom du responsable.) Au bout de trois nuits sans incident, il avait quitté le donjon. Mission accomplie.

Si les assassinats recommençaient après son départ, ce serait la faute de cet incapable de Woermann. Lui-même serait déjà à l’œuvre au camp de Ploiesti, et il faudrait trouver quelqu’un d’autre pour cautionner Woermann.


Magda se réveilla brusquement quand Lidia frappa à la porte de la chambre pour lui annoncer que le dîner était servi. Elle se passa un peu d’eau sur la figure puis se rendit compte qu’elle n’avait pas faim. Son estomac était noué, elle ne pourrait avaler la moindre bouchée.

Elle regarda par la fenêtre. La nuit était tombée sur le donjon mais les lumières de la cour n’étaient pas encore allumées. Çà et là, des fenêtres éclairées ressemblaient à des yeux luisants dans le noir. L’une de ces fenêtres était celle de Papa.

Elle se demanda si Glenn était descendu dîner. Est-ce qu’il pensait à elle en cet instant ? Peut-être l’attendait-il ? A moins qu’il ne songeât qu’à manger. De toute façon, elle se devait de l’éviter : il lirait dans ses yeux et s’évertuerait à contrecarrer ses plans.

Magda tenta de se concentrer sur le donjon. Pourquoi pensait-elle à Glenn ? Il n’avait besoin de personne, lui. Elle aurait mieux fait de penser à Papa et à sa mission.

Mais ses réflexions la ramenaient toujours à Glenn. Elle avait même rêvé de lui. Les détails étaient oubliés mais il subsistait une impression chaude, érotique. Que lui arrivait-il ? C’était bien la première fois de sa vie qu’elle réagissait de la sorte. A plusieurs reprises, des hommes l’avaient courtisée dans sa jeunesse. Elle s’était sentie charmée, flattée – mais rien de plus. Même avec Mihail… ils avaient été très proches mais elle ne l’avait jamais désiré.

Car c’était bien de cela qu’il s’agissait : Magda désirait Glenn, elle le voulait tout près d’elle, elle se sentait…

C’était ridicule ! Elle se conduisait comme la première fille de ferme venue à qui un monsieur de la ville vient conter fleurette. Elle n’avait pas le droit de penser à Glenn ou à qui que ce soit d’autre tant que Papa serait là. Il n’avait qu’elle au monde et jamais elle ne l’abandonnerait.

Il était plus de dix heures quand Magda quitta l’auberge. De sa fenêtre, elle avait vu Glenn suivre le sentier et se poster dans les broussailles, au bord de la gorge. Elle attendit qu’il se fût installé puis noua un foulard sur sa tête, passa la lampe dans la ceinture de sa jupe et sortit de sa chambre. Elle ne croisa personne dans l’escalier ni dans la salle commune.

Au lieu de se diriger vers la chaussée, Magda s’enfonça dans la gorge. Des roches éboulées formaient une pente plus douce qui lui permettrait, si elle prenait beaucoup de précautions, d’atteindre le fond de la ravine. Il lui était impossible d’utiliser la lampe. Elle connaissait parfaitement l’itinéraire pour l’avoir emprunté à de nombreuses reprises en plein jour mais, ce soir, le ciel était d’un noir d’encre. La lune ne brillerait pas avant minuit et le brouillard réduisait la visibilité à quelques mètres.

Les pierres roulaient sous ses pas. Un faux mouvement, et ce serait la chute. Se précipiter ne servirait à rien. Elle avait tout son temps. Patience et silence étaient les clefs de sa réussite.

Une nappe de brouillard flottait au fond de la gorge. Elle progressa à tâtons parmi les herbes qui s’enroulaient autour de ses jambes, les roches pointues qui griffaient ses chevilles. Les pierres étaient humides ; elle se trouvait maintenant dans l’obscurité presque totale. Pourtant, comme une aveugle, elle avançait. Jusqu’au moment où elle distingua une forme sombre au-dessus d’elle. Elle savait qu’elle était arrivée sous la chaussée. La base de la tour se trouvait un peu plus loin, sur la gauche.

Tout à coup, son pied dérapa et plongea dans l’eau glacée. Elle s’empressa de reculer avant d’ôter ses chaussures, ses bas épais, et de remonter sa jupe au-dessus des genoux. Les dents serrées, elle pénétra dans l’eau et poursuivit sa route d’un pas égal, en dépit du froid intense qui s’insinuait jusque dans la moelle de ses os.

Elle parcourut plusieurs mètres sur la terre ferme avant de se rendre compte qu’elle ne marchait plus dans l’eau. Ses pieds étaient engourdis. Grelottante de froid, elle s’assit sur une roche et massa ses orteils pour faire circuler le sang. Puis elle remit ses bas et ses chaussures.

Encore quelques pas, et ce fut le socle de granite sur lequel se dressait le donjon. Elle palpa longuement la pierre et découvrit la dalle qu’elle cherchait. Elle s’y appuya de toutes ses forces, et la dalle pivota avec un bruit à peine audible. Un rectangle sombre s’ouvrait devant elle comme une gueule béante. Magda ne pouvait se permettre la moindre hésitation. Elle tira la lampe de la ceinture de sa jupe et s’enfonça dans le tunnel.

Une sensation maligne s’abattit immédiatement sur elle, la couvrant de gouttes de sueur glacée et lui donnant envie de battre en retraite et de s’enfuir dans le brouillard. C’était encore pire que mardi soir, quand Papa et elle-même avaient franchi le portail pour la première fois ; pire aussi que ce matin, quand elle s’était rendue seule au donjon. Était-elle devenue plus sensible au mal ? Ou le mal s’était-il fait plus virulent ?


Il errait lentement, mollement, sans but, dans les profondeurs de la caverne constituant le sous-sol du donjon, allant d’ombre en ombre, ténèbre lui-même, humain de par sa forme mais depuis longtemps déjà privé de tous les attributs de l’humanité.

Soudain, il s’arrêta, mis en alerte par une nouvelle vie qui n’était pas là l’instant auparavant. Quelqu’un venait de pénétrer dans le donjon. Après quelques secondes de concentration, il reconnut la présence de la fille de l’infirme, celle qu’il avait touchée deux nuits plus tôt, cette créature débordante de force et de bonté qui ne pouvait qu’aviver sa faim déjà démesurée. Il avait été fou de rage quand les Allemands l’avaient chassée du donjon.

Mais elle était de retour.

Il reprit ses déplacements dans l’obscurité. Maintenant, il avait un but.


Tremblante, indécise, Magda ne pouvait plus avancer. La poussière soulevée par la dalle lui piquait la gorge et le nez. Il fallait qu’elle sorte. Elle s’était lancée dans une entreprise insensée. Qu’aurait-elle pu faire pour protéger Papa contre les morts vivants ? C’est en jouant les héros qu’on se fait tuer ! Et puis, pour qui se prenait-elle ? De quel droit pouvait-elle croire que…

Non !

Elle se mettait à réagir en défaitiste, ce qui n’était vraiment pas son genre. Elle pouvait aider Papa ! Elle ne savait pas très bien comment mais elle se devait tout au moins d’être à ses côtés pour lui apporter un soutien moral. Elle ne reculerait pas.

Elle avait tout d’abord eu l’intention de refermer derrière elle la dalle de pierre mais elle s’en sentait à présent incapable. Savoir que la porte donnant sur la fuite – et la liberté – était ouverte attirait son courage.

Elle jugea qu’il n’était plus dangereux d’allumer la lampe de poche. Le rayon lumineux lui révéla les premières marches d’un escalier de pierre qui montait en colimaçon vers la base de la tour. Elle n’avait plus le choix. Elle s’engagea dans l’escalier.

Gravir les marches lui parut facile après avoir glissé sur les pierres du ravin et erré dans les nappes de brouillard. Elle éclairait chaque marche avant d’y poser le pied. Tout était silencieux, à l’exception de l’écho de ses pas que renvoyaient les pierres.

Soudain, elle sentit un courant d’air venu de la droite. Et elle perçut un bruit étrange.

Elle s’immobilisa, frissonnante dans l’air glacé, et tendit l’oreille pour déceler une sorte de grattement lointain. Irrégulier en rythme et en intensité, mais incessant. Elle tourna la lampe de poche et découvrit une sorte de fissure de près de deux mètres de haut. Elle l’avait déjà remarquée au cours de ses précédentes explorations mais n’y avait jamais vraiment prêté attention. Il n’y avait jamais eu de courant d’air à cet endroit. Pas plus que de bruit.

Elle s’approcha de la fissure et regarda à l’intérieur tout en souhaitant ne pas surprendre l’auteur des grattements.

Mon Dieu, faites que ce ne soient pas des rats !

Elle ne vit rien de plus qu’une grande surface de terre. Les grattements paraissaient provenir de plus loin. A l’extrême droite, à une bonne quinzaine de mètres, elle distingua une faible lueur. Elle braqua la lampe de l’autre côté : oui, il y avait de la lumière, et elle venait d’en haut. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre et elle entrevit les contours d’un escalier.

Elle comprit alors de quoi il s’agissait. Elle se trouvait à l’est du sous-sol et les lueurs filtraient au travers du sol effondré de la cave. Deux jours plus tôt, elle avait attendu en bas de ces marches pendant que Papa examinait les… les cadavres. Puisque les marches étaient à droite, le corps des huit soldats allemands gisaient à gauche. Mais les grattements se poursuivaient et semblaient se diriger vers elle depuis l’extrémité du sous-sol – en supposant qu’il eût une extrémité.

Elle réprima un frisson et reprit sa montée. Encore un étage. Bientôt, la lampe révéla la fin des marches. Elle était arrivée à la hauteur des appartements de Papa. Et la niche de pierre où elle se trouvait maintenant était creusée dans le mur séparant les deux pièces.

Elle posa l’oreille sur le bloc de droite et n’entendit rien. Elle s’obligea à attendre quelques instants. Nulle voix, nul bruit de pas. Papa était seul.

Elle s’appuya contre le bloc de pierre, qui aurait normalement dû pivoter aussi facilement que la dalle masquant l’entrée du passage secret. Mais le bloc ne bougea pas. Elle insista de toutes ses forces. Rien. Coincée dans cette niche minuscule, Magda s’efforça d’analyser calmement la situation. Il s’était passé quelque chose depuis sa dernière visite au donjon, cinq ans plus tôt. Elle avait alors déplacé le bloc de pierre sans le moindre effort. Peut-être le donjon s’était-il affaissé dans l’intervalle, détraquant la mécanique délicate du passage secret.

Elle fut tentée de frapper la pierre de sa lampe de poche. Papa aurait été ainsi prévenu de sa présence. Mais ensuite ? Il n’aurait certainement pas pu l’aider à remuer le bloc. Et si le bruit se répercutait à un autre étage, s’il attirait l’attention d’une sentinelle ou d’un officier ? Elle devait renoncer à cette idée.

Il lui fallait pourtant entrer dans la chambre ! Elle fit une nouvelle tentative, bloquant ses pieds contre la paroi opposée et poussant de toutes ses forces. Rien.

Furieuse, frustrée, elle se mit à réfléchir. Et si elle empruntait un autre chemin, si elle passait par les sous-sols ? Avec un peu de chance, elle pourrait atteindre la cour, prendre l’escalier de la tour… C’était extrêmement risqué, mais il n’y avait pas d’autre solution.

Elle s’empressa de redescendre au niveau de la fissure. Il y avait toujours ce courant d’air, ce grattement lointain. Elle se faufila entre les pierres et progressa vers l’escalier qui débouchait sur la cave.

Très vite, elle ralentit le pas. Son esprit, son sens du devoir, l’amour qu’elle portait à son père, tout cela la poussait à continuer. Mais une partie de son inconscient se révoltait et la tirait en arrière…

Elle chassa tous ses pressentiments et repartit de plus belle. Même si les ombres dansantes qui naissaient sous le faisceau électrique se faisaient plus inquiétantes. C’est un jeu de lumière, rien de plus… Elle était presque arrivée à l’escalier.

Tout à coup, elle vit quelque chose dans l’ombre de la première marche. Elle faillit hurler quand la chose bondit dans le cercle lumineux.

Un rat !

Assis sur la première marche, la queue enroulée autour du corps, il lissait ses moustaches. Puis il se figea et la regarda. Jamais elle n’oserait s’avancer vers lui, poser le pied à côté de…

Le rat s’enfuit brusquement et disparut.

Magda courut vers l’escalier, monta plus de la moitié des marches et s’immobilisa, le cœur battant.

Le silence régnait toujours – pas de bruits de voix ou de toux. Rien, excepté ce grattement persistant et lointain, plus sonore toutefois maintenant qu’elle se trouvait dans les sous-sols. Ce grattement dont elle se refusait absolument à tenter de découvrir l’origine.

Elle s’assura qu’il n’y avait plus de rats puis grimpa lentement les dernières marches avant de jeter un coup d’œil sur sa droite. Le mur éboulé laissait entrevoir le couloir central de la cave et sa guirlande d’ampoules électriques. Elle tendit l’oreille. Le couloir était apparemment désert.

Elle allait donc devoir se lancer dans la partie la plus périlleuse de son aventure. Parcourir toute la longueur du couloir jusqu’à l’escalier menant à la cour. Ensuite, monter deux étages. Puis…

Chaque chose en son temps, se dit Magda. D’abord, le couloir. Pour l’escalier, je verrai ensuite.

Elle hésita. La pleine lumière la terrorisait, elle qui avait progressé dans la pénombre et le secret. Mais il n’y avait pas d’autre solution, si ce n’est faire marche arrière et abandonner.

En quelques secondes, elle atteignit l’escalier puis elle se paralysa. Elle n’avait rien vu, rien entendu, mais elle savait qu’elle n’était pas seule ! Il lui fallait sortir, tout de suite ! Soudain, il y eut un mouvement furtif dans la pénombre, derrière elle, et un bras s’enroula autour de sa gorge.

— Montrez-vous un peu en pleine lumière !

C’était une voix allemande. Une sentinelle qui venait de quitter sa chambre.

Magda sentait son cœur battre à tout rompre. Elle redoutait de découvrir la couleur de l’uniforme. Avec un soldat en gris, elle aurait peut-être une chance infime. Mais avec un soldat en noir…

C’était un uniforme noir. Et un autre einsatzkommando s’élançait vers eux.

— C’est la Juive ! dit le premier, les yeux lourds de sommeil.

— Comment est-elle arrivée ? dit l’autre.

— Je n’en sais rien, dit le premier en relâchant son étreinte et en la poussant vers l’escalier, mais je crois qu’on ferait bien de la conduire chez le major !

Le premier SS rentra dans la chambre pour y prendre son casque. Seul le deuxième homme restait à ses côtés. Sans réfléchir un seul instant, Magda le bouscula de toutes ses forces et se mit à courir vers le mur éboulé. Elle ne pourrait supporter d’affronter le major. Si elle parvenait à gagner les sous-sols, elle réussirait peut-être à leur échapper car elle seule connaissait le moyen de sortir du donjon.

Soudain, elle se sentit soulevée de terre. Une douleur fulgurante lui déchira le crâne. Le SS l’avait rattrapée et saisie par les cheveux. Des larmes de douleur et de rage lui inondèrent les yeux. Le SS la fit pivoter sur place, plaqua une main contre sa poitrine et l’écrasa contre la muraille.

Sa tête heurta la pierre avec violence, elle se sentit perdre conscience. Puis ce furent des voix indistinctes, déformées :

Tu ne l’as pas tuée, au moins ?

Ne t’en fais pas pour elle.

Il faudrait peut-être lui apprendre les bonnes manières.

Amène-la là-dedans.

Le corps endolori, la vision brouillée, Magda comprit qu’on la traînait sur les dalles du sol. La lumière changea. Elle se rendit compte qu’elle se trouvait dans une des chambres. Mais pourquoi ? Ils lui lâchèrent les bras, la porte se referma. Le noir. Elle sentit les hommes tomber sur elle, lutter pour relever sa jupe, arracher ses sous-vêtements.

Elle aurait voulu crier mais n’avait plus de voix ; se débattre, mais ses membres étaient lourds comme du plomb ; céder à la frayeur, si tout ne lui avait semblé aussi lointain, onirique. Par-delà la masse sombre des épaules de ses assaillants, elle entrevoyait les contours de la porte. Comme elle aurait aimé être ailleurs !

Et puis, le dessin de la porte se modifia, comme si une ombre venait de passer devant. Elle sentit une présence et, soudain, la porte se fendit dans un bruit de tonnerre, projetant des éclats de bois dans toute la pièce. Une forme – énorme, masculine – emplissait l’encadrement de la porte.

Glenn ! Ce fut sa première pensée, mais ce fol espoir fut immédiatement étouffé par les ondes de malveillance glacée qui en émanaient.

Les soldats allemands poussèrent des cris de terreur en s’écartant d’elle. La forme, en s’avançant, prenait des dimensions gigantesques. Les deux hommes plongèrent pour se saisir de leurs armes mais ils ne furent pas assez prompts. L’intrus les avait déjà saisis à la gorge pour les brandir à bout de bras.

Magda avait repris pleinement conscience en découvrant avec horreur que Molasar se dressait au-dessus d’elle, forme noire et immense qui se dessinait sur le couloir éclairé, avec deux points incandescents à la place des yeux et, dans chaque main, un soldat hurlant et gesticulant. Il les maintint ainsi jusqu’à ce que leurs mouvements s’atténuent et que leurs cris de douleur restent coincés dans leur gorge. Bientôt, les deux corps s’affaissèrent. Il les secoua alors avec tant de violence que Magda put entendre craquer les os et les cartilages, avant de les jeter dans un coin sombre et de disparaître avec eux.

Magda s’efforça de surmonter l’état dans lequel elle se trouvait pour se redresser et chercher une position plus confortable. Elle réussit finalement à se mettre debout.

Un bruit la fit sursauter – un bruit de succion, gluant, immonde, qui lui donna envie de vomir. Elle s’appuya un instant contre le mur et se hâta de gagner le couloir et sa lumière.

Elle ne pouvait plus demeurer ici ! Son père avait été oublié dans le sillage de l’horreur sans nom qui planait toujours dans la pièce. Péniblement, elle s’avança vers l’éboulis du mur puis elle regarda derrière elle.

Molasar sortait de la pièce à grandes enjambées ; sa cape flottait derrière lui, ses lèvres et son menton étaient dégoulinants de sang.

Elle poussa un petit cri et se blottit dans le creux du mur avant de s’élancer vers l’escalier conduisant aux sous-sols. Elle ne s’accordait pas la moindre chance mais elle se devait pourtant d’essayer. Elle pouvait le sentir tout près d’elle mais n’osait pas se retourner.

Elle bondit vers les marches mais se reçut mal ; son talon glissa sur la pierre humide et elle se mit à dévaler l’escalier. Des bras puissants, glacés comme la nuit, se refermèrent sur elle et la soulevèrent du sol. Elle ouvrit les lèvres pour hurler son horreur et sa répulsion mais aucun son ne s’en échappa. Après une brève vision des contours anguleux du visage livide et ensanglanté de Molasar, de ses yeux fous, de ses cheveux désordonnés, elle fut transportée dans les sous-sols et ne vit plus rien.

Elle eut l’idée de se débattre, mais les bras étaient trop puissants pour qu’elle parvînt à se libérer. Elle décida d’économiser ses forces lorsqu’une meilleure occasion se présenterait.

Comme la première fois, elle éprouvait ce froid pénétrant, en dépit des vêtements épais qu’elle portait. Une odeur fade, lourde, flottait autour de lui. Et, bien qu’il ne parût pas physiquement négligé, il semblait… sale.

Il l’emporta vers la fissure à la base de la tour.

— Où… ? commença-t-elle dans un suprême effort, mais la terreur l’empêcha d’aller plus loin.

Et il n’y eut pas de réponse.

Magda ne pouvait pas s’arrêter de trembler, comme si Molasar aspirait toute la chaleur de son corps.

Tout était sombre autour d’eux mais elle reconnut le petit escalier en colimaçon, la niche de pierre dans laquelle elle s’était retrouvée coincée. Elle entendit la pierre crisser, puis la lumière jaillit.

— Magda !

C’était la voix de Papa. Ses pupilles s’habituaient à la nouvelle luminosité, et elle sentit qu’on la reposait à terre, qu’on la lâchait. Elle tendit la main en direction de la voix et effleura le bras du fauteuil roulant de Papa. Elle s’y accrocha désespérément, comme un noyé qui agrippe du bois flottant.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Les soldats…

Ce fut tout ce qu’elle put dire. Sa vision se fit plus précise et elle vit que Papa l’observait fixement, la bouche entrouverte.

— Ils t’ont chassée de l’auberge ?

— Non, fit-elle en secouant la tête, je suis venue par le passage secret.

— Qu’est-ce qui t’a poussé à faire une chose aussi absurde ?

— Je ne voulais pas que tu sois seul à le rencontrer.

Magda ne fit aucun geste pour signifier la présence de Molasar ; sa phrase était des plus claires.

La pièce s’était considérablement assombrie depuis son arrivée. Elle savait que Molasar attendait derrière elle, dissimulé dans l’ombre, mais elle ne pouvait se résoudre à le regarder.

— Deux SS m’ont surprise, poursuivit-elle. Ils m’ont entraînée dans une chambre, ils voulaient me…

— Que s’est-il passé ? demanda Papa, les yeux grands ouverts.

— J’ai été… sauvée, fit-elle en tournant légèrement la tête en direction de l’ombre.

Papa continuait de l’observer ; il n’était plus inquiet, choqué, mais incrédule.

— Tu as été sauvée par Molasar ?

Magda hocha la tête et trouva finalement la force de faire face à Molasar.

— Il les a tués tous les deux !

Elle le dévisagea, enfin. Figure de cauchemar tapie dans l’ombre, il cherchait à se dissimuler mais ses yeux étaient parfaitement visibles. Le sang avait disparu de son visage, pas comme s’il avait été essuyé mais absorbé de l’intérieur ! Magda frissonna.

— Tu as tout gâché ! s’écria Papa, d’une voix vibrante de fureur qu’elle ne lui connaissait pas. Je vais encourir la colère du major dès l’instant où les corps seront découverts ! Et tout ça à cause de toi !

— Je suis venue t’aider, bredouilla Magda, qui ne comprenait pas pourquoi il était aussi furieux après elle.

— Je ne t’ai rien demandé ! Je ne voulais pas que tu restes ici et je ne le veux toujours pas !

— Papa, je t’en prie !

Il désigna de la main l’ouverture secrète.

— Pars, Magda ! J’ai trop de choses à faire et trop peu de temps devant moi ! Les nazis vont bientôt se jeter sur moi pour me demander pourquoi il y a eu deux nouvelles victimes, et je serai incapable de leur répondre ! Je dois parler à Molasar avant leur arrivée !

— Papa !

— Va-t’en !

Magda le regarda. Comment pouvait-il la traiter ainsi ?

Elle aurait souhaité pleurer, le supplier, éveiller quelque clémence en lui. Mais c’était impossible. Il était son père et, même si sa décision était injuste, elle ne pouvait que lui obéir.

Elle fit volte-face et passa devant Molasar, impassible. Le bloc de pierre pivota et elle se trouva une fois de plus dans l’obscurité. Elle voulut attraper la lampe de poche mais celle-ci avait disparu !

Magda n’avait que deux possibilités : soit revenir dans la chambre de Papa et lui emprunter une bougie, soit progresser dans le noir. Elle se refusait à revoir Papa. Ce soir, tout au moins. Il l’avait blessée à un point qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. Quelque chose s’était transformé en lui. Il perdait peu à peu sa douceur, son affabilité. Il l’avait chassée ce soir comme une vulgaire étrangère. Sans même se demander si elle avait une lampe avec elle !

Magda réprima un sanglot. Non, elle ne pleurerait pas ! Mais elle se sentait impuissante et, surtout, trahie.

Elle sortirait donc du donjon. Elle entreprit de descendre dans le noir, posant le pied avec d’infinies précautions sur chaque marche. Au bout de quelques instants, elle prêta l’oreille, persuadée d’entendre à nouveau le grattement lointain. Il y avait bien un bruit, mais ce n’était pas celui-là.

C’était un bruit étouffé, traînant, écœurant, qui la fit grincer des dents. Non, ce ne pouvait être les rats… Le bruit se déplaçait, lentement, dans sa direction…

Affolée, Magda s’élança dans l’obscurité tout en regardant parfois si quelque chose, quelqu’un, ne la suivait pas. Son cœur battait à tout rompre quand elle franchit l’ouverture donnant sur le ravin. Sans hésiter, elle fit pression sur la dalle et la remit en place.

Après avoir repris son souffle, Magda se rendit compte que le seul fait d’avoir quitté l’enceinte du donjon ne l’avait pas soustraite à son influence malveillante. Ce matin, le mal qui semblait imprégner le donjon s’arrêtait au seuil ; il dépassait à présent la limite des murailles extérieures. Elle s’éloigna en titubant et ce n’est qu’après avoir traversé le petit cours d’eau qu’elle comprit qu’elle avait échappé à l’aura maléfique.

Soudain, le brouillard s’illumina. Des cris retentirent. Les lumières du donjon crevèrent la nuit. Quelqu’un venait de découvrir les deux cadavres.

Magda pressa le pas, ne prenant pas la peine cette fois-ci d’ôter ses bas et ses chaussures pour progresser dans l’eau. L’ombre de la chaussée fut bientôt au-dessus d’elle, puis ce furent les pierres éboulées. Son pied s’accrocha à une racine et elle s’étala de tout son long sur la pierraille. Une pierre aux arêtes vives lui déchira le genou et elle se mit à pleurer. De longs sanglots nerveux totalement disproportionnés à la douleur. Tout l’assaillait, d’un seul coup : son angoisse pour Papa, sa joie d’être sortie du donjon, le souvenir de ce qu’elle y avait vu ou entendu, de ce qu’on lui avait fait subir aussi.

— Vous êtes allée au donjon, à ce que je vois.

Cette voix – c’était Glenn ! Personne n’aurait pu lui faire plus de plaisir en cet instant. Elle se hâta de sécher ses larmes et voulut se relever. Mais la douleur se réveilla brutalement, et Glenn dut tendre la main pour l’empêcher de basculer en arrière.

— Vous êtes blessée ? dit-il d’une voix douce.

— Ce n’est qu’une égratignure, je crois.

Elle voulut marcher mais sa jambe refusait de la soutenir. Sans un mot, Glenn la prit dans ses bras et la souleva de terre pour la ramener à l’auberge.

C’était la seconde fois au cours de la même nuit qu’on la portait ainsi, mais quelle sensation différente ! Les bras de Glenn étaient un chaud sanctuaire, qui dissipait jusqu’au souvenir du contact glacé de Molasar. Elle s’appuya contre lui et la peur la quitta. Mais comment avait-il fait pour s’approcher d’elle sans qu’elle l’entendît ? A moins qu’il ne fût resté là toute la nuit pour l’attendre.

Magda posa la tête sur son épaule. Elle se sentait en paix, en sécurité. S’il pouvait toujours en être ainsi…

Sans le moindre effort, il la conduisit jusqu’à sa chambre et s’agenouilla auprès d’elle après l’avoir déposée mollement sur le lit.

— Voyons un peu ce genou.

Magda hésita puis releva le bas de sa jupe sur la jambe blessée, dissimulant l’autre jambe sous le lourd tissu. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle s’offrait ainsi à un homme dont elle ne savait pratiquement rien. Même si, d’un autre côté…

Son bas épais était déchiré. La chair du genou était enflée, meurtrie. Glenn plongea une serviette dans l’eau du pot et appliqua la compresse sur la plaie.

— Cela devrait calmer la douleur.

— Qu’est-ce qui se passe au donjon ? demanda-t-elle, les yeux fixés sur sa chevelure rousse.

Elle sentait sa chaleur monter en elle, envahir les parties les plus secrètes de son corps.

— Vous auriez pu me dire que vous vous y rendiez ce soir, dit-il.

— Oui, j’y étais, mais je ne parviens pas à expliquer, ni même à admettre ce qui s’y est passé. Je sais bien que le réveil de Molasar a changé le donjon. C’était un endroit que j’aimais. Aujourd’hui, je le crains. Il y règne une telle malfaisance… Il est inutile de la voir à l’œuvre ou de la toucher du doigt pour le savoir. Elle imprègne l’air environnant et pénètre sous la peau…

— Quelle sorte de « malfaisance » sentez-vous chez Molasar ?

— Il est mauvais. C’est un mot bien vague, je le sais, mais c’est pourtant cela. Fondamentalement mauvais. Un mal ancien, monstrueux, qui pousse sur la mort comme un champignon vénéneux, un mal qui chérit tout ce qui est néfaste aux vivants, qui redoute et hait tout ce que nous aimons.

Elle haussa les épaules, gênée par l’intensité qu’elle avait mise dans ses paroles.

— Voilà ce que je sens, acheva-t-elle. Est-ce que cela a un sens pour vous ?

Glenn la dévisagea attentivement avant de répondre :

— Vous devez être extrêmement sensible pour avoir senti tout cela.

— Malgré cela…

— Quoi, malgré cela ?

— Malgré cela, Molasar m’a sauvée de deux êtres humains qui, en toute logique, auraient dû être mes alliés contre lui.

Les yeux bleus de Glenn s’agrandirent démesurément.

— Molasar vous a sauvée ?

— Oui, il a tué deux soldats allemands, dit-elle avec un frisson en repensant à cette scène. C’était horrible, mais il ne m’a rien fait. C’est étrange, n’est-ce pas ?

— Très étrange.

Glenn ôta la main de la cuisse de Magda pour la passer dans ses cheveux. Elle aurait aimé qu’il la remît mais il semblait vraiment préoccupé.

— Vous avez réussi à vous enfuir ?

— Non, il m’a conduite chez mon père.

Elle vit Glenn réfléchir puis hocher la tête comme si ce geste avait quelque signification pour lui.

— Ce n’est pas tout.

— Toujours à propos de Molasar ?

— Non. Il y a autre chose dans le donjon. Dans les sous-sols… quelque chose qui s’y déplace. C’est peut-être cela qui produisait les grattements que j’ai entendus avant.

— Des grattements, répéta Glenn dans un murmure.

— Oui, une sorte de grattement, de raclement, qui provenait du fond du sous-sol.

Sans rien dire, Glenn se leva et marcha vers la fenêtre pour observer le donjon.

— Racontez-moi tout ce qui s’est passé ce soir, dès l’instant où vous êtes entrée dans le donjon jusqu’à celui où je vous ai rencontrée. N’omettez aucun détail.

Magda se lança dans le récit de son aventure. Lorsqu’elle parvint au moment où Molasar la déposa dans la chambre de Papa, sa voix se brisa.

— Qu’avez-vous ?

— Ce n’est rien.

— Votre père, dit Glenn. Il est en bonne santé ?

Elle réprima un sanglot.

— Oui, il va bien, fit-elle, mais les larmes commencèrent à couler le long de ses joues. Il m’a ordonné de le laisser seul… seul avec Molasar. Est-ce que vous vous rendez compte ? Après tout ce que j’ai fait, il m’a dit de partir !

Glenn se tourna vers elle, abandonnant un instant la surveillance du donjon.

— Il ne s’est pas inquiété de ce que j’ai failli me faire violer par deux de ces brutes de nazis, il ne m’a même pas demandé si j’étais blessée ! Il ne pensait qu’à une seule chose, Molasar ! Je suis sa fille mais tout ce qu’il veut, c’est bavarder avec ce… cette créature !

Glenn revint vers le lit et s’assit à côté d’elle, puis il la prit par les épaules et l’attira doucement contre lui.

— Votre père subit une épreuve terrible, vous devez vous en rappeler.

— Et lui devrait se rappeler qu’il est mon père !

— Oui, dit doucement Glenn, il le devrait.

Il pivota sur le lit et s’allongea avant de la forcer délicatement à en faire autant.

— Là, allongez-vous contre moi et fermez les yeux. Ne craignez rien.

Le cœur battant, Magda accepta. Sans songer à sa blessure, elle se rapprocha de lui. Il avait passé son bras sous elle, et elle avait mis la tête dans le creux de son épaule. Leurs corps se touchaient, sa main gauche reposait sur le torse puissant de Glenn. Une sensation inconnue l’envahit, qui lui fit tout oublier de Papa et de sa douleur. Elle ne s’était jamais couchée ainsi aux côtés d’un homme. C’était effrayant, et merveilleux. Son aura de virilité l’englobait, sa chair frémissait sous les lourds vêtements – des vêtements qui la faisaient suffoquer.

Prise d’une impulsion soudaine, elle souleva la tête et l’embrassa sur les lèvres. Il répondit avec ardeur puis se dégagea.

— Magda…

Elle lut dans ses yeux un mélange de désir, d’étonnement et d’hésitation. Mais il ne pouvait être plus surpris qu’elle-même. Il n’y avait eu aucune arrière-pensée à ce baiser, rien qu’un besoin nouveau, inconnu, intense. Son corps agissait de son propre chef, et elle ne faisait rien pour le contrecarrer. Ce moment ne se reproduirait peut-être plus jamais. Elle aurait voulu que Glenn lui fasse l’amour mais ne pouvait le lui demander.

— Un jour, Magda, dit-il alors, comme s’il devinait ses pensées. Un jour, mais pas aujourd’hui. Pas cette nuit.

Il lui caressa les cheveux et lui conseilla de dormir. Curieusement, cette promesse lui suffisait. La chaleur qui avait dévoré son corps avait disparu, ainsi que la douleur et les préoccupations concernant Papa. Seules demeuraient dans son esprit certaines questions dont Glenn était l’objet.

Glenn… il semblait en savoir bien plus sur le donjon et Molasar qu’il ne voulait bien l’admettre. Elle lui avait parlé du donjon sans la moindre retenue, et il n’avait même pas sourcillé en l’entendant évoquer un passage secret ou un sous-sol mystérieux. La raison en était bien simple, et l’esprit de Magda la découvrit aisément : il était déjà au courant de leur existence.

Mais tout cela n’avait plus d’importance. Une seule chose avait, ce soir, de la valeur à ses yeux : pour la première fois, elle se sentait protégée et désirée.

Plus rien ne l’empêchait de sombrer dans le sommeil.

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