La mémoire de Susannah était devenue désespérément lacunaire, totalement imprévisible, comme la transmission sur une vieille voiture. Elle se rappelait le combat contre les Loups, et Mia qui attendait patiemment que ça se termine…
Non, ce n’était pas vrai. Pas équitable. Mia avait fait bien plus qu’attendre patiemment que ça se termine. Elle avait encouragé Susannah (et les autres), unissant son cœur de guerrière aux leurs. Elle tenait le travail en suspens pendant que la mère porteuse de son p’tit gars causait une hécatombe avec ses plats. Seulement les Loups s’étaient trouvés être des robots, alors pouvait-on vraiment dire que…
Oui. Oui, on pouvait le dire. Parce qu’ils étaient plus que des robots, bien plus, et qu’on les avait tués. On s’était comporté avec droiture, on leur avait explosé la tête.
Mais ce n’était plus le propos, c’était terminé, à présent. Et dès la seconde où ça s’était arrêté, elle avait senti les contractions revenir, en plus fort. Elle allait avoir ce gosse sur le bord de cette fichue route, si elle n’y prenait garde ; et alors il mourrait, parce qu’il avait faim, le p’tit gars de Mia, lovait faim, et…
Aide-moi par pitié !
Mia. Et impossible de ne pas réagir à ses supplications. Même à cet instant, alors qu’elle sentait Mia la mettre à l’écart (tout comme Roland avait su mettre Detta Walker à l’écart), il lui était impossible de ne pas réagir au cri de panique de cette mère. En partie, se dit-elle, parce que c’était son propre corps qu’elles partageaient, et que ce corps s’était déclaré en faveur du bébé. Sans doute ne pouvait-il pas faire autrement. Aussi lui avait-elle donné son aide. Elle avait fait ce que Mia ne pouvait plus faire, elle avait retardé encore un peu l’accouchement.
Même si elle savait que cet état serait préjudiciable au p’tit gars (c’est drôle comme cette expression s’immisçait dans ses pensées, comme elle se l’appropriait au même titre que Mia l’avait faite sienne) s’il se maintenait trop longtemps. Elle se rappela cette histoire que lui avait racontée une fille de son dortoir, lors d’une longue soirée entre filles, à la fac de Columbia ; elles devaient être cinq ou six, assises en pyjama, à fumer et à faire tourner une bouteille de Wild Irish Rose — absolument verboten, et donc deux fois plus délicieux. L’histoire parlait d’une fille d’à peu près leur âge, au cours d’un voyage en voiture, d’une fille qui n’avait pas osé dire à ses amies qu’elle avait besoin de s’arrêter pour faire pipi. Dans l’histoire, la vessie de la fille avait éclaté, et elle en était morte. C’étaient le genre de récit dont on se disait à la fois que c’étaient des conneries, tout en le croyant à cent pour cent. Et le p’tit gars… le bébé…
Mais quel que fût le danger, elle avait su interrompre les contractions. Parce qu’il y avait des interrupteurs, pour ça. Quelque part.
(dans le Dogan)
Sauf que les machines à l’intérieur du Dogan n’avaient jamais été conçues pour ce qu’elle — ce qu’elles…
(nous)
lui faisaient faire. L’installation finirait par surchauffer et
(rupture)
toutes les machines prendraient feu et disparaîtraient en fumée. Les alarmes se mettraient à hurler. Les écrans de contrôle s’éteindraient. Combien de temps encore ? Susannah n’en savait rien.
Elle se rappelait vaguement avoir sorti son fauteuil roulant d’un bucka alors que personne ne faisait attention à elle, tous en train de fêter leur victoire et de pleurer leurs morts. Escalader et soulever n’étaient pas chose facile quand on n’avait pas de jambes, mais ce n’était pas aussi difficile que les gens se l’imaginaient parfois. Et puis, elle avait l’habitude des obstacles de tous les jours — de monter ou descendre des toilettes jusqu’à attraper un livre sur une étagère, un livre qui lui était autrefois accessible (elle avait un escabeau pour ce genre d’exercice, dans chacune des pièces de son appartement de New York). Quoi qu’il en soit, Mia se montrait insistante — en fait, c’est même elle qui l’avait guidée, comme un cow-boy guiderait un veau sans mère. Aussi Susannah s’était-elle hissée dans le bucka, en avait extrait son fauteuil, puis s’était glissée presque directement dedans. Pas aussi facile que de faire rouler une bûche, mais elle avait déjà fait bien pire, depuis qu’elle avait perdu environ cinquante centimètres de jambes.
Le fauteuil avait roulé sur environ un kilomètre, son dernier kilomètre, peut-être un peu plus (pas de jambes pour Mia, fille de personne, pas à La Calla). Puis il avait percuté un bloc de granit, l’éjectant du même coup. Heureusement, elle avait pu amortir sa chute avec les bras, épargnant ainsi son ventre agité et mécontent.
Elle se rappela s’être relevée — nuance : elle se rappela Mia relevant le corps pris en otage de Susannah Dean — et avoir remonté le sentier. Elle n’avait qu’un autre souvenir distinct de La Calla, c’était d’avoir essayé d’empêcher Mia de lui retirer le lien de cuir qu’elle portait autour du cou. Un anneau y était attaché, un magnifique anneau de bois léger qu’Eddie lui avait taillé. En constatant qu’il était trop grand pour elle (il voulait lui faire une surprise, et n’avait pas pu prendre la taille de son doigt), il avait été très déçu et avait promis de lui en faire un autre.
Fais comme tu voudras, avait-elle dit, mais je porterai toujours celui-ci.
Elle se l’était accroché autour du cou, en aimant le contact entre ses seins, et voilà qu’arrivait cette inconnue, cette salope qui essayait de le lui arracher.
Detta était de nouveau passée devant, s’était battue contre Mia. Detta avait été bien en mal de reprendre le contrôle, contre Roland, mais Mia n’avait pas la carrure d’un Roland de Gilead.
Les mains de Mia avaient lâché la lanière de cuir. Elle perdait un peu de son emprise. Au même moment, Susannah avait senti une autre contraction violente la ravager, la pliant en deux dans un grognement de douleur.
Il faut le retirer ! avait hurlé Mia. Sinon ils auront aussi son odeur, en plus de la tienne ! Celle de ton mari ! Et ce n’est pas ce que tu souhaites, tu peux me croire !
Qui ça, « ils » ? avait demandé Susannah. De qui est-ce que tu parles ?
Peu importe, on n’a pas le temps. Mais s’il décide de te suivre — et tu penses qu’il va essayer, je le sais — il ne faut pas qu’ils aient son odeur ! Je vais le laisser ici, et il le trouvera. Plus tard, si telle est la volonté du ka, peut-être le porteras-tu à nouveau.
Susannah avait pensé lui proposer de laver l’anneau, de laver l’odeur d’Eddie, mais elle savait que ce n’était pas seulement de l’odeur que Mia parlait. C’était un anneau d’amour, et cette odeur-là persisterait toujours.
Mais pour qui ?
Les Loups, se dit-elle. Les vrais Loups. Ceux de New York. Les vampires dont leur avait parlé Callahan, et aussi les ignobles. Ou bien y avait-il autre chose ? Quelque chose d’encore pire ?
Aide-moi ! hurla Mia, et de nouveau Susannah se vit dans l’impossibilité de résister à ce cri. Le bébé était peut-être de Mia, mais peut-être pas ; c’était peut-être un monstre, ou peut-être pas. Et son corps voulait accoucher de ce bébé. Ses yeux voulaient le voir, quel qu’il soit, et ses oreilles voulaient entendre ses cris, même si ces cris devaient être des grognements.
Elle avait retiré la bague, l’avait embrassée avant de la lâcher sur le bord du chemin, où Eddie ne manquerait pas de la trouver. Car il la suivrait au moins jusque-là, elle le savait.
Et ensuite ? Elle n’en savait rien. Elle crut se rappeler avoir remonté un sentier abrupt sur un engin quelconque, sans doute le sentier qui menait à la Grotte de la Porte.
Et puis, le noir.
(pas le noir)
Non, pas le noir complet. Il y avait des lumières qui clignotaient. L’éclat mat d’écrans de télévision qui, pour l’instant, ne diffusaient pas d’images, mais seulement une lumière grise et douce. Le ronronnement léger des moteurs, le cliquetis des relais. C’était
(le Dogan de Jake le Dogan)
une sorte de salle de contrôle. Peut-être un lieu qu’elle avait inventé elle-même, peut-être sa version imaginaire de la cabane que Jake avait découverte sur la rive ouest de la Whye.
La chose dont elle se souvenait ensuite clairement, c’est de s’être retrouvée à New York. Ses yeux étaient des fenêtres par lesquelles elle avait regardé Mia voler les chaussures d’une pauvre femme terrifiée.
Susannah était revenue devant, demandant de l’aide. Elle voulait aller plus loin, dire à cette femme qu’elle devait absolument se rendre à l’hôpital, voir un médecin, qu’elle allait accoucher et que quelque chose n’allait pas. Mais avant qu’elle ait pu en dire le premier mot, elle s’était fait terrasser par une nouvelle vague de douleur, une vague monstrueuse, plus intense que toutes les douleurs qu’elle avait éprouvées dans toute sa vie, plus violente encore que la douleur qu’elle avait ressentie en perdant ses jambes. Mais ça — ça…
— Ô mon Dieu, avait-elle dit.
Mais Mia avait repris les rênes avant qu’elle ait pu poursuivre, suppliant Susannah d’arrêter ça, et disant à la femme que si elle s’avisait de prévenir les flics, elle perdrait une paire bien plus précieuse que ses chaussures.
Mia, écoute-moi, lui avait dit Susannah, je peux tout arrêter — je le crois, en tout cas — mais il va falloir que tu m’aides. Tu dois t’asseoir. Si tu ne te poses pas un peu, Dieu Lui-même ne pourra pas t’empêcher d’accoucher. Tu comprends ce que je te dis ? Tu m’entends ?
Mia l’avait entendue. Elle s’était immobilisée un instant, observant la femme à qui elle avait volé ses chaussures. Puis, presque timidement, elle avait posé cette question : Où je pourrais aller ?
Susannah avait senti que sa ravisseuse prenait seulement conscience de l’immensité de la ville dans laquelle elle se trouvait maintenant, des bancs de piétons déferlant sur les trottoirs, des flots de véhicules métalliques (et un sur trois était recouvert de cette couleur jaune criarde), et de ces tours si hautes que, par temps nuageux, on n’en voyait pas le sommet.
Deux femmes contemplaient une cité inconnue à travers un seul regard. Susannah savait qu’il s’agissait de sa ville, et pourtant, par bien des aspects elle ne l’était plus. Elle avait quitté New York en 1964. Combien d’années s’étaient écoulées depuis ? Vingt ? Trente ? Peu importait. Ce n’était pas le moment de s’en soucier.
Leur regard commun s’arrêta sur le petit jardin de poche, de l’autre côté de la rue. Pour l’instant, les contractions avaient cessé, et lorsque le feu indiqua « PASSEZ PIÉTONS », la femme noire qui s’était présentée à Trudy Damascus (femme qui n’avait pas particulièrement l’air enceinte) traversa, d’un pas lent mais régulier.
Au fond du jardin se trouvaient un banc, une fontaine et une sculpture métallique. La vue de cette tortue réconforta quelque peu Susannah ; comme si Roland lui avait laissé un signe, ce que le Pistolero lui-même aurait appelé un sigleu.
Lui aussi viendra me chercher, dit-elle à Mia. Et tu f’rais bien de te méfier de lui, ma vieille. Tu f’rais bien de sérieusement te méfier.
Je ferai ce que j’ai à faire, répondit Mia. Tu veux voir les feuilles de papier de cette femme. Pourquoi ?
Je veux savoir quand on est. Le journal nous le dira.
Des mains sombres extirpèrent le journal roulé du sac en toile Borders, le déplièrent et le tinrent devant une paire d’yeux bleus qui s’étaient ouverts ce matin aussi bruns que la peau de ces mains. Susannah vit la date — 1er juin 1999 — et en fut éberluée. Ni vingt, ni même trente années, mais trente-cinq. Jusqu’à cet instant, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle n’avait pas envisagé que ce monde puisse survivre aussi longtemps. Les contemporains qu’elle avait fréquentés dans son ancienne vie — connaissances de fac, défenseurs des droits civils, compagnons de beuveries, et aficionados de music folk — devaient à présent frôler la soixantaine. Certains étaient sans doute morts.
Ça suffit, s’exclama Mia en jetant le journal dans la poubelle, où il reprit sa forme de rouleau. Elle s’épousseta tant bien que mal la plante des pieds (à cause de la saleté, Susannah ne remarqua pas qu’ils avaient changé de couleur) puis enfila les chaussures volées. Elles étaient un peu serrées, et portées sans chaussettes, elle se dit qu’elles lui donneraient des ampoules si elle devait marcher beaucoup, mais…
Qu’est-ce que ça peut te faire ? se dit Susannah. Après tout, c’est pas tes pieds.
Et aussitôt qu’elle eut prononcé ces mots (parce que c’était bien une forme de discussion, ce que Roland appelait palabrer), elle pensa que peut-être elle se trompait. Il était vrai que ses pieds à elle, ceux qui avaient docilement porté Odetta Holmes (et parfois même, Detta Walker), avaient disparu depuis longtemps, livrés à la putréfaction ou — plus vraisemblablement — brûlés dans quelque incinérateur municipal.
Mais elle n’avait pas remarqué le changement de couleur. Plus tard, elle se dirait : Tu l’avais remarqué, c’est sûr. Tu l’avais remarqué et tu l’avais refoulé. Parce que trop, c’est trop.
Avant de pouvoir approfondir cette question, philosophique autant que physique, qui consistait à se demander à qui étaient les pieds qu’elle possédait à présent, elle fut percutée de plein fouet par une autre contraction. Elle lui tordit l’estomac, et son ventre devint dur comme la pierre, tandis que ses jambes se dérobaient sous elle. Pour la première fois, elle ressentit le besoin impérieux et terrifiant de pousser.
Arrête ça ! hurla Mia. Femme, tu le dois ! Au nom du p’tit gars, et pour nous aussi !
Oui, d’accord, mais comment ?
Ferme les yeux, lui dit Susannah.
Quoi ? Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? Il faut que tu…
Je t’ai entendue, répondit Susannah. Ferme les yeux.
Le jardin disparut. Le monde se fit ténèbres. Elle n’était plus qu’une femme de couleur, encore jeune et belle, c’était un fait, assise sur un banc à côté d’une fontaine et d’une tortue métallique à la carapace humide et miroitante. Elle aurait très bien pu être en train de méditer, en cette fin d’après-midi ensoleillée de juin 1999.
Je vais m’absenter un petit moment, dit Susannah. Je vais revenir. Pendant ce temps, reste assise où tu es. Sans bouger. La douleur devrait s’apaiser, mais même dans le cas contraire, reste tranquillement assise. Si tu bouges, ça ne fera qu’aggraver les choses. Tu m’as bien comprise ?
Mia avait beau avoir peur, et être bien décidée à n’en faire qu’à sa tête, elle n’était pas stupide pour autant. Elle ne posa qu’une seule question.
Où vas-tu ?
Je retourne au Dogan, répondit Susannah. À mon Dogan à moi. Celui de l’intérieur.
Le bâtiment que Jake avait découvert sur la berge de la Whye était une sorte d’ancien avant-poste de surveillance et de transmission. Le garçon le leur avait décrit en détail, mais peut-être n’aurait-il pas reconnu la version imaginaire que s’en était faite Susannah, une version fondée sur une technologie largement dépassée treize ans plus tard, lorsque Jake avait quitté New York pour l’Entre-Deux-Mondes. Dans le quand de Susannah, c’était toujours Lyndon Johnson qui était président et la télé couleurs était encore une curiosité. Les ordinateurs étaient des engins monstrueux, qui remplissaient des immeubles entiers. Pourtant Susannah avait visité la cité de Lud et vu là-bas des merveilles, aussi Jake aurait-il pu reconnaître l’endroit où il s’était caché de Ben Slightman et d’Andy le Robot Messager, après tout.
En tout cas il aurait à coup sûr reconnu le sol recouvert de linoléum poussiéreux, avec ses motifs quadrillés rouge et noir, les chaises à roulettes alignées le long de consoles de commande remplies de lumières clignotantes et de cadrans rougeoyants. De même qu’il aurait reconnu le squelette dans le coin, souriant au-dessus du col élimé de sa vieille chemise d’uniforme.
Elle traversa la pièce et alla s’asseoir sur l’une des chaises. Au-dessus d’elle, des écrans de télé en noir et blanc diffusaient des dizaines d’images. Certaines étaient des vues de Calla Bryn Sturgis (la Pelouse, l’église de Callahan, l’épicerie générale, la Route de l’Est). D’autres étaient des plans fixes rappelant des photos de studio : une de Roland, une de Jake tout sourire, avec Ote dans les bras et une — elle en supporta à peine la vue — d’Eddie, avec son chapeau en arrière à la cow-boy, et son couteau à sculpter à la main.
Un autre moniteur montrait la jeune femme noire et mince assise sur son banc près de la tortue, jambes serrées, les mains croisées sur les cuisses, les yeux fermés, une paire de chaussures volées aux pieds. À présent, elle avait trois sacs : celui qu’elle avait volé à cette femme sur la 2e Avenue, la sacoche de jonc contenant les plats d’Oriza affûtés… et un sac de bowling. Il était d’un rouge fané, et on distinguait à l’intérieur un objet de forme carrée. Une boîte. En la voyant à l’écran, Susannah sentit la colère monter en elle — un sentiment de trahison — sans savoir pourquoi.
Ce sac était rose, de l’autre côté, se dit-elle. Il a changé de couleur quand on a traversé, mais pas de beaucoup.
Sur l’écran en noir et blanc au-dessus de la console, le visage de la femme se tordit de souffrance. Susannah ressentit comme un écho de la douleur qui traversait Mia, mais lointain et estompé.
Il faut que j’arrête ça. Et vite.
Mais la question demeurait : comment ?
De la même manière que de l’autre côté. Quand elle traînait sa foutue cargaison jusqu’à la grotte, aussi vite qu’elle le pouvait.
Mais ça lui paraissait très loin, à présent, dans une autre vie. Et d’ailleurs, pourquoi pas ? C’était bel et bien une autre vie, un autre monde, et si elle espérait y retourner un jour, c’est maintenant qu’il fallait qu’elle trouve quelque chose. Alors, qu’est-ce qu’elle avait fait ?
Tu t’es servie de ce truc, voilà ce que tu as fait. C’est uniquement dans ta tête, de toute façon — c’est ce que le professeur Overmeyer appelait « une technique de visualisation », en première année de psycho. Ferme les yeux.
Susannah ferma les yeux. À présent elles avaient toutes les deux les yeux fermés, les yeux physiques que Mia contrôlait à New York, et les yeux dans la tête de Susannah.
Visualise.
C’est ce qu’elle fit. Ce qu’elle essaya de faire.
Ouvre.
Elle ouvrit les yeux. Sur le panneau de commande en face d’elle, elle vit deux gros cadrans et un interrupteur à bascule, là où auparavant se trouvaient des rhéostats et des diodes clignotantes. Les cadrans semblaient être en bakélite, comme les boutons du four de sa mère, dans la maison où elle avait grandi. Elle n’en fut pas surprise outre mesure ; tout ce qu’on imagine, si exubérant que cela paraisse, n’est rien d’autre qu’une version déguisée de ce que l’on connaît déjà.
Le cadran à sa gauche portait la mention « TEMP. ÉMOTIONNELLE ». Les graduations allaient de 32 à 212 (32 en bleu, 212 en rouge vif). Il était en position sur 160. Le cadran du milieu portait quant à lui la mention « FORCE DE TRAVAIL ». Les chiffres allaient de 1 à 10, et il indiquait présentement 9. L’étiquette placée sous l’interrupteur disait seulement « P’TIT GARS », et il n’y avait que deux positions possibles : « RÉVEILLÉ », ou « ENDORMI ». Il était actuellement « RÉVEILLÉ ».
En levant les yeux, Susannah constata qu’un des écrans diffusait des images d’un fœtus in utero. Il s’agissait d’un garçon. D’un beau garçon. Son pénis minuscule flottait comme un brin de varech sous la boucle paresseuse de son cordon ombilical. Il avait les yeux ouverts, et bien que le reste de l’image fût en noir et blanc, ses yeux étaient d’un bleu perçant. Le regard du p’tit gars semblait se planter droit dans le sien.
Ce sont les yeux de Roland, pensa-t-elle, tellement ahurie qu’elle se sentit totalement idiote. Comment est-ce possible ?
Ça n’était pas possible, bien entendu. Ce n’était là rien d’autre que le travail de son imagination, une technique de visualisation, rien de plus. Mais si tel était le cas, pourquoi imaginerait-elle les yeux bleus de Roland ? Pourquoi pas les yeux noisette de son mari ?
Ça n’est pas le moment. Fais ce que tu as à faire.
Tout en se mordant la lèvre inférieure, elle tendit la main vers le cadran « TEMP. ÉMOTIONNELLE » (sur l’écran de contrôle montrant le banc dans le parc, Mia se mit elle aussi à se mordre la lèvre). Elle hésita, puis le fit tourner jusqu’à 72, exactement comme s’il s’agissait d’un thermostat. D’ailleurs, n’était-ce pas tout à fait ça ?
Elle sentit un grand calme l’envahir instantanément. Elle se détendit sur sa chaise, et ses dents libérèrent sa lèvre. Sur son banc, la femme fit de même. Très bien. Jusqu’ici, pas de problème.
Elle hésita de nouveau, la main en suspens au-dessus du cadran « FORCE DE TRAVAIL », puis se rabattit sur l’interrupteur « P’TIT GARS ». Elle le fit basculer en position « ENDORMI ». Les yeux du bébé se fermèrent sur-le-champ. Susannah s’en trouva étrangement soulagée. Ces yeux bleus la décontenançaient.
Bien. Retour à « FORCE DE TRAVAIL ». Susannah avait comme l’impression que c’était le plus important, ce qu’Eddie aurait appelé le Grand Casino. Elle saisit le cadran, lui imprima une légère rotation et ne fut pas surprise de constater que ce vieux truc résistait. Il ne voulait pas tourner.
Mais tu vas tourner, songea Susannah. Parce qu’on a besoin que tu tournes. On en a besoin.
Elle s’en empara fermement et se mit à le faire pivoter doucement, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Une douleur lui vrilla la tête et elle fit la grimace. Elle se sentit momentanément la gorge serrée, comme si elle s’était coincée un os de poulet dans l’œsophage, puis les deux douleurs disparurent. À sa droite, tout un pan de diodes s’alluma, en orange pour la plupart, quelques-unes rouge vif.
« ATTENTION », fit une voix ressemblant sinistrement à celle de Blaine le Mono. « CETTE OPÉRATION POURRAIT NUIRE AUX PARAMÈTRES DE SÉCURITÉ. ».
Sans déconner, Einstein, pensa Susannah.
Le cadran « FORCE DE TRAVAIL » était positionné sur 6. Lorsqu’elle descendit à 5, une autre série de diodes orange et rouges s’alluma brusquement et trois des moniteurs diffusant des vues de La Calla s’éteignirent d’un coup, dans un grésillement. Elle ressentit une nouvelle douleur dans la tête, comme si des doigts invisibles lui comprimaient le crâne. Quelque part sous elle, des moteurs ou des turbines se mirent en route en gémissant. Des gros, à en juger par le bruit. Elle en sentait la pulsation sous ses pieds, nus, bien sûr — c’était Mia qui avait pris les chaussures. Très bien, se dit-elle, avant tout ça, je n’avais pas de pieds du tout, alors peut-être que j’ai une longueur d’avance, finalement.
« ATTENTION, répéta la voix synthétique, CE QUE TU FAIS EST DANGEREUX, SUSANNAH DE NEW YORK. ENTENDS-MOI, JE TE PRIE. C’EST MAL DE VOULOIR ROULER MÈRE NATURE. »
Un des proverbes de Roland lui revint en mémoire : « Fais ce que tu as à faire, je ferai ce que moi j’ai à faire, et on verra qui gagnera l’oie. » Elle n’était pas certaine de la signification, mais ça lui paraissait adéquat, dans cette situation, aussi le répéta-t-elle à voix haute, tout en faisant pivoter le cadran sur 4, 3…
Elle espérait le faire descendre jusqu’à 1, mais la douleur qui lui traversa la tête lorsque ce stupide truc passa le 2 était tellement intense — et la nausée qui la submergea tellement violente — qu’elle retira sa main.
La douleur persista quelques instants — s’intensifia même — et elle crut qu’elle allait la tuer. Mia basculerait du banc sur lequel elle était assise, et elles se retrouveraient mortes toutes les deux avant que leur corps commun ne heurte le sol, au pied de la statue en forme de tortue. Le lendemain ou le surlendemain, ses restes atterriraient gentiment dans la fosse commune. Et que mettrait-on sur le certificat de décès ? Crise cardiaque ? Attaque ? Ou peut-être ce bon vieux classique du médecin pressé, « causes naturelles » ?
Mais la douleur décrut et Susannah constata qu’elle était toujours en vie. Elle était assise face au panneau de commande, avec ces deux cadrans et cet interrupteur ridicules, à prendre de longues inspirations et à éponger la sueur qui perlait sur ses joues et dans la paume de ses mains. Saperlipopette, pour ce qui était de sa technique de visualisation, elle pouvait s’inscrire pour les championnats du monde.
C’est plus que de la visualisation — tu en as conscience, pas vrai ?
Sans doute, oui. Quelque chose l’avait changée — les avait tous changés. Jake avait attrapé le don de shining, une sorte de télépathie. Eddie avait développé (et développait toujours) une faculté particulière de créer de puissants talismans — dont l’un leur avait déjà servi à ouvrir une porte entre deux mondes. Et elle ?
Moi, je… je vois. C’est tout. Si je vois assez fort, les choses deviennent réelles. Tout comme Detta Walker était devenue réelle.
Partout dans sa version du Dogan, des lumières orange s’étaient mises à clignoter. Sous ses yeux, certaines virèrent au rouge. Sous ses pieds — des pieds « invités d’honneur », comme elle les considérait —, le sol se mit à trembler, dans un raclement sonore. Encore un peu et des fissures lézarderaient le revêtement fatigué. Des fissures qui iraient en s’élargissant. Mesdames et messieurs, bienvenue dans la Maison Usher.
Susannah se leva de sa chaise et balaya la pièce du regard. Il fallait rentrer. Avait-elle autre chose à faire, auparavant ?
Et il lui sembla que oui.
Susannah ferma les yeux et imagina un micro de radio. Lorsqu’elle les rouvrit, le micro était là, posé sur le tableau de commande, à droite des cadrans et de l’interrupteur. Elle avait imaginé un modèle Zenith, avec son logo en forme d’éclair, mais c’est NORTH CENTRAL POSITRONICS qui apparaissait sur le pied. Sa technique de visualisation avait donc rencontré des interférences. Ce qui lui parut extrêmement angoissant.
Sur le tableau de contrôle derrière le micro se trouvait un panneau semi-circulaire, tricolore, sous lequel on lisait les mots Susannah-Mio. Une aiguille était en train de passer du vert au jaune. Au-delà du segment jaune se trouvait le segment rouge, sur lequel se détachait un seul mot, en noir : danger.
Susannah saisit le micro et, ne voyant pas comment s’en servir, ferma de nouveau les yeux. Elle imagina un interrupteur à bascule comme celui portant les mentions « RÉVEILLÉ » et « ENDORMI », mais cette fois, sur le côté du micro. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, l’interrupteur était apparu. Elle appuya dessus.
— Eddie, prononça-t-elle en se sentant un peu stupide, mais elle poursuivit néanmoins. Eddie, si tu m’entends, je vais bien, du moins pour l’instant. Je suis avec Mia, à New York. On est le 1er juin 1999, et je vais essayer de l’aider à accoucher. Je ne vois pas d’autre solution. S’il le faut, je m’en débarrasserai moi-même. Eddie, fais attention à toi. Je… — ses yeux s’emplirent de larmes — Je t’aime, trésor. Je t’aime tellement.
Les larmes roulèrent sur ses joues. Elle commença à les essuyer, puis s’arrêta. N’avait-elle pas le droit de pleurer pour son homme ? Comme n’importe quelle femme ?
Elle attendit une réponse, sachant qu’elle pouvait en trouver une, en insistant un peu, mais elle résista. Ce n’était pas le genre de situation où se parler à elle-même avec la voix d’Eddie serait d’un grand secours.
Soudain sa vision se dédoubla. Elle vit le Dogan tel qu’il était, une ombre irréelle. Au-delà de ses murs ne s’étendaient pas les terres perdues désertiques situées à l’est de la Whye, mais la 2e Avenue, avec sa circulation frénétique.
Mia avait ouvert les yeux. Elle se sentait mieux — grâce à moi, ma grande, grâce à moi — et était prête à repartir.
Susannah retourna auprès d’elle.
Une femme noire (qui se voyait toujours comme une « négresse ») était assise sur un banc de New York, au printemps 1999. Une femme noire avec ses sacs de voyage — son gunna — étalés autour d’elle. L’un d’eux était d’un rouge fané, et portait l’inscription RIEN QUE DES STRIKES à L’ENTRE-DEUX-QUILLES. Il était rose là-bas, de l’autre côté. De la couleur de la rose.
Mia se leva. Susannah se précipita devant et la fit se rasseoir.
Pourquoi tu as fait ça ? demanda Mia d’un air surpris.
Je ne sais pas, aucune idée. Mais profitons-en pour palabrer un peu. Pourquoi tu ne commencerais pas par me dire où tu veux aller ?
Il me faut un télé-faune. Quelqu’un doit m’appeler.
Un téléphone, la corrigea Susannah. Et pendant qu’on y est, tu as du sang sur ta chemise, trésor, le sang de Margaret Eisenhart, et tôt ou tard quelqu’un va s’en rendre compte. Et tu seras où, alors ?
Pour toute réponse, Susannah n’eut que le silence, et un sourire débordant de mépris. Ce qui mit la jeune femme hors d’elle. Cinq minutes plus tôt — ou peut-être quinze, difficile de conserver la moindre notion du temps quand on s’amuse — cette chienne de preneuse d’otage suppliait qu’on lui vienne en aide. Et maintenant qu’elle était tirée d’affaire, le sauveteur n’avait droit qu’à un sourire de mépris. Et le pire, c’était que cette garce avait raison : elle pourrait sans doute se balader en ville toute la sainte journée sans que personne lui demande si c’était bien du sang séché sur sa chemise, ou bien si elle s’était juste renversé de la crème au chocolat dessus.
D’accord, dit-elle, mais même si personne ne vient t’embêter pour ces taches, où est-ce que tu vas entreposer tes affaires ?
Puis une autre question lui vint, à laquelle elle aurait sans doute dû penser tout de suite.
Mia, comment vas-tu même reconnaître un téléphone ? Et ne me raconte pas qu’il y en a plein, là d’où tu viens.
Pas de réponse. Rien qu’une sorte de silence observateur. Mais elle avait réussi à faire disparaître le sourire du visage de cette peste ; au moins ça.
Tu as des amis, n’est-ce pas ? Ou du moins, tu penses que ce sont tes amis. Des gens avec qui tu as discuté, derrière mon dos. Des gens qui vont t’aider. Que tu crois.
Et toi, tu vas m’aider, ou pas ? Voilà qu’elle y revenait. Et pas aimable, avec ça. Mais sous la colère, c’était quoi ? De la panique ? C’était probablement trop fort, du moins pour l’instant. Mais de l’inquiétude, ça oui. Combien de temps il me reste — il nous reste — avant que les contractions reprennent ?
Susannah évalua le répit de six à dix heures — pas au-delà de minuit, et l’avènement du 2 juin, en tout cas — mais essaya de garder l’information pour elle.
Je n’en sais rien. Pas très longtemps.
Alors il faut qu’on se mette en route. Il faut que je trouve un téléfaune. Téléphone. Dans un endroit discret.
Susannah se rappela qu’il y avait un hôtel au bout de la 46e Rue, côté 1re Avenue, et là encore, elle essaya de garder l’information pour elle. Ses yeux se posèrent sur le sac, autrefois rose, rouge à présent, et soudain elle comprit. Pas tout, mais assez pour la plonger dans la fureur et le désarroi.
Je vais le laisser ici, avait dit Mia en parlant de l’anneau qu’Eddie lui avait fait. Je vais le laisser ici, pour qu’il le trouve. Plus tard, si telle est la volonté du ka, peut-être le porteras-tu à nouveau.
Pas exactement une promesse, non, pas directement, mais Mia avait bien sous-entendu que…
Une colère sourde monta dans l’esprit de Susannah. Non, elle n’avait rien promis. Elle s’était contentée d’engager Susannah dans une certaine direction, et Susannah avait fait le reste.
Elle ne m’a pas cozée ; elle m’a laissée me cozer moi-même.
Mia se leva de nouveau et, une fois encore, Susannah bondit devant pour la forcer à se rasseoir. Avec plus de poigne, cette fois-ci.
Quoi ? Susannah, tu avais promis ! Le p’tit gars…
Je t’aiderai, pour le p’tit gars, répondit Susannah avec amertume. Elle se baissa pour ramasser le sac rouge. Le sac contenant la boîte. Et à l’intérieur de la boîte ? Cette boîte en bois fantôme portant l’inscription DÉROBÉE écrite en runes ? Elle sentait son sinistre pouls, même à travers la couche de bois magique et de tissu. C’était la Treizième Noire, dans ce sac. Mia avait passé la porte avec. Et si c’était le cristal qui l’avait ouverte, comment Eddie pourrait-il la rejoindre, maintenant ?
J’ai fait ce que j’avais à faire, fit nerveusement Mia. C’est mon bébé, mon p’tit gars, et tout le monde est contre moi, à présent. Tout le monde sauf toi, et tu ne m’aides que parce que tu n’as pas le choix. Rappelle-toi ce que je t’ai dit… si telle est la volonté du ka, j’ai dit…
C’est la voix de Detta Walker qui répondit. Une voix brutale, grossière, qui ne souffrait aucune discussion.
— Rien à fout’, du ka. Et tu fais bien d’t’en souv’ni’. T’as des soucis, ma fille. T’as un polichinelle dans l’ti’oi’, tu sais mêm’ pas c’que c’est. T’as des gens qui disent qu’i’vont t’aider, tu sais mêm’ pas qui c’est. Me’de, tu sais mêm’ pas à quoi ça ’semble, un téléphone, et où ça s’t’ouve. Alo’s on va ’ester assises là, et tu vas m’di’e c’qui s’passe, maint’nant. On va palab’er, ma fille, et tant qu’tu joue’as pas fane jeu, on va ’ester là avec nos sacs jusqu’à la nuit noi’e, et pis tu pond’as ton p’tit chou su’ ce banc, et tu l’nettoie’as dans cette foutue fontaine qu’est là.
La femme sur son banc découvrit les dents en un sourire ignoble, du Detta Walker tout craché.
— Toi tu l’aimes, ce p’tit gars… et Susannah, elle l’aime aussi un p’tit peu… mais moi, on m’a foutue deho’s de c’co’ps, alo’s c’est t’dire si je… m’en… FOUS.
Une femme avec une poussette (qui avait l’air aussi divinement légère que le fauteuil roulant que Susannah avait dû abandonner) lança un regard craintif en direction du banc puis se mit à pousser son propre bébé tellement vite qu’elle en courait presque.
— Alo’s ! s’exclama Detta d’un air ravi. C’est coquet, ce p’tit coin, tu t’ouv’es pas ? Le temps ’êvé pour un p’tit b’in d’eausette en plein ai’. Tu m’écoutes, maman ?
Aucune réaction de Mia, fille de personne et mère d’un seul. Mais Detta ne se laissa pas décontenancer ; son sourire s’élargit.
— Tu m’entends, je l’vois bien. Tu m’entends nickel. Alo’s on va l’avoi’, cette p’tite discussion. On va palab’er.
SOLISTE :
Commala-toc-toc
Qu’est-c’tu fais donc à ma po’te ?
Si tu m’le dis pas illico
J’t’étale pa’te’e comme i’faut.
CHŒUR :
Commala-trois-quat’e !
J’peux t’étaler à quat’pattes !
Des comm’toi j’en ai maté des tas,
Et de belle’façon, c’ois-moi.