XI

BUCAREST
Mardi 29 avril
10 heures 20

Les coups frappés à la porte ébranlaient toute la maison.

— Ouvrez !

Magda hésita un instant puis elle posa une question dont elle connaissait déjà la réponse :

— Qui est là ?

— Ouvrez immédiatement !

Vêtue d’un gros pull-over et d’une jupe longue, les cheveux défaits, Magda s’approcha de la porte puis interrogea du regard son père assis dans son fauteuil roulant, près du bureau.

— Il vaudrait mieux les laisser entrer, dit-il avec une sérénité qu’elle savait composée.

Magda tira le loquet de la porte et recula vivement. La porte s’ouvrit toute grande devant deux membres de la Garde de Fer, l’équivalent roumain des sections d’assaut allemandes.

— C’est la maison des Cuza ? dit l’un d’eux, sur un ton qui ne supportait aucune contradiction.

— Oui, fit Magda en revenant vers son père. Que voulez-vous ?

— Nous cherchons Theodor Cuza. Où est-il ?

— C’est moi, dit Papa.

Magda avait posé sa main sur le dossier de son fauteuil. Elle tremblait un peu. Elle avait toujours redouté cet instant, qui était pourtant arrivé. Ils allaient être emmenés dans un camp, où son père ne passerait même pas la nuit…

Les deux gardes observèrent Papa puis celui qui avait pris la parole sortit un papier de son ceinturon. Il le lut et regarda à nouveau le professeur.

— Vous ne pouvez être Cuza. Il a cinquante-six ans. Vous êtes trop vieux !

— C’est pourtant moi.

Les hommes se tournèrent vers Magda.

— C’est vrai ? C’est bien l’ancien professeur de l’université de Bucarest ?

Morte de peur, Magda était incapable de prononcer un mot. Elle se contenta de hocher la tête.

— Que voulez-vous de moi ? dit alors son père.

— Nous devons vous emmener à la gare et vous conduire à la correspondance de Campina où vous rencontrerez des représentants du IIIe Reich. Ensuite…

— Des Allemands ? Mais pourquoi ?

— Vous n’avez pas à poser de questions ! Ensuite…

— Cela veut dire qu’ils n’en savent rien eux-mêmes, murmura-t-il, si doucement que seule Magda l’entendit.

— Ensuite, reprit le garde, vous serez emmené au col de Dinu.

La surprise de Papa était égale à celle de Magda mais il se ressaisit rapidement.

— J’aimerais vous obliger, messieurs, dit-il en tendant ses pauvres mains, car peu d’endroits au monde sont plus fascinants que le col de Dinu. Mais, comme vous le voyez, je suis infirme.

Les deux gardes demeurèrent silencieux. Ils fixaient le vieil homme, et Magda devinait leurs pensées. Papa n’avait plus que la peau sur les os, et on lui eût aisément donné quatre-vingts ans. Le papier mentionnait pourtant un homme de cinquante-six ans.

— Vous allez venir avec nous !

— C’est impossible ! s’écria Magda. Vous allez le faire mourir !

Les deux hommes se regardèrent. Ils devaient amener le professeur Cuza au col de Dinu. Le plus rapidement possible. Et vivant. Mais le vieillard qui se trouvait en face d’eux ne semblait même pas capable d’atteindre la gare.

— J’y arriverai peut-être, si vous autorisez ma fille à m’accompagner, dit doucement Papa.

— Mais tu ne peux pas faire ça !

— Magda… ces hommes veulent m’emmener, et il faut que tu viennes avec moi. Il le faut !

Sa voix était plus ferme, ses yeux plus durs. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’il avait en tête mais elle se devait de lui obéir.

— Oui, Papa.

Sa voix se radoucit :

— Est-ce que tu sais quelle direction nous allons prendre, ma chérie ?

Il voulait lui dire quelque chose, ouvrir une porte de son esprit. Et elle se souvint du rêve qu’elle avait fait une semaine auparavant, de la valise qu’elle avait cachée sous le lit.

— Le nord !


Les deux hommes de la Garde de Fer étaient assis sur la banquette de l’autre côté du couloir central du wagon ; ils parlaient à voix basse, quand ils ne tentaient pas de percer du regard les vêtements épais de Magda. Papa était installé près de la fenêtre. Bucarest était déjà loin, et il leur faudrait parcourir en tout près de cent kilomètres. Pourvu que cela ne fût pas trop pour lui…

— Est-ce que tu sais pourquoi je t’ai fait venir ? demanda-t-il d’une voix sèche.

— Non, Papa, et je ne vois pas non plus pourquoi tu y vas. Tu aurais bien pu refuser. Il aurait suffi pour cela que leurs supérieurs te voient.

— Ils s’en moquent bien ! Et puis, je ne suis pas exactement le cadavre vivant que je parais.

— Ne parle pas comme ça !

— Il y a longtemps que je ne mens plus, Magda. Je sais que j’ai autre chose que des rhumatismes articulaires, qu’il n’y a pas d’espoir et que le temps m’est compté. C’est pour cela que je veux l’utiliser au maximum.

— Ce n’est pas une raison pour accepter d’aller au col de Dinu !

— Pourquoi cela ? C’est un endroit qui m’a toujours plu, et il me serait agréable d’y mourir. Ils ont besoin de moi, là-bas, et il est inutile de refuser. Mais sais-tu au moins pourquoi j’ai voulu que tu m’y accompagnes ?

Magda réfléchit. Son père était aussi son maître, il jouait les Socrate et ses questions amenaient son interlocuteur à découvrir par lui-même les réponses. Elle trouvait souvent cette méthode ennuyeuse et s’efforçait d’aboutir le plus rapidement possible au résultat. Mais aujourd’hui, elle se sentait trop nerveuse pour se concentrer.

— Pour te servir d’infirmière, bien entendu, lança-t-elle.

Elle regretta aussitôt ses paroles mais son père semblait ne pas les avoir entendues ; il était trop préoccupé par ce qu’il avait à lui dire pour s’offenser d’une telle remarque.

— Oui, fit-il en baissant la voix, c’est ce qu’ils croiront. Mais cela te donnera surtout la chance de quitter ce pays ! Tu profiteras de la première occasion pour franchir les collines !

— Non, Papa !

— Écoute-moi ! dit-il en s’approchant d’elle. Cette chance ne se représentera jamais plus. Nous sommes souvent allés dans les Alpes, et tu connais bien le col de Dinu. L’été sera bientôt là, tu pourras te cacher et fuir vers le sud.

— Pour aller où ?

— Je ne sais pas – n’importe où ! Va en Amérique, en Turquie, en Asie ! N’importe où, mais ne reste pas en Europe !

— Une femme, voyager seule en temps de guerre, dit Magda d’une voix qui s’efforçait de ne pas paraître trop sinistre…

— Tu dois essayer !

— Papa, que se passe-t-il ?

Il regarda longuement par la fenêtre avant de lui dire d’une voix mourante, à peine audible :

— C’en est fini pour nous. Ils vont nous effacer à tout jamais de ce continent.

— Mais qui ça, nous ?

— Nous, les Juifs ! Il n’y a plus d’espoir pour nous en Europe.

— Ne sois pas si…

— C’est la vérité ! La Grèce vient de se rendre ! Te rends-tu compte qu’ils n’ont pas perdu une seule bataille depuis qu’ils ont envahi la Pologne, il y a un an et demi ? Personne n’a pu leur résister plus de six semaines. Rien ne peut les arrêter ! Et le dément qui les dirige veut rayer notre race de la surface de la Terre. Tu sais ce qui se passe en Pologne : ce sera bientôt la même chose chez nous. La fin des Juifs de Roumanie n’a été retardée que parce que le traître Antonescu et la Garde de Fer sont à couteaux tirés mais ils vont bientôt oublier leurs griefs respectifs.

— Tu te trompes. Papa, dit vivement Magda. Le peuple roumain ne le permettra pas.

Il posa sur elle des yeux étonnamment vifs.

— Tu crois cela ? Regarde-nous, regarde ce qui s’est déjà passé. Est-ce que quelqu’un a protesté quand le gouvernement a entrepris la « roumanisation » des biens et des affaires appartenant aux Juifs ? L’un de mes chers collègues de l’université a-t-il seulement demandé pourquoi j’ai été renvoyé ? Personne ne s’intéresse à nous, personne !

Il se tourna à nouveau vers la fenêtre. Magda aurait voulu trouver des paroles susceptibles de l’apaiser mais les mots ne venaient pas. Elle savait que des larmes auraient coulé sur ses joues si la maladie ne l’avait rendu incapable de pleurer. Il avait toutefois repris la maîtrise de soi quand il s’adressa de nouveau à elle.

— Et nous voici à présent dans ce train, sous la garde de fascistes roumains qui vont nous livrer à des fascistes allemands. Nous sommes perdus !

Elle se prit à contempler la nuque de son père. Qu’il était devenu cynique et amer ! Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait une maladie qui le rongeait lentement, une maladie qui déformait ses membres et ses doigts, desséchait sa peau pour la transformer en une sorte de parchemin, le privait de salive au point qu’il ne pouvait presque plus déglutir. Quand à sa carrière… après des années passées à l’université où il faisait autorité en matière de folklore roumain et où il était le numéro deux du département d’Histoire, il avait été chassé sans le moindre ménagement. Bien sûr, on avait prétexté sa maladie, mais il savait que c’était uniquement parce qu’il était juif.

Depuis, sa santé avait décliné, on lui avait interdit de poursuivre ses recherches historiques et on l’avait expulsé de sa maison. Mais, par-dessus tout, il savait que la machine implacable qui broyait les autres peuples allait bientôt s’en prendre à la Roumanie.

Oui, il est amer ! se disait-elle, mais il a le droit de l’être.

Et moi aussi, j’ai le droit de l’être. C’est ma race et mon héritage qu’ils veulent détruire. Avant de s’en prendre à ma vie.

Non, pas sa vie. C’était impossible. Elle ne l’accepterait jamais. Mais ils avaient certainement anéanti l’espoir d’être plus que la secrétaire et l’infirmière de son père. Le revirement soudain de l’éditeur de musique en était la preuve irréfutable.

Pourquoi n’ai-je pas le droit de laisser mon empreinte en ce monde, aussi discrète soit-elle ? Mon recueil de chansons… je ne demande pas à ce qu’il soit célèbre mais un jour, peut-être, dans cent ans, quelqu’un l’ouvrira et jouera l’une de mes mélodies… Et quand la chanson sera terminée, il refermera le livre et verra mon nom sur la couverture. Oui, ce musicien saura que Magda Cuza a existé.

Elle soupira. Elle n’abandonnerait pas si facilement. La situation était assez mauvaise, et elle irait certainement en empirant. Mais l’espoir demeurait.

Le train passait devant un campement de Tziganes. Les roulottes aux couleurs vives étaient disposées autour d’un feu de bois. L’étude du folklore roumain avait permis à Papa de connaître les Tziganes, qui l’avaient autorisé à partager leurs traditions orales.

— Regarde, dit-elle, dans l’espoir de lui réchauffer le cœur, des Tziganes !

— Je les vois, fit-il, sans enthousiasme. Dis-leur adieu, car eux aussi sont condamnés.

— Assez, Papa !

— C’est la vérité, pourtant. Les Roms sont un cauchemar pour les autorités, et ils seront éliminés. Ce sont des esprits libres, qui aiment les foules, le rire et l’oisiveté. La mentalité fasciste ne peut le tolérer. Ils sont nés sous la roulotte de leurs parents et n’ont ni travail ni adresse permanente. Leur nom même change, car ils en ont trois en vérité : un pour les gadjés, un deuxième qu’ils utilisent entre membres d’une même tribu, et un troisième secret, que leur mère leur chuchote à l’oreille à leur naissance pour confondre le Diable au cas où il viendrait les chercher. Les Tziganes constituent une véritable abomination pour la mentalité fasciste.

— Peut-être, dit Magda, mais nous ? Pourquoi sommes-nous une abomination ?

— Je ne sais pas, et je crois que personne ne le sait. Nous sommes de bons citoyens, nous sommes industrieux, nous payons nos impôts. Peut-être est-ce tout simplement notre lot. Non, je n’en sais rien, de même que je ne sais pas pourquoi nous devons nous rendre au col de Dinu. La seule chose intéressante, c’est le donjon, mais il ne passionne que les férus d’histoire. Pas les Allemands.

Il s’appuya contre le dossier et ferma les yeux. Bientôt, il dormit, en ronflant doucement. Le train laissa derrière lui les cheminées et les citernes de Ploiesti puis dépassa Floresti. Magda passa tout ce temps à se demander ce que leur réservait l’avenir et pourquoi les Allemands voulaient rencontrer son père au col de Dinu.

Les plaines s’étiraient, et Magda s’abandonna à la rêverie. Elle avait épousé un homme beau, aimable, intelligent. Ils étaient très riches et s’achetaient des livres et des objets anciens ; leur maison ressemblait à un véritable musée. Et cette maison se dressait dans un pays lointain où personne ne leur reprocherait d’être Juifs…

Un pauvre sourire se dessina sur les lèvres de Magda. Il était bien trop tard pour que tout ceci fût autre chose qu’une rêverie. A trente et un ans, aucun homme ne voudrait l’épouser et lui donner des enfants.

Elle n’était plus bonne qu’à servir de maîtresse. Et cela, elle ne l’accepterait jamais.

Pourtant, il y avait eu quelqu’un, une douzaine d’années plus tôt… Mihail, un des étudiants de Cuza. Ils étaient très attirés l’un par l’autre, mais la mère de Magda était morte, et elle avait dû la remplacer auprès de Papa. Mihail avait été écarté. Elle pensait à lui, parfois. Depuis, il avait pris une autre femme, et il avait eu trois enfants. Magda, elle, restait seule.

Les collines succédèrent bientôt aux plaines et le train aborda la première montée. Le soleil brillait au-dessus des Alpes. Dans quelques instants, ils arriveraient à Campina. Magda aida son père à enfiler un pull-over. Ensuite, elle arrangea son fichu et se rendit à l’extrémité du wagon, où avait été rangé le fauteuil roulant. Le plus jeune des deux gardes l’y suivit. Pendant tout le voyage, elle avait senti son regard posé sur son corps, dont il essayait de découvrir les véritables contours par-delà les plis lourds du vêtement.

Magda se pencha pour remettre en place les coussins du fauteuil quand une main se plaqua sur ses fesses avant de tenter de s’insinuer entre ses jambes. Une nausée gonfla en elle mais elle se retourna brusquement en se retenant pour ne pas enfoncer ses ongles dans les yeux du garde.

— Je croyais que ça te plairait, dit-il en la prenant par l’épaule. Tu n’es pas mal pour une Juive, et je suis sûr que tu cherches un homme, un vrai.

Magda le dévisagea. Il n’avait rien d’« un homme, un vrai ». Il avait à peine plus de dix-huit ans et sa lèvre supérieure s’ornait d’une moustache si claire qu’on eût dit une ombre de maquillage. Il se frotta contre elle et la poussa vers la porte.

— Allons dans la prochaine voiture, c’est le fourgon à bagages.

— Non, fit-elle, impassible.

Il la poussa plus rudement.

— Grouille-toi !

Sans cesser de le regarder, elle dit :

— Vous ne pouvez pas trouver de fille qui veuille de vous ?

— Oh si ! fit-il, en clignant de l’œil.

— Dans ce cas, pourquoi forcez-vous les autres ?

— Tu me remercieras après, dit-il en ricanant.

Magda ne savait plus que faire. Elle pensa un instant le frapper et crier, mais les freins du wagon se mirent à grincer.

Le train entrait en gare de Campina.

— On n’a plus le temps, dit-il en jetant un coup d’œil par la fenêtre. Dommage.

Sauvée. Magda ne dit rien. Elle en aurait pleuré de bonheur.

Le jeune garde se redressa et tendit la main en direction du quai.

— Je crois que tu m’aurais trouvé très doux comparé à eux.

Magda se pencha à son tour. Elle vit quatre hommes en uniforme noir et se sentit défaillir. Elle avait trop entendu parler des SS pour ne pas les reconnaître au premier coup d’œil.

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