NEUVIÈME COUPLET EDDIE TIENT SA LANGUE

UN

Le Père Callahan avait rendu une brève visite au bureau de poste d’East Stoneham presque deux semaines avant la fusillade à la boutique de Chip McAvoy, et c’est là que le prêtre de la paroisse de Jerusalem’s Lot avait griffonné son petit mot à la hâte.

Tower…


Je suis un ami du type qui vous a tiré d’affaire, avec Andolini, Où que vous soyez, il faut que vous en partiez immédiatement. Trouvez une grange, un refuge abandonné, ou même un cabanon s’il le faut. Vous n’y serez pas bien installé, mais rappelez-vous que c’est ça ou être mort. Et je pèse mes mots ! Laissez des lumières allumées là où vous vous trouvez actuellement et ne déplacez pas votre voiture, qu’elle reste au garage ou dans l’allée. Laissez un mot avec des indications sur le lieu où vous êtes, sous le tapis de sol de votre voiture, côté conducteur ou sous la marche du porche, à l’arrière de la maison. Nous vous contacterons. Rappelez-vous que nous sommes les seuls à pouvoir vous soulager du fardeau que vous portez. Mais si vous voulez notre aide, il vous faut nous aider aussi.

Callahan, de la lignée d’Eld.


Et que ce soit votre DERNIER passage par la poste. Comment peut-on être aussi stupide ???

Callahan avait risqué sa vie pour déposer ce mot, et Eddie, sous l’emprise maléfique de la Treizième Noire, avait bien failli perdre la sienne. Et quel était le profit net de ces risques et de ces tentatives ? Eh bien, Calvin Tower était allé gambader joyeusement dans la campagne du Maine, à la recherche de livres rares ou épuisés.

Tout en suivant John Cullum sur la Route 5, avec Roland assis silencieusement à ses côtés, puis en tournant dans Dimity Road, Eddie sentit que, nerveusement, il n’était pas loin de la zone de danger.

Il va falloir que je me mette les mains dans les poches et que je tienne ma langue, se dit-il. Mais dans ce cas précis, il n’était même pas certain que les bonnes vieilles recettes fonctionneraient.

DEUX

Environ trois kilomètres après avoir quitté la Route 5, la Ford F-150 de Cullum prit un virage à droite, dans Dimity Road, indiqué par deux panneaux accrochés sur un poteau rouillé. Celui du haut disait : ROCKET RD[9] ; l’autre, plus rouillé encore, faisait miroiter des CABANES BORD LAC, LOCATION WE, MOIS OU SAISON. Rocket Road était à peine plus qu’un petit sentier serpentant entre les arbres et Eddie colla au train de Cullum, pour éviter le panache de poussière que laissait derrière lui le vieux camion de leur nouvel ami. La « cartomobile » était également un modèle Ford, une trois-portes anonyme qu’Eddie n’aurait su nommer sans vérifier l’inscription chromée à l’arrière ou le manuel du conducteur. Mais conduire de nouveau lui procurait un plaisir presque mystique, avec non pas un seul cheval sous les fesses, mais plusieurs centaines prêts à bondir au moindre frémissement de son pied droit. C’était agréable aussi d’entendre le brouhaha des sirènes s’évanouir au fur et à mesure.

L’ombre des frondaisons les engloutissait. Le parfum des pins et de la sève était à la fois doux et vif.

— Charmante région, fit remarquer le Pistolero. On rêverait de venir s’y installer.

Ce fut son seul commentaire.

Le camion de Cullum croisa des allées numérotées. Sous chaque numéro apparaissait une petite légende, LOCATIONS JAFFORDS. Eddie songea à signaler à Roland qu’ils avaient connu un Jaffords à La Calla, qu’ils l’avaient même très bien connu, mais il se ravisa. C’était enfoncer une porte ouverte.

Ils dépassèrent les numéros 15, 16 et 17. Cullum marqua un temps d’arrêt devant le 18 puis, après réflexion, passa la main par la vitre de son camion et leur fit signe de continuer. Eddie avait déjà enclenché la vitesse, sachant pertinemment que ce n’était pas le numéro 18 qui les intéressait.

Cullum s’engagea dans l’allée suivante. Eddie le suivit, et les pneus de la berline firent chuchoter l’épais tapis d’aiguilles de pin. Des éclats bleus se mirent à apparaître entre les arbres, mais quand ils atteignirent le bungalow numéro 19 avec sa vue sur le lac, Eddie constata qu’il s’agissait d’un vrai plan d’eau, contrairement à l’Étang de Keywadin. Probablement pas plus grand qu’un terrain de football. La cabane elle-même ne devait pas avoir plus de deux pièces. Elle comprenait aussi une véranda couverte qui donnait sur l’étang, avec deux rocking-chairs fatigués mais à l’air confortable. Un tuyau en zinc sortait du toit. Il n’y avait ni garage ni voiture garée devant la cabane, même si Eddie croyait deviner où elle était passée. Mais avec le tapis d’aiguilles de pin, c’était difficile à dire.

Cullum coupa le moteur du camion. Eddie l’imita. On n’entendait plus à présent que le clapotis de l’eau sur les rochers, le soupir de la brise à travers les pins, et le gazouillis léger des oiseaux. En tournant la tête vers la droite, Eddie vit le Pistolero assis, ses longs doigts de génie croisés paisiblement sur ses genoux.

— Ça te paraît comment ? demanda Eddie.

— Calme — à la mode de La Calla : Côlme.

— Il y a quelqu’un ?

— Je dirais que oui.

— Du danger ?

— Oui-là. Juste à côté de moi.

Eddie le fixa en fronçant les sourcils.

— Toi, Eddie. Tu veux le tuer, pas vrai ?

Au bout d’un moment, Eddie dut bien admettre qu’il disait vrai. Cette partie de sa nature, à découvert, dans sa simplicité et sa sauvagerie, le mettait parfois mal à l’aise, mais il ne pouvait la renier. Et après tout, qui l’avait réveillée et aiguisée à ce point ?

Roland hocha la tête.

— Un jour, après des années d’errance dans le désert, solitaire comme tout ermite digne de ce nom, j’ai vu entrer dans ma vie un jeune homme pleurnicheur et égoïste, dont l’unique ambition était de continuer à consommer une drogue qui le faisait renifler et somnoler toute la journée. Une sorte de rustre prétentieux, fort en gueule, qui n’avait pas grand-chose pour lui…

— Mais beau gosse, intervint Eddie. N’oublie pas ça. Ce gars, c’était une véritable sex-môchine.

Roland le considéra sans sourire.

— Si j’ai réussi à ne pas te tuer à cette époque-là, Eddie de New York, tu dois pouvoir réussir à ne pas tuer Calvin Tower aujourd’hui.

Et sur ces mots, Roland ouvrit la portière et sortit.

— Eh bien, c’est toi qui le dis, répondit le jeune homme à l’intérieur de la voiture de Cullum, avant de sortir à son tour.

TROIS

Cullum était toujours au volant de son camion, lorsque Roland, puis Eddie le rejoignirent.

— Ça m’a l’air vide, mais j’ai vu de la lumière dans la cuisine.

— Hein-hein, fit Eddie. John, j’ai…

— Laisse-moi deviner. Tu as une autre question. La seule personne que je connaisse qui en pose plus que toi, c’est mon petit-neveu, Aidan. Il vient d’avoir trois ans. Vas-y, pose-la.

— Pourriez-vous localiser précisément le centre de l’activité des entrants, dans le coin, ces dernières années ?

Eddie ne savait absolument pas pourquoi il posait cette question, mais tout à coup, ça lui paraissait vital.

Cullum réfléchit, puis répondit :

— C’est le Chemin du Dos de la Tortue, à Lovell.

— Vous avez l’air bien sûr de vous.

— Pour sûr. Je t’ai parlé de cet ami, Donnie Russert, ça te revient ? Le prof d’histoire à Vandy ?

Eddie acquiesça.

— Eh bien, après avoir rencontré un de ces types en personne, il s’est intéressé au phénomène. Il a écrit plusieurs articles là-dessus, mais il disait qu’aucun magazine digne de ce nom ne les publierait, même très bien documentés. Il disait qu’écrire au sujet des entrants dans l’ouest du Maine lui avait appris une vérité qu’il ne s’attendait pas à découvrir, à son âge : qu’il y a des choses que les gens ne veulent pas croire, même si on leur en apporte la preuve. Il citait ce poète grec, qui dit : « Le pilier de la vérité a un trou en son milieu. » Bref, il avait établi une carte de la zone entourant les sept villes, et il l’avait affichée sur le mur de son bureau : Stoneham, East Stoneham, Waterford, Lovell, Sweden, Fryeburg, et East Fryeburg. Avec des épingles, plantées là où des entrants avaient été signalés, tu vois ?

— Je vois fort bien, grand merci, confirma Eddie.

— Et je dois dire que… ouais, le Chemin du Dos de la Tortue était le centre. Faut dire, il y avait six ou huit épingles, et ce bout de patelin doit pas faire beaucoup plus de trois kilomètres. Ça fait une boucle, qui descend de la Route 7, le long du Lac Kezar, et puis elle remonte vers la Route 7.

Roland observait la maison. Il se tourna vers la gauche, marqua un temps d’arrêt et porta la main gauche sur la crosse en bois de santal de son pistolet.

— John, c’était une heureuse rencontre que la nôtre, mais il est temps pour vous de déguerpir d’ici.

— Pour sûr ? Vous êtes certain ?

Roland hocha la tête.

— Les hommes qui sont venus ici sont des idiots. Ça sent encore l’idiot, c’est entre autres à ça que je sais qu’ils sont encore là. Vous n’êtes pas ce genre de personne.

John Cullum esquissa un léger sourire.

— J’espère bien que non, mais je dois vous remercier pour le compliment.

Puis il s’interrompit et gratta sa tête grise.

— Si c’est bien un compliment.

— Ne reprenez pas la route principale et commencez par vous dire que je ne pensais pas ce que je viens de vous dire. Mieux, dites-vous que nous ne sommes jamais venus ici, que nous n’étions qu’un rêve. Ne retournez pas chez vous, pas même pour prendre une chemise de rechange. Vous n’y êtes plus en sécurité. Allez ailleurs. À au moins trois regards vers l’horizon.

Cullum ferma un œil et parut calculer mentalement.

— Dans les années 1950, j’ai passé dix ans comme gardien de la prison d’État du Maine, dix années malheureuses. Mais là-bas j’ai rencontré un type fabuleux, qui s’appelait…

Roland secoua la tête et posa sur ses lèvres les deux doigts qui lui restaient à la main droite. Cullum hocha la tête.

— Eh bien, on dirait que j’ai oublié son nom, mais je sais qu’il vit dans le Vermont, et je vais finir par m’en souvenir… et aussi de là où il habite… dès que j’aurais franchi la frontière de l’État du New Hampshire.

Quelque chose dans son discours frappa Eddie, quelque chose de faux, mais il n’aurait pas su dire quoi, exactement ; il finit par se dire qu’il avait juste une petite poussée de paranoïa. John Cullum était un type carré… pas vrai ?

— Bon vent, dit-il en attrapant la main du vieil homme. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.

— Pareil pour vous, les gars, répondit Cullum, avant de serrer la main de Roland.

Il retint un peu la main à trois doigts du Pistolero dans la sienne.

— Est-ce que c’est Dieu qui m’a sauvé la vie, là-bas, d’après vous ? Quand les balles ont commencé à voler ?

— Oui-là, répondit Roland. Si vous voulez. Puisse-t-il vous accompagner maintenant.

— Et pour ma vieille Ford…

— Ou bien ici, ou bien dans le coin, fit Eddie. Vous la retrouverez, ou quelqu’un la retrouvera. Ne vous inquiétez pas.

Cullum eut un grand sourire.

— C’est à peu près ce que j’allais vous dire moi-même.

— Vaya con Dios, conclut Eddie.

Cullum sourit de nouveau.

— J’en ai autant à votre service à tous les deux, fiston. Faites bien attention à ces entrants. Certains ne sont pas très sympas. Tout le monde est d’accord là-dessus.

Cullum mit son camion en route et partit. Roland le regarda s’éloigner et dit :

— Dan-tete.

Eddie acquiesça. Dan-tete. Petit sauveur. Ça résumait bien qui était John Cullum — qui à présent avait quitté leur vie, tout comme les anciens de River Crossing. Car il avait bel et bien disparu, n’est-ce pas ? Pourtant il y avait quelque chose, dans sa façon de parler de son ami du Vermont…

De la paranoïa.

De la simple paranoïa.

Eddie se sortit ça de la tête.

QUATRE

Puisqu’il n’y avait pas de voiture garée, et donc pas de tapis de sol côté conducteur sous lequel aller regarder, Eddie entreprit de vérifier sous la marche du porche. Mais il n’avait pas fait un pas dans cette direction que Roland le saisit par l’épaule et tendit le bras. Eddie vit une bande de terre broussailleuse qui descendait jusqu’à l’eau, et le toit d’un hangar à bateaux dont les bardeaux verts étaient recouverts d’une couche d’aiguilles de pin séchées.

— Il y a quelqu’un, là-bas, fit Roland en bougeant à peine les lèvres. Sans doute le moins idiot des deux. Et il nous regarde. Lève les bras.

— Roland, tu penses que c’est bien prudent ?

— Oui.

Roland mit les mains en l’air. Eddie pensa lui demander sur quel fondement il bâtissait cette certitude, mais il connaissait la réponse : l’intuition. La spécialité de Roland. Avec un soupir, Eddie leva lui aussi les mains à hauteur d’épaule.

— Deepneau ! s’écria Roland en direction du hangar. Aaron Deepneau ! Nous venons en amis, et le temps nous presse ! Si c’est vous, montrez-vous ! Nous devons palabrer !

Il y eut une pause, puis une voix de vieil homme demanda :

— Quel est votre nom, monsieur ?

— Roland Deschain, de Gilead et de la lignée d’Eld. Je pense que vous le savez.

— Quelles affaires vous occupent ?

— Mon affaire, c’est le plomb ! cria Roland, et Eddie sentit la chair de poule lui recouvrir les bras.

Long silence. Puis :

— Est-ce qu’ils ont tué Calvin ?

— Pas à notre connaissance, répondit Eddie. Si vous savez quelque chose que nous ne savons pas, pourquoi vous ne venez pas ici nous le raconter ?

— Est-ce que vous êtes le type qui s’est pointé pendant que Cal marchandait avec ce con d’Andolini ?

Eddie ressentit une nouvelle poussée de colère en entendant le mot marchander. À cette nouvelle interprétation de ce qui s’était réellement passé dans l’arrière-boutique de Tower.

— Un marchandage ? C’est comme ça qu’il vous a présenté les choses ?

Puis, sans attendre la réponse d’Aaron Deepneau.

— Ouais, c’est bien moi. Sortez de là, qu’on discute.

Pas de réponse. Il s’écoula vingt secondes. Eddie prit une inspiration et s’apprêta à appeler de nouveau Deepneau. Roland lui posa la main sur le bras et secoua la tête. Vingt secondes passèrent encore, puis ils entendirent le crissement rouillé d’un ressort — une porte grillagée qui s’ouvrait. Un grand homme maigre sortit du hangar, clignant des yeux comme une chouette. D’une main il tenait un gros revolver automatique, par le barillet. Il le leva au-dessus de sa tête.

— C’est un Beretta. Il n’est pas chargé. Je n’ai qu’un chargeur, et il est dans la chambre. Sous mes chaussettes. Les armes à feu me rendent nerveux, OK ?

Eddie roula des yeux ronds. Ces folken étaient leurs ennemis les plus redoutables, comme aurait dit Henry.

— Très bien, fit Roland. Venez, c’est tout.

Et — comme quoi un miracle était toujours possible — Deepneau s’exécuta.

CINQ

Le café qu’il leur fit était meilleur que tous ceux qu’ils avaient bus à Calla Bryn Sturgis, meilleur même que tous ceux que Roland avait bus depuis l’époque de Mejis, quand il chevauchait sur le bord de l’Aplomb. Et il y avait aussi des fraises. Deepneau soutenait qu’elles avaient été cultivées de manière industrielle, mais Eddie fut transporté de joie par leur goût. Ils se retrouvèrent tous trois assis dans la cuisine de la location Jaffords numéro 19, à boire du café en plongeant de grosses fraises dans un bol de sucre en poudre. À la fin de leur palabre, ils avaient l’air de trois assassins qui auraient trempé le bout des doigts dans le sang de leur dernière victime. L’arme vide de Deepneau reposait sur le rebord de la fenêtre.

Deepneau était allé faire un tour sur Rocket Road quand il avait entendu le bruit d’une fusillade, puis des explosions. Il s’était empressé de rentrer à la cabane (aussi vite que le lui permettait son état actuel, précisa-t-il) et quand il avait vu de la fumée s’élever au sud, il avait décidé qu’il était sans doute plus sage de retourner se réfugier dans le hangar, tout compte fait. À ce moment-là, il était persuadé que c’était le truand italien, Andolini, alors…

— Qu’est-ce que vous voulez dire par retourné au hangar ? demanda Eddie.

Sous la table, Deepneau bougea les pieds. Il était extrêmement pâle, avec des taches violacées sous les yeux et seulement quelques touffes de cheveux fins et ébouriffés sur le crâne, comme du duvet. Eddie se rappela que Tower lui avait dit que Deepneau avait eu un cancer, quelques années plus tôt. Aujourd’hui il n’avait pas l’air en grande forme, mais Eddie avait vu des gens — notamment dans la Cité de Lud — beaucoup plus mal en point. Gasher, le vieux pote de Jake, en était un excellent exemple.

— Aaron ? demanda Eddie. Qu’est-ce que vous voulez dire par…

— J’ai entendu la question, dit-il, un peu irrité. Nous avons reçu un mot, par la poste restante, ou plutôt c’est Cal qui l’a reçu, suggérant que nous quittions la cabane pour trouver une autre planque dans le coin, en veillant à ne pas nous faire remarquer. Ça venait d’un dénommé Callahan. Vous le connaissez ?

Roland et Eddie acquiescèrent.

— Ce Callahan… on pourrait dire qu’il a mis Cal sur les dents.

Cal, Calla, Callahan, pensa Eddie, et il poussa un soupir.

— Cal est un type bien, sous de nombreux aspects, mais il n’aime pas qu’on le mette sur les dents. On s’est installés dans le hangar à bateaux pour quelques jours…

Deepneau marqua un temps d’arrêt, livrant peut-être un petit combat intérieur avec sa conscience. Puis il ajouta :

— Pendant deux jours, en fait. Deux seulement. Et alors Cal a dit qu’on devenait fous, que rester dans ce trou humide était mauvais pour son arthrite, et qu’il m’entendait siffler quand je respirais. « Si ça continue, je vais devoir te laisser dans cet hosto de merde à Norway », il a dit, « avec une pneumonie, en plus du cancer. » Il a dit qu’il n’y avait pas l’ombre d’un risque qu’Andolini nous déniche ici, tant que le jeune type — vous, dit-il en pointant un doigt accusateur et teinté de fraise vers Eddie — la fermait. « Ces truands de New York, ils sont incapables de trouver leur chemin au nord de Westport sans une boussole », il a dit.

Eddie grogna. Pour la première fois de sa vie, il détestait l’idée d’avoir raison.

— Il a dit qu’on avait fait très attention. Et quand j’ai dit : « Il y a bien quelqu’un qui nous a trouvés, ce Callahan, il nous a trouvés », Cal a répondu : « Eh bien, évidemment. »

De nouveau, il pointa vers Eddie un doigt véhément.

— C’est vous qui avez dit à M. Callahan où chercher le code postal, et après ça, c’était facile. Et puis Cal a dit : « Et la poste, il n’a pas pu faire mieux, pas vrai ? Crois-moi, Aaron, on est à l’abri, ici. Personne ne sait où on est, à part la fille de l’agence immobilière, et elle est à New York. »

Deepneau leur lança un regard de sous ses sourcils broussailleux, puis trempa une fraise dans le sucre et croqua dedans.

— C’est comme ça que vous nous avez trouvés ? Par l’agence immobilière ?

— Non, fit Eddie. Par quelqu’un du coin. C’est lui qui nous a menés directement à vous, Aaron.

Deepneau recula dans son fauteuil.

— Aïe.

— Aïe, c’est le mot. Alors vous vous êtes réinstallés dans la cabane, et Cal est allé acheter des livres dans toute la région, au lieu de se cacher ici en en lisant un. J’ai raison ?

Deepneau baissa les yeux vers la nappe.

— Il faut que vous compreniez. Cal est un vrai passionné. Les livres, c’est toute sa vie.

— Non, rectifia Eddie. Cal n’est pas passionné. Cal est obsédé, voilà ce qu’il est, Cal.

— J’ai cru comprendre que vous étiez légaliste, dit Roland, prenant la parole pour la première fois, depuis que Deepneau les avait fait entrer.

Il s’était allumé une autre des cigarettes de Cullum (après en avoir détaché le filtre, comme le lui avait montré le gardien) et il était assis là à fumer. Il paraissait flagrant à Eddie qu’il n’en tirait aucune satisfaction.

— Légaliste ? Je ne…

— Avocat.

— Oh. Eh bien, oui. Mais je ne pratique plus le droit depuis…

— Il faut que vous vous y remettiez assez longtemps pour établir un certain document.

Et Roland entreprit de lui expliquer de quel document il s’agissait. Deepneau se mit tout de suite à hocher la tête et Eddie en déduisit que Tower avait déjà raconté à son ami cette partie de l’aventure. Ce qui était plutôt bien. Ce qu’il aimait moins, c’était l’expression sur le visage du vieil homme. Il laissa cependant Roland finir. Il n’avait pas oublié le b.a.-ba de la relation clients, semblait-il, retraité ou pas retraité.

Lorsqu’il fut certain que Roland en avait bien terminé, Deepneau répondit :

— Je crois de mon devoir de vous informer que Calvin a décidé de conserver cette propriété un peu plus longtemps.

Eddie se frappa la tempe, en veillant bien à taper du côté intact de sa tête, et à utiliser sa main droite pour cette petite comédie. Son bras gauche était raidi, et les élancements dans sa jambe avaient repris, entre le genou et la cheville. Il se dit qu’il n’était pas impossible que ce bon vieux Deepneau se trimballe avec une cargaison de calmants et nota de penser à lui en demander quelques-uns, si c’était le cas.

— J’implore votre pardon, mais j’ai pris un coup sur la tête, en arrivant dans cette charmante petite ville, et je crois bien que ça m’a bousillé les oreilles. J’ai cru que vous disiez que sai… que M. Tower avait décidé de ne plus nous vendre le terrain.

Deepneau sourit avec une certaine lassitude.

— Vous savez parfaitement ce que j’ai dit.

— Mais il était censé nous le vendre ! Il avait une lettre de Stefan Toren, son arrière-arrière-grand-père, qui lui disait de nous le vendre !

— Reprenez donc une fraise, monsieur Dean, suggéra gentiment Aaron.

— Non, merci !

— Reprends une fraise, Eddie, dit Roland en lui en tendant une.

Eddie la prit. Il songea à l’écrabouiller sur la tronche du bonhomme, rien que pour rigoler, mais il commença par la tremper dans la crème, pour la rouler ensuite dans le sucre. Il se mit à manger. Et bon sang, difficile de rester amer avec un goût aussi sucré dans la bouche. Roland (et Deepneau) devait en avoir conscience.

— D’après Cal, il n’y avait rien d’autre dans l’enveloppe que le nom de ce type, dit-il en inclinant sa tête presque chauve en direction de Roland. Le testament de Toren — ce qu’on appelait autrefois ses « dernières volontés » — avait disparu depuis longtemps.

— Je savais ce qu’il y avait dans l’enveloppe, s’exclama Eddie. Il me l’a demandé, et je le savais !

— C’est ce qu’il m’a dit, confirma Deepneau, l’air impassible. Il a aussi dit que c’était le genre de tour à la portée de n’importe quel illusionniste de bazar.

— Il vous a aussi dit qu’il nous avait promis de nous vendre ce terrain, si je parvenais à lui dire ce nom ? Qu’il l’avait promis, putain ?

— Il prétend avoir subi une pression considérable, au moment où il vous a fait cette promesse. Et je suis certain qu’il dit vrai.

— Est-ce que ce salopard s’imagine qu’on essaie de le rouler ?

Eddie sentait le sang lui battre aux tempes. S’était-il déjà senti aussi furieux ? Une fois, sans doute. Quand Roland avait refusé de le laisser retourner à New York pour aller choper de la poudre.

— C’est ça ? Parce que ça n’est pas notre intention. On lui donnera tout ce qu’il voudra, jusqu’au dernier centime, et même plus. Je le jure sur le visage de mon père ! Et sur le cœur de mon dinh !

— Écoutez-moi attentivement, jeune homme, parce que c’est important.

Eddie se tourna vers Roland. Lequel hocha doucement la tête, avant d’écraser son mégot sur le talon de sa botte. Eddie adressa à Deepneau un regard silencieux mais noir.

— Il dit que c’est précisément ça, le problème. Il dit que vous comptez lui payer une somme ridicule et symbolique — un dollar, c’est ce qui est d’usage, dans ce genre de circonstances — et que vous allez le rouler pour le reste. Il prétend que vous avez essayé de l’hypnotiser, pour lui faire croire que vous étiez un être surnaturel, ou qui avait accès aux êtres surnaturels… sans parler des millions des Laboratoires Holmes… mais il n’a pas été dupe.

Eddie le regardait bouche bée.

— Voilà ce que dit Calvin, poursuivit Deepneau sur le même ton calme, mais ce n’est pas nécessairement ce qu’il croit.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là, bon sang ?

— Calvin a du mal à abandonner les choses, expliqua Deepneau. Il est très doué pour dénicher des livres anciens ou introuvables, vous savez — un vrai Sherlock Holmes de la littérature —, et il a un besoin compulsif de les acquérir. Je l’ai vu de mes yeux harceler le propriétaire d’un livre qui l’intéressait — j’ai bien peur que ce soit le seul terme qui convienne — jusqu’à ce que le vendeur cède et se sépare de son bien. Parfois, c’est simplement pour que Cal arrête de l’appeler nuit et jour, j’en suis sûr.

« Compte tenu de son talent, de son emplacement et de la somme considérable qu’il a reçue le jour de ses vingt-six ans, Cal aurait dû devenir l’un des vendeurs de livres rares les plus en vue de New York, voire de tout le pays. Son problème, ce n’est pas d’acheter, mais de vendre. Une fois qu’il possède un article qu’il tenait vraiment à acquérir, il déteste avoir à s’en séparer. Je me rappelle le jour où un collectionneur de livres de San Francisco, un type presque aussi compulsif que Cal lui-même, a fini par venir à bout de Cal et par lui arracher une édition dédicacée de Moby Dick. Cal a gagné soixante-dix mille dollars sur cette transaction, mais il n’en a pas dormi pendant une semaine.

« Il ressent la même chose à l’égard de ce terrain vague, au coin de la 2e et de la 46e. En dehors de ses livres, c’est la seule chose qui soit encore à lui. Et il a réussi à se convaincre que vous vouliez la lui voler.

Il y eut un court moment de silence, puis Roland prit la parole :

— Et dans le secret de son cœur, sait-il ce qu’il en est vraiment ?

— Monsieur Deschain, je ne comprends pas ce que…

— Si fait, vous comprenez, l’interrompit Roland. Alors, le sait-il ?

— Oui, finit par admettre Deepneau. Je crois qu’il le sait.

— Dans le secret de son cœur, sait-il que nous sommes des hommes de parole qui lui paierons son bien, sauf si la mort nous en empêche ?

— Oui, sans doute. Mais…

— Comprend-il que, s’il nous transfère la propriété de ce terrain, et que si nous signifions clairement cette transaction au dinh d’Andolini — à son patron, un dénommé Balazar…

— Je connais ce nom, fit sèchement Deepneau. Il apparaît dans les journaux, de temps à autre.

— Qu’alors ce Balazar laissera votre ami tranquille ? Dans ce cas, il suffira de lui faire savoir que sai Tower n’est plus le propriétaire du bien qu’il convoite, et que toute tentative de représailles contre lui coûtera très cher à Balazar lui-même ?

Deepneau croisa les bras sur son torse étroit et attendit. Il observait Roland avec une sorte de fascination troublée.

— En clair, si votre ami Calvin Tower nous vend le terrain vague, ses ennuis prendront fin. Pensez-vous qu’il sache ça, dans le secret de son cœur ?

— Oui, répondit Deepneau. C’est juste qu’il a ce… ce blocage, quand il s’agit de se séparer des choses.

— Faites-nous un document, dit Roland. Dont l’objet sera le terrain vague situé au croisement de ces deux rues. Vendeur : Tower. Acheteur : nous.

— La Tet Corporation, compléta Eddie.

Deepneau secoua la tête.

— Je pourrais établir ce document, mais vous ne le convaincrez pas de vendre. Sauf si vous disposez d’une bonne semaine, et que l’idée de la torture ne vous rebute pas. Lui brûler les pieds au fer rouge, par exemple. Voire les couilles.

Eddie marmonna quelque chose entre ses dents, que Deepneau lui demanda de répéter. Eddie n’en fit rien. Il avait dit ça me paraît bien.

— Nous saurons le convaincre, affirma Roland.

— Je n’en serais pas si sûr, à votre place, l’ami.

— Nous saurons le convaincre, répéta le Pistolero.

Le ton de sa voix était sans appel.

Dehors, une petite voiture anonyme (un petit modèle de location Hertz, pour autant qu’Eddie pouvait en juger) s’engagea dans la clairière et s’arrêta.

Tiens ta langue, tiens ta langue, se répéta Eddie, mais au moment où Calvin Tower sortait prestement de la voiture (lançant au nouveau véhicule apparu dans l’allée un vague regard hâtif), Eddie sentit de nouveau le sang battre à ses tempes. Il serra les poings, et lorsque ses ongles s’enfoncèrent dans la paume de ses mains, la douleur lui fit monter aux lèvres un grand sourire de satisfaction amère.

Tower ouvrit le coffre de sa Chevrolet de location et en sortit un gros sac. Sa dernière prise, se dit le jeune homme. Tower jeta un bref regard vers le sud et la colonne de fumée dans le ciel, puis il haussa les épaules et se dirigea vers le bungalow.

C’est très bien, pensa Eddie, très bien, espèce de salope, il y a juste un peu le feu, mais qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Malgré les élancements de douleur qui remontaient dans son bras blessé, Eddie serra plus fort les poings, plantant ses ongles plus profond.

Tu ne peux pas le tuer, Eddie, dit Susannah. Tu le sais, pas vrai ?

Le savait-il ? Et même s’il le savait, pouvait-il écouter la voix de Suze ? La voix de la raison, en l’occurrence ? Eddie n’en savait rien. Ce qu’il savait, c’était que la véritable Susannah était partie, qu’elle avait sur l’épaule une guenon du nom de Mia et qu’elle avait disparu dans la gueule béante de l’avenir. Tower, d’un autre côté, était bien là. Ce qui avait un sens, finalement. Eddie avait lu quelque part que les seuls survivants de la guerre nucléaire seraient très vraisemblablement les cafards.

Peu importe, trésor. Tiens ta langue encore un peu et laisse Roland se charger de ça. Tu ne peux pas le tuer ! Non, sans doute pas.

Pas tant que sai Tower n’aurait pas signé en bas de la feuille. Après ça, cependant… après ça…

SIX

— Aaron ! appela Tower en montant les marches du perron.

Roland intercepta le regard de Deepneau et posa un doigt sur ses lèvres.

— Aaron ! Hé ! Aaron !

Tower avait l’air fort et heureux d’être en vie — pas le profil du type en cavale, plutôt le type qui profite de ses vacances pour poursuivre ses petites affaires.

— Aaron, je suis allé chez cette veuve d’East Fryeburg, et tu ne le croiras pas, elle avait tous les romans écrits par Herman Wouk, tous ! Pas les éditions club, en plus, alors que je m’attendais à ça, mais…

Le scroink de la porte grillagée qui s’ouvrait fut suivi par des bruits de semelles sur les planches.

— Premières éditions Doubleday ! Le Souffle de la guerre ! Ouragan sur le Caine ! Je dirais qu’il y en a de l’autre côté de ce lac qui feraient bien de vérifier qu’ils ont payé leur assurance incendie, parce que…

Il entra. Vit Aaron. Vit Roland assis en face de Deepneau, qui le fixait calmement de ce regard bleu effrayant, avec les pattes-d’oie au coin des yeux. Et, pour finir, il vit Eddie. Mais Eddie ne le vit pas. Au dernier moment, Eddie Dean avait baissé ses mains serrées entre ses genoux, puis la tête, si bien que son regard se fixait sur le plancher en dessous d’eux. Il tenait sa langue. Il se la mordait presque, pour tout dire. Deux gouttes de sang étaient apparues au coin de son pouce droit. Il concentra son regard dessus. Il fixa chaque iota de son attention sur ces deux gouttes de sang. Parce que, s’il levait les yeux sur le propriétaire de cette voix joviale, Eddie allait très certainement le massacrer.

Il a vu notre voiture. Il l’a vue, mais il n’est même pas allé vérifier. Il n’a pas non plus appelé son ami pour savoir qui était là, ou si tout allait bien. Parce que tout ce qu’il avait en tête, c’était ce Herman Wouk, pas en édition club, le vrai truc. Pas de soucis, mon pote. Parce que tu vois pas plus loin que Jack Andolini lui-même. Toi et Jack, vous êtes rien d’autre qu’une bande de cafards en loques, qui galopez sur le sol de l’univers. On garde un œil sur le gros lot, pas vrai ? Un œil sur ce putain de gros lot.

— Vous, dit Tower, et toute joie, toute excitation avait disparu de sa voix. Le type de…

— Le type de nulle part, fit Eddie sans relever la tête. Le type qui vous a débarrassé de Jack Andolini quand vous étiez à deux doigts de chier dans votre froc. Et voilà comment vous me remerciez. Vous faites un drôle de bonhomme, pas vrai ?

Dès qu’il eut fini, il se força à serrer les dents et à tenir sa langue. Ses mains serrées tremblaient. Il s’attendait à voir Roland intervenir — il le ferait, forcément, Eddie n’allait pas devoir s’occuper de ce monstre d’égoïsme tout seul, il en était incapable —, mais Roland ne dit rien.

Tower se mit à rire. D’un rire nerveux et cassant, comme sa voix quand il avait compris qui se trouvait dans la cuisine de sa cabane de location.

— Oh, monsieur… monsieur Dean… je pense réellement que vous avez exagéré la gravité de la situation.

— Tout ce que je me rappelle, fit Eddie, toujours sans lever les yeux, c’est l’odeur d’essence. J’ai tiré avec l’arme de mon dinh, vous vous en souvenez ? J’imagine qu’on a de la chance qu’il n’y ait pas eu de vapeurs, et que j’aie tiré dans la bonne direction. Ils ont versé de l’essence partout, dans le coin de votre bureau. Ils allaient mettre le feu à vos livres préférés… ou, devrais-je dire, à vos meilleurs amis, à votre famille ? Parce que c’est ce qu’ils sont pour vous, pas vrai ? Et Deepneau, vous le mettez où, bordel ? C’est rien d’autre qu’un pauvre vieux avec un cancer, qui part en cavale avec vous quand vous avez juste besoin d’un compagnon de cavale ? Vous le laisseriez crever dans le fossé, si quelqu’un vous proposait une première édition de Shakespeare ou un Hemingway un peu rare.

— Voilà qui est injuste ! s’écria Tower. Il se trouve que j’ai appris que ma librairie avait été brûlée et, par mégarde, je n’ai pas pris d’assurance ! Je suis ruiné, et par votre faute ! Je vous ordonne de sortir d’ici !

— Tu as résilié cette assurance parce que tu avais besoin de liquide pour acheter cette collection d’Hopalong Cassidy, dans la succession Clarence Mulford, l’année dernière, dit doucement Aaron Deepneau. Tu m’as dit que la suspension de l’assurance n’était que provisoire, mais…

— Elle l’était !

Il avait l’air à la fois blessé et surpris, comme si la trahison de ce côté le prenait totalement au dépourvu. C’était peut-être le cas.

— Elle était temporaire, bon sang !

— … mais s’en prendre à ce jeune homme, poursuivit Deepneau sur le même ton calme mais plein de regret, voilà qui me paraît très injuste.

— Je vous ordonne de sortir ! lança Tower à Eddie, en retroussant les lèvres. Vous et votre ami ! Je n’ai aucune intention de faire affaire avec vous ! Et si vous avez cru le contraire, c’était… un malentendu !

Il s’accrocha à ce dernier mot comme à un trophée, et le cria presque.

Eddie serra les mains plus fort. Jamais il n’avait eu une conscience aussi vive de l’arme qu’il portait ; elle avait acquis une espèce de sinistre poids vivant. Le jeune homme empestait la sueur ; il la sentait. Et à présent, les gouttes de sang se mettaient à suinter entre ses paumes et venaient s’écraser sur le sol. Il sentait ses dents s’enfoncer lentement dans sa langue. Enfin, c’était toujours un bon moyen d’oublier la douleur dans son mollet gauche. Eddie décida de donner à sa langue une brève seconde de répit.

— Ce que je me rappelle le mieux, le jour où je vous ai rendu cette petite visite…

— Vous avez des livres qui m’appartiennent, l’interrompit Tower. Je veux les récupérer. J’insiste pour…

— La ferme, Cal, fit Deepneau.

— Quoi ?

Tower n’avait plus l’air surpris, mais choqué. Presque sans voix.

— Arrête tes gesticulations. Tu n’as pas volé ces réprimandes, et tu le sais bien. Avec un peu de chance, tu t’en tireras avec juste les réprimandes. Alors ferme-la, et pour une fois dans ta vie, comporte-toi comme un homme.

— Entendez-le bien, confirma Roland d’un ton sec.

— Ce que je me rappelle le plus clairement, répéta Eddie, c’est à quel point vous étiez horrifié par ce que j’ai dit à Jack — que mes amis et moi, on remplirait de cadavres le Grand Army Plaza. Avec parmi eux pas mal de femmes et d’enfants. Ça ne vous a pas plu du tout, mais vous savez quoi, Cal ? Jack Andolini est là, en ce moment même, à East Stoneham.

— Vous mentez ! dit Tower en inspirant, transformant ses mots en une sorte de cri dégluti.

— Mon Dieu, comme j’aimerais. J’ai vu deux innocentes mourir, Cal. Dans l’épicerie. Andolini avait monté une embuscade, et si vous étiez croyant — je suppose que non, sauf si vous sentiez que vous allez perdre une édition originale, bien sûr — vous tomberiez à genoux et vous prieriez le dieu des libraires malhonnêtes, négligents, intéressés, obsessionnels et égoïstes que ce soit une femme du nom de Mia qui ait informé le dinh de Balazar de l’endroit où nous allions, elle, pas vous. Parce que si c’est vous qu’ils ont suivi, Calvin, c’est vous qui avez le sang de ces deux innocentes sur les mains !

La voix d’Eddie montait progressivement, et bien qu’il s’obstinât à regarder le sol, tout son corps s’était mis à trembler. Il sentait ses yeux jaillir de leurs orbites, et les tendons de son cou se crisper. Il sentait ses couilles toutes rétrécies, dures comme des noyaux de pêche. Et il ressentait la pulsion irrépressible de bondir à travers la pièce, avec la légèreté d’une ballerine, et d’enfoncer ses mains dans la gorge blanche et grasse de Calvin Tower. Il attendait que Roland intervienne — il espérait qu’il interviendrait — mais le Pistolero n’en fit rien, et Eddie monta insensiblement la voix, jusqu’à l’inévitable hurlement de rage.

— La première de ces femmes, elle est tombée d’un seul coup, mais l’autre… elle est restée debout quelques secondes. Une balle lui a arraché le dessus de la tête. Une balle de mitraillette, je dirais, et pendant les quelques secondes où elle est restée debout, on aurait dit un volcan en éruption. Sauf que c’était du sang, à la place de la lave. Mais bon, c’est sans doute Mia qui a cafté. J’ai comme une intuition que c’est ça. Ça n’a rien de logique, mais heureusement pour vous, c’est fort, comme intuition. Mia qui a utilisé ce que Susannah savait, pour protéger son p’tit gars.

— Mia ? Jeune homme — Monsieur Dean — je ne connais pas de…

— La ferme ! s’écria Eddie. La ferme, espèce de rat ! Espèce de fouine menteuse, sans parole ! Espèce de sous-homme, de porc cupide ! Pourquoi vous n’avez pas planté deux trois panneaux ? SALUT, MOI C’EST CAL TOWER ! JE SUIS SUR ROCKET ROAD, à EAST STONEHAM ! VENEZ DONC NOUS RENDRE VISITE, à MOI ET à MON AMI AARON ! N’HÉSITEZ PAS à PRENDRE VOS ARMES !

Et, très doucement, Eddie releva les yeux. Des larmes de fureur lui coulaient sur les joues. Tower avait reculé contre le mur, à côté de la porte, les yeux humides et écarquillés au milieu de son visage rond. De la sueur perlait à son front. Il tenait fermement contre lui son sac rempli de livres, comme un bouclier.

Eddie le regarda sans ciller. Le sang gouttait entre ses mains serrées. La tache de sang sur sa manche de chemise recommençait à s’étendre. Un filet de sang lui coulait à présent du coin de la bouche. Et il se dit qu’il comprenait le silence de Roland. C’était à Eddie Dean de faire ce boulot. Parce qu’il connaissait Tower comme sa poche, pas vrai ? Il le connaissait très bien. Et il n’y avait pas si longtemps, ne trouvait-il pas que rien ne valait la peine, dans ce monde, hormis l’héroïne ? N’avait-il pas pensé que tout ce qui n’était pas de l’héroïne était bon à vendre ? N’en était-il pas arrivé à un point où il aurait littéralement mis sa propre mère sur le trottoir pour obtenir son prochain fix ? Est-ce que ce n’était pas là la raison de sa colère ?

— Ce terrain au coin de la 2e et de la 46e ne vous a jamais appartenu, reprit Eddie. Ni à votre père ni au père de votre père, en remontant jusqu’à Stefan Toren. Vous n’avez été que des gardiens, de même que je ne suis que le gardien de l’arme que je porte.

— Je m’inscris en faux !

— Ah oui ? souligna Aaron. Comme c’est étrange. Je t’ai entendu tenir exactement le même discours, quasiment mot pour mot…

— Aaron, la ferme !

— … de nombreuses fois, termina Aaron de son ton imperturbable.

Il y eut un petit bruit. Eddie fit un bond, faisant fuser une onde de douleur depuis le trou dans son tibia jusqu’en haut de sa jambe. C’était une allumette. Roland s’allumait une nouvelle cigarette. Le filtre reposait sur la nappe, à côté de deux autres. On aurait dit des petites gélules.

— Voici ce que vous m’avez dit, poursuivit Eddie, devenu soudain très calme.

Toute cette rage avait jailli de lui comme du venin des dents d’un serpent à sonnette. Roland l’avait laissé faire, et en dépit de ses paumes et de sa langue en sang, il lui en était reconnaissant.

— Quoi que j’aie dit… j’étais sous pression… j’avais peur que vous me tuiez vous-même !

— Vous disiez avoir une enveloppe datant de mars 1846. Vous avez dit qu’elle contenait une feuille de papier, avec un nom inscrit dessus. Vous avez dit…

— Je m’inscris en…

— Vous avez dit que si je pouvais citer le nom écrit sur ce morceau de papier, vous me vendriez le terrain. Pour un dollar. Avec ce sous-entendu que vous en obtiendriez beaucoup plus — des millions — entre maintenant et… 1985, disons.

Tower eut un rire qui ressemblait à un aboiement.

— Pourquoi ne pas me faire miroiter le pont de Brooklyn, pendant que vous y êtes ?

— Vous avez promis. Et à présent que vous essayez de rompre cette promesse, votre père vous observe.

Calvin Tower se mit à hurler :

— JE M’INSCRIS EN FAUX CONTRE CHACUNE DE VOS PAROLES !

— Inscrivez-vous autant que vous voudrez, et allez au diable ! s’exclama Eddie. Et laissez-moi vous dire une bonne chose, Cal, une chose que me dicte mon cœur cabossé mais encore bien vivant. Vous vous préparez des lendemains difficiles. Seulement, vous ne le savez pas, parce qu’on vous a raconté que c’étaient des lendemains qui chantent, et que vous êtes du genre crédule.

— Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez ! Vous êtes fou !

— Non, intervint Aaron. Il n’est pas fou. C’est toi qui es fou, si tu ne l’écoutes pas. Je crois… je crois qu’il te donne une chance de redonner un peu de dignité à ta vie.

— Laissez tomber, fit Eddie. Pour une fois, écoutez l’ange, pas le démon. Parce que le deuxième vous hait, Cal. Tout ce qu’il veut, c’est vous tuer. Croyez-moi, je sais de quoi je parle.

Pas un bruit dans la cabane. De l’étang monta le cri d’un huard. Et de l’autre rive, le gémissement moins charmant des sirènes.

Calvin Tower s’humecta les lèvres et dit :

— Vous dites la vérité, à propos d’Andolini ? Il est vraiment en ville ?

— Oui.

Il entendait à présent le brassement des pales d’un hélicoptère à l’approche. Une équipe de télé ? N’était-il pas trop tôt, d’au moins cinq ans, pour ce genre de choses, surtout dans un bled comme celui-ci ?

Le regard du libraire se porta sur Roland. Tower était surpris, la culpabilité lui avait fait un croche-pied, il se retrouvait avec une vengeance sur les épaules, mais déjà il reprenait une contenance. Eddie le voyait bien, et il songea (ce n’était pas la première fois) combien la vie serait simple si les gens restaient sagement dans leur trou. Il ne voulait pas perdre plus de temps à se dire que Calvin Tower était un homme courageux, ou que dans un recoin très enfoui de sa conscience sommeillait un type bien, mais peut-être les deux étaient-ils vrais. Qu’il aille au diable.

— Vous êtes réellement Roland de Gilead ??

Roland l’observa à travers le panache de fumée de cigarette.

— Vous dites vrai, je dis grand merci.

— Roland, de la lignée d’Eld ?

— Oui.

— Fils de Steven ?

— Oui.

— Grand-fils d’Alaric ?

Roland cligna des yeux, probablement sous l’effet de la surprise. Eddie lui-même n’en revenait pas, mais il ressentait surtout une sorte de soulagement fatigué. Dans la bouche de Tower, ces questions ne pouvaient avoir que deux sens. Ou bien il en savait plus que le simple nom et la vocation de Roland. Ou bien il était en train de changer d’avis.

— D’Alaric, si fait, fit Roland, à la chevelure rousse.

— Pour sa chevelure, je ne suis pas au courant, mais je sais pourquoi il est allé à Garlan. Et vous ?

— Pour tuer un dragon.

— Et il a réussi ?

— Non, il est arrivé trop tard. Le dernier dragon dans cette partie du monde avait été tué par un autre roi, qui fut plus tard assassiné.

Et alors, à la grande surprise d’Eddie, Tower s’adressa à Roland dans une langue très éloignée du français, sur un rythme saccadé. Eddie entendit quelque chose du genre A chu, Roluh, fa chu hak, fa-a arme ?

Roland hocha la tête et répondit dans la même langue, avec lenteur et précaution. Lorsqu’il eut terminé, Tower s’affaissa contre le mur et lâcha son sac de livres, devenu soudain sans intérêt.

— Quel idiot j’ai fait, dit-il.

Personne ne vint le contredire.

— Roland, vous voulez bien m’accompagner dehors, une seconde… J’ai besoin… besoin de…

Et Tower se mit à pleurer. Il ajouta quelque chose dans cette langue étrange, achevant une fois encore sa phrase sur une inflexion ascendante, comme s’il formulait une question.

Roland se leva sans répondre. Eddie fit de même, grimaçant à cause de la douleur qui se réveilla dans sa jambe. Il y avait bien une balle là-dedans, il la sentait. Il saisit le bras de Roland, le tira vers le bas, et lui chuchota à l’oreille :

— N’oublie pas que Tower et Deepneau ont rendez-vous à la laverie de la Baie de la Tortue, d’ici quatre ans. Parle-lui de la 47e, entre la 1re et la 2e. Il connaît sans doute les lieux. Tower et Deepneau étaient… sont… seront les sauveurs de Don Callahan. J’en suis presque certain.

Roland hocha la tête, puis rejoignit Tower de l’autre côté de la pièce. L’homme commença par avoir un mouvement de recul, avant de se redresser, dans un effort visible. Roland lui prit la main à la manière de La Calla, puis le conduisit dehors.

Lorsqu’ils furent sortis, Eddie dit à Deepneau :

— Préparez le contrat. Il va vendre.

Deepneau le considéra d’un air sceptique.

— Vous croyez vraiment ?

— Oui, répliqua Eddie. J’en suis sûr.

SEPT

Établir le contrat ne prit pas longtemps. Deepneau trouva un bloc dans la cuisine (un castor farceur était dessiné en en-tête de chaque feuille, accompagné de la légende « À faire avant d’être débordé ») et le rédigea sur la première feuille, en marquant une pause de temps à autre pour poser une question à Eddie.

Lorsqu’il eut terminé, Deepneau jeta un œil au visage brillant de sueur du jeune homme et lui proposa :

— J’ai des cachets de Percocet. Vous en voulez ?

— Si j’en veux ?

En les prenant sur-le-champ, il pensait — il espérait — pouvoir être prêt pour le retour de Roland, et ce qu’il voulait lui faire faire. La balle était toujours là-dedans, là et bien là, et il faudrait qu’elle sorte.

— Vous en auriez quatre ?

Le regard de Deepneau le jaugea.

— Je sais ce que je fais, fit Eddie — avant d’ajouter : Malheureusement.

HUIT

Aaron dégota deux pansements adhésifs pour enfants dans l’armoire à pharmacie de la cabane (Blanche-Neige souriait sur le premier, Bambi gambadait sur le second) et les colla sur le trou dans le bras d’Eddie, après avoir de nouveau désinfecté les points d’entrée et de sortie de la balle. Puis, tandis qu’il versait un verre d’eau pour qu’Eddie avale les anti-inflammatoires, il lui demanda d’où il venait.

— Parce que, bien que vous portiez cette arme avec autorité, à vous entendre, on dirait beaucoup plus Cal et moi que lui.

Eddie eut un large sourire.

— Il y a une excellente raison à ça. C’est que j’ai grandi à Brooklyn. À Co-op City.

Et il se dit :

Imagine que je te dise que j’y suis en ce moment même, en fait ? Eddie Dean, l’ado de quinze ans le plus excité de la planète, déchaîné, dans les rues de la ville ? Pour cet Eddie Dean-là, le plus important c’est de baiser. Des trucs comme la chute de la Tour Sombre ou un méchant du nom de Roi Cramoisi ne vont pas franchement me tracasser avant…

Puis il vit comment Aaron Deepneau le regardait et se ressaisit immédiatement.

— Quoi ? J’ai une crotte de nez géante qui pend de la narine, c’est ça ?

— Co-op City ne se trouve pas à Brooklyn, fit Deepneau, mais dans le Bronx. Depuis toujours.

— C’est — commença Eddie.

Il allait ajouter ridicule, mais avant qu’il ait pu le prononcer, le mot sembla vaciller autour de son axe. De nouveau, Eddie se sentit assailli par un sentiment de fragilité, ce sentiment que l’univers tout entier (ou un continuum tout entier d’univers) était fait de cristal au lieu d’acier. Il n’y avait aucune manière rationnelle d’expliquer ce qu’il ressentait, parce qu’il n’y avait rien de rationnel dans ce qu’il se passait.

— Il existe d’autres mondes que celui-ci, dit-il. C’est ce que Jake a dit à Roland, juste avant de mourir. Allez-vous-en — il existe d’autres mondes que celui-ci. Et il devait avoir raison, parce qu’il est revenu.

— Monsieur Dean ? (Deepneau avait l’air inquiet). Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, mais vous êtes devenu très pâle, tout à coup. Je pense que vous devriez vous asseoir.

Eddie s’autorisa à s’allonger un moment dans la cuisine-salle à manger de la cabane. Comprenait-il lui-même ce qu’il disait ? Ou comment Aaron Deepneau — sans doute new-yorkais depuis toujours — pouvait affirmer avec tant d’assurance et de désinvolture que Co-op City se situait dans le Bronx, alors qu’Eddie savait très bien que c’était à Brooklyn ?

Il ne comprenait pas tout, mais il en comprenait assez pour paniquer complètement. D’autres mondes. Peut-être une infinité de mondes, tournant tous autour de cet axe qu’était la Tour. Ils étaient tous semblables, mais il existait bel et bien des différences. Des hommes politiques différents sur les billets de banque. Des marques de voitures différentes — des Takuro Spirit à la place des Datsun, par exemple — et des équipes de baseball différentes. Dans ces mondes, dont l’un avait été décimé par un fléau du nom de supergrippe, on pouvait faire des bonds dans le temps, en avant ou en arrière, dans le passé et dans l’avenir. Parce que…

Parce que, d’une manière vitale, ils ne sont pas le monde réel. Ou s’ils le sont, ils ne sont pas le monde-clé.

Oui, on se rapprochait. Lui venait d’un de ces autres mondes, il en était convaincu. Ainsi que Susannah. Et Jake, première et deuxième versions, celui qui était tombé dans le gouffre et celui qu’ils avaient sauvé et littéralement arraché à la bouche du monstre.

Mais ce monde-ci était le monde-clé. Et il le savait parce qu’il était lui-même un faiseur de clés, par nature : Hé copain, y a pas à s’inquiéter, pas de souci, tu as la clé.

Béryl Evans ? Pas tout à fait réelle. Claudia y Inez Bachman ? Réelle.

Le monde où Co-op City se trouvait à Brooklyn ? Pas tout à fait réel. Celui avec Co-op City dans le Bronx ? Réel, même si c’était très difficile à avaler.

Et il avait comme l’impression que Callahan avait traversé la limite entre le monde réel et un des autres mondes bien avant de s’embarquer sur ses autoroutes occultes. Qu’il l’avait traversée à son insu. Il leur avait raconté le jour où il avait officié aux obsèques de ce jeune garçon, et à partir de ce jour…

— À partir de ce jour, il dit que tout a changé, fit Eddie en s’asseyant. Que tout avait changé.

— Oui, oui, dit Aaron Deepneau en lui tapotant l’épaule. Restez tranquillement assis, maintenant.

— Père a quitté son séminaire de Boston pour celui de Lovell, réel. ’Salem’s Lot, pas réel. Inventé par un écrivain appelé…

— Je vais aller vous chercher une compresse froide à mettre sur le front.

— Bonne idée, dit le jeune homme en fermant les yeux.

Son esprit tourbillonnait. Réel, pas réel. En direct, Memorex.

Le professeur à la retraite de John Cullum avait raison : le pilier de la vérité avait bel et bien un trou au milieu.

Eddie se demanda si quelqu’un connaissait la profondeur du trou.

NEUF

C’est un tout autre Calvin Tower qui revint avec Roland un quart d’heure plus tard, un Calvin Tower calme et assagi. Il demanda à Deepneau s’il avait rédigé un contrat de vente et lorsque ce dernier hocha la tête, Tower ne dit pas un mot, et hocha la tête à son tour. Il se dirigea vers le réfrigérateur et en revint avec plusieurs boîtes de bière Blue Ribbon, qu’il distribua. Eddie refusa, ne voulant pas mélanger alcool et Percodan.

Tower ne porta pas de toast, mais avala la moitié de sa bière en une seule gorgée.

— Ce n’est pas tous les jours que je me fais traiter de rebut de l’humanité par un type qui promet de faire de moi un milliardaire et de me soulager du même coup du fardeau le plus lourd que mon cœur ait eu à porter. Aaron, est-ce que ça pourra tenir, ce truc, devant un tribunal ?

Aaron Deepneau acquiesça. Presque à regret, remarqua Eddie.

— D’accord, alors, reprit Tower.

Puis, après une pause :

— D’accord, allons-y.

Mais il ne signait toujours pas.

Roland s’adressa à lui dans l’autre langue. Tower tressaillit, puis signa de son nom en bas de la page, en un gribouillis rapide, les lèvres tellement serrées que sa bouche semblait presque avoir disparu. Eddie signa au nom de la Tet Corporation et le contact du stylo dans sa main lui parut proprement incroyable — il ne pouvait se rappeler quand il en avait tenu un pour la dernière fois.

Quand ce fut fait, sai Tower fit soudain machine arrière — il se tourna vers Eddie et se mit à geindre d’une voix fêlée qui tendait vers le hurlement :

— Et voilà ! Je suis à la rue ! Donnez-moi mon dollar ! On m’a promis un dollar ! J’ai comme une envie de chier qui monte, et je cherche avec quoi m’essuyer le cul !

Puis il porta les mains à son visage. Il resta assis, comme ça, pendant quelques secondes, pendant que Roland pliait le papier signé (Deepneau s’était porté témoin pour les deux signatures) et le mettait dans sa poche.

Lorsque Tower baissa les mains, il avait les yeux secs et les traits composés. Une touche de rouge semblait même colorer ses joues blêmes.

— Je crois que je me sens un peu mieux, pour tout dire.

Il se tourna vers Aaron.

— Tu crois que ces deux cockus pourraient avoir raison ?

— Je pense que ça fait partie des possibilités, répondit Aaron en souriant.

Pendant ce temps, Eddie avait réfléchi au moyen de déterminer avec certitude s’il s’agissait ou non des deux hommes qui allaient sauver Callahan des griffes des Frères Hitler. L’un d’eux avait dit…

— Écoutez, dit-il. Il y a une expression, en yiddish, je crois. Gai cocknif en yom. Vous savez ce que ça veut dire ? L’un ou l’autre ?

Deepneau renversa la tête en arrière et éclata de rire.

— Oui, c’est du yiddish, on peut dire ça. Ma m’man utilisait cette expression à tour de bras, quand elle était en rogne contre nous. Ça veut dire : va chier dans l’océan.

Eddie adressa un signe de tête à Roland. Dans les années qui suivraient, l’un de ces hommes — probablement Tower — achèterait une chevalière portant l’inscription Ex-Libris gravée dessus. Peut-être même — quelle idée de dingue, quand on y pensait — que c’était Eddie Dean en personne qui avait fait germer cette idée dans la tête de Cal Tower. Et Tower — cette espèce de radin, d’obsédé des livres et d’égoïste de Calvin Tower — sauverait la vie du Père Callahan avec cette chevalière au doigt. Il serait complètement terrifié (et Deepneau aussi), mais il allait le faire quand même. Et…

Et c’est alors qu’Eddie considéra le stylo avec lequel Tower avait signé l’acte de vente, un Bic parfaitement ordinaire, et la vérité monumentale de ce qui venait de se passer le frappa soudain. Ils en étaient propriétaires. Ils étaient propriétaires du terrain vague. Eux. Pas La Sombra Corporation. Ils possédaient la rose !

Il eut l’impression qu’il venait de recevoir un énorme coup de massue sur la tête. La rose appartenait à la Tet Corporation, société de Deschain, Dean, Dean, Chambers et Ote. Elle était maintenant leur responsabilité, pour le meilleur et pour le pire. Ils avaient gagné cette bataille-là. Ce qui ne changeait rien au fait qu’il avait toujours une balle dans la jambe.

— Roland, il faut que tu fasses un truc pour moi.

DIX

Cinq minutes plus tard, Eddie était allongé sur le linoléum de la cabane, dans ses culottes ridicules à la mode de La Calla, lui arrivant aux genoux. D’une main, il tenait une ceinture de cuir, qui dans une autre vie avait retenu divers pantalons d’Aaron Deepneau. À ses côtés était posée une bassine remplie d’un liquide marron foncé.

Le trou dans sa jambe se situait à environ dix centimètres au-dessus du genou, légèrement à droite du tibia. La chair tout autour avait gonflé, formant un petit cône dur au toucher. La caldeira de ce volcan miniature était en ce moment plongée dans un caillot de sang écarlate et luisant. Le mollet d’Eddie reposait sur deux serviettes pliées.

— Tu vas m’hypnotiser ? demanda-t-il à Roland.

Puis il regarda la ceinture qu’il tenait entre les mains et marmonna :

— Ah, merde, tu vas faire sans, c’est ça ?

— Pas le temps.

Roland fourrageait dans le tiroir fourre-tout situé à gauche de l’évier. Il s’approcha d’Eddie avec une paire de tenailles dans une main et un couteau à éplucher dans l’autre. Eddie se fit la remarque que l’ensemble était du plus mauvais goût.

Le Pistolero mit un genou en terre, à côté d’Eddie. Tower et Deepneau se tenaient dans la partie salon, l’un à côté de l’autre, et les observaient avec des yeux ronds.

— Il y a une chose que Cort nous a dite, quand nous étions enfants. Veux-tu que je te la répète, Eddie ? demanda Roland.

— Si tu penses que ça peut aider, ne te gêne pas.

— La douleur monte. Du cœur à la tête, la douleur monte. Plie la ceinture de sai Aaron et fourre-la-toi dans la bouche.

Eddie obéit, se sentant très effrayé et très bête. Dans combien de westerns avait-il assisté à une scène de ce genre ? Parfois c’était John Wayne qui mordait un bâton et parfois Clint Eastwood qui serrait une balle entre ses dents, et il crut se rappeler que, dans une série télé, c’était Robert Culp qui avait mordu dans une ceinture.

Mais bien sûr, il faut retirer la balle, pensa Eddie. Pas de western digne de ce nom sans au moins une scène où on…

Un souvenir soudain, d’une clarté presque choquante, lui traversa l’esprit, et la ceinture lui tomba de la bouche. Il se mit à hurler.

Roland était sur le point de tremper ses instruments de boucher dans la bassine, où il avait versé ce qu’il restait de désinfectant. Il se tourna vers Eddie, inquiet.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Pendant un moment, Eddie ne put répondre. Il avait le souffle littéralement coupé, ses poumons aussi plats que des vieilles chambres à air percées. Il se remémorait un film que les fils Dean avaient regardé à la télé, un après-midi, dans leur appartement. Il se passait

(À Brooklyn)

(Dans le Bronx)

à Co-op City. C’était toujours Henry qui choisissait le programme télé, parce qu’il était le plus vieux, et le plus grand. Eddie ne bronchait pas souvent, et pas très fort ; il idolâtrait son grand frère. (Quand il protestait un peu trop fort, il avait droit à la bonne vieille Brûlure indienne ou au coup de latte sur la nuque). Et ce qu’Henry préférait, c’étaient les westerns. Le genre de films dans lesquels, tôt ou tard, un personnage est contraint de serrer un bâton, une ceinture ou une balle entre ses dents.

— Roland, dit-il d’une voix à peine plus audible qu’un sifflement assourdi. Roland, écoute.

— Je t’entends très bien.

— Il y avait un film. Je t’ai déjà parlé des films, pas vrai ?

— Des histoires qu’on raconte avec des images qui bougent.

— Parfois, Henry et moi, on restait à la maison à regarder des films, à la télé. En gros, la télé, c’est une machine à films pour la maison.

— Une machine à merde, on pourrait dire, intervint Tower.

Eddie ignora l’intrusion.

— Dans un des films qu’on a vus, il y avait des paysans mexicains — des folken, si ça te sied — qui engageaient des pistoleros pour les protéger des bandidos qui venaient chaque année piller leur village et leur voler leurs récoltes. Ce film s’intitulait Les Sept Mercenaires, et au fait, Roland, combien on était ce jour-là dans le fossé, à attendre les Loups ?

— Ça vous ennuierait de nous dire de quoi vous parlez, les gars ? demanda Deepneau.

Mais il avait beau le demander poliment, aussi bien Eddie que Roland l’ignorèrent.

Roland prit une seconde pour rassembler ses souvenirs, puis il compta à voix haute :

— Toi, moi, Susannah, Jake, Margaret, Zalia, et Rosa. Il y en avait d’autres — les jumeaux Tavery, le garçon de Ben Slightman — mais seulement sept combattants.

— Oui. Et ce lien que je n’arrivais pas à faire, c’était le lien avec le réalisateur de ce film. Quand on fait un film, il faut un réalisateur ou une réalisatrice, pour tout diriger. C’est lui ou elle, le dinh.

Roland hocha la tête.

— Le dinh des Sept Mercenaires était un type du nom de John Sturges.

Roland resta assis un moment, à réfléchir. Puis il lâcha :

— Le ka.

Eddie éclata de rire. Impossible de s’en empêcher. Roland avait toujours réponse à tout.

ONZE

— Et pour attraper la douleur, poursuivit le Pistolero, il faut mordre dans la ceinture au moment où tu la sens passer. Tu comprends ? À l’instant précis. La trucider avec tes dents.

— Pigé. Fais vite, c’est tout.

— Je ferai de mon mieux.

Roland commença par tremper les tenailles, puis le couteau, dans le désinfectant. Eddie attendait, la ceinture dans la bouche. Oui, une fois qu’on avait vu le dessin, impossible de voir autre chose, pas vrai ? Roland était le héros de l’histoire, le vieux guerrier grisonnant qui aurait été interprété par une vieille star grisonnante mais incontournable, dans la version hollywoodienne — Paul Newman, ou peut-être Eastwood. Lui était le jeune chien fou, joué par un jeune premier sexy du moment. Tom Cruise, Emilio Estevez, Rob Lowe, des gars de ce genre. Et on se retrouvait dans un décor bien connu des amateurs, la cabane en pleine forêt, et une situation bien rebattue elle aussi, toujours aussi délectable, le coup du « Il Faut Retirer la Balle ». Tout ce qui manquait, c’était le roulement de tambour inquiétant, au loin. Eddie pensa tout à coup que, si on n’avait pas droit aux tambours, c’était sans doute parce qu’on les avait déjà entendus plus tôt dans l’histoire : les tambours des dieux. Après vérification, il s’agissait de l’intro à la batterie d’un titre de ZZ TOP, poussée à fond dans les haut-parleurs de la Cité de Lud. Il devenait de plus en plus difficile de nier l’évidence : ils étaient les personnages d’une histoire, écrite par quelqu’un. Ce monde tout entier…

Je refuse de croire une chose pareille. Je refuse de croire que j’ai été élevé à Brooklyn simplement parce qu’un écrivain s’est trompé, le genre de chose qu’on corrige dans les épreuves. Hé, Père, je suis avec vous — je refuse de croire que je suis un personnage. C’est ma putain de vie !

— Vas-y, Roland, dit-il. Vire-moi ce truc de là.

Le Pistolero versa du désinfectant sur la plaie dans le tibia d’Eddie, puis se servit de la pointe du couteau pour faire sauter le caillot hors de la plaie. Une fois cela fait, il baissa les tenailles.

— Tiens-toi prêt à mordre la douleur, Eddie, murmura-t-il, et une seconde plus tard, c’est ce qu’il fit.

DOUZE

Roland savait ce qu’il faisait, il l’avait déjà fait, et la balle n’était pas allée profond. L’opération fut bouclée en quatre-vingt-dix secondes, mais ce fut la minute et demie la plus longue de la vie d’Eddie. Roland finit par tapoter une des mains d’Eddie avec la pince. Quand le jeune homme réussit à déplier les doigts, le Pistolero lui déposa sur la paume une douille aplatie.

— En souvenir. Elle s’est arrêtée pile sur l’os. C’était ça, le raclement que tu as entendu.

Eddie considéra le fragment de métal écrasé, puis le balança d’une pichenette sur le linoléum, comme une bille.

— J’en veux pas, dit-il en s’essuyant le front.

Tower, en éternel collectionneur, ramassa la douille rabougrie. Deepneau, pendant ce temps, examinait dans un silence fasciné les traces de dents dans sa ceinture.

— Cal, fit Eddie en se redressant sur les coudes. Vous aviez un livre, dans votre bibliothèque…

— Je veux récupérer ces livres, répliqua immédiatement Tower. Vous feriez mieux d’en prendre soin, jeune homme.

— Je suis sûr qu’ils sont en parfait état, fit Eddie, en se tenant prêt à tenir de nouveau sa langue, s’il le fallait.

Ou à attraper la ceinture d’Aaron pour se la fourrer dans la bouche, au besoin.

— Il vaudrait mieux, jeune homme, parce qu’ils sont tout ce qu’il me reste.

— Bien sûr, avec les quarante ou cinquante autres que tu gardes dans divers coffres, dit Aaron Deepneau en ignorant complètement le regard noir que lui lançait son meilleur ami. Le mieux, c’est sans doute le Ulysse dédicacé, mais il y a quelques jolis Shakespeare en in-folio, une série complète de Faulkner signés…

— Aaron, tu voudrais bien te taire ?

— … et un Huckleberry Finn qui pourrait se convertir en coupé Mercedes en un clin d’œil, termina Deepneau.

— Quoi qu’il en soit, l’un d’eux était un ouvrage intitulé Salem, reprit Eddie. D’un écrivain du nom de…

— Stephen King, compléta Tower.

Il jeta un dernier regard vers la douille, la déposa sur la table de la cuisine, près du sucrier.

— J’ai entendu dire qu’il vivait près d’ici. J’ai récupéré deux exemplaires de Salem et aussi trois de son premier roman, Carrie. J’espérais pouvoir faire un saut à Bridgton et les lui faire signer. Je suppose que ce n’est plus d’actualité, maintenant.

— Je ne comprends pas ce qui lui donne une telle valeur, fit Eddie. Puis : Ouch, Roland, ça fait mal !

Roland était en train de vérifier le bandage de fortune qui entourait la blessure sur la jambe d’Eddie.

— Reste tranquille, dit-il simplement.

Tower ne prêtait aucune attention à la scène. Eddie l’avait conduit une fois de plus sur son terrain de prédilection, son obsession, sa folie douce. Sans doute ce que le Gollum de Tolkien aurait appelé « mon précieux ».

— Vous vous rappelez ce que je vous ai dit, quand nous avons parlé du Hogan, monsieur Dean ? Ou du Dogan, si vous préférez. J’ai dit que ce qui faisait la valeur d’un livre rare — comme d’une pièce de monnaie ou d’un timbre rare — tient à diverses choses. Parfois, il suffit d’un autographe…

— Votre exemplaire de Salem n’est pas signé.

— Non, parce que cet auteur en particulier est très jeune et peu connu. Peut-être qu’un jour il vaudra quelque chose, ou peut-être pas.

Tower haussa les épaules, comme pour dire que tout ça dépendait du ka.

— Mais ce livre, ce livre-là… eh bien il n’a d’abord été tiré qu’à sept mille cinq cents exemplaires, et presque tous vendus en Nouvelle-Angleterre.

— Pourquoi ? Parce que le type qui l’a écrit est originaire de Nouvelle-Angleterre ?

— Oui. Et comme cela arrive souvent, la valeur du livre s’est créée de manière totalement accidentelle. Une chaîne locale a décidé de faire du matraquage publicitaire. Ils ont même produit une publicité à la télé, ce qui est quasiment du jamais-vu, à l’échelle locale. Et ça a marché. Le Bookland du Maine a commandé cinq mille exemplaires de la première édition — presque soixante-dix pour cent — et ils ont tout vendu, jusqu’au dernier. Et aussi, comme avec le Hogan, il y a eu des coquilles en couverture. Pas dans le titre, en l’occurrence, mais sur le rabat de la couverture. On reconnaît une première édition de Salem au fait qu’ils ont retiré le prix — à la dernière minute, Doubleday a décidé de monter le prix de 7,95 à 8,95 — et aussi au nom du prêtre, sur le rabat.

Roland leva les yeux.

— Qu’est-ce qu’il a, le nom du prêtre ?

— Dans le livre, c’est le Père Callahan. Mais sur le rabat de la couverture, quelqu’un a écrit « le Père Cody », qui est en fait le nom du médecin de la ville.

— Et ça a suffi à faire grimper le prix de neuf dollars à neuf cent cinquante, conclut Eddie avec émerveillement.

Tower acquiesça.

— C’est tout — la rareté, le prix coupé, la faute de frappe. Mais dans le fait de collectionner des livres rares, il intervient aussi une notion de spéculation, que je trouve tout à fait… excitante.

— C’est une façon de dire les choses, j’imagine, répliqua sèchement Eddie.

— Par exemple, supposons que ce King devienne célèbre, ou que la critique l’encense ? J’admets que la probabilité est faible, mais supposez que ça se produise. Les premières éditions de cet ouvrage en circulation sont tellement rares qu’au lieu de valoir neuf cent cinquante dollars, la mienne pourrait bien en rapporter dix fois plus.

Il se tourna vers Eddie et fronça les sourcils.

— Alors vous feriez bien d’en prendre très grand soin.

— Je suis sûr que tout va bien se passer, répondit le jeune homme, en se demandant ce que penserait Calvin Tower, s’il savait que l’un des personnages du roman le gardait sur une étagère de son presbytère indéniablement fictif. Le presbytère en question situé dans la ville jumelle de celle servant de décor à un vieux film avec Yul Brynner (dans le rôle du jumeau de Roland), et Horst Buchholz (dans le rôle d’Eddie).

Il penserait que tu es dingue, voilà ce qu’il penserait.

Eddie se remit sur ses pieds, tangua un peu, et s’agrippa à la table de la cuisine. Au bout de quelques secondes, le monde se stabilisa.

— Tu peux marcher en t’appuyant dessus ? demanda Roland.

— J’y arrivais avant, pas vrai ?

— Oui, mais avant, personne n’était allé creuser dedans.

Eddie tenta quelques pas expérimentaux, puis hocha la tête.

À chaque fois qu’il faisait reposer le poids de son corps sur sa jambe droite, son tibia se mettait à flamber de douleur, mais oui — il pouvait marcher en s’appuyant dessus.

— Je vais vous donner ce qui me reste de Percocet, dit Aaron. Je peux m’en procurer d’autres.

Eddie ouvrit la bouche pour dire : Ouais, super, aboule, et il intercepta le regard de Roland. Si Eddie acceptait l’offre de Deepneau, le Pistolero ne dirait rien, et le jeune homme ne perdrait pas la face… mais : oui, son dinh l’observait.

Eddie réfléchit au discours qu’il avait servi à Tower, à toutes ces images poétiques sur les lendemains difficiles. Poétique ou pas poétique, c’était vrai. Mais ça n’empêchait visiblement pas Eddie de suivre la même pente. D’abord un premier Percodan, puis quelques Percocet. Tous les deux un peu trop proches de la poudre pour qu’il se sente vraiment à l’aise. Alors combien de temps encore, avant qu’il en ait assez du touche-pipi et qu’il se dégote un truc qui soulage vraiment ?

— Je crois que je vais faire l’impasse sur les Percs, fit Eddie. On va à Bridgton…

Roland le considéra avec surprise.

— Ah oui ?

— Oui. Je pourrais trouver de l’aspirine en chemin.

— De l’astine, dit Roland avec une indubitable pointe de tendresse.

— Vous êtes sûr ? demanda Deepneau.

— Ouais, je suis sûr.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— Grand pardon.

TREIZE

Cinq minutes plus tard, ils se tenaient tous les quatre sur le pas de la porte, sur un tapis d’aiguilles de pin, à écouter les sirènes et à contempler la colonne de fumée, qui commençait désormais à se disperser. Eddie faisait rebondir les clés de John Cullum dans sa main, avec impatience. Roland lui avait demandé deux fois si ce crochet par Bridgton était réellement nécessaire et Eddie lui avait répondu les deux fois qu’il était pratiquement certain que oui. La seconde, il avait même ajouté (avec une pointe d’espoir) qu’en tant que dinh, Roland pouvait rejeter la proposition, s’il le souhaitait.

— Non, si tu penses qu’on doit aller voir ce fileur d’histoires, on le fera. J’espère juste que tu sais pourquoi.

— M’est avis que quand on arrivera là-bas, on le comprendra tous les deux.

Roland hocha la tête, mais sans paraître plus satisfait.

— Je sais que tu as autant hâte que moi de quitter ce monde — ce niveau de la Tour. Si tu tiens à aller contre ça, ce doit être poussé par une intuition forte.

C’était le cas, mais il y avait autre chose, aussi : il avait eu des nouvelles de Susannah, un message en provenance de sa version à elle du Dogan. Elle était prisonnière au sein de son propre corps — du moins, c’est ce qu’Eddie pensait qu’elle essayait de lui faire comprendre — mais elle était en 1999 et elle allait bien.

Le contact s’était produit pendant que Roland remerciait Tower et Deepneau pour leur aide. Eddie se trouvait dans la salle de bains. Il y était allé pisser, mais ça lui était sorti de la tête entre-temps et il s’était simplement assis sur le couvercle des toilettes, la tête baissée, les yeux fermés. Essayant de lui envoyer un message. De lui dire de ralentir Mia, si elle le pouvait. Il avait perçu la lumière du jour autour d’elle — New York, en plein après-midi — et ce n’était pas bon signe. Jake et Callahan avaient passé la Porte Dérobée et s’étaient retrouvés à New York la nuit ; Eddie l’avait vu de ses propres yeux. Peut-être seraient-ils en mesure de l’aider, mais seulement si elle ralentissait Mia.

Fais-lui perdre la journée, lui envoya-t-il comme consigne… du moins essaya-t-il. Il faut que tu gaspilles la journée, avant qu’elle t’emmène là où elle doit aller pour accoucher. Tu m’entends ? Suze, tu m’entends ? Réponds, si tu m’entends ! Jake et le Père Callahan arrivent, il faut que tu tiennes le coup !

Juin, répondit une voix, dans un souffle. Juin 1999. Les filles se baladent le ventre à l’air et…

Puis Roland frappa à la porte de la salle de bains, et Eddie l’entendit lui demander s’il était prêt à décoller. Avant la fin du jour, ils se rendraient au Chemin du Dos de la Tortue, dans la ville de Lovell — à l’endroit où les entrants étaient monnaie courante, à en croire John Cullum, et la réalité promettait d’être tout aussi évanescente —, mais ils allaient d’abord faire un saut à Bridgton, dans l’espoir de rencontrer l’homme qui semblait avoir créé Donald Callahan et la ville de Salem’s Lot.

Imagine le délire, si King était parti au fin fond de la Californie, en train d’écrire le scénario du film, un truc dans ce genre, pensa Eddie, mais il ne croyait pas vraiment à cette hypothèse. Ils se trouvaient toujours sur le Sentier du Rayon, sur la voie du ka. Sai King, aussi, probablement.

— Il va falloir que vous soyez très prudents, les gars, leur dit Deepneau. Il va y avoir un paquet de flics, dans le coin. Sans parler de Jack Andolini et de ce qui restera de sa joyeuse petite bande.

— En parlant d’Andolini, intervint Roland, je pense que l’heure est venue pour vous deux de vous rendre dans un endroit où il n’est pas, pour une fois.

Tower se hérissa. Eddie l’aurait prédit.

— Partir ? Maintenant ? Vous voulez rire ? J’ai là une liste d’une bonne dizaine de personnes dans la région, qui collectionnent des livres — achat, vente, échange. Certains savent ce qu’ils font, mais il y en a d’autres…

Il fit le geste de couper quelque chose, comme s’il tondait un mouton invisible.

— Des gens qui vendent des vieux livres dans des vide-greniers, il y en aura aussi dans le Vermont, fit remarquer Eddie. Et rappelez-vous avec quelle facilité on vous a trouvés. C’est vous qui nous avez mâché le travail, Cal.

— Il a raison, dit Aaron.

Et comme Calvin Tower ne répondait rien, se contentant de baisser la tête et de contempler ses chaussures d’un air boudeur, Deepneau se tourna de nouveau vers Eddie.

— Mais au moins, Cal et moi avons notre permis de conduire, si la police nous arrêtait et voulait contrôler notre identité. Je suppose qu’aucun de vous n’en a.

— Supposition bien fondée, acquiesça Eddie.

— Et je doute que vous possédiez un permis pour ces pistolets gigantesques, aussi.

Eddie jeta un œil vers le gros revolver — incroyablement ancien — qui pendait juste en dessous de sa hanche, puis releva les yeux vers Deepneau.

— Encore un point pour vous, dit-il avec une pointe d’amusement.

— Alors faites attention. Une fois sortis d’East Stoneham, ça devrait aller.

— Merci, fit Eddie en tendant la main. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.

Deepneau la serra.

— C’est tout à fait charmant de votre part, fiston, mais malheureusement mes nuits n’ont pas été particulièrement plaisantes, ces derniers temps. Et si le tableau médical ne s’éclaire pas, je crains que mes jours ne soient pas très longs non plus.

— Ils seront plus longs que vous ne pourriez le penser, le corrigea Eddie. J’ai de bonnes raisons de croire que vous avez encore au moins quatre ans devant vous.

Deepneau porta un doigt à sa bouche, puis le pointa en direction du ciel.

— Des lèvres de l’homme à l’oreille de Dieu.

Pendant que Roland serrait la main de Deepneau, Eddie se tourna vers Calvin Tower. L’espace d’un instant, Eddie crut que le libraire ne voudrait pas serrer la sienne, mais il finit par céder. À contrecœur.

— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, sai Tower. Vous avez pris la bonne décision.

— J’y ai été contraint et vous le savez, répondit Tower. Ma boutique partie en fumée… ma propriété disparue… et on va me priver des seules vraies vacances que j’aie prises en dix ans…

— Microsoft, dit sèchement Eddie. Puis : Les Lénine.

Tower cligna des yeux.

— Je vous demande pardon ?

— Les Lénine, répéta Eddie, puis il partit d’un grand éclat de rire.

QUATORZE

Vers la fin de sa vie essentiellement inutile, le grand sage & éminent junkie Henry Dean aimait deux choses, par-dessus tout : se shooter ; et se shooter en racontant comment il allait faire un malheur, en Bourse. En matière d’investissements, il se considérait comme un trader de génie.

— Y a bien une chose dans laquelle j’investirais jamais, frérot, lui avait dit Henry, un jour où ils étaient montés sur le toit — peu de temps avant la petite excursion d’Eddie aux Bahamas, comme passeur —, y a bien une chose dans laquelle je mettrai pas un centime aussi longtemps que je saurai comment je m’« apple », c’est toute cette merde d’ordinateurs, Microsoft, Macintosh, Sanyo, Sankyo, Pentium, tout ce bordel.

— Ça a l’air de marcher, pourtant, avait hasardé Eddie.

Non pas qu’il s’y soit particulièrement intéressé, mais bon sang, on avait bien le droit de discuter.

— Microsoft, surtout. C’est la valeur qui monte.

Henry avait éclaté d’un rire condescendant, en mimant une branlette.

— Mon con, c’est la valeur qui monte.

— Mais…

— Ouais, ouais, je sais, les gens se ruent littéralement sur cette merde. Ils ont fait monter tous les prix. Et quand j’observe ce qui se passe, tu sais ce que je vois ?

— Non, quoi ?

— Des Lénine !

— Des Lénine ? avait demandé Eddie.

Il croyait suivre le raisonnement de Henry, mais là il se retrouvait perdu pour de bon. Bien sûr, le coucher de soleil avait été magnifique, ce soir-là, et il s’était fait avoir dans les grandes largeurs.

— Tu m’as parfaitement entendu ! avait lancé Henry, s’échauffant sensiblement. Des putains de Lénine ! On t’a donc rien appris, à l’école, frérot ? Les Lénine sont des petits animaux qui vivent en Suisse, ou quelque part dans ce coin-là. Et de temps en temps — il me semble que c’est tous les dix ans, je suis pas sûr — ils sont pris de pulsions suicidaires et ils se balancent de la falaise[10].

— Oh, avait répliqué Eddie, se mordant l’intérieur des joues pour ne pas exploser littéralement de rire. Tu veux dire ces Lénine-là, je croyais que tu parlais de ceux qui se baladaient avec des petits livres rouges.

— Que des conneries, fit Henry, mais sur ce ton plein d’indulgence que les grands et éminents réservent parfois aux petits et aux ignorants. Bref, ce que je veux dire, c’est que tous ces gens qui se précipitent pour investir dans du Microsoft, du Macintosh et du, je sais pas, moi, ce putain de Père Lapatate, le Roi de la Frite Minute, tout ce qu’ils vont réussir à faire, c’est à enrichir ces putain de Bill Gates et de Steve Jobs. Cette merde d’ordinateurs va se casser la gueule d’ici à 1995, tous les experts sont d’accord, et les gens qui ont investi là-dedans ? Des putains de Lénine, qui vont se jeter de la falaise dans ce putain d’océan.

— Rien que des putains de Lénine, avait acquiescé Eddie en s’allongeant sur le toit encore chaud, pour qu’Henry ne puisse pas voir qu’il perdait complètement pied. Il voyait des milliards de petits bonshommes en train de trottiner vers ces hautes falaises, tous vêtus de shorts rouges et de petites baskets blanches, comme les M & M’s, dans la pub télé.

— Oui, mais je regrette de pas être entré dans l’affaire Microsoft en 1982, avait grommelé Henry. Tu te rends compte que les actions que se vendaient quinze billets, à l’époque, elles sont à trente-cinq, aujourd’hui ? Bon Dieu !

— Des Lénine, avait répondu Eddie d’une voix embrumée, en regardant s’évanouir les couleurs du coucher de soleil. À cette date, il lui restait moins d’un mois à vivre dans ce monde — celui dans lequel Co-op City se trouvait à Brooklyn, et ce, depuis toujours — et Henry avait moins d’un mois à vivre tout court.

— Ouais, avait fait Henry en s’allongeant à côté de lui. Mais, mon pote, je donnerais cher pour retourner en 1982.

QUINZE

À présent, la main toujours dans celle de Tower, il dit :

— Je viens de l’avenir, vous le savez, n’est-ce pas ?

— Je sais que c’est ce que lui il dit, oui.

Tower fit un mouvement de la tête en direction de Roland, puis essaya de retirer sa main de celle d’Eddie. Eddie tint bon.

— Écoutez-moi, Cal. Si vous écoutez ce que je vous dis et que vous agissez en conséquence, vous pourrez gagner l’équivalent de cinq, peut-être dix fois la valeur de votre terrain vague, sur le marché de l’immobilier.

— De belles paroles, de la part d’un homme qui ne porte même pas de chaussettes, fit Tower, en essayant une nouvelle fois de libérer sa main.

Une fois de plus, Eddie ne lâcha pas prise. Il se dit qu’autrefois il n’aurait sans doute pas été capable de faire une chose pareille, mais ses mains étaient devenues plus fortes, à présent. De même que sa volonté.

— De belles paroles de la part d’un homme qui a vu l’avenir, corrigea-t-il. Et l’avenir, c’est les ordinateurs, Cal. L’avenir, c’est Microsoft. Vous vous souviendrez de ça ?

— Moi oui, dit Aaron. Microsoft.

— Jamais entendu parler, dit Tower.

— Non, acquiesça Eddie. Je ne crois même pas que ça existe encore. Mais ça va venir, très bientôt, et ça va devenir énorme. Les ordinateurs, OK ? Des ordinateurs pour tous, ou du moins c’était le projet. Ce sera le projet. Le type responsable de tout ça s’appelle Bill Gates. Toujours Bill, pas William.

L’idée lui traversa brièvement l’esprit que, puisque ce monde était différent de celui dans lequel lui et Jake avaient grandi — le monde de Claudia y Inez Bachman, au lieu de Béryl Evans —, peut-être le grand génie de l’informatique ne serait pas Gates. Il pourrait aussi bien s’appeler Harry Cossec. Mais Eddie savait aussi que c’était peu probable. Car ce monde-ci était très proche du sien : mêmes voitures, mêmes grandes marques (Coca et Pepsi, et non pas Nozz-A-La), mêmes têtes sur les billets de banque. Il pensait pouvoir compter sur Bill Gates (et sur Steve Jobs, ça allait de soi) pour se montrer en temps et en heure.

En un sens, il s’en fichait totalement. Sur bien des plans, Calvin Tower était une vraie tête de con. D’un autre côté, Tower avait tenu bon face à Andolini et à Balazar le temps nécessaire. Il s’était accroché à ce terrain vague. Et à présent, Roland avait l’acte de vente dans sa poche. Ils devaient rendre à Tower la monnaie de sa pièce, pour le leur avoir vendu. Ça n’avait rien à voir avec sa sympathie (ou son antipathie) pour le type lui-même, ce qui était sans doute une bonne chose pour ce vieux Cal.

— Ce truc Microsoft, poursuivit Eddie, vous pourrez acheter des actions à quinze dollars pièce, en 1982. En 1987 — date à laquelle je suis parti en congé permanent, pourrait-on dire —, ces actions en vaudront trente-cinq pièces. Ce qui représente un gain de cent pour cent. Un peu plus, même.

— C’est vous qui le dites, dit Tower en réussissant finalement à libérer sa main.

— S’il le dit, trancha Roland, c’est la vérité.

— Grand merci, fit Eddie.

Il se rendit compte qu’il attendait de Tower qu’il risque tout ce qui lui restait sur les conseils d’un junkie, mais il se dit aussi que, dans le cas présent, il pouvait se le permettre.

— Allons-y, suggéra Roland en accompagnant l’ordre d’un mouvement de moulinet avec ses doigts. Si on doit aller voir cet écrivain, c’est maintenant.

Eddie se glissa derrière le volant de la voiture de John Cullum, soudain persuadé qu’il ne reverrait jamais ni Tower ni Aaron Deepneau. À l’exception du Père Callahan, aucun d’eux ne devait les revoir. L’heure des adieux était venue.

— Portez-vous bien, leur dit-il. Bon vent.

— Vous aussi, répondit Deepneau.

— Oui, fit Tower, pour une fois sans la moindre trace d’amertume. Bonne chance à vous deux. Que vos jours soient longs et vos nuits heureuses, enfin, comme vous dites, quoi.

Il y avait juste assez de place pour tourner sans faire demi-tour, et Eddie s’en réjouit — il n’était pas prêt pour la marche arrière, du moins pas encore.

Tandis qu’il reprenait la direction de Rocket Road, Roland regarda par-dessus son épaule et agita la main. C’était là un comportement très inhabituel, de sa part, et cette évidence dut se lire sur le visage d’Eddie.

— On arrive à la fin de la partie, à présent, dit Roland. Tout ce à quoi j’ai travaillé, tout ce que j’ai attendu pendant toutes ces années interminables. La fin est proche. Je le sens. Pas toi ?

Eddie fit oui de la tête. C’était comme dans un morceau de musique, quand tous les instruments se précipitent vers l’inévitable point d’orgue.

— Susannah ? demanda Roland.

— Toujours en vie.

— Mia ?

— Toujours aux commandes.

— Le bébé ?

— Toujours en route.

— Et Jake ? Le Père Callahan ?

Eddie s’arrêta au croisement, regarda des deux côtés, puis tourna.

— Non, pas de nouvelles d’eux. Et toi ?

Roland secoua la tête. Venant de Jake, quelque part dans l’avenir accompagné seulement d’un prêtre catholique défroqué et d’un bafou-bafouilleux pour seule protection, il ne recevait que le silence. Roland espérait que le garçon allait bien.

Pour l’instant, il ne pouvait rien faire de plus.


SOLISTE :

Commala-à moi-à moi

Pas question de s’écarter du chemin.

Quand on reçoit enfin ce dont on a besoin

On se sent tellement bien.

CHŒUR :

Commala-huit-neuf !

On se sent tellement bien !

Mais si on veut recevoir ce dont on a besoin

Pas question de s’écarter du chemin.

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