CODA JOURNAL DE L’AUTEUR

EXTRAITS DU JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

12 juillet 1977


Bon sang, ça fait du bien d’être de retour à Bridgton. Ils sont toujours très sympas avec nous, à Nanaville, comme dirait Joe, mais Owen a été insupportable presque tout le long. Il va mieux depuis qu’on est arrivés. On ne s’est arrêtés qu’une fois, à Waterville, pour prendre de la bouffe à La Femme Silencieuse (d’ailleurs la qualité est plutôt en baisse, au passage).

Bref, j’ai tenu la promesse que je m’étais faite à moi-même et j’ai tout retourné pour retrouver cette histoire, La Tour Sombre, dès que je suis rentré. J’étais sur le point d’abandonner, quand j’ai mis la main sur les pages que je cherchais, au fin fond du garage, sous une caisse de vieux catalogues de Tab. Avec l’humidité, ça fait vraiment fonte des neiges, ce coin-là, et ces drôles de pages bleues sentent un peu le moisi, mais l’exemplaire est parfaitement lisible. J’ai fini de le parcourir, puis je m’y suis mis et j’ai ajouté un court passage à la partie du relais (quand le Pistolero rencontre Jake, le gamin). Je me suis dit que ça pourrait être rigolo de placer une pompe à eau qui marche à l’énergie atomique, alors je me suis empressé de le faire. Normalement, retravailler un vieux texte est aussi appétissant que l’idée de manger un sandwich au pain moisi, mais cette fois-ci ça m’a paru totalement naturel… comme remettre des vieilles chaussures.

Cette histoire, de quoi est-elle censée parler, en fait ?

Je ne me souviens de rien, sauf qu’elle m’est venue il y a très très longtemps. J’étais au volant, on revenait du Nord, toute la famille piquait un roupillon, et je me suis mis à penser au jour où David et moi on avait fugué de chez Tante Ethelyn. On avait prévu de rentrer dans le Connecticut, je crois. Les gramps (c’est-à-dire les grandes personnes) nous avaient pris, bien entendu, et ils nous avaient mis au boulot dans la grange, à scier du bois. La Corvée de Réparation, comme disait l’Oncle Oren. Il me semble qu’il m’était arrivé quelque chose d’effrayant à cette occasion, mais je suis bien infoutu de me rappeler quoi, sauf que c’était rouge. Et j’ai inventé un héros, un pistolero magique, pour me protéger du danger. Il y avait une histoire de magnétisme, aussi, de Rayons de Puissance. Je suis quasiment certain que ç’a été la genèse de cette histoire, mais c’est étonnant comme c’est flou. Mais bon, qui se rappelle tous les petits détails de l’enfance ? Qui le souhaite, d’ailleurs ?

Pas grand-chose d’autre. Joe et Naomi ont fait de la balançoire, et Tab a quasiment finalisé son projet de voyage en Angleterre. Bon sang, cette histoire de pistolero ne veut pas me sortir de la tête !

Je vais te dire ce qu’il lui faut, à ce bon vieux Roland : des amis !


19 juillet 1977

Je suis allé voir La Guerre des Étoiles en moto, ce soir, et je crois que ce sera ma dernière sortie sur cet engin, jusqu’à ce que les choses se calment un peu. J’ai avalé des tonnes d’insectes. Un vrai régime protéiné !

Pendant que j’étais à moto, je n’ai pas arrêté de penser à Roland, mon pistolero tiré du poème de Robert Browning (avec un petit clin d’œil au passage à Sergio Leone, bien sûr). Ce manuscrit est un roman, pas de doute — ou un bout de roman —, pourtant j’ai aussi l’impression que les chapitres sont indépendants les uns des autres. Ou presque. Je me demande si je pourrais les vendre à un de ces magazines de science-fiction ? Peut-être même à Fantasy and Science Fiction, autant dire le Saint-Graal du genre.

C’est sans doute une idée stupide.

À part ça, finale de la Coupe de base-ball (7 à 5 pour la National League). J’étais bien fracassé avant la fin. Tabby pas ravie…


9 août 1978

Kirby McCauley a vendu le premier chapitre de cette vieille Tour Sombre à Fantasy and Science Fiction ! Mon vieux, j’arrive à peine à y croire ! C’est vraiment trop cool ! Kirby dit que d’après lui, Ed Ferman (c’est le rédac-chef) voudra sans doute publier tout ce que j’ai, dans la série de la TS. Il va intituler le premier extrait (« L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait », etc. bla bla, bang bang) « Le Pistolero », ce qui n’est pas si bête.

Pas mal, pour une vieille histoire qui croupissait dans un recoin humide de mon garage, pas plus tard que l’année dernière. Ferman aurait dit à Kirby que Roland « faisait vrai », et que c’était rare dans les récits de S-F. Il demande même s’il y aura d’autres épisodes. Je suis sûr qu’il y a encore des tas d’aventures (ou qu’il y en a eu, ou qu’il y en aura — quel est le temps adéquat, quand on parle de récits pas encore écrits ?), même si je ne sais pas du tout lesquelles, encore. Tout ce que je sais, c’est que John « Jake » Chambers y fera son grand retour.

Journée pluvieuse, chaude et humide au bord du lac. Les gosses n’ont pas fait de balançoire. Ce soir, pendant qu’Andy Fulcher gardait les grands, Tab, Owen et moi on est allés au drive-in de Bridgton. Tabby a trouvé le film merdique (The Other Side of Midnight[27], qui date de l’année dernière, en fait), mais je ne l’ai pas entendue supplier qu’on la ramène à la maison. Pour ma part, je me suis surpris à repenser à ce fichu Roland. Cette fois, je réfléchissais à son amour perdu, « Susan, la jeune fille à la fenêtre ».

Je peux savoir qui c’est, celle-là ?


9 septembre 1978

J’ai reçu mon numéro d’octobre avec « Le Pistolero ». Mon vieux, c’est plutôt pas mal.

Burt Hatlen m’a appelé, aujourd’hui. Il parle de m’engager pour un an à l’Université du Maine, comme écrivain à demeure. Il n’y a vraiment que Burt pour penser à un écrivaillon comme moi pour ce genre de boulot. Mais ça n’est pas inintéressant, comme idée.


29 octobre 1979

Et merde, encore bourré. Je vois à peine cette foutue page, mais je pense qu’il vaut mieux que j’écrive quelque chose avant d’aller comater. J’ai reçu une lettre d’Ed Ferman, de F & SF, aujourd’hui. Il va publier le deuxième chapitre de La Tour Sombre (celui dans lequel le Pistolero rencontre le gamin), sous le titre « Le Relais ». Il veut vraiment sortir toute la série, et je dois dire que ça me plaît pas mal. Je regrette juste de ne pas en avoir plus. Mais il faut aussi que je réfléchisse au Fléau — et puis il y a Dead Zone, bien sûr.

Mais tout ça me paraît presque secondaire, en ce moment. Je déteste me retrouver ici, à Orrington — je déteste qu’il y ait autant de passage sur la route, pour commencer. Owen a été à deux doigts de se faire renverser par un de ces camions Cianbro, aujourd’hui. Ça m’a foutu une trouille de tous les diables. Et ça m’a aussi donné une idée d’histoire, avec le petit cimetière animalier derrière la maison, « Simetierre », dit le panneau. Bizarre, non ? Ça fait sourire, mais ça fiche un peu la trouille, aussi. Ça fait très Les Contes de la Crypte.


19 juin 1980

Je viens de raccrocher d’avec Kirby McAuley. Il a reçu un appel de Donald Grant, qui publie plein de trucs de science-fiction sous son propre label (Kirby aime bien blaguer avec ça, en disant que Don est l’« homme qui a rendu Robert E. Howard tristement célèbre »). Bref, Don voudrait publier mes histoires du Pistolero, et sous le titre original, La Tour Sombre (sous-titre : « Le Pistolero »). Est-ce que c’est pas super ? Ma propre « édition limitée » ! Il en sortirait 10 000 exemplaires, plus 500 signés et numérotés. J’ai dit à Kirby de foncer et de conclure le marché.

Quoi qu’il en soit, on dirait que ma carrière dans l’enseignement est terminée, et je m’en suis mis une sévère, pour fêter ça. J’ai aussi ressorti le manuscrit de Simetierre, pour y jeter un œil. Mon Dieu, ce que c’est déprimant ! Je crois que les lecteurs me lyncheraient, s’il sortait, celui-là. Ce qui est sûr, c’est que voilà bien un livre qui ne verra jamais le jour…


27 juillet 1983

La revue Publishers Weekly[28] (que notre fils Owen appelle pour rire Publishers Weakness, et on peut dire qu’en règle générale c’est assez vrai) a publié une critique sur le dernier livre de Richard Bach… et une fois de plus, bébé, je me suis fait descendre en flammes. À les lire, c’est ennuyeux, et ça, mon ami, je sais que ça ne l’est pas. Oh, c’est sûr que de repenser à ça m’a facilité la tâche, quand il a fallu descendre à North Windham prendre 2 tonnelets de bière, pour fêter ça. Je les ai eus chez « Bibine en Gros ». Et puis je me suis remis à fumer, si tu veux savoir. J’arrêterai le jour de mes quarante ans, et ça n’est pas une promesse en l’air.

Oh, et puis Simetierre va sortir dans deux mois pile. Et là, ce sera vraiment la fin de ma carrière (je plaisante… du moins j’espère). Après réflexion, j’ai ajouté La Tour Sombre à la liste « du même auteur », au début du bouquin. Je me suis dit, après tout, pourquoi pas ? Oui, je sais que c’est épuisé — ils en avaient prévu que 10 000, nom de Dieu — mais c’était un vrai livre, et j’en suis fier. Je ne pense pas que je reviendrai sur les aventures de Roland le bon vieux Chevalier Errant qui Tire Plus Vite que Son Ombre, mais oui, je suis fier de ce livre.

C’est bien que je n’aie pas oublié la bière, moi.


21 février 1984

Mon vieux, j’ai reçu un appel délirant de Sam Vaughn, de chez Doubleday, cet après-midi (c’est lui qui a publié Simetierre, rappelle-toi). Je savais qu’il y avait des fans qui voulaient la suite de La Tour Sombre et qui étaient en rogne qu’elle ne soit pas écrite, parce que j’ai reçu du courrier, moi aussi. Mais Sam dit qu’eux en ont reçu plus de TROIS MILLE !! Et pourquoi, tu vas me demander ? Parce que j’ai été assez con pour mettre La Tour Sombre sur la liste de mes œuvres, dans l’édition de Simetierre. J’ai l’impression que Sam m’en veut un peu, et je dirais qu’il y a de quoi. Il dit que mentionner un livre que les fans attendent et qu’ils n’auront pas, c’est comme tendre un bout de viande à un chien affamé, en lui disant : « Non non, tu ne l’auras pas, c’est bête, hein ? » D’un autre côté, par Dieu et Jésus l’Homme, les gens sont tellement gâtés, bordel ! Ils s’imaginent que, sous prétexte qu’il y a dans ce monde un livre qu’ils veulent, alors ça leur donne un droit particulier sur ce livre. Ça ferait tordre de rire les types du Moyen Âge, qui entendaient parler de livres, et qui n’en voyaient pas un seul de toute leur vie. Le papier était une denrée rare (ce serait pas mal, d’ailleurs, dans le prochain « Pistolero/Tour Sombre », si jamais je m’y remets un jour) et les livres des trésors qu’on protégeait avec sa propre vie. J’adore ça, de pouvoir gagner ma vie en écrivant des histoires, mais quiconque dira que ça n’a pas ses mauvais côtés racontera que des conneries. Un jour je ferai un roman sur un vendeur de livres rares psychopathe (rires !)

En attendant, c’était l’anniversaire d’Owen, aujourd’hui. Il a sept ans ! L’âge de raison ! J’ai du mal à croire que mon plus jeune fils ait sept ans, et que ma fille en ait treize, une ravissante jeune femme, déjà.


14 août 1984 (New York)

Je reviens juste d’une réunion avec Elaine Koster, de chez NAL et mon agent, ce bon vieux Kirboo. Ils ont tous les deux insisté pour faire une édition en grand tirage du Pistolero, mais j’ai dit non. Peut-être un jour, mais je ne veux pas donner à tant de gens l’occasion de lire quelque chose d’aussi inachevé, à moins que/jusqu’au jour où je me remettrai au boulot sur ce livre.

Ce que je ne ferai sans doute jamais. Mais bon, j’ai une idée pour un autre long roman, avec un clown qui est en fait le monstre le plus répugnant que la terre ait porté. C’est pas une si mauvaise idée ; les clowns, ça fait peur. À moi, en tout cas (les clowns et les poulets, va savoir pourquoi).


18 novembre 1984

La nuit dernière, j’ai fait un rêve qui pourrait bien mettre fin au blocage que j’avais, pour Ça. Mettons qu’il existe une espèce de Rayon qui soutienne la Terre (ou des Terres multiples) ? Et que le générateur de ce Rayon repose sur le dos d’une tortue ? Je pourrais en faire la clé de voûte du bouquin, au moins en partie. Je sais que ça a l’air dingue, dit comme ça, mais je suis certain d’avoir lu quelque part que, dans la mythologie hindoue, il y a une grosse tortue qui nous porte tous sur sa carapace, et qu’elle sert Gan, la superpuissance créatrice. Et je me rappelle aussi une anecdote, dans laquelle une dame dit à un célèbre scientifique : « Cette histoire d’évolution, c’est ridicule. Tout le monde sait que c’est sur le dos d’une tortue que repose l’univers tout entier. » À ça, le scientifique (je pourrais me rappeler son nom, mais peu importe) répond : « Peut-être bien, madame, mais sur quoi repose la tortue ? » La dame y va de son petit rire méprisant, et répond : « Oh, vous ne m’aurez pas ! Rien que des tortues, jusqu’en bas. »

Tenez, prenez ça, vous autres, avec toutes vos théories rationnelles !

Toujours est-il que j’ai un cahier vierge près de mon lit, ce qui fait que j’y note des tas de rêves ou de bribes de rêves, sans vraiment me réveiller. Ce matin, j’avais écrit : Vois la TORTUE comme elle est ronde, sur son dos repose le monde. Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil. Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis. Pas terrible, côté poésie, me direz-vous. D’accord, mais pas mal pour un type aux trois quarts endormi quand il a écrit ces lignes !

Tabby ne me lâche pas, elle dit que je bois trop. Elle a raison, j’imagine, mais…


10 juin 1986 (Lovell/Chemin du Dos de la Tortue)

Mon vieux, quelle chance j’ai qu’on ait acheté cette maison ! Au départ la somme m’a fait peur, mais je n’ai jamais aussi bien écrit qu’ici. Et — ça fout les jetons, mais c’est vrai — je crois que j’ai envie de me remettre à l’écriture de La Tour Sombre. Au fond de mon cœur, je pensais que ça ne se ferait jamais, mais hier soir, alors que j’allais acheter de la bière au centre commercial, j’ai presque entendu Roland me dire : « Il existe de nombreux mondes et de nombreux récits, mais le temps presse. »

J’ai fini par faire demi-tour et je suis rentré. Je ne me rappelle plus la dernière fois que j’ai passé une soirée sans une goutte d’alcool, mais celle-ci fait partie de cette espèce en voie de disparition. C’est le coup de massue, quand je me mets pas une mine. Ce qui est bien triste, je dirais.


13 juin 1986

Je me suis réveillé au beau milieu de la nuit, avec la gueule de bois et l’envie de pisser. Alors que je me tenais devant la cuvette, j’ai presque vu Roland de Gilead. Qui me disait de commencer par la scène des homarstruosités. C’est ce que j’ai fait.

Je sais parfaitement ce qu’ils sont.


15 juin 1986

J’ai commencé aujourd’hui le nouveau roman. J’ai du mal à croire que je me sois remis à la veine « Le Bon, la Brute et le Truand », mais dès la première page, c’est tombé juste. Merde, dès le premier mot. J’ai décidé de faire une structure assez proche de celle d’un conte de fées : Roland marche le long de la Mer Occidentale, il est de plus en plus mal en point, et il découvre une série de portes qui mènent à notre monde. Et derrière chacune d’entre elles, il y a un nouveau personnage. Le premier sera un junkie défoncé du nom d’Eddie Dean…


16 juillet 1986

Je n’y crois pas. Je veux dire, j’ai le manuscrit devant moi sur mon bureau, alors il faut bien le croire, mais je n’y arrive pas. J’en ai écrit 300 PAGES !! Rien que le mois dernier, et il y a tellement peu de corrections que c’en est flippant. Jamais je ne me suis pris pour un de ces auteurs qui se gargarisent en disant qu’ils ont anticipé chaque scène et chaque retournement de l’intrigue, mais je n’ai jamais non plus écrit de livre qui me vienne aussi naturellement. Il me monopolise complètement depuis le premier jour. Et tu sais, il me semble que plein de choses que j’ai écrites avant (tout particulièrement Ça) étaient comme des « coups d’essai », comme un entraînement me préparant à cette histoire-là. Jamais je n’avais repris un texte abandonné depuis quinze ans ! Je veux dire, j’ai un peu retravaillé les nouvelles qu’Ed Ferman a publiées dans F & SF, et j’ai remis une couche pour Le Pistolero quand Ed Grant l’a édité, mais ça n’avait rien à voir avec ce que je fais en ce moment. J’en rêve même, de cette histoire. Il y a des jours où j’aimerais réussir à arrêter de boire, mais je vais te dire une bonne chose : j’ai presque peur d’arrêter.

Je sais que l’inspiration ne coule pas de la bouteille, mais il y a quelque chose…

J’ai peur, d’accord ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose — quelque chose — qui veut m’empêcher de terminer ce livre. Qui ne voulait même pas que je le commence. Bon, je sais que c’est de la folie (« un truc d’horreur à la Stephen King », ha ha), mais en même temps ça m’a l’air très réel. Heureusement, personne ne lira sans doute jamais ce journal ; sinon ils me mettraient hors jeu. Qui voudrait d’un type complètement siphonné ?

Je vais l’intituler Les Trois Cartes, je pense.


19 septembre 1986

Ça y est. Les Trois Cartes est terminé. Je me suis saoulé, pour fêter ça. Défoncé, aussi. Et ensuite ? Eh bien, Ça va sortir dans un mois environ, et dans deux jours j’aurai trente-neuf ans. Bon sang, j’ai vraiment du mal à le croire. J’ai l’impression qu’il y a encore une semaine, on vivait encore à Bridgton et les gosses étaient bébés.

Ah, putain. Il est temps que je m’arrête. Voilà que l’écrivain donne dans la guimauve.


19 juin 1987

Aujourd’hui, Donald Grant m’a fait parvenir mon premier exemplaire des Trois Cartes. Le produit fini est vraiment beau. J’ai aussi décidé de poursuivre avec NAL et de faire paraître les deux volumes de La Tour Sombre en poche — donnons aux gens ce qu’ils attendent. Pourquoi pas, en fait ?

Bien sûr, je me suis saoulé pour fêter ça… Mais, de nos jours, qui a encore besoin d’un prétexte ?

C’est un bon bouquin, mais j’ai encore l’impression de ne pas en avoir écrit une ligne, qu’il s’est contenté de jaillir de moi, comme le cordon ombilical du nombril d’un nourrisson. Ce que j’essaie de dire, c’est que le vent souffle, le berceau se balance, et que parfois il me semble que rien là-dedans ne m’appartient, et que je ne suis rien d’autre que la putain de secrétaire de Roland de Gilead. Je sais que ça n’a pas de sens, mais une partie de moi y croit. Sauf que peut-être que Roland a un patron, lui aussi. Le ka ?

J’ai effectivement tendance à me sentir déprimé, quand je jette un regard sur ma vie : la picole, la drogue, le tabac. Comme si j’essayais bel et bien de me tuer. Ou comme si quelque chose…


19 octobre 1987

Ce soir je suis à Lovell, dans la maison du Chemin du Dos de la Tortue. Je suis venu me réfugier ici pour réfléchir à ma vie. Il faut que je change quelque chose, mon vieux, parce que sinon je ferais aussi bien de me faire sauter le caisson tout de suite.

Il faut que quelque chose change.

Ce qui suit, tiré de La Voix de la Montagne de North Conway (New Hampshire), était collé dans le journal de l’écrivain, et daté du 12 avril 1988 :

LES SOCIOLOGUES LOCAUX REJETTENT LA THÉORIE DES « ENTRANTS »
PAR LOGAN MERRILL

Depuis au moins dix ans, les Montagnes Blanches regorgent de récits d’apparitions d’« entrants », ces créatures qui pourraient bien être des extraterrestres, des voyageurs dans le temps ou même des êtres « venus d’une autre dimension ». Au cours d’une conférence haute en couleur, hier soir à la Bibliothèque Municipale de High Conway, l’auteur notamment de Pairs et origines des mythes, le sociologue Henry K. Verdon, s’est servi du phénomène des Entrants comme illustration de la naissance et de la propagation des mythes. Il a notamment souligné le fait que les « Entrants » avaient probablement été inventés par des adolescents des villes limitrophes du Maine et du New Hampshire. Il a aussi émis l’hypothèse que le passage de clandestins à la frontière nord du Canada puis traversant la Nouvelle-Angleterre ait inspiré les mythes en question, devenus tellement répandus.

« Il me semble que nous savons tous, a précisé le professeur Verdon, que ni le Père Noël, ni la Petite Souris, ni les êtres surnommés « entrants » n’existent. Pourtant ces récits

(suite p. 8) »

Le reste de l’article manque. Il n’est fourni aucun élément permettant d’expliquer pourquoi King avait gardé ce texte.


19 juin 1989

Je rentre juste de ma réunion « anniversaire » des A.A[29]. Une année entière sans alcool ni drogues ! Je peux à peine y croire ! Aucun regret. La sobriété m’a sans doute sauvé la vie (en plus de sauver mon mariage), mais j’aimerais seulement qu’il soit moins difficile d’écrire. Les gens du « programme » me disent de ne pas forcer le rythme, que chaque chose viendra en son temps, mais il y a aussi une autre voix (moi, je l’appelle la Voix de la Tortue) qui me dit de me dépêcher, de m’y mettre, que le temps presse et qu’il me faut affûter mes instruments. Pour quoi ? Pour La Tour Sombre, bien sûr, et pas seulement parce qu’il arrive chaque jour du courrier de lecteurs des Trois Cartes qui veulent savoir ce qui se passe ensuite. Quelque chose en moi veut se remettre au travail et revenir à cette histoire, mais je veux bien être pendu si je sais comment m’y prendre.


12 juillet 1989

Il y a quelques trésors merveilleux, dans la bibliothèque de Lovell. Devine ce que j’ai trouvé ce matin, en cherchant quelque chose à lire ? Shardik, de Richard Adams. Pas l’histoire avec les lapins, mais celle de l’ours mythologique géant. Je crois que je vais le relire.

Je n’écris toujours rien de très bon…


21 septembre 1989

OK, ce qui suit est un peu barjot, alors tiens-toi prêt.

Vers dix heures ce matin, alors que j’étais en train d’écrire (en fait, je fixais mon traitement de texte en me disant que ce serait vraiment super de se taper une bonne pinte de Bud bien fraîche), on a sonné à la porte. C’était un type de « La Maison des Fleurs » de Bangor, avec une douzaine de roses. Pas pour Tab, mais pour moi. Sur le carton était écrit : Joyeux anniversaire de la part des Mansfield — Dave, Sandy et Megan.

J’avais complètement oublié, mais aujourd’hui, c’est moi le Grand Quatre-Deux. Bref, j’ai pris une des roses du bouquet et je me suis en quelque sorte perdu à l’intérieur. Je sais que ça a l’air étrange, mais crois-moi, c’est ce qui s’est passé. Il me semblait entendre ce doux bourdonnement, et je suis descendu de plus en plus bas, le long des courbes de la rose, comme si je pataugeais dans les gouttes de rosée qui me paraissaient aussi grandes que des flaques. Et tout le long, ce bourdonnement se faisait de plus en plus présent et de plus en plus doux, et la rose devenait… comment dire… de plus en plus rose. Et je me suis surpris à penser à Jake, du premier volume de La Tour Sombre, et à Eddie Dean, et à une librairie. Je me rappelle même son nom : Le Restaurant Spirituel de Manhattan.

Et puis boum ! Je sens une main sur mon épaule, je me retourne, et c’est Tabby.

Elle voulait savoir qui m’avait envoyé les roses. Et puis aussi si je m’étais endormi. J’ai répondu que non, pourtant c’est ce qui s’est produit, là, au beau milieu de la cuisine.

Tu sais à quoi ça ressemblait ? À cette scène au Relais, dans Le Pistolero, quand Roland hypnotise Jake avec une balle, quand il l’envoulte. Personnellement, je suis immunisé contre l’hypnose. Un type m’a fait monter sur scène, à la Foire de Topsham, quand j’étais gamin. Ça n’a pas marché. Je crois me rappeler que mon frère Dave était très déçu. Il voulait me voir caqueter comme une poule.

Tout ça pour dire que je crois que j’aimerais reprendre La Tour Sombre. Je ne sais pas si je suis prêt pour une entreprise aussi complexe — disons qu’après les quelques échecs de ces dernières années, j’ai quelques doutes — mais je veux au moins tenter le coup. J’entends ces personnages inventés qui m’appellent. Et qui sait ? Peut-être y aura-t-il dans celui-là une place pour un ours géant, comme Shardik dans le roman de Richard Adams !


9 octobre 1989

Non — seulement Terres Perdues, deux mots, comme dans ce poème de T.S. Eliot (d’ailleurs je me demande si chez lui ça n’est pas Terre Perdue).


19 janvier 1990

Ai fini Terres Perdues ce soir, au bout d’une séance marathon de cinq heures. Les gens vont détester cette fin, sans réelle clôture du concours de devinettes, et moi-même je croyais devoir pousser le récit plus loin, mais ce n’est pas moi qui décide. J’ai entendu dans ma tête une voix me dire clairement (et une fois encore, elle ressemblait à celle de Roland) : « Tu en as fini pour l’instant — referme ton livre, romancero. »

Mis à part cette fin qui n’en est pas une, cette histoire me paraît bien mais, comme toujours, très différente de celles que j’écris d’habitude. Le manuscrit est un vrai pavé de plus de 800 pages, et j’ai accouché dudit pavé en seulement un peu plus de trois mois.

Incroyable mais vrai, putain.

Et encore, quasiment aucune rature, quasiment aucune correction. Il y a bien quelques pépins de continuité, mais compte tenu de la longueur du livre, je n’en reviens pas qu’il y en ait si peu. Et je n’en reviens pas non plus qu’à chaque fois que je manque d’inspiration, le bon livre semble me tomber entre les mains. Comme Le Quinconce, de Charles Palliser, avec tout son jargon délicieusement XVIIe siècle : les « Si fait, je vous prie », « mon louchon » et autres « j’implore votre pardon ». Cet argot paraissait tomber à pic dans la bouche de Gasher (pour moi, en tout cas). Et comme c’était chouette de voir revenir Jake dans l’histoire comme il l’a fait !

La seule chose qui me tracasse, c’est ce qui va advenir de Susannah Dean (qui était auparavant Detta/Odetta). Elle est enceinte, et j’ai peur de découvrir qui (ou quoi) est le père. Un démon quelconque ? Je ne crois pas, en fait. Peut-être que je n’aurai pas à m’en préoccuper avant un livre ou deux. Tout ce que je sais, par expérience, c’est que toutes les histoires longues où la femme est enceinte et où on ne sait pas qui est le père partent en eau de boudin. Je sais pas pourquoi, mais pour ce qui est de noyer le poisson, les grossesses, ça craint !

Oh, mais peut-être que ça n’a aucune importance. Pour l’instant, je suis fatigué de Roland et de son ka-tet. Je pense qu’il va couler de l’eau sous les ponts, avant que je leur rende à nouveau visite, même si les fans vont sans doute me maudire de finir le volume de cette manière, dans ce train quittant Lud. Et je ne plaisante pas.

Mais je suis content de l’avoir écrit, et à moi, la fin paraît très bien. Par de nombreux aspects, Terres Perdues me fait l’effet du point d’orgue de ma « vie d’emprunt ».

Encore plus que Le Fléau, peut-être bien.


27 novembre 1991

Tu te rappelles ce que je disais, à propos des fans qui allaient être dans une colère noire ? Eh bien, regarde un peu ce qui suit !

Suit une lettre de John T. Spier, de Lawrence, dans le Kansas :

Le 16 novembre 1991


Cher M. King,

Ou bien devrais-je tout simplement opter pour un « cher Trouduc » ?

Je peux pas croire que j’aie payé aussi cher pour une édition Donald Grant de votre épisode du PISTOLERO, Terres Perdues, pour avoir ÇA. Nais le titre était bien, parce que pour être perdu, vous vous êtes bien égaré.

Je veux dire, l’histoire est pas mal, super même, mais comment vous avez pu nous coller une fin pareille ? C’est pas du tout une fin, on dirait juste que vous vous êtes dit « Oh et puis merde, je vais pas me décarcasser à leur fignoler une fin, ces ploucs qui achètent mes livres, ils goberont n’importe quoi ».

J’allais le renvoyer, mais finalement je vais le garder, parce qu’au moins j’ai aimé les illustrations (surtout celles d’Ote). Mais cette histoire, c’est de la triche.

Vous savez épeler TRICHE, monsieur King ? M-O-N-C-U-L, voilà comment ça s’écrit.

Avec mes critiques sincères,


John T. Spier

Lawrence, Kansas

23 mars 1992

D’une certaine façon, je crois que celle-là me fait un effet encore pire.

Suit une lettre de Mme Coretta Vele, de Stowe, dans le Vermont :

Le 6 mars 1992


Cher Stephen King,

Je ne sais pas si cette lettre vous parviendra, mais il faut toujours garder espoir. J’ai lu la plupart de vos livres et je les ai tous aimés. Je suis une « mamie » de soixante-seize ans, originaire de votre « État frère » du Vermont, et j’aime tout particulièrement votre série de La Tour Sombre, Enfin, jusqu’ici. Le mois dernier, je suis allée rendre visite à une équipe de cancérologues, qui m’ont appris que la tumeur que j’ai au cerveau a bien l’air d’être maligne, en fin de compte (d’abord ils avaient dit : « Ne vous inquiétez pas, Coretta, c’est bénin »). Maintenant je sais que vous avez des choses à faire, monsieur King, qu’il vous faut « écouter votre muse », mais ils disent aussi que j’aurai de la chance si je passe le 4 juillet de cette année. Je crois bien avoir lu mon dernier « pavé de la Tour Sombre ». Alors je me demandais si vous pourriez me dire comment se termine l’histoire, ou au moins si Roland et son ka-tet finissent par arriver à la Tour ? Et si oui, qu’est-ce qu’ils y trouvent ? Je vous jure de ne pas en souffler un mot à qui que ce soit, et vous ferez le bonheur d’une mourante.

Sincèrement vôtre,

Coretta Vele

Stowe, Vermont

Je me sens tellement merdique, quand je me rappelle combien j’étais euphorique à propos de la fin de Terres Perdues. Il faut que je réponde à la lettre de Coretta Vele, mais je ne sais pas comment. Est-ce que je peux lui faire croire que je ne sais pas plus qu’elle comment se finit l’histoire de Roland ? J’en doute, et pourtant « ceci est la vérité », comme dit Jake à la fin de sa composition. Je ne sais pas plus ce qu’il y a dans cette foutue Tour que… Ote lui-même ! Je ne savais même pas qu’elle se dressait au milieu d’un champ de roses, jusqu’à ce que ça jaillisse entre mes doigts et que ça apparaisse comme par magie sur l’écran de mon tout nouveau Mac ! Que dirait-elle, si je lui disais : « Cory, écoutez-moi : le vent souffle, et l’histoire me vient. Et puis il tombe, et tout ce que je peux faire, c’est attendre, tout comme vous » ?

Ils pensent que c’est moi qui commande, tous, du critique le plus affûté au lecteur le plus simple d’esprit. Et c’est vraiment du pipeau.

Parce que ça n’est pas moi qui commande.


22 septembre 1992

L’édition Grant de Terres Perdues est déjà épuisée, et l’édition de poche marche très fort. Je devrais être content, d’ailleurs je le suis, mais je reçois toujours des tonnes de lettres, au sujet de cette fin en queue de poisson. En gros, on pourrait les classer en trois catégories : les gens dégoûtés, ceux qui veulent savoir quand sortira le prochain volume, et les gens dégoûtés qui veulent savoir quand sortira le prochain volume.

Mais je sèche. Le vent ne souffle pas, dans ce quart-là. Pas en ce moment, en tout cas.

En attendant, j’ai l’idée d’un roman à propos d’une dame qui achète un tableau au mont-de-piété, et qui tombe en quelque sorte dedans. Hé, peut-être que ce sera dans l’Entre-Deux-Mondes qu’elle tombera, et qu’elle rencontrera Roland !


9 juillet 1994

Avec Tabby, on ne se bagarre plus vraiment, depuis que j’ai arrêté de boire, mais ô mon gars, ce matin on en a eu une sévère. On était dans la maison de Lovell, bien sûr, et je m’apprêtais à faire ma balade du matin, quand elle m’a mis sous le nez un article du journal d’aujourd’hui. Il semblerait qu’un certain Charles « Chip » McCausland ait été renversé et tué par un chauffard qui a pris la fuite, alors qu’il se promenait au bord de la Route 7. Ce qui est exactement mon itinéraire, bien sûr. Tabby a essayé de me convaincre de rester sur le Chemin du Dos de la Tortue, moi, j’ai essayé de la convaincre que j’empruntais la Route 7 tout autant que des tas de gens (et je jure que je ne fais que trois cents mètres à peine sur le bitume), et c’est là que ça a commencé à dégénérer. Elle a fini par me demander d’arrêter au moins de me promener sur Slab City Hill, où la visibilité est tellement réduite qu’il n’y a pas le temps de sauter dans un fourré si quelqu’un quitte la route. Je lui ai promis d’y réfléchir (si on avait continué la discussion, je ne serais pas sorti avant midi), mais en vérité, je préférerais me pendre plutôt que de vivre comme ça, dans la peur permanente. En plus, il me semble que ce pauvre type de Stoneham a fait baisser de un million à une seule les chances que moi je me fasse maintenant renverser sur cette portion de route. C’est ce que j’ai dit à Tabby, et elle m’a répondu : « Les chances pour que tu deviennes aussi célèbre que tu l’es, en écrivant, étaient encore plus minces. Tu l’as dit toi-même. » Et là, je n’ai pas trouvé de repartie.


19 juin 1995 (Bangor)

Tabby et moi rentrons de l’Auditorium de Bangor, où notre petit dernier (et environ quatre cents de ses camarades) vient d’obtenir son diplôme. Il est à présent officiellement bachelier. Le lycée de Bangor est maintenant de l’histoire ancienne, pour lui. Il entre en fac à l’automne prochain et Tab et moi allons devoir affronter le fameux syndrome du « Nid Vide ». Tout le monde dit que ça file à toute vitesse, et on répond ouais ouais… et tout à coup, on y est.

Putain, je suis triste.

Je me sens perdu. À quoi ça sert, tout ça ? (Hein, Alfie, quel est le sens de la vie[30], ha ha ?) Quoi, ce serait juste un grand saut du berceau à la tombe ? « La clairière au bout du sentier » ? Doux Jésus, c’est sinistre.

En attendant, on part cet après-midi pour la maison de Lovell — Owen nous y rejoindra d’ici un jour ou deux. Tabby sait que je veux écrire au bord du lac, et bon sang, elle a une telle intuition que ça fiche la trouille. Alors qu’on revenait de la cérémonie de remise des diplômes, elle m’a demandé si le vent s’était remis à souffler.

En fait c’est le cas, et cette fois c’est une grosse rafale. J’ai hâte de commencer le nouveau volume de La Tour Sombre. Il est temps de découvrir ce qu’il advient du concours de devinettes (le fait qu’Eddie fasse sauter l’esprit d’ordinateur de Blaine, avec ses « questions bêtes », je le sais depuis des mois, maintenant), mais je ne crois pas que ce sera l’histoire la plus importante, ce coup-ci. Je veux parler de Susan, le premier amour de Roland, et je veux que cette « amourette de cow-boy » ait pour cadre une région de l’Entre-Deux-Mondes appelée Mejis (c’est-à-dire, le Mexique).

L’heure est venue de se remettre en selle et de chevaucher de nouveau avec la Horde Sauvage[31].

En attendant, les autres gosses s’en sortent bien, même si Naomi nous a fait une sorte d’allergie, peut-être aux coquilles Saint-Jacques…


19 juillet 1995 (Chemin du Dos de la Tortue, Lovell)

Comme lors de mes précédentes expéditions dans l’Entre-Deux-Mondes, je me sens comme quelqu’un qui aurait passé un mois à bord d’une fusée lancée à pleine vitesse. Shooté aux gaz hallucinogènes. Je pensais que j’aurais plus de mal à rentrer dans ce livre-ci, beaucoup de mal, mais une fois de plus, il s’est trouvé que c’était aussi facile que de renfiler de vieilles chaussures confortables, comme ces bottillons genre western que j’avais achetés chez Bally, à New York, il y a trois ou quatre ans, et que je n’arrive pas à jeter.

J’en ai déjà écrit plus de 200 pages, et j’ai été ravi de trouver Roland et ses amis en train d’enquêter au milieu des décombres de la supergrippe. De trouver des indices à la fois de Randall Flagg et de Mère Abigaël.

Je pense que Flagg se révélera sans doute n’être autre que Walter, l’ennemi immémorial de Roland. Son nom complet est Walter O’Dim, et au départ c’était juste un gars de la campagne.

Tout ça se recoupe, en fait. Maintenant je vois comment, dans des proportions plus ou moins grandes, toutes les histoires que j’ai écrites me menaient à celle-ci. Et tu vois, ça ne me pose aucun problème. Écrire cette histoire, c’est comme rentrer au bercail.

Mais pourquoi y a-t-il toujours cette impression de danger, en même temps ? Pourquoi est-ce que je suis convaincu que, si on me retrouve mort d’une crise cardiaque à mon bureau (ou fauché sur ma Harley, probablement sur la Route 7), ce sera au moment où je travaille à ce Western Farfelu ? Sans doute parce qu’il y a tellement de gens qui attendent que je finisse ce cycle ? Et je veux le finir ! Dieu, oui ! Pas de Contes de Canterbury ni de Mystère d’Edwin Drood[32] sur mon CV, si je peux l’éviter, merci beaucoup. Et pourtant j’ai toujours ce sentiment qu’une force anticréatrice me cherche, et que je suis plus facile à trouver quand je travaille sur ces histoires-là.

Bon, fini les délires qui font flipper. Je pars en balade.


2 septembre 1995

J’espère avoir fini ce livre d’ici à cinq semaines. Celui-là m’a donné plus de fil à retordre, mais la trame me vient toujours avec une étonnante profusion de détails. J’ai regardé Les Sept Samouraïs, de Kurosawa hier soir, et je me demande si ça n’est pas la piste à suivre pour le volume 5, Les Loups-garous du Monde Ultime (ou équivalent). Je vais essayer de voir si un des vidéoclubs au bord de la route n’aurait pas en stock Les Sept Mercenaires, qui est la version américanisée du film de Kurosawa.

En parlant du bord de la route, j’ai failli sauter dans le fossé cet après-midi pour éviter un type en camionnette — il zigzaguait d’un côté à l’autre, visiblement ivre — sur la dernière portion de la Route 7, avant que je bifurque dans le Chemin du Dos de la Tortue, qui est plutôt protégé. Je ne pense pas en parler à Tabby. Ça la rendrait hystérique. Quoi qu’il en soit, je me suis fait ma petite « frayeur du piéton » et je suis bien content que ça ne se soit pas produit sur Slab City Hill.


9 octobre 1995

Ça m’a pris un peu plus longtemps que prévu, mais j’ai fini Magie et Cristal, ce soir…


19 août 1997

Avec Tabby, on vient de dire au revoir à Joe et à sa chère femme. Ils rentrent à New York. Je suis content d’avoir pu leur donner un exemplaire de Magie et Cristal. La première livraison de la version définitive était arrivée dans la matinée. Y a-t-il quoi que ce soit de plus beau ou qui sente meilleur qu’un livre neuf, surtout avec votre nom en couverture ? Je fais vraiment le plus beau métier du monde. Des gens réels me donnent de l’argent réel pour se balader dans mon imagination. Ou, devrais-je ajouter, les seuls à me paraître vraiment réels sont Roland et son ka-tet.

Je pense que les FL[33] vont vraiment aimer celui-ci, pas seulement parce qu’il clôt l’histoire de Blaine le Mono. Je me demande si la mamie dans le Vermont, avec la tumeur au cerveau, est toujours vivante. Je suppose que non, mais si elle l’était, je serais heureux de lui en envoyer un exemplaire…


6 juillet 1998

Tabby, Owen, Joe et moi, on est allés à Oxford ce soir, pour voir le film Armageddon. Je l’ai aimé plus que j’aurais cru, en partie parce qu’on était en famille. C’est une histoire de fin du monde avec grand renfort d’effets spéciaux. Ça m’a fait réfléchir à La Tour Sombre et au Roi Cramoisi. Rien d’étonnant à ça, j’imagine.

Ce matin j’ai un peu travaillé à mon texte sur le Vietnam. Je suis passé de l’écriture à la main à mon Powerbook, alors j’imagine que c’est du sérieux. J’aime la façon dont Sully John réapparaît. Question : Roland Deschain et ses amis rencontreront-ils un jour le pote de Bobby Garfield, Ted Brautigan ? Et qui sont ces types ignobles pourchassant le vieux Tedster, au fait ? J’ai de plus en plus l’impression que tout mon travail est comme un trou noir dans lequel tout se précipite, pour finir aux confins de l’Entre-Deux-Mondes et du Monde Ultime.

La Tour Sombre est ma « super-histoire », mon gros œuvre, aucun doute là-dessus. Quand je l’aurai finie, j’ai bien l’intention d’y aller tout doux. Peut-être même de prendre ma retraite pour de bon.


7 août 1998

J’ai fait ma petite promenade habituelle dans l’après-midi, et ce soir j’ai emmené Fred Hauser avec moi, à la réunion des A.A. de Fryeburg. Sur le chemin du retour, il m’a demandé d’être son parrain et j’ai accepté. Je suis content pour lui ; je pense que cette fois il pense sérieusement à s’arrêter de boire. Je ne sais plus comment, il en est arrivé à parler des prétendus « Entrants ». Il dit qu’il y en a de plus en plus, dans les parages des Sept Villes, et que tout le monde ne parle que de ça.

« Comment ça se fait que moi, je n’en aie jamais entendu parler, alors ? », je lui ai demandé. Il ne m’a rien répondu, mais il m’a regardé avec un air tout drôle. Je l’ai un peu cuisiné, et Fred a fini par me dire : « Les gens n’aiment pas en parler quand tu es dans le coin, Steve, parce qu’on a relevé deux douzaines d’apparitions sur le Chemin du Dos de la Tortue au cours des huit derniers mois, et que tu es le seul à n’avoir rien vu. »

Pour moi, c’était à classer sans suite, alors je n’ai rien ajouté. Ce n’est qu’après la réunion — et après avoir déposé mon nouveau protégé — que j’ai compris ce qu’il avait voulu dire : les gens ne parlent pas des « Entrants » en ma présence parce que ces tarés croient que je suis RESPONSABLE de leur apparition. Je crois que je m’étais finalement habitué à être surnommé « le croque-mitaine de l’Amérique », mais là c’est carrément insultant…


2 janvier 1999 (Boston)

Avec Owen, on est descendus à l’hôtel Hyatt Harborside, ce soir, et demain on file vers la Floride (Tabby et moi parlons d’acheter quelque chose là-bas, mais on ne l’a pas encore dit aux gosses. Je veux dire, ils n’ont que vingt-sept, vingt-cinq et vingt et un ans — quand ils seront assez grands pour comprendre, peut-être… ah ah ah). Un peu plus tôt on a retrouvé Joe et on est allés voir Hollywood Sunrise, un film tiré de la pièce de David Rabe, Hurlyburly. Très bizarre, comme truc. En parlant de bizarre, j’ai eu une espèce de cauchemar de la Saint-Sylvestre, avant de quitter le Maine. Je ne me le rappelle pas exactement dans les détails, mais quand je me suis réveillé ce matin, j’avais écrit deux choses dans mon carnet de rêves. L’une était Bébé Mordred, comme un truc tiré d’une BD de Chas[34] Addams. Ça, à la rigueur, j’ai pu comprendre ; ça doit faire référence au bébé de Susannah, dans les histoires de La Tour Sombre. Mais c’est l’autre chose qui me trouble. Il est écrit : 19/6/99, Ô Discordia.

Discordia aussi, ça sonne comme un nom tiré de La Tour Sombre, mais ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Quant à 19/6/99, c’est une date, non ? Qui signifie quoi ? Le 19 juin de cette année. Tabby et moi on sera sans doute rentrés à la maison du Chemin du Dos de la Tortue, d’ici là, mais pour autant que je me souvienne, ce n’est l’anniversaire de personne.

C’est peut-être la date à laquelle je rencontrerai mon premier entrant !


12 juin 1999

Comme c’est merveilleux d’être de retour près du lac !

J’ai décidé de prendre dix jours de vacances, avant de me remettre au livre sur le processus d’écriture. Je suis curieux de voir ce que va donner Cœurs Perdus en Atlantide ; est-ce que les gens vont vouloir savoir si l’ami de Bobby Garfield, Ted Brautigan, joue un rôle dans la saga de La Tour ? La vérité, c’est que moi-même je n’ai pas la réponse. Quoi qu’il en soit, le lectorat de La Tour s’est effondré, récemment — les chiffres sont vraiment décevants, comparés à ceux de mes autres livres (sauf Rose Madder, qui était un vrai gouffre, du moins en termes de vente). Mais peu importe, pour moi du moins, et si jamais je finis la série, les ventes remonteront sans doute.

Tabby et moi on s’est de nouveau disputés au sujet de mon itinéraire de promenade. Elle m’a encore demandé d’en changer. Elle m’a aussi demandé si « le vent s’était déjà remis à souffler », c’est-à-dire si je réfléchissais déjà à la prochaine aventure de La Tour Sombre. J’ai répondu que non. Commala-deux-trois, pas de nouvelles de ce côté-là. Mais ça va venir, et il y aura une danse du nom de commala. C’est une chose que je vois clairement : Roland en train de danser. Pourquoi, pour qui, je n’en sais rien.

Bref, j’ai demandé à T. pourquoi elle s’interrogeait que sur la Tour Sombre, et elle a répondu : « Tu es plus en sécurité avec les pistoleros. »

Elle blaguait, j’imagine, mais c’était une drôle de blague, de la part de T. Ça ne lui ressemblait pas vraiment.


17 juin 1999

J’ai parlé à Rand Holsten et à Mark Carliner, ce soir. Ils ont tous les deux l’air très excités à l’idée de passer de La Tempête du siècle à Rose Red (ou Kingdom Hospital)[35], mais aucun des deux n’a voulu remplir mon assiette.

La nuit dernière, j’ai rêvé de ma balade, et je me suis réveillé en hurlant. La Tour va s’effondrer, je me suis dit, ÔDiscordia, le monde sombre dans les ténèbres.


????


Gros titre du Press-Herald de Portland, daté du 18 juin 1999 :

LE PHÉNOMÈNE DES « ENTRANTS » CONTINUE DE DÉFIER LA LOGIQUE DANS L’ÉTAT DU MAINE

19 juin 1999

C’est comme quand tout à coup toutes les planètes se retrouvent alignées, sauf que dans le cas présent, c’est ma famille qui s’est retrouvée alignée ici, sur le Chemin du Dos de la Tortue. Joe et sa famille sont arrivés vers midi ; leur petit garçon est un amour. Je dis vrai ! Parfois je me regarde dans le miroir et je me dis : « Tu es grand-père. » Et le Steve du reflet se contente de rire, parce que c’est là une idée vraiment ridicule. Le Steve du reflet sait que je suis toujours en première année de fac, que je vais aux cours en me révoltant contre la guerre du Vietnam pendant la journée, et que le soir je vais descendre des bières avec Flip Thompson et George McLeod chez Pat’s Pizza. Et mon petit-fils, le ravissant Ethan ? Il tape dans le ballon qu’on lui a accroché au doigt de pied, et il rigole.

Ma fille Naomi et mon fils Owen sont arrivés hier soir. On a fait un superdîner de Fête des Pères. On m’a dit des choses tellement merveilleuses que j’ai dû me pincer pour vérifier que je n’étais pas mort ! Mon Dieu, quelle chance j’ai d’avoir une famille, d’avoir encore des histoires à raconter, d’être encore en vie. La pire chose qui sera arrivée cette semaine, j’espère, c’est que le lit de ma femme se soit écroulé sous le poids de notre fils et de notre belle-fille — ces andouilles jouaient à la bagarre dessus.

Tu sais quoi ? J’ai songé à me remettre à l’histoire de Roland, finalement. Dès que j’aurai fini le livre sur l’écriture (Écriture, ça ne ferait pas un mauvais titre — c’est simple et ça va droit au but). Mais pour l’instant le soleil brille, c’est une journée magnifique, et ce que je vais faire, c’est une petite promenade.

À suivre, peut-être.


Extrait du Telegram de Portland, édition du dimanche, daté du 20 juin 1999.

STEPHEN KING MEURT PRÈS DE SON DOMICILE DE LOVELL
LE CÉLÈBRE ÉCRIVAIN DU MAINE TUÉ ALORS QU’IL SE PROMENAIT
SELON SES PROCHES, LE CONDUCTEUR DE LA CAMIONNETTE AURAIT « QUITTÉ LA ROUTE DES YEUX UN INSTANT », EN APPROCHANT DE KING, SUR LA ROUTE 7

Par Ray Routhier


LOVELL, MAINE (en exclusivité). L’écrivain le plus populaire de l’État du Maine a été renversé et tué par une camionnette, tandis qu’il se promenait près de sa résidence d’été, hier après-midi. Le conducteur du véhicule est un certain Bryan Smith, originaire de Fryeburg. Selon des sources proches de l’enquête, Smith aurait reconnu « avoir quitté la route des yeux un instant », quand l’un de ses rottweillers à l’arrière s’est mis à fouiller dans la glacière posée derrière le siège conducteur.

« Je ne l’ai pas vu arriver », aurait dit Smith peu après la collision, qui s’est produite sur une portion de route que les habitants du coin appellent Slab City Hill.

Stephen King, auteur de romans aussi célèbres que Ça, Salem, Shining, ou encore Le Fléau, a été emmené au Northern Cumberland Mémorial Hospital de Bridgton, où le décès a été prononcé à dix-huit heures deux, samedi. Il était âgé de cinquante-deux ans.

Le personnel de l’hôpital a précisé que le décès est la conséquence de graves blessures à la tête. La famille de Stephen King, qui s’était réunie presque au complet pour la Fête des Pères, a préféré se retirer ce soir…


Commala-un-deux

Voilà que reprend le jeu !

Tous les ennemis des hommes et de la rose

Se lèveront au coucher du soleil, parbleu.

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