Mia dit : On parlera mieux — plus vite et plus facilement — si on le fait face à face. Mais comment ? demanda Susannah.
On va tenir palabre dans le château, répondit vivement Mia. Le Château sur l’Abysse. Dans la salle de banquet. Tu te rappelles la salle de banquet ?
Après une hésitation, Susannah acquiesça. Elle n’avait recouvré que récemment ses souvenirs de la salle de banquet, ils étaient donc encore vagues. Elle ne s’en plaignait pas, d’ailleurs. Mia avait bâfré là-bas… avec enthousiasme, pour le moins. Elle s’était servie dans tous les plats (avec les doigts, la plupart du temps) et avait bu dans plusieurs verres, le tout en parlant à des tas de fantômes, à chaque fois avec des voix d’emprunt. D’emprunt ? Bon sang, des voix volées, oui. Pour deux d’entre elles, Susannah les connaissait très bien. La première avait les accents nerveux — et le côté bêcheur — de la voix « mondaine » d’Odetta Holmes. La seconde rappelait plutôt le beuglement braillard à la « j’m’en fous pas mal » de Detta. L’usurpation de Mia avait gagné toutes les facettes de la personnalité de Susannah, semblait-il, et si Detta Walker était de retour, tellement remontée et prête à en découdre, c’était en grande partie dû à l’intervention de cette inconnue indésirable.
Le Pistolero m’a vue, là-bas, dit Mia. Et le garçon, aussi.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
Je les ai déjà rencontrés, tous les deux.
Qui ? Jake et Roland ?
Si fait, eux.
Où ? Quand ? Comment pourrais-tu les…
On ne peut pas parler, ici. S’il te plaît. Trouvons-nous un coin plus intime.
Un coin avec un téléphone, c’est ça que tu veux dire ? Pour que tes amis puissent t’appeler.
Je ne sais que peu de chose, Susannah de New York, mais le peu que je sache, je pense que tu serais heureuse de l’entendre.
C’était aussi ce que pensait Susannah. Et bien qu’elle n’eût pas particulièrement envie de voir Mia exaucer son souhait, elle aussi avait hâte de quitter la 2e Avenue. Pour un éventuel piéton, sa chemise avait peut-être l’air éclaboussée de crème au chocolat ou de café séché, mais Susannah elle-même avait une conscience aiguë de ce sang sur elle : pas n’importe quel sang, mais le sang d’une femme courageuse qui avait su se battre jusqu’au bout pour sauver les enfants de sa ville.
Et puis il y avait ces sacs, éparpillés à ses pieds. Elle avait vu des tas de folken à sacs, à New York, si fait. Maintenant elle avait l’impression d’en être une elle-même, et ça ne lui plaisait pas. Ce n’était pas comme ça qu’elle avait été élevée, aurait dit sa mère. À chaque fois qu’elle croisait le regard d’un passant sur le trottoir ou coupant par le petit parc, elle avait envie de lui dire qu’elle n’était pas folle, contrairement aux apparences — sa chemise tachée, son visage dégoûtant, ses cheveux trop longs et en désordre, sans sac à main, rien que ces trois sacs à ses pieds. Sans abri, si fait — pouvait-on être plus à la rue qu’elle ne l’était, non seulement sans lieu où aller, mais hors de tout temps ? Sans abri, mais avec toute sa tête. Il lui fallait palabrer avec Mia, comprendre ce qui se passait ici, voilà qui était certain. Quant à ce qu’elle voulait, c’était bien plus simple : se laver, enfiler des vêtements propres et se cacher des regards extérieurs pendant au moins un petit moment.
Autant vouloir décrocher la lune, trésor, se dit-elle à elle-même… et à Mia, si cette dernière l’écoutait. L’intimité, ça coûte de l’argent. Tu te trouves dans une version de New York où le moindre hamburger te coûtera au minimum un dollar, si dingue que ça puisse paraître. Et tu n’as pas un sou sur toi. Rien qu’une douzaine de plats affûtés et une boule de cristal genre magie noire. Alors tu comptes faire quoi ?
Avant qu’elle ait pu approfondir la question, New York fut balayé du décor et elle se retrouva dans la Grotte de la Porte. Lors de sa première visite, elle n’avait pratiquement pas prêté attention à ce qui l’entourait — c’était Mia qui était aux commandes, pressée de fuir par la porte — mais à présent, tout apparaissait très clairement. Le Père Callahan était là. Ainsi qu’Eddie. Et son frère, en un sens. Susannah entendait la voix d’Henry Dean remonter des profondeurs de la grotte, à la fois sarcastique et consternée.
— J’suis en enfer, frérot ! J’suis en enfer et je peux pas me faire un fix, et tout ça c’est ta faute !
Le sentiment de confusion de Susannah n’était rien, comparé à la fureur que déclencha en elle cette voix autoritaire et capricieuse.
— Presque tout ce qui est arrivé de mal à Eddie, c’était ta faute, à toi ! hurla-t-elle. Tu aurais mieux fait de rendre service à tout le monde, et de mourir jeune, Henry !
Les autres personnes présentes dans la grotte ne tournèrent même pas la tête vers elle. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Était-elle venue vaadasch depuis New York, juste pour s’éclater un peu ? Si tel était le cas, pourquoi n’avait-elle pas entendu le carillon ?
Chut. Chut, mon amour. C’était la voix d’Eddie, dans sa tête, claire comme de l’eau de roche. Regarde, plutôt.
Tu l’entends ? demanda-t-elle à Mia. Est-ce que tu…
Oui ! Maintenant la ferme !
— Combien de temps va-t-on devoir rester là, d’après vous ? demanda Eddie à Callahan.
— Un bon moment, j’en ai peur, répondit ce dernier, et Susannah comprit qu’elle assistait à une scène qui s’était déjà produite.
Eddie et Callahan s’étaient rendus à la Grotte de la Porte pour essayer de localiser Calvin Tower et son ami, Deepneau. Juste avant l’épreuve de force avec les Loups. C’était Callahan qui avait passé la porte. La Treizième Noire s’était emparée d’Eddie, pendant l’absence du Père. Elle l’avait presque tué. Callahan avait reparu juste à temps pour empêcher Eddie de se jeter dans le ravin, en contrebas.
Maintenant, néanmoins, Eddie sortait le sac — rose, oui, elle savait qu’elle avait raison, du côté de La Calla, il était rose — de sous l’encombrante bibliothèque de livres rares de sai Tower, en le traînant au sol. Ils avaient besoin de la boule de cristal dans le sac, pour la même raison que Mia la voulait : parce qu’elle ouvrait la Porte Dérobée.
Eddie le souleva, pivota sur lui-même, puis s’immobilisa brusquement. Il fronçait les sourcils.
— Que se passe-t-il ? demanda le Père Callahan.
— Il y a quelque chose, là-dedans, répondit le jeune homme.
— La boîte…
— Non, dans le sac. Cousu dans la doublure. On dirait une sorte de petit caillou.
Soudain, Susannah eut l’impression qu’il la regardait bien en face, et elle se rendit compte qu’elle était assise sur ce banc, dans le parc. Elle n’entendait plus les voix de la grotte, mais le sifflement liquide de la fontaine. La grotte s’évanouit peu à peu. Eddie et Callahan s’évanouirent peu à peu. Elle entendit les dernières paroles d’Eddie comme si elles venaient d’outre-tombe :
— Peut-être qu’il y a une poche secrète.
Puis il disparut.
Elle n’était pas du tout allée vaadasch, alors. Sa brève visite à la Grotte de la Porte avait été une espèce de vision. Était-ce Eddie qui la lui avait envoyée ? Et dans ce cas, est-ce que ça signifiait qu’il avait reçu le message qu’elle lui avait adressé, depuis le Dogan ? Susannah ne pouvait répondre à ces questions. Si elle devait le revoir un jour, elle le lui demanderait. Enfin, après l’avoir embrassé quelques milliers de fois, bien sûr.
Mia ramassa le sac rouge et passa lentement les mains le long du tissu. Elle sentait bien la forme de la boîte, à l’intérieur. Mais au milieu du sac, elle remarqua aussi une petite bosse sous ses doigts. Et Eddie avait raison : on aurait dit un caillou.
Elle — ou elles, peut-être, ça n’avait plus d’importance à ses yeux — déroula le tissu, essayant de ne pas tenir compte de la pulsation croissante que dégageait cette chose cachée à l’intérieur. Voilà, juste là, à l’intérieur… et on aurait dit une couture, aussi.
Elle se pencha plus près et constata qu’il ne s’agissait pas d’une couture, mais d’une sorte de fermeture. Elle ne reconnut pas la matière, Jake non plus n’aurait pas pu, mais Eddie leur aurait appris que c’était du Velcro. Elle-même avait entendu l’hommage d’un certain ZZ Top, une chanson intitulée « Velcro Fly ». Elle glissa un ongle dans la fermeture et tira du bout du doigt. Elle entendit comme un bruit lent de déchirure et une petite poche apparut à l’intérieur du sac.
Qu’est-ce que c’est ? demanda Mia, fascinée malgré elle.
Eh bien, c’est ce qu’on va voir.
Elle tendit la main et extirpa non pas un caillou mais une petite amulette en forme de tortue. En ivoire, apparemment. Tous les minuscules détails de la carapace étaient précisément ciselés, mais une éraflure miniature la zébrait comme un point d’interrogation. La tortue tendait le cou et sa tête sortait à demi de la carapace. Deux minuscules pointes noires d’une matière goudronneuse formaient les yeux, qui avaient l’air incroyablement vivants. Elle nota une autre imperfection dans le bec de l’animal — non pas une éraflure, mais plutôt une fissure.
— Elle est vieille, murmura-t-elle à voix haute. Tellement vieille.
Oui, répondit Mia dans un souffle.
La tenir procurait à Susannah une incroyable sensation de bien-être. Une sensation de… sécurité, étrangement.
Vois la tortue comme elle est grande, pensa-t-elle. Le monde entier tient sur son dos. C’était bien ça ? Dans son souvenir, elle n’était pas tombée trop loin. Et, bien sûr, c’était ce Rayon-là qu’ils avaient emprunté vers la Tour. L’Ours à une extrémité — Shardik. Et à l’autre, la Tortue — Maturin.
Elle baissa les yeux vers le totem miniature qu’elle avait trouvé dans la doublure du sac, puis le compara à celui de la fontaine. Mis à part la différence de matière — la tortue à côté de son banc était faite d’un métal sombre constellé d’éclats cuivrés scintillants — les deux animaux étaient rigoureusement identiques, jusqu’à l’éraflure sur la carapace et la petite fissure en biseau, dans le bec. L’espace d’une seconde, son souffle s’arrêta. Son cœur aussi. Dans cette aventure, elle progressait pas à pas — parfois même au jour le jour — sans trop réfléchir, en se laissant simplement porter par les événements, et ce ka auquel Roland tenait visiblement beaucoup. Et puis il survenait une chose de ce genre, qui lui laissait soudain entrevoir un tableau bien plus vaste, qui la tétanisait d’effroi et d’émerveillement. Elle pressentait des forces que son entendement ne pouvait saisir. Certaines, comme cette boule dans la boîte de bois fantôme, étaient maléfiques. Mais ça… ça…
— Ouah, fit quelqu’un. En soupirant presque.
Elle leva les yeux et vit un homme d’affaires — talentueux, visiblement, à en juger par son costume — qui se tenait debout près du banc. Il avait traversé le parc, en chemin vers un lieu aussi important qu’il l’était lui-même, une réunion ou un congrès quelconque, peut-être même aux Nations unies, qui se trouvaient tout près (sauf si ça aussi avait changé). Mais là, il s’était arrêté net. Sa mallette ruineuse pendait dans sa main droite. Il écarquillait ses yeux fixés sur la tortue posée sur la paume de Mia. Et un large sourire ravi, évoquant celui d’un drogué, flottait sur ses lèvres.
Range-la ! s’écria Mia, alarmée. Il va la voler !
J’aime’ais bien qu’il essaie un peu, pou’voi’, répliqua Detta Walker, d’une voix détendue, plutôt amusée.
Le soleil s’était montré et elle — elle en entier — prit soudain conscience que, tout le reste mis à part, c’était une journée splendide. Précieuse. Magnifique.
— Précieuse, splendide et magnifique, fit l’homme d’affaires (ou peut-être était-il diplomate), qui avait complètement oublié ses affaires. Parlait-il de cette journée, ou de la petite tortue ?
Des deux, pensa Susannah. Et elle se dit soudain qu’elle comprenait. Jake aussi aurait compris — lui plus que quiconque ! Elle éclata de rire. À l’intérieur d’elle, Detta et Mia rirent aussi, Mia un peu contre son gré. Et l’homme d’affaires ou le diplomate, il se mit à rire, lui aussi.
— Oui, les deux, dit l’homme d’affaires.
Avec son léger accent Scandinave, « deux » devenait teu.
— Quelle belle chose vous avez là !
Quelle pelle chosse fous afez là !
Oui, elle était belle, c’est vrai. Un ravissant petit trésor. Et un jour pas si ancien, Jake Chambers avait découvert quelque chose d’étrangement semblable. Dans la librairie de Calvin Tower, Jake avait acheté un livre intitulé Charlie le Tchou-tchou, de Béryl Evans. Pourquoi ? Parce que ce livre l’avait appelé. Plus tard — peu de temps avant que le ka-tet de Roland arrive à Calla Bryn Sturgis, en fait — le nom de l’auteur s’était changé en Claudia y Inez Bachman, l’intégrant ainsi au Ka-Tet de Dix-Neuf, un ka-tet en perpétuelle expansion. Jake avait glissé dans ce livre une clé, dont Eddie avait sculpté un double, dans l’Entre-Deux-Mondes. La clé de Jake avait fasciné les gens qui l’avaient vue, tout en les rendant extrêmement influençables. Tout comme cette clé, la tortue miniature avait son double ; Susannah était assise juste à côté. La question était de savoir si cette tortue présentait d’autres ressemblances avec la clé de Jake.
À en juger par l’air subjugué de l’homme d’affaires Scandinave, Susannah était quasiment certaine que la réponse était oui. Elle se dit, Hé copine, y a pas à s’inquiéter, tu n’es pas à la rue, car tu as la tortue ! Cette comptine était tellement grotesque qu’elle en rit toute seule, à voix haute.
Laisse-moi m’occuper de ça, dit-elle à Mia.
T’occuper de quoi ? Je ne comprends pas…
Je le sais bien. Alors laisse-moi faire. D’accord ?
Elle n’attendit pas la réponse de Mia. Elle se tourna vers l’homme d’affaires, lui décocha un sourire éclatant et plaça la main à hauteur de ses yeux, afin qu’il pût contempler la tortue à son aise. Elle la fit flotter de droite à gauche et constata que les yeux de l’homme en suivaient le mouvement, bien que sa tête, ornée d’une impressionnante crinière blanche, restât immobile.
— Comment vous appelez-vous, sai ? demanda Susannah.
— Mathiessen van Wyck, répondit-il, tandis que ses yeux roulaient dans leurs orbites, un peu comme ceux de la tortue. Je suis le deuxième assistant de l’ambassadeur de Suède aux Nations unies. Ma femme a un amant. Ça m’attriste. Mais j’ai de nouveau un transit intestinal normal, la tisane que m’a recommandée la masseuse de l’hôtel a marché, ce qui me rend heureux.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Votre skölpadda me rend heureux.
Susannah était fascinée. Si elle demandait à cet homme de baisser son pantalon et de vider ses intestins à nouveau en état de marche sur le trottoir, le ferait-il ? Bien sûr que oui.
Elle jeta un regard rapide autour d’eux et ne vit personne à proximité. Ce qui était une bonne chose, mais elle se dit que ça ne la dispensait pas de transférer ses affaires ici aussi vite qu’elle le pourrait. Jake avait rameuté un paquet de monde, avec sa petite clé. Elle n’avait aucune envie de faire de même, si elle pouvait l’éviter.
— Mathiessen, commença-t-elle, vous avez dit que…
— Mats.
— Pardon ?
— Appelez-moi Mats, si vous le voulez bien. Je préfère.
— Très bien, Mats, vous avez parlé d’un…
— Vous parlez suédois ?
— Non.
— Alors poursuivons en français.
— Oui, j’aimerais autant…
— J’ai une situation très importante, ajouta Mats, sans quitter une seconde la tortue des yeux. Je rencontre plein de gens importants. Je me rends à des cocktails, où de belles femmes portent la fameuse « petite robe noire ».
— Ça doit être l’éclate, pour vous. Mats, je veux que vous la boucliez, et que vous ne l’ouvriez que quand je vous poserai une question directe. Vous voulez bien ?
Mats ferma la bouche. Il fit même une petite mimique comique, comme s’il se tirait une fermeture éclair en travers des lèvres, mais à aucun moment il ne quitta des yeux la tortue.
— Vous avez parlé d’un hôtel. Vous êtes à l’hôtel ?
— Yah, je suis à l’hôtel Hyatt Plaza-Park, au coin de la 1re et de la 46e. Bientôt j’aurai un appartement dans un complexe résidentiel…
Mats sembla soudain mesurer qu’une fois encore il en disait trop, et la ferma.
Susannah se mit à réfléchir furieusement, tenant la tortue à hauteur de sa poitrine, afin que son nouvel ami pût la voir distinctement.
— Mats, écoutez-moi bien, d’accord ?
— J’écoute pour entendre, maîtresse-sai, et j’entends pour obéir.
Ce qui la secoua d’un mauvais frisson, surtout dit avec le ravissant accent germanisant de Mats.
— Vous avez une carte de crédit ?
Mats sourit avec fierté.
— J’en ai plein. J’ai une American Express, une MasterCard, et une Visa. J’ai aussi une carte Euro-Gold. Et une…
— Bien. C’est bien. Je veux que vous retourniez au — l’espace d’une seconde, elle eut un blanc, puis la mémoire lui revint —, au Plaza-Park et que vous preniez une chambre. Une chambre pour la semaine. Si on vous pose la question, dites que c’est pour un de vos amis. Une de vos amies.
Et c’est alors que lui vint à l’esprit une perspective bien désagréable. On était à New York, au nord, en 1999, et on aimait à croire que les choses progressaient dans le bon sens, mais on n’était jamais trop prudent.
— Est-ce que le fait que je sois une négresse risque de poser problème ?
— Non, bien sûr que non, répondit-il d’un air surpris.
— Réservez la chambre à votre nom et dites à la réception que c’est une femme du nom de Susannah Mia Dean qui l’occupera. Vous avez compris ?
— Yah, Susannah Mia Dean.
Quoi d’autre ? L’argent, bien sûr. Elle lui demanda s’il en avait. Son nouvel ami sortit son portefeuille et le lui tendit. Tout en farfouillant d’une main dans le très joli modèle Lord Bruxton, de l’autre elle tenait toujours la tortue à hauteur du regard. Elle trouva une liasse de traveller’s checks — qui ne lui seraient d’aucune utilité, avec cette signature de fou, complètement alambiquée — et environ deux cents dollars, en bonne vieille monnaie américaine. Elle s’empara de la somme et la plaça dans le sac Borders qui contenait auparavant les chaussures. En relevant les yeux, elle constata avec effroi que deux Jeannettes, d’environ quatorze ans et portant toutes deux des sacs à dos, avaient rejoint l’homme d’affaires. Elles contemplaient la tortue avec les yeux brillants et les lèvres humides. Susannah se rappela malgré elle le public le soir où Elvis Presley était passé au Ed Sullivan Show.
— Trop coooooool, lança l’une d’elles, presque dans un souffle.
— Top délire, ajouta l’autre.
— Retournez à vos affaires, les filles, fit Susannah.
Leurs visages s’affaissèrent, reflétant le même air triste. On aurait presque pu les prendre pour des jumelles de La Calla.
— On est obligées ? demanda l’une d’elles.
— Oui ! insista Susannah.
— Grand merci-sai, que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, fit la seconde.
Des larmes lui roulaient sur les joues. Son amie se mit à pleurer elle aussi.
— Oubliez que vous m’avez vue ! leur lança Susannah tandis qu’elles s’éloignaient.
Elle les suivit d’un regard anxieux jusqu’à la 2e Avenue, où elles bifurquèrent vers les quartiers chics, puis reporta son attention sur Mats van Wyck.
— Vous aussi, secouez-vous, Mats. Bougez votre graisse jusqu’à l’hôtel, et réservez une chambre. Dites-leur que votre amie Susannah ne va pas tarder à débarquer.
— Que veut dire « bougez votre graisse » ? Je ne comprends…
— Ça veut dire « et qu’ça saute ».
Elle lui rendit son portefeuille, moins le liquide, regrettant de n’avoir pas pu regarder plus longuement ces cartes en plastique, car elle se demandait comment on pouvait en avoir autant.
— Une fois que vous aurez réglé cette histoire de chambre, retournez là où vous alliez. Et oubliez que vous m’avez vue.
Alors, comme les gamines en uniforme vert, Mats se mit à sangloter.
— Je dois aussi oublier la skölpadda ?
— Oui.
Susannah se remémora un hypnotiseur qu’elle avait vu dans une émission de télé quelconque, peut-être même le Ed Sullivan Show.
— Plus de tortue, mais vous vous sentirez bien pour le reste de la journée, vous m’entendez ? Comme si vous aviez…
Un million de dollars ne devait pas représenter tant que ça pour lui, et pour ce qu’elle en avait vu, un million de couronnes n’aurait pas suffi à lui offrir une coupe de cheveux.
— Vous allez vous sentir comme l’ambassadeur de Suède lui-même. Et vous arrêterez de vous inquiéter pour le jules de votre femme. Qu’il aille au diable, d’accord ?
— Yah, qu’il aille au tiaple ! s’écria Mats, et bien qu’il fût toujours en train de pleurer, un sourire perçait maintenant à travers ses larmes.
Ce sourire avait quelque chose de divinement enfantin. Quelque chose qui rendit soudain Susannah triste et joyeuse à la fois. Elle voulait faire plus pour Mats van Wyck, si elle le pouvait.
— Et pour vos intestins…
— Yah ?
— Comme sur des roulettes, jusqu’à la fin de vos jours, fit Susannah, relevant la tortue devant les yeux de l’homme. Quelle est votre heure, en général, Mats ?
— Je vais chuste après le petit déjeuner.
— Alors c’est là que ça se passera. Jusqu’à la fin de vos jours. Sauf si vous êtes très occupé. En retard pour un rendez-vous, par exemple. Vous n’aurez qu’à dire… hmmm… Maturin, et l’envie vous passera jusqu’au lendemain.
— Maturin.
— C’est ça. Maintenant allez-y.
— Je ne peux pas emporter la skölpadda ?
— Non, vous ne pouvez pas. Allez-y, maintenant.
Il s’éloigna, puis s’arrêta et se retourna vers elle. Il avait les joues humides, mais son visage exprimait plutôt l’espièglerie, et une pointe de sournoiserie.
— Peut-être que je devrais la prendre, dit-il. Peut-être qu’elle m’appartient de droit.
J’aime’ais bien voi’ça, sale ’culé d’cul blanc, répondit Detta en pensée, mais Susannah — qui se sentait de plus en plus responsable de ce trio de barjots, au moins pour l’instant — la fit taire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, mon ami ? Dites-le-moi, je vous prie.
Le regard demeura sournois.
Essaie pas d’embrouiller un embrouilleur, disait ce regard. Enfin, c’est ce que lisait Susannah, en tout cas.
— Mats, Maturin, dit-il. Maturin, Mats. Vous voyez ?
Susannah voyait, oui. Elle allait lui dire que ce n’était là qu’une coïncidence, puis elle se rappela Calla, Callahan.
— Je vois, mais la skölpadda n’est pas à vous. Ni à moi, d’ailleurs.
— À qui, alors ?
D’une voix plaintive. Acquis.
Et avant que son conscient ait pu l’arrêter (ou la censurer, au moins), Susannah se vit en train de dire toute la vérité, celle connue de son cœur et de son âme :
— Elle appartient à la Tour, sai. À la Tour Sombre. Et c’est là que je la rapporterai, si le ka le veut.
— Que les dieux vous accompagnent, dame-sai.
— Vous aussi, Mats. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.
Elle regarda le diplomate suédois s’éloigner, puis baissa les yeux vers la tortue miniature et dit :
— Voilà qui n’était pas commun, mon vieux pote Mats.
Mia ne se souciait guère de la tortue. Elle n’avait qu’une seule préoccupation.
Dans cet hôtel, dit-elle, il y aura un téléphone ?
Susannah-Mia mit la tortue dans la poche de son jean et se força à attendre vingt minutes sur le banc du parc. Elle en passa la plus grande partie à admirer ses jambes toutes neuves (quel que fût leur propriétaire, elles étaient ravissantes) et à gigoter ses nouveaux doigts de pied dans ses nouvelles chaussures
(volées).
Elle ferma aussi les yeux, essayant de convoquer la salle de contrôle du Dogan. D’autres diodes d’alerte s’étaient allumées entre-temps, et en sous-sol, les machines vibraient de plus en plus fort, pourtant l’aiguille du cadran Susannah-Mio avait à peine pénétré dans le jaune. Des fissures étaient apparues au sol, comme elle l’avait prévu, mais jusque-là rien de très sérieux. La situation n’était pas des plus reluisantes, mais elle se dit qu’ils pourraient s’en accommoder, pour le moment.
Qu’est-ce que tu attends ? s’impatienta Mia. Pourquoi reste-t-on assises ici ?
Je laisse au Suédois la possibilité de se charger de notre petite course à l’hôtel, et ensuite de déguerpir, répondit Susannah.
Et lorsqu’elle estima qu’elle lui avait laissé assez de temps, elle réunit ses sacs, se leva, traversa la 2e Avenue et se mit à descendre la 46e Rue en direction de l’hôtel Plaza-Park.
Le grand hall était baigné de la belle lumière de l’après-midi, que reflétaient les angles de verre vert. Jamais Susannah n’avait vu de pièce aussi splendide — en dehors de Saint-Patrick, bien sûr — mais elle avait aussi quelque chose d’étrange, de décalé.
C’est parce que c’est l’avenir, se dit-elle.
Dieu sait que les signes sautaient aux yeux. Les voitures paraissaient plus petites, et complètement différentes. La plupart des jeunes femmes qu’elles croisaient se promenaient le ventre à l’air, et on voyait les bretelles de leur soutien-gorge. Susannah dut voir le phénomène se répéter cinq ou six fois le long de la 46e Rue avant de se convaincre qu’il s’agissait là d’un effet de mode bizarre, et non d’une négligence. De son temps, une femme qui aurait exposé sa bretelle (ou encore un centimètre carré de combinaison qui allait voir du pays, comme on disait) se serait précipitée dans les toilettes publiques les plus proches pour tout remettre en place, et au pas de charge. Quant à montrer un ventre nu…
On se serait fait arrêter partout, sauf peut-être à Coney Island, se dit-elle. Aucun doute là-dessus.
Mais la chose qui lui fit la plus forte impression fut aussi la plus difficile à définir : la ville paraissait tout simplement plus grande. Elle tonnait et bourdonnait autour d’elle. Elle vibrait. Chaque bouffée d’air portait la signature de son odeur intime. Les femmes attendant un taxi à la sortie des hôtels (avec ou sans bretelles apparentes) étaient bien des New-Yorkaises, impossible de se méprendre. Les portiers (non pas un, mais deux par entrée) interpellant lesdits taxis ne pouvaient être que des portiers new-yorkais. Les taxis (elle était éberluée par le nombre de Noirs qu’elle voyait au volant, et elle en aperçut même un coiffé d’un turban) ne pouvaient être que des taxis new-yorkais, mais ils étaient tous… différents. Le monde avait changé. C’était comme si son New York, celui de 1964, était un club de foot amateur. Et là, on jouait pro.
Une fois dans le hall, elle fit une pause, pour sortir la tortue miniature de sa poche et se repérer dans les lieux. À sa droite, elle remarqua un salon. Deux femmes y étaient assises, en train de discuter, et Susannah les observa un moment, ne pouvant croire qu’on puisse montrer autant de jambe sous une jupe (quelle jupe, au fait ?). Et il ne s’agissait ni d’adolescentes ni d’allumeuses ; c’étaient des femmes de trente ans, au moins (même si elle ne put s’empêcher de se dire qu’elles avaient aussi bien la soixantaine, qui savait ce que les progrès de la science avaient été capables d’accomplir, en trente-cinq ans ?).
À droite, une petite boutique. Quelque part dans l’ombre, derrière elle, un piano égrenait un air délicieusement familier — « Night and Day » — et Susannah savait qu’en suivant la mélodie, elle trouverait des tas de fauteuils en cuir, de bouteilles étincelantes, et un monsieur en veste blanche qui serait ravi de la servir, même si on n’était encore qu’au beau milieu de l’après-midi. Et tout ça était très réconfortant.
Juste en face d’elle se trouvait le guichet de la réception et, derrière, la créature la plus exotique que Susannah ait vue de sa vie. Elle avait l’air à la fois blanche, noire, chinoise, le tout battu ensemble. En 1964, on aurait traité cette femme de bâtarde, peu importait sa beauté. Alors qu’ici, elle se retrouvait dans un tailleur magnifique, à l’accueil d’un grand hôtel. La Tour Sombre avait beau trembler sur ses fondations, et le monde être en train de changer, pour Susannah cette hôtesse était la preuve (si besoin était) que tout ne s’écroulait pas et que tout n’allait pas dans la mauvaise direction. La femme parlait avec un client se plaignant de sa note de câble — Dieu seul savait de quoi il s’agissait.
Peu importe, c’est l’avenir, se dit une fois de plus Susannah. C’est de la science-fiction, comme la cité de Lud. Autant s’en tenir à ça.
Je me fiche de ce que c’est, et de la date, l’interrompit Mia. Tout ce que je veux, c’est trouver un téléphone. Je veux voir mon p’tit gars.
Susannah passa devant un panneau posé sur un trépied, puis fit marche arrière et y regarda de plus près.
À partir du 1er juillet 1999, l’hôtel Hyatt Plaza-Park de New York change de nom, et devient l’hôtel Regal-Plaza des Nations unies. Encore un projet gagnant de Sombra/North Central !
Et Susannah se dit : Sombra, comme dans le complexe immobilier de la Baie de la Tortue… qui ne s’était jamais construit, à en juger par cette aiguille en verre noir, là derrière. Et North Central, comme dans North Central Positronics. Intéressant.
Un élancement lui vrilla soudain la tête. Un élancement ? Bon sang, un coup de poignard, oui. Elle en eut les larmes aux yeux. Et elle sut qui en était à l’origine. Mia, qui n’avait cure de Sombra Corporation, de North Central Positronics, ou de la Tour Sombre même, s’impatientait. Susannah sut qu’il lui faudrait y remédier, au moins essayer. Mia était obnubilée par son p’tit gars, mais si elle voulait garder ce p’tit gars, elle avait intérêt à élargir un tout petit peu son champ de vision.
Ell’ va pas t’lâcher d’une semelle, intervint Detta, d’une voix pleine d’astuce, de force et de bonne humeur. Tu l’sais, pas v’ai ?
Elle le savait.
Susannah attendit que l’homme avec son problème de câble ait fini d’expliquer qu’il avait commandé le film Classé X par accident, et qu’il se moquait de le payer, tant qu’il n’apparaissait pas sur sa facture, puis elle s’approcha du comptoir. Son cœur battait à tout rompre.
— Je crois que mon ami Mathiessen van Wyck a réservé une chambre à mon nom, dit-elle.
Elle vit l’employée jeter un œil à sa jupe tachée avec un air de désapprobation polie, et elle rit nerveusement.
— J’ai vraiment hâte de prendre une bonne douche et de me changer. J’ai eu un petit accident. Au déjeuner.
— Oui, madame. Une seconde, je vous prie.
Elle vit l’employée se tourner vers ce qui ressemblait à un petit écran de télé avec une machine à écrire accrochée dessous. Elle appuya sur quelques touches, regarda le moniteur, puis demanda :
— Susannah Mia Dean, c’est bien cela ?
Un vous dites vrai, je dis grand merci lui monta aux lèvres, et elle le censura in extremis.
— Oui, c’est exact.
— Puis-je voir une pièce d’identité, je vous prie ?
L’espace d’une seconde, Susannah eut le sifflet coupé. Et puis elle fouilla dans son sac et en sortit un Oriza, en prenant garde de le saisir par le bord non tranchant. Elle se remémora subitement une phrase qu’elle avait entendu Roland dire à Wayne Overholser, le gros rancher de La Calla : Notre affaire à nous, c’est le plomb. Les ’Rizas n’étaient pas des balles, mais ils les valaient largement. D’une main elle maintint le plat en hauteur, et de l’autre, la petite tortue sculptée.
— Est-ce que ça fera l’affaire ? demanda-t-elle d’une voix avenante.
— Qu’est-ce que — commença la belle employée, puis elle se tut et son regard passa du plat à la tortue.
Alors ses yeux s’arrondirent et se mirent à briller légèrement. Ses lèvres, recouvertes d’un intéressant revêtement rose brillant (Susannah se fit la réflexion que ça ressemblait plus à du bonbon qu’à du rouge à lèvres), s’entrouvrirent. Un doux soupir s’éleva : ohhhh…
— C’est mon permis de conduire, ajouta Susannah. Vous voyez ?
Par chance, il n’y avait personne alentour, pas même un porteur de bagages. Les clients qui avaient quitté leur chambre le jour même attendaient sur le trottoir, se battant pour un taxi. Dans le hall, l’ambiance était feutrée. Dans le bar derrière la boutique de cadeaux, une version introspective et paresseuse de « Stardust » succéda à « Night and Day ».
— Permis de conduire, acquiesça l’employée dans ce même soupir émerveillé.
— Bien. Faut-il que vous écriviez quelque chose ?
— Non… M. van Wyck a réservé la chambre… il faut seulement que je… puis-je tenir la tortue, madame ?
— Non, répondit Susannah, et alors la jeune femme se mit à pleurer.
Susannah observait ce phénomène avec perplexité. Elle ne se rappelait pas avoir fait pleurer tant de gens depuis son récital de violon (une catastrophe), à l’âge de douze ans.
— Non, je ne peux pas la prendre, dit l’employée, laissant libre cours à ses larmes. Non, non, je ne peux pas, je ne peux pas la prendre, ah, Discordia, je ne peux pas…
— Arrêtez un peu les pleurnicheries, fit Susannah, et la femme se tut immédiatement. Donnez-moi la clé de la chambre, s’il vous plaît.
Mais au lieu d’une clé, elle lui tendit une carte en plastique, dans un petit étui. À l’intérieur de l’étui — pour le cacher aux yeux d’éventuels voleurs, sans doute — était inscrit le nombre 1919. Ce qui ne surprit pas du tout Susannah. Bien entendu, Mia s’en moquait éperdument.
Elle vacilla légèrement sur ses jambes. Se balança d’avant en arrière. Elle dut agiter la main pour retrouver son équilibre (celle tenant le « permis de conduire »). Pendant une seconde, elle crut qu’elle allait tomber par terre, puis tout rentra dans l’ordre.
— Madame ? fit l’employée, l’air distraitement — très distraitement — inquiet. Vous vous sentez bien ?
— Ouais, répondit Susannah. C’est juste que… j’ai failli perdre l’équilibre, pendant une seconde.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? se demanda-t-elle intérieurement. Oh, mais elle savait très bien ce qui s’était passé. C’était Mia qui contrôlait les jambes, Mia. Susannah avait beau être aux commandes depuis leur rencontre avec ce bon vieux M. Pourrais-je-prendre-la-skölpadda, son corps était en train de revenir à son état premier, la version sans mollets. Incroyable mais vrai. Son corps lui faisait un coup à la Susannah.
Mia, on se réveille. À toi de prendre le relais.
Je ne peux pas. Pas encore. Dès qu’on sera seules, je le ferai.
Et, doux Jésus, Susannah reconnut bien ce ton. Cette garce faisait sa timide.
Elle se tourna vers l’employée.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Une clé ?
— Eh bien — oui, sai. Elle vous servira aussi dans l’ascenseur. Vous la glissez dans la fente, dans le sens de la flèche. Puis vous la retirez rapidement. Quand la petite lumière sur la porte passe au vert, vous pouvez entrer. J’ai un peu plus de huit mille dollars, dans le tiroir de mon bureau. Je vous les donnerai volontiers, en échange de cette jolie petite chose que vous avez là, votre tortue, votre skölpadda, votre tortuga, votre kawit, votre…
— Non, dit Susannah, chancelant une nouvelle fois.
Elle s’accrocha au bord du comptoir. C’en était fini de son équilibre.
— Je vais monter, maintenant.
Elle avait pensé commencer par une visite à la boutique de l’hôtel, histoire de dépenser un peu du fric de Mats pour s’acheter une chemise propre, s’ils avaient ce genre de marchandise, mais il faudrait que ça attende. Tout allait devoir attendre.
— Oui, sai.
Plus de « madame », plus maintenant. La tortue agissait sur elle, comblant les interstices entre les mondes.
— Oubliez que vous m’avez vue, d’accord ?
— Oui, sai. Dois-je mettre votre téléphone en dérangement ?
Mia se mit à vociférer. Susannah ne prit même pas la peine de l’écouter.
— Non, ne faites pas ça. J’attends un appel.
— Comme vous voudrez, sai.
Les yeux vissés sur la tortue. Toujours sur la tortue.
— Bon séjour au Plaza-Park. Voulez-vous qu’un porteur vous aide à monter vos bagages ?
J’ai une t’onche à avoi’ besoin d’aide, pou’po’ter ces t’ois malheu’euses me’des ? pensa Detta, mais Susannah se contenta de secouer la tête.
— Très bien.
Susannah se retourna, mais fit volte-face en entendant l’employée prononcer :
— Bientôt viendra le Roi, avec son Œil.
Susannah fixait la jeune femme, bouche bée, presque en état de choc. Elle sentit la chair de poule remonter le long de ses bras. Cependant, le beau visage en face d’elle demeurait serein. Des yeux noirs posés sur la tortue miniature. Des lèvres entrouvertes, miroitantes de salive autant que de gloss. Si je reste ici une minute de plus, se dit Susannah, elle va se mettre à baver.
Susannah aurait donné cher pour creuser cette histoire de Roi et d’Œil — parce que c’était son histoire —, et elle le pouvait, après tout c’était elle qui était aux commandes, mais de nouveau elle vacilla et sut qu’elle ne pouvait rien faire… à moins de ramper à quatre pattes jusqu’à l’ascenseur, son jean vide en dessous du genou traînant derrière elle. Plus tard, peut-être, se promit-elle, sachant que c’était peu probable ; à présent les choses bougeaient trop vite.
Elle traversa le hall, titubant avec dignité. Dans son dos, elle entendit la voix de la jeune employée, pleine d’aimable regret, rien de plus.
— Quand le Roi viendra et que la Tour s’effondrera, sai, toutes les jolies choses comme celle que vous avez là seront brisées.
Puis viendront les ténèbres et rien d’autre que le mugissement de Discordia, et les cris des can toi.
Susannah ne répondit pas, bien que la chair de poule eût à présent gagné sa nuque, et qu’elle sentît son cuir chevelu rétrécir littéralement sur son crâne. Ses jambes (les jambes de quelqu’un, en tout cas) perdaient rapidement toute sensibilité. Si elle avait pu jeter un œil à sa peau nue, aurait-elle constaté que ses jolies jambes toutes neuves étaient en train de devenir transparentes ? Aurait-elle vu le sang coulant dans ses veines, rouge vif en descendant, plus sombre et épuisé en remontant vers le cœur ? Et les entrelacs compliqués des muscles ?
Elle pensait que oui.
Elle appuya sur le bouton MONTÉE, puis rangea l’Oriza dans son sac, priant pour que l’une des trois portes s’ouvre avant qu’elle ne s’évanouisse. Le pianiste avait opté pour « Stormy Weather[4] ».
La porte du milieu coulissa. Susannah-Mia entra et appuya sur le 19. La porte se referma, mais l’engin ne bougea pas.
La carte en plastique, se rappela-t-elle. Il faut que tu te serves de la carte.
Elle aperçut la fente et glissa la carte dedans, en prenant garde à la direction de la flèche. Cette fois, lorsqu’elle appuya sur le 19, la touche s’alluma. Quelques secondes plus tard, elle se retrouva violemment écartée, et Mia repassa devant.
Susannah se réfugia à l’arrière de son propre esprit avec une sorte de soulagement fatigué. Oui, que quelqu’un prenne le relais, pourquoi pas ? Que quelqu’un d’autre prenne les commandes, un petit moment. Elle sentait force et solidité revenir dans ses jambes, et c’est tout ce qui comptait, pour l’instant.
Mia avait beau se retrouver étrangère en pays inconnu, elle apprenait vite. Dans le hall du dix-neuvième étage, elle localisa le panneau 1911–1923 et descendit le couloir d’un pas rapide, jusqu’au numéro 1919. La moquette, un truc vert et épais, délicieusement mou, chuchotait sous ses chaussures
(volées).
Elle inséra la carte-clé dans le mur, ouvrit la porte et entra. Il y avait deux lits. Sur l’un d’eux, elle posa les sacs, puis promena sur la pièce un regard distrait, jusqu’à ce qu’il rencontre le téléphone.
Susannah !
Impatiente.
Quoi ?
Comment faire pour qu’il sonne ?
Susannah partit d’un rire sincère.
Chérie, cette question-là, tu n’es pas la première à te la poser, tu peux me croire. On a été des millions, avant toi. Ou bien il sonnera, ou bien il ne sonnera pas. Le moment venu. En attendant, pourquoi tu ne ferais pas le tour du propriétaire ? Histoire de trouver un coin où ranger ton gunna.
Elle s’attendait à une dispute, mais rien ne vint. Mia arpenta la pièce (sans prendre la peine d’ouvrir les rideaux, alors que Susannah aurait donné cher pour voir la ville d’aussi haut), passa la tête par la porte de la salle de bains (un vrai palais, avec ce qui ressemblait à un lavabo en marbre, et des miroirs partout), puis jeta un œil dans le placard. Là, au-dessus d’une étagère où étaient posés des sacs en plastique pour le pressing, se trouvait un coffre-fort. Il y avait un panneau, mais Mia ne pouvait le déchiffrer. Roland se retrouvait parfois confronté au même problème, mais c’était dû aux différences entre l’alphabet de ce monde et les « Grandes Lettres » du Monde de l’Intérieur. Susannah se doutait bien que les problèmes de Mia étaient beaucoup plus élémentaires. Si sa ravisseuse connaissait de toute évidence les chiffres, Susannah avait comme l’impression que la mère du p’tit gars était bien incapable de lire une ligne.
Susannah passa de nouveau devant, mais pas complètement. Pendant une seconde elle regarda deux panneaux à travers deux paires d’yeux, sensation tellement étrange qu’elle en eut la nausée. Puis l’image se précisa et elle put lire le message :
Ce coffre-fort vous est fourni gracieusement pour conserver vos objets personnels. La direction de l’hôtel Hyatt Plaza-Park décline toute responsabilité en cas de vol. Nous vous recommandons de confier l’argent liquide et les bijoux au coffre de l’hôtel, au rez-de-chaussée. Pour enregistrer votre code, tapez quatre chiffres, puis validez par la touche « entrée ».
Pour ouvrir, tapez votre code à quatre chiffres et appuyez sur « ouvrir ».
Susannah se recula pour laisser Mia choisir son code. Elle opta pour un 1 suivi de trois 9. C’était l’année en cours, probablement l’une des premières combinaisons que tenterait un voleur, mais au moins ce n’était pas exactement le numéro de la chambre. De plus, c’étaient de bons chiffres. Des chiffres puissants. Un sigleu. Et elles le savaient toutes deux.
Mia programma le coffre et vérifia qu’il fermait bien, puis elle suivit les instructions pour le rouvrir. Dans une sorte de vrombissement interne, la porte s’entrouvrit. Dans le coffre, Mia déposa le sac rouge fané aux armes de L’ENTRE-DEUX-QUILLES — la boîte qu’il contenait tenait juste sur la planche à l’intérieur — puis celui contenant les plats d’Oriza. Elle verrouilla de nouveau la porte, vérifia en tirant sur la poignée, puis hocha la tête. Le sac Borders était toujours sur le lit. Elle en retira la liasse de billets et la glissa dans la poche avant droite de son jean, avec la tortue.
Il faut te trouver une chemise propre, rappela Susannah à son invitée indésirable.
Mia, fille de personne, ne répondit rien. À l’évidence, elle n’en avait rien à carrer des chemises, propres ou sales. Mia fixait le téléphone. Pour l’instant, maintenant que ses contractions étaient en suspens, ce téléphone était tout ce qui comptait pour elle.
Maintenant, on palabre, dit Susannah. Tu me l’as promis, et c’est une promesse que tu vas tenir. Mais pas dans cette salle de banquet. Elle frémit. À l’extérieur, entends-moi, je te prie. J’ai besoin d’air frais. Cette salle de banquet puait la mort.
Mia ne protesta pas. Susannah eut vaguement conscience que l’autre femme passait en revue les différents pans de sa mémoire — analysant, classant, analysant, classant — pour enfin trouver un souvenir utilisable.
Comment on s’y rend ? demanda Mia d’un air indifférent.
La femme noire qui était (à nouveau) double s’assit sur l’un des lits et croisa les mains sur ses cuisses. Comme sur un traîneau, répondit la partie Susannah. Je pousse, tu diriges. Et rappelle-toi, Susannah-Mio, si tu veux que je coopère, tu dois me donner des réponses claires.
Je le ferai, répondit l’autre. Mais ne t’attends pas à les apprécier. Ni même à les comprendre.
Qu’est-ce que tu…
Peu importe ! Dieux, je n’ai jamais rencontré personne qui pose autant de questions ! Le temps presse ! Quand ce téléphone sonnera, notre palabre prendra fin ! Alors si tu veux palabrer un tant soit peu…
Susannah ne prit pas la peine de la laisser terminer. Elle ferma les yeux et se laissa tomber en arrière. Le lit ne vint pas arrêter sa chute ; elle le traversa directement. Elle tombait pour de vrai, à travers l’espace. Elle entendait le carillon du vaadasch, au loin, assourdi.
Me revoilà, pensa-t-elle. Puis : Eddie, je t’aime.
SOLISTE :
Commala-quatre-cinq
Quel délice d’être vivant, n’est-ce pas ?
Pour chercher Discordia
Quand la Lune du Démon paraîtra.
CHŒUR :
Commala-quatre-cinq !
Même quand se lèvent les ombres !
Voir et parcourir le monde
Nous rend heureux de belle façon.