TROISIÈME COUPLET TRUDY ET MIA

UN

Jusqu’au 1er juin 1999, Trudy Damascus avait été le genre de femme les pieds bien sur terre, affirmant que la plupart des OVNI étaient en fait des sondes météo (et les autres étaient inventés par des petits malins qui voulaient passer à la télé), que le saint suaire de Turin était une supercherie montée par un escroc du XIVe siècle, et que les revenants — y compris Bob Marley — n’étaient que les élucubrations d’esprits malades ou la conséquence directe d’une indigestion. Elle avait les pieds sur terre, elle s’en félicitait même, et elle n’était vraiment pas d’humeur « spirituelle » en descendant la 2e Avenue vers son bureau (un cabinet d’experts-comptables du nom de Guttenberg, Furth et Patel), avec son sac en toile et son sac à main sur l’épaule. L’un des clients du cabinet GFP était une firme de fabrication de jouets appelée Jeux d’Enfants et Jeux d’Enfants devait une coquette somme d’argent à GFP. Le fait qu’ils aient aussi été au bord de la banqueroute signifiait que dalle pour Trudy. Elle voulait ces 69 211,19 dollars et elle avait occupé la majeure partie de sa pause déjeuner (dans un des coins à l’écart de chez Dennis, Crêpes et Gaufres, qui s’appelait Mama Chow-Chow jusqu’en 1994), à passer en revue tous les moyens imaginables de les obtenir. Au cours des deux dernières années, elle avait fait diverses tentatives en vue d’ajouter Damascus au trio Guttenberg, Furth et Patel ; forcer Jeux d’Enfants à cracher au bassinet serait un pas de plus — un grand pas — dans cette direction.

Et ainsi, tandis qu’elle traversait la 46e Rue en direction de l’immense gratte-ciel en verre fumé qui trônait maintenant au coin de la 2e Avenue (là où se tenaient autrefois certaine Épicerie Artistique et certain terrain vague), Trudy ne pensait pas aux dieux, aux esprits ou aux revenants. Elle pensait à Richard Goldman, l’enfoiré de PDG d’une certaine compagnie de jouets, et au moyen de…

Mais c’est alors que la vie de Trudy bascula. À treize heures dix-neuf, heure d’été, pour être précis. Elle venait d’atteindre le bord de la chaussée. Elle s’apprêtait à monter sur le trottoir. Quand tout à coup une femme apparut, là, en face d’elle. Une Afro-Américaine, les yeux écarquillés. Des Noires, il y en avait un paquet dans les rues de New York, et Dieu sait qu’une bonne proportion se baladait les yeux écarquillés, mais Trudy n’en avait jamais vu une débouler comme ça de nulle part. Et il y avait autre chose, autre chose d’encore plus incroyable. Dix secondes auparavant, Trudy Damascus aurait éclaté de rire et prétendu qu’il ne pouvait rien exister de plus incroyable qu’une femme se matérialisant subitement sous son nez, sur un trottoir en plein Manhattan, et pourtant si. Si, ça existait bien.

Et à présent elle comprenait ce qu’avaient dû ressentir tous ces gens venus raconter qu’ils avaient vu des soucoupes volantes (sans parler des fantômes en panoplie complète, avec boulet et chaînes), la frustration qui avait été la leur, en se retrouvant en face d’irréductibles incrédules tels que… eh bien, tels que Trudy Damascus à treize heures dix-huit en cette journée de juin, celle qui avait dit adieu à un côté de la 46e Rue. Vous pouviez dire aux gensVous ne comprenez pas, ÇA S’EST VRAIMENT PRODUIT ! ça ne les impressionnait pas des masses. Eh bien, elle a dû surgir de derrière l’arrêt de bus sans que tu la remarques ou bien Elle devait sortir de l’une de ces petites boutiques et tu ne l’as pas vue venir. Vous pouviez bien répondre qu’il n’y avait pas d’arrêt de bus au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue (sur aucun des deux trottoirs, d’ailleurs), ça ne changeait rien. Vous pouviez ajouter qu’il n’y avait pas de petites boutiques dans ce coin, pas jusqu’au 2, Hammarskjöld Plaza, et que ça ne collait pas non plus. Trudy allait bientôt découvrir tout ça par elle-même, et tout ça la rendrait pratiquement folle. Elle n’avait pas l’habitude d’être considérée avec à peine plus d’intérêt qu’une chiure de pigeon.

Pas d’arrêt de bus. Pas de petites boutiques. Il y avait bien les quelques marches remontant vers Hammarskjöld Plaza, où trois ou quatre employés s’attardaient avec leurs sandwichs, mais la revenante n’était pas arrivée de là non plus. C’était un fait : quand Trudy Damascus avait posé sa tennis gauche sur le trottoir, la voie était entièrement libre. Et lorsqu’elle avait fait passer son poids sur la jambe gauche et s’était apprêtée à lever le pied droit, une femme était apparue.

L’espace d’un instant, Trudy vit la 2e Avenue à travers elle, et aussi ce qui ressemblait à l’entrée d’une grotte. Puis la vision disparut et la femme se solidifia. Ça n’avait pas dû prendre plus d’une seconde ou deux, d’après l’estimation de Trudy ; plus tard, elle devait se rappeler cette expression Pour un peu, on croirait avoir rêvé, et elle regretterait de n’avoir pas rêvé. Parce qu’il n’y avait pas que cette matérialisation.

Les jambes de cette femme se mirent soudain à pousser, sous les yeux de Trudy Damascus.

Eh oui, des jambes.

Trudy n’avait aucun problème de perception, et plus tard elle dirait aux gens (mais les gens avaient de moins en moins envie de l’écouter) que chaque détail de cette rencontre furtive s’était imprimé dans sa mémoire comme un tatouage. L’apparition mesurait un peu plus d’un mètre vingt. Ça faisait un peu courtaud, pour une femme normale, c’est sûr, mais pas pour une qui s’arrêtait au niveau des genoux.

L’apparition portait une chemise blanche, éclaboussée soit de peinture marron, soit de sang séché, par-dessus un jean. Le jean était bien rempli, notamment à hauteur des cuisses, là où il contenait des jambes, mais au-dessous du genou, il pendait sur le trottoir comme une mue de serpent, d’un bleu étrange. Et puis, soudain, il s’était rempli. Rempli, le mot lui-même semblait dément, pourtant Trudy l’avait vu de ses yeux. Au même moment, la femme s’était relevée, passant de son mètre-vingt-sans-mollets à un bon mètre-soixante-dix-avec-tout-l’équipement. C’était comme regarder une série d’effets spéciaux dans un film, sauf que ce n’était pas un film, c’était la vraie vie de Trudy.

Sur l’épaule gauche, l’apparition portait une pochette doublée de tissu, qui paraissait faite d’osier. On aurait dit qu’il y avait des assiettes ou des plats à l’intérieur. De sa main droite, elle serrait fermement un sac rouge délavé, fermé par une cordelette. Au fond, on distinguait une forme avec des coins, qui se balançait d’avant en arrière. Trudy ne parvint pas à déchiffrer toute l’inscription sur le sac, mais crut voir les mots ENTRE-DEUX-QUILLES.

Puis la femme attrapa Trudy par le bras.

— Qu’est-ce que vous avez dans ce sac ? demanda-t-elle. Vous avez des chaussures ?

Trudy ne put s’empêcher de baisser les yeux vers les pieds de la femme noire, et alors elle vit une autre chose extraordinaire : cette femme afro-américaine avait les pieds blancs. Aussi blancs que ceux de Trudy.

Trudy avait déjà entendu parler de gens qui étaient restés sans voix. Voilà que maintenant ça lui arrivait à elle. Elle avait la langue collée au palais, et elle ne voulait plus redescendre. Ses yeux marchaient très bien, néanmoins. Elle voyait tout. Les pieds blancs. Des gouttelettes aussi sur le visage de la femme noire, sans doute du sang séché. L’odeur de sueur, comme si se matérialiser sur la 2e Avenue s’était fait au prix d’efforts éreintants.

— Si vous avez des chaussures, ma p’tite dame, je vous conseille de me les donner. Je n’ai aucune envie de vous tuer, mais je dois aller trouver des gens pour m’aider, avec mon p’tit gars, et je ne peux pas y aller pieds nus.

Pas un chat, sur cette petite portion de la 2e Avenue. Quelques badauds assis sur les marches du 2, Hammarskjöld Plaza, dont deux ou trois regardaient ouvertement Trudy et la femme noire (enfin, la femme presque noire), mais sans grand intérêt, et sans inquiétude. Mais bon sang, qu’est-ce qu’il leur prenait ? Ils étaient aveugles, ou quoi ?

Eh bien, pour commencer, ce n’est pas eux qu’elle tient par le bras. Et ensuite, ce n’est pas eux qu’elle menace de massac…

Elle sentit qu’on lui arrachait son sac Borders en toile contenant ses chaussures de travail (des escarpins à talons plats). La femme noire jeta un œil dedans, puis regarda de nouveau Trudy.

— C’est quelle pointure ?

La langue de Trudy finit par se décoller de son palais, mais ça ne changea pas grand-chose : elle tomba raide morte au fond, à la place.

— On s’en fout, Susannah dit qu’t’as l’ai’de fai’e du 38. Ça fe’a l’af…

Le visage de l’apparition eut soudain l’air de miroiter. Elle leva la main — en une large boucle souple, avec le poignet souple lui aussi, comme si la femme elle-même ne maîtrisait pas vraiment le mouvement — et vint lui frapper le front, juste entre les yeux. Et soudain son expression changea. Trudy avait le câble, et la chaîne Comédie faisait partie de son bouquet, aussi avait-elle déjà vu des imitateurs changer subitement de visage, de la même façon.

Lorsque la femme noire reprit la parole, sa voix aussi avait changé. C’était maintenant celle d’une femme instruite. Et (Trudy l’aurait juré) d’une femme affolée, aussi.

— Aidez-moi, dit-elle. Je m’appelle Susannah Dean et je… je… oh non… ô mon Dieu…

Cette fois-ci, c’était la douleur qui lui tordait les traits, et elle s’attrapa le ventre à pleines mains. Elle baissa les yeux. Lorsqu’elle les releva, la première personnalité avait réapparu, la femme qui parlait de tuer pour une paire de chaussures. Pieds nus, elle fit un pas en arrière, tenant toujours le sac contenant les jolies ballerines Ferragamo de Trudy et son New York Times.

— Ô mon Dieu, dit-elle. Oh que ça fait mal ! M’man ! Arrête ça. Je ne peux pas encore venir, pas là, en plein milieu de la rue, arrête ça un petit moment.

Trudy essaya de lever la voix, d’appeler un flic au secours. Mais il ne sortit rien d’autre qu’un vague petit soupir.

L’apparition lui braqua son doigt sous le nez.

— Tu ferais mieux de décamper sur-le-champ. Et si tu essaies d’appeler un policier ou de soulever un détachement, je te retrouverai, et je t’arracherai les seins.

Elle s’empara d’un des plats qu’elle portait dans sa sacoche en osier. Trudy s’aperçut que le bord incurvé du plat était en métal, aussi aiguisé qu’un couteau de boucherie, et se rendit compte qu’elle luttait pour ne pas mouiller son pantalon.

Je te retrouverai, et je t’arracherai les seins, ajouté à ce genre de matériel, voilà qui faisait son petit effet. Zip-zap, et une mastectomie instantanée, une. Ô juste ciel.

— Bonne journée à vous, madame, s’entendit prononcer Trudy.

On aurait dit un patient en train d’essayer de dire quelque chose au dentiste, avant que l’effet de la novocaïne ne se dissipe.

— Profitez bien de ces chaussures, portez-vous bien.

Non pas que l’apparition eût l’air de tellement bien se porter. Pas même avec ses nouvelles jambes et ses pieds tout blancs.

Trudy reprit son chemin. Elle descendit la 2e Avenue. Elle tenta de se convaincre (sans aucun succès) qu’elle n’avait pas vu cette femme débouler de nulle part en face du 2, Hammarskjöld Plaza, cet immeuble que les employés du coin appelaient pour rire la Tour Noire. Elle tenta de se dire (sans plus de succès) que c’était le prix à payer quand on mangeait trop de rôti et de frites. Elle aurait dû s’en tenir à son régime habituel, gaufre et œuf à cheval, c’est pour ça qu’on allait chez Dennis, crêpes et gaufres, pas pour se faire un bœuf rôti et des frites, et pour s’en convaincre, il suffisait de regarder ce qui venait de lui arriver, à elle. Elle voyait des apparitions afro-américaines, et…

Et son sac ! Son sac en toile Borders ! Elle avait dû le laisser tomber !

Pas si bête. Elle s’attendait depuis tout à l’heure à ce que la femme lui coure après, hurlant comme un chasseur de têtes tout droit sorti des jungles profondes de Papouasie. Elle avait dans le dos comme des pourmillements et des ficotements (elle savait que l’expression était des fourmillements et des picotements, pourtant ça lui paraissait mieux dans ce sens-là, plus froid, plus impersonnel), là où le plat de cette folle viendrait entailler sa chair, pour qu’elle puisse lui sucer le sang et lui dévorer un rein, avant de venir se planter, encore tout vibrant, dans les confins crayeux de sa colonne vertébrale. Elle l’entendrait venir, elle en était certaine sans savoir comment, ça ferait un sifflement, comme une toupie pour les gosses, avant de venir se ficher dans son corps et que du sang chaud lui gicle sur les fesses et l’arrière des cuisses…

Et alors elle cessa de lutter. Sa vessie se relâcha, l’urine jaillit, et l’avant de son pantalon (un pantalon de tailleur Norma Kamali absolument ruineux) se décora soudain d’une triste auréole, plus sombre. Ce n’est qu’au croisement de la 2e Avenue et de la 45e Rue que Trudy — qui ne redeviendrait plus jamais la femme avec les pieds bien sur terre qu’elle avait cru être — se sentit enfin capable de s’arrêter, et de se retourner. Elle n’avait plus tellement de pourmillements et de ficotements. Juste cette chaleur à l’entrejambe.

Et la femme, la folle apparition, avait disparu.

DEUX

Trudy gardait quelques vêtements de sport — des T-shirts et un ou deux vieux jeans — dans le placard de son bureau. Lorsqu’elle fut de retour chez Guttenberg, Furth et Patel, sa première priorité fut de se changer. La seconde, d’appeler la police. C’est l’agent Paul Antassi qui prit son appel.

— Je m’appelle Trudy Damascus, et je viens de me faire agresser sur la 2e Avenue.

À l’autre bout du fil, l’agent Antassi se montra très compréhensif et Trudy se prit à imaginer une sorte de George Clooney italien. Ce qui se tenait, si on considérait le nom du policier, et les yeux et la chevelure sombres de Clooney. Antassi ne ressemblait pas le moins du monde à Clooney, mais bon, il ne fallait pas s’attendre à des miracles et à des stars de cinéma, on était dans la vie réelle. Encore que… après ce qui venait de lui arriver au coin de la 2e et de la 46e à treize heures dix-neuf, heure d’été…

L’agent Antassi vint vers trois heures et demie, et elle se retrouva à lui raconter tout ce qui lui était arrivé, dans les moindres détails, même la partie concernant les pourmillements et les ficotements, et cette certitude étrange que cette femme allait lui balancer son plat dans le dos…

— Un plat avec un bord aiguisé, vous dites ? demanda Antassi, tout en griffonnant des notes sur son carnet. Et lorsqu’elle répondit que oui, il hocha la tête avec compassion.

Ce hochement de tête eut pour elle quelque chose de bizarrement familier, mais à ce moment-là elle était trop impliquée dans son histoire pour creuser un peu plus loin. Plus tard, néanmoins, elle se demanderait comment elle avait pu être aussi naïve. C’était ce même hochement de tête compréhensif qu’elle avait vu dans les films où une pauvre fille pète un plomb, de Une vie volée, avec Winona Ryder, jusqu’à La Fosse aux serpents, avec Olivia de Havilland.

Mais à cet instant, elle était bien trop occupée. Trop occupée à raconter à l’agent Antassi comment le jean de l’apparition pendait sur le trottoir, en dessous du genou. Et quand elle eut terminé, c’est là qu’elle entendit pour la première fois l’hypothèse de la femme noire déboulant de derrière un abribus. Et aussi — trop bonne, celle-là — l’hypothèse de la femme noire sortant d’une de ces petites boutiques, il y en avait des milliards dans ce coin-là. Quant à Trudy, elle put inaugurer son petit laïus selon lequel il n’y avait pas d’arrêts de bus dans ce secteur, pas dans cette partie de la 46e Rue, ni de l’autre côté, d’ailleurs. Et aussi le laïus selon lequel toutes les petites boutiques avaient migré dans le centre depuis que le 2, Hammarskjöld Plaza avait poussé, et ça devait devenir un de ses petits numéros les plus rodés, elle finirait sans doute avec un sketch sur une foutue radio locale un de ces jours.

Pour la première fois, on lui demanda ce qu’elle avait pris pour le déjeuner avant de voir apparaître cette femme, et pour la première fois elle comprit qu’il s’agissait d’une version XXe siècle du repas d’Ebenezer Scrooge[2] avant l’apparition de son vieux (et défunt) associé : des pommes de terre et du rosbif. Sans parler d’une bonne dose de moutarde.

Elle ne pensa même pas à demander à l’agent Antassi si ça le tenterait de venir dîner un de ces soirs avec elle.

En fait, elle le mit carrément à la porte de son bureau.

Quelques minutes plus tard, Mitch Guttenberg passa la tête par l’embrasure.

— Ils pensent pouvoir retrouver votre sac, Tru…

— Allez au diable, dit Trudy sans lever la tête. Sur-le-champ.

Guttenberg remarqua son teint blême et ses dents serrées.

Et il ressortit sans dire un mot.

TROIS

Trudy quitta le bureau à cinq heures moins le quart, ce qui pour elle était tôt. À pied, elle retourna au coin de la 2e et de la 46e, et malgré les pourmillements et les ficotements qui lui remontaient le long des jambes et dans l’estomac à mesure qu’elle se rapprochait de Hammarskjöld Plaza, elle n’hésita pas une seconde. Elle se tint debout au croisement, ignorant aussi bien le signal « PASSEZ PIÉTONS » blanc que le « ATTENDEZ PIÉTONS » rouge. Elle décrivit des petits cercles sur le trottoir, sans remarquer les passants qui la croisaient sur la 2e Avenue, sans un regard pour elle non plus.

— C’est ici, pile ici. Je le sais. Elle m’a demandé ma pointure, et avant que j’aie pu répondre — parce que j’aurais répondu, je lui aurais dit la couleur de mes sous-vêtements si elle avait voulu, j’étais en état de choc —, avant que j’aie pu répondre, elle a dit…

On s’en fout, Susannah dit qu’t’as l’ai’de fai’e du 38. Ça fe’a l’affai’e.

Eh bien, non, elle n’avait pas complètement terminé sa phrase, mais Trudy était certaine que c’était ce qu’elle allait dire. Et c’est à ce moment-là que son visage avait changé. Comme celui d’un comique qui s’apprête à imiter Bill Clinton, ou Michael Jackson, ou peut-être même George Clooney. Et elle avait demandé de l’aide. Demandé de l’aide et dit son nom… c’était comment, déjà ?

— Susannah Dean, fit Trudy. Voilà comment elle s’appelait. J’ai oublié de le dire à l’agent Antassi.

Ouais, eh bien, il pouvait aller se faire foutre, l’agent Antassi. L’agent Antassi avec ses arrêts de bus et ses petites boutiques, qu’il aille se faire foutre.

Cette femme — Susannah Dean, Whoopi Goldberg, Coretta Scott King, quel que soit son nom — se croyait enceinte. Se croyait en plein travail. Est-ce qu’elle t’a paru enceinte, Trudes ?

— Non, répondit-elle.

Suspendu au-dessus de la 46e Rue, le « PASSEZ PIÉTONS » blanc vira une nouvelle fois au « ATTENDEZ PIÉTONS » rouge. Trudy se rendit compte qu’elle était en train de se calmer. Le fait de se tenir là, avec le 2 Dag Hammarskjöld Plaza à sa droite, avait quelque chose d’apaisant. Comme une main fraîche sur un front bouillant, ou une voix rassurante, qui vous dit qu’il n’y a aucune, mais aucune raison de ressentir des pourmillements et des ficotements.

Elle se rendit compte qu’elle entendait un bourdonnement. Un bourdonnement très doux.

— Pas un bourdonnement, dit-elle à voix haute, tandis que le « ATTENDEZ PIÉTONS » rouge revenait au « PASSEZ PIÉTONS » blanc (elle se rappela ce petit ami qu’elle avait eu au lycée, qui lui avait dit que la pire punition karmique pour lui, ce serait de se réincarner en feu de signalisation). Pas un bourdonnement, un chant.

Et alors, juste à côté d’elle — elle sursauta, mais sans avoir peur —, une voix d’homme se mit à lui parler.

— C’est exact, dit la voix.

Trudy se retourna et vit un homme d’une petite quarantaine d’années.

— Je viens ici tout le temps, rien que pour l’entendre. Et je vais vous dire une chose, puisque nous ne sommes que des navires se croisant dans la nuit, pour ainsi dire — quand j’étais jeune, j’avais des problèmes d’acné effroyables ; je crois que le fait de venir ici les a soignés, allez savoir comment.

— Vous croyez que le fait de vous tenir au coin de la 2e et de la 46e a soigné votre acné, répéta-t-elle.

Il sourit, d’un sourire faible mais très doux, puis hésita une seconde.

— Je sais que ça a l’air dingue…

— J’ai vu apparaître une femme, ici même, sortie de nulle part, dit Trudy. Il y a trois heures et demie, voilà ce que j’ai vu. Quand elle est apparue, elle n’avait plus de jambes, en dessous des genoux. Et puis elles ont repoussé. Alors qui est fou, déjà, l’ami ?

Il la dévisageait, les yeux écarquillés, pauvre insecte en transit, engoncé dans son costume, sa cravate desserrée, à la fin de sa journée de bureau. Et elle voyait effectivement les anciens cratères de l’acné sur ses joues et sur son front.

— C’est vrai ?

Elle leva la main droite.

— Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Cette salope m’a volé mes chaussures (elle hésita). Non, ce n’était pas une salope. Je ne crois pas que c’était une salope. Elle avait peur, elle était pieds nus et elle croyait être en travail. Je regrette juste de ne pas avoir eu le temps de lui donner mes tennis, plutôt que ces foutus escarpins ruineux.

L’homme la regardait d’un air circonspect, et Trudy Damascus se sentit soudain très fatiguée. Elle eut comme l’intuition que des regards comme celui-là, elle en verrait un paquet. Le feu passa de nouveau au « PASSEZ PIÉTONS », et l’homme qui lui avait parlé se mit à traverser, en balançant sa serviette.

— Hé ! Monsieur !

Il n’interrompit pas sa marche, mais jeta un œil par-dessus son épaule.

— Qu’est-ce qu’il y avait, ici, à l’époque où vous veniez soigner votre acné ?

— Rien. Rien qu’un terrain vague, derrière une palissade. Je pensais que ça s’arrêterait — ce chant merveilleux — quand ils ont commencé à construire, mais ça ne s’est jamais arrêté.

Il atteignit le trottoir d’en face. Se mit à descendre la 2e Avenue. Trudy resta sans bouger, perdue dans ses pensées. Je pensais que ça s’arrêterait, mais ça ne s’est jamais arrêté.

— Bon, à quoi ça peut bien rimer ? demanda-t-elle en se tournant vers le 2, Hammarskjöld Plaza. La Tour Noire. Le bourdonnement se faisait plus intense, à présent qu’elle se concentrait dessus. Plus doux, aussi. Non plus une seule voix, mais tout un ensemble. Comme un chœur. Et puis il se tut. Il disparut aussi soudainement que la femme noire était apparue.

Non, il n’a pas disparu. C’est juste moi qui ai perdu le coup de main, c’est tout. Si je restais debout ici assez longtemps, je parie que ça reviendrait. Je suis bien cinglée, c’est officiel.

Le croyait-elle elle-même ? La vérité, c’était que non. Tout à coup, le monde lui parut très éphémère, plus une idée qu’une chose réelle, sans aucune présence. Jamais elle ne s’était sentie les pieds si peu sur terre. En revanche, elle sentait ses genoux trembler et la nausée lui monter à l’estomac, elle était sur le point de s’évanouir.

QUATRE

Il y avait un petit parc, de l’autre côté de la 2e Avenue. Avec une fontaine ; et juste à côté, la statue d’une tortue, dont la carapace miroitait doucement sous le jet d’eau. Trudy se moquait des fontaines et des statues, mais il y avait aussi un banc.

On était revenu au « PASSEZ PIÉTONS ». Trudy traversa la rue en titubant, comme si elle avait quatre-vingt-trois ans au lieu de trente-huit, et alla s’asseoir. Elle se mit à inspirer lentement et profondément, et au bout d’environ trois minutes, elle commença à se sentir mieux.

À côté du banc se trouvait une poubelle ornée d’un petit panneau disant « NE PAS RENVERSER ». Et en dessous, à la bombe rose, un étrange petit graffiti : Vois la TORTUE comme elle est ronde. Trudy vit la tortue, mais ne la trouva pas particulièrement ronde ; c’était là une petite sculpture. Elle remarqua autre chose : un numéro du New York Times, roulé comme elle roulait toujours ses propres journaux, quand elle voulait les garder et qu’elle avait sur elle un sac dans lequel les glisser. Bien entendu, il y avait sans doute un million de New York Times du jour abandonnés dans les rues de Manhattan, mais celui-là, c’était le sien. Elle le savait avant même d’aller le repêcher dans la petite corbeille et de vérifier ce qu’elle savait déjà, en l’ouvrant à la page des mots croisés qu’elle avait presque terminés pendant le déjeuner, avec son stylo fétiche, à l’encre lilas.

Elle le replaça dans la poubelle et jeta un œil de l’autre côté de la 2e Avenue, là où avait basculé sa façon de voir la vie. Peut-être pour toujours.

Elle m’a pris mes chaussures. Elle a traversé la rue, elle est venue s’asseoir ici pour les enfiler. Elle a gardé mon sac, mais elle a jeté le Times. Pourquoi voulait-elle mon sac ? Elle n’avait pas de chaussures à elle à mettre dedans.

Puis Trudy crut deviner pourquoi. Cette femme y avait rangé ses plats. Si un flic y jetait un œil, il se demanderait sans doute ce qu’on pouvait bien servir sur des plats tellement tranchants qu’on risquait d’y laisser un doigt, en les attrapant au mauvais endroit.

OK, et alors où est-ce qu’elle est allée ?

Il y avait un hôtel, au coin de la 1re et de la 46e. Autrefois, c’était l’hôtel Plaza de l’ONU. Trudy ne savait pas comment il s’appelait, à présent, et elle s’en moquait. Elle n’avait pas non plus envie d’aller jusque-là pour demander si une femme noire en jean et chemise blanche tachée n’y serait pas venue, quelques heures plus tôt. Elle avait cette intuition très forte que c’était précisément ce qu’avait fait sa version du fantôme de Jacob Marley[3], mais elle n’avait aucune intention d’aller vérifier son intuition. Mieux valait laisser couler. Des chaussures, ça se trouvait très facilement, dans cette ville, tandis que la santé mentale, sa santé mentale…

Il valait mieux rentrer tranquillement à la maison, prendre une bonne douche, et… laisser couler. Sauf que…

— Il y a quelque chose qui cloche, dit-elle, et un homme qui passait sur le trottoir tourna la tête vers elle.

Elle lui répondit par un regard de défi.

— Quelque part, il y a quelque chose qui cloche vraiment. Ça…

Penche est le mot qui lui vint naturellement, mais elle ne le prononça pas. Comme si ça risquait de faire basculer ce qui penchait.

L’été fut peuplé de cauchemars, pour Trudy Damascus. Dans certains apparaissait la femme, puis elle se mettait à grandir. Ceux-là étaient terribles, mais ce n’étaient pas les pires. Dans les plus horribles, elle se tenait dans le noir, et d’effroyables carillons résonnaient et elle sentait cette chose pencher, pencher de plus en plus, vers le point de non-retour.


SOLISTE :

Commala-la-clé

Peux-tu me dire ce que tu vois ?

Des fantômes, ou seulement ce miroir devant toi ?

Qui te fait fuir, dis-le-moi.

CHŒUR :

Commala-deux-trois !

Je te prie, dis-le-moi ! Les fantômes, ou les ténèbres en toi ?

Qui te fait fuir, dis-le-moi.

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