VIII

BUCAREST, ROUMANIE
Lundi 28 avril
9 heures 50

Magda jouait de la mandoline avec beaucoup d’élégance ; sa main droite grattait les cordes et les doigts de sa main gauche couraient sur le manche sans la moindre hésitation. Ses yeux ne quittaient pas une partition manuscrite : c’était peut-être la plus belle mélodie tzigane qu’elle eût jamais jetée sur le papier.

Elle se trouvait dans une roulotte aux couleurs vives, aux environs de Bucarest ; l’espace vital restreint était encore réduit par les étagères chargées d’herbes et d’épices exotiques, les coussins multicolores entassés çà et là, les lampes et les chapelets d’ail pendus au plafond. Magda croisait les jambes afin de soutenir sa mandoline mais sa jupe de laine grise dévoilait à peine ses chevilles. Elle portait un tricot gris sur un chemisier blanc ; un foulard dissimulait le brun de ses cheveux. Mais la rigueur de sa tenue ne parvenait pas à effacer l’éclat de son regard ou le rouge de ses joues.

Magda s’abandonnait à la musique. Elle l’entraînait un instant hors d’un monde toujours plus hostile. Ils étaient là, ceux qui haïssaient les Juifs. Ils avaient dépouillé son père de son poste à l’Université, ils les avaient obligés à quitter leur demeure, ils avaient renversé le roi Carol – Magda ne l’aimait pas beaucoup mais c’était tout de même son roi – et avaient mis à sa place le général Antonescu et la Garde de Fer. Mais personne ne pouvait lui prendre la musique.

— C’était bien ? demanda-t-elle après que la dernière note eut retenti.

La vieille femme assise de l’autre côté de la petite table de chêne lui sourit, plissant la peau sombre qui entourait ses yeux de Tzigane.

— Presque. Mais le milieu fait comme ça…

La femme posa sur la table un paquet de cartes et prit un naiou de bois. Pareille à une faunesse, elle en approcha les tuyaux de bois de ses lèvres et se mit à jouer. Magda l’accompagna jusqu’au moment critique, puis elle corrigea sa partition.

— Je crois que ça y est, dit-elle, satisfaite. Merci, Josefa, merci infiniment.

Magda lui tendit la feuille de papier réglé et observa la vieille femme parcourant la page. Josefa était la phuri dai, la devineresse de cette tribu de Tziganes. Papa avait souvent évoqué sa beauté passée ; aujourd’hui, sa peau se fanait, des fils d’argent parsemaient ses cheveux noir comme du jais, son corps s’affaissait. Seul son esprit demeurait intact.

— Voilà donc ma chanson, dit Josefa, qui ne lisait pas la musique.

— Oui, la voici immortalisée.

Josefa lui rendit la partition.

— Peut-être, mais je ne la jouerai pas toujours ainsi. Je la joue comme ça aujourd’hui ; le mois prochain, je la jouerai peut-être autrement. Elle s’est beaucoup transformée avec les années, tu sais.

Magda sourit et rangea la partition dans un classeur. Avant même de commencer de réunir des chansons, elle avait su que la musique des Tziganes accordait une large place à l’improvisation. C’était tout à fait logique – la vie des Tziganes était une improvisation permanente : pas de maisons mais des roulottes, pas de langage écrit, rien qui puisse les emprisonner. C’était peut-être pour cela que Magda tentait de saisir un peu de leur vitalité et de la garder à tout jamais entre les pages d’un livre de musique.

— Je vais devoir m’en aller, dit Magda. Je reviendrai peut-être l’année prochaine pour voir ce que tu y auras ajouté.

— Ton livre sera déjà publié.

— Je crains que non.

— Comment cela ?

Magda rangea sa mandoline pour se donner une contenance. Elle aurait voulu se taire mais il lui était impossible de ne pas répondre. Sans lever les yeux, elle dit :

— Je vais devoir trouver un nouvel éditeur.

— L’autre ne veut plus de ton recueil ?

Magda était embarrassée. Le jour où elle avait appris que l’éditeur rompait le contrat avait été l’un des plus pénibles de son existence.

— Il a changé d’avis. Il dit qu’il n’est plus opportun de publier un recueil de mélodies tziganes.

— Surtout lorsque celle qui l’a compilé est juive, ajouta Josefa.

Magda releva la tête puis baissa de nouveau les yeux. Elle ne voulait pas parler de cela.

— Comment vont les affaires ? fit-elle.

— Très mal, dit Josefa, qui posa le naiou et prit le paquet de jeu de tarots.

Elle portait des vêtements voyants, à la mode des Tziganes : chemisier à fleurs, jupe à rayures, foulard de coton blanc. Tout un arc-en-ciel de couleurs. Ses doigts commencèrent de battre les cartes.

— Je ne vois plus que quelques anciens clients. Les nouveaux ne viennent pas depuis que j’ai supprimé mon enseigne.

C’était un détail que Magda avait remarqué en arrivant ce matin. Au-dessus de la porte de derrière, la pancarte marquée « Doamna Josefa : connaissez votre avenir » avait disparu. De même que le dessin représentant les lignes de la main et les signes cabalistiques peints sur les fenêtres. Elle avait entendu dire que les tribus de Tziganes avaient reçu de la Garde de Fer l’ordre de demeurer sur place et de ne pas « porter atteinte aux citoyens ».

— Ainsi, les Tziganes sont rejetés à leur tour ?

— Nous autres, Roms, sommes toujours rejetés, quels que soient le lieu et le temps. Nous y sommes habitués. Mais vous, les Juifs… On raconte qu’il se passe des choses terribles en Pologne, fit-elle en secouant la tête.

— Nous savons aussi cela, dit Magda, qui réprima un haussement d’épaules. Et nous avons aussi l’habitude d’être rejetés.

Quelques-uns le sont. Pas elle. Elle ne pourrait jamais l’accepter.

— Je crois que la situation va empirer, dit Josefa.

— C’est pareil pour les Roms, répliqua Magda, qui se rendit compte qu’elle était agressive malgré elle.

Le monde était devenu un lieu de terreur. Son arme à elle avait été le refus : les choses qu’on lui racontait ne pouvaient être vraies – ce qu’on faisait aux Juifs, ce qu’on faisait aux Tziganes dans les régions rurales, la stérilisation forcée, les camps de travail. Ce n’était que des rumeurs, des contes lugubres. Et pourtant…

— Je ne suis pas inquiète, dit Josefa. Coupe un Tzigane en dix morceaux, tu ne l’auras pas tué – tu auras seulement dix Tziganes.

Magda était certaine que, dans des circonstances semblables, un Juif ne survivrait pas. A nouveau, elle tenta de dévier la conversation.

— C’est un jeu de tarots ? fit-elle en montrant les cartes qu’elle ne connaissait que trop bien.

— Tu veux connaître ton avenir ?

— Non, je ne crois pas à tout ça.

— A dire vrai, je n’y crois pas toujours moi-même. La plupart du temps, les cartes ne disent rien, parce qu’il n’y a rien à dire. Alors, nous improvisons, comme en musique. Quel mal y a-t-il à cela ? Je ne fais pas le hokkane baro. Je dis seulement aux filles des gadjés qu’elles vont trouver un bon mari et aux hommes que leurs affaires seront fructueuses. Rien de plus.

— Rien de précis, donc.

Josefa souleva ses maigres épaules.

— Le tarot fait parfois des révélations. Tu veux essayer ?

— Non, vraiment, je ne veux pas, dit Magda, qui avait le pressentiment d’un avenir plutôt sombre.

— Je t’en prie, accepte-le comme un cadeau de ma part.

Magda hésita. Elle ne voulait pas offenser la vieille femme. Et puis, le tarot n’apprenait rien de précis, c’était Josefa en personne qui le disait.

— Bon, d’accord.

Josefa posa le paquet de cartes sur la table.

— Coupe.

Magda s’exécuta puis Josefa distribua les cartes tout en bavardant.

— Comment va ton père ?

— Pas très bien. Il ne peut pratiquement plus se lever.

— Quelle tristesse. C’est rare de trouver un gadjo qui sait rokker. L’ours de Yoska n’a rien fait pour son rhumatisme ?

— Non, fit Magda en secouant la tête, et c’est bien pire qu’un rhumatisme.

Papa avait tout essayé pour que ses jambes cessent de se tordre ; il avait même laissé l’ours du petit-fils de Josefa lui marcher sur le dos, mais ce vénérable remède des Tziganes s’était révélé aussi inutile que les derniers « miracles » de la médecine moderne.

— C’est un homme bon, dit Josefa. Quel dommage qu’un homme qui sait tant de choses sur son pays soit empêché… de le voir…

— Que se passe-t-il ? demanda Magda, qui avait remarqué le trouble de Josefa. Tu as quelque chose ?

— Hein ? Oui, je vais bien, mais ce sont ces cartes…

— Tu vois quelque chose de mauvais ?

Magda se refusait à croire que des cartes puissent dévoiler l’avenir mais elle sentait pourtant son estomac se nouer.

— C’est à cause de la manière dont elles se partagent. Je n’ai jamais rien vu de tel. Les cartes neutres sont disséminées mais toutes celles qu’on peut considérer comme bonnes sont ici, à droite, fit-elle en les désignant. Et les mauvaises sont à gauche. C’est très étrange.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je ne sais pas. Je vais appeler Yoska – elle cria le nom de son petit-fils —, Yoska connaît parfaitement le tarot, il me regarde faire depuis qu’il est tout petit.

Un beau jeune homme très brun d’une vingtaine d’années pénétra dans la roulotte. Il avait un sourire éclatant, un corps musclé et des yeux très noirs qui se posèrent sur Magda. Celle-ci détourna le regard car elle se sentait nue en dépit de ses lourds vêtements. Il était plus jeune qu’elle mais cela ne l’avait jamais gêné. A plusieurs reprises, il lui avait avoué ses désirs. Et toujours, elle l’avait repoussé.

Il s’assit à la table, à côté de sa grand-mère. Son front se plissa quand il étudia les cartes puis il déclara :

— Il faut battre le jeu, couper et distribuer à nouveau.

Josefa hocha la tête et procéda une nouvelle fois à l’opération, en silence, cette fois-ci. Magda se surprit à guetter les cartes qu’elle plaçait sur la table. Elle ignorait tout du tarot et devait faire confiance à l’interprétation que lui fourniraient Josefa et son petit-fils. Elle comprit qu’il se passait quelque chose quand elle vit leurs yeux.

— Qu’en penses-tu, Yoska ? dit la vieille femme à voix basse.

— Je ne sais pas… une telle concentration de bien et de mal… une démarcation aussi nette…

Magda avait la bouche sèche.

— Vous voulez dire que c’est comme tout à l’heure ?

— Oui, dit Josefa, mais les côtés sont inversés. Le bien est maintenant à gauche, et le mal à droite. Je crois que cela indique un choix. Un choix très grave.

La colère s’empara alors de Magda. Ils se moquaient d’elle. Et c’était une chose qu’elle ne pouvait supporter. Elle prit son classeur et sa mandoline et se leva.

— Je m’en vais ! Je ne suis pas une de ces gadjés faciles à abuser !

— Non, je t’en prie ! Encore une fois ! dit la vieille femme en tendant la main vers elle.

— Je suis désolée, mais il faut vraiment que je parte.

Elle se hâta d’atteindre la porte de derrière. Son attitude n’était pas des plus polies mais c’était plus fort qu’elle. Ces cartes étranges et l’expression de surprise qu’elle avait lue sur le visage des deux Tziganes lui donnaient l’irrépressible envie de quitter la roulotte. Bientôt, elle retrouverait Bucarest, ses allées rectilignes et son pavé solide.

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