Au cours de l’hiver 1984–1985, quand Eddie était gentiment en train de prendre un aller simple du pays de l’Héroïne Récréative jusqu’au royaume du Pas Tiré d’Affaire, Henry Dean rencontra une fille, dont il tomba brièvement amoureux. Eddie voyait Sylvia Goldover comme un Skank El Supremo (aisselles nauséabondes et haleine de dragon filtrant à travers une paire de lèvres à la Mick Jagger), mais il n’en dit rien, parce que Henry la trouvait belle, lui, et qu’Eddie ne voulait pas faire de peine à Henry. Cet hiver-là, les tourtereaux passèrent beaucoup de temps à se promener sur la plage venteuse à Coney Island, ou à aller au cinéma à Times Square, où ils s’asseyaient dans le noir au dernier rang et se branlaient l’un l’autre une fois qu’ils avaient englouti le pop-corn et la boîte géante de biscuits.
Concernant cette nouvelle venue dans la vie d’Henry, Eddie se montrait philosophe ; si Henry réussissait à faire l’impasse sur cette haleine ignoble et à se livrer à la danse des langues avec Sylvia Goldover, tant mieux pour lui. Eddie lui-même passa la majeure partie de ces trois mois gris tout seul et défoncé dans l’appartement de la famille Dean. Il s’en moquait ; en fait, ça lui plaisait même plutôt. Si Henry avait été là, il aurait insisté pour regarder la télé et il aurait passé son temps à charrier Eddie sur ses histoires-fleuves sur cassettes. (« Matez un peu ! Eddie va écouter ses salades débiles sur les elfes et les ogs et ces petits nains tout trognons ! ») Il s’entêtait à appeler les orques des ogs et les Elfes les « chichiteux sur pied ». Henry trouvait que toute cette merde inventée, c’étaient des trucs louches. Eddie avait parfois tenté de lui expliquer qu’il n’y avait rien de plus « inventé » que toutes ces saloperies diffusées l’après-midi à la télé, mais Henry ne voulait rien entendre. Henry savait tout des méchants jumeaux de General Hospital[7] et de la belle-mère tout aussi maléfique de The Guiding Light[8].
Par de nombreux aspects, la grande histoire d’amour d’Henry Dean — qui se termina lorsque Sylvia Goldover vola quatre-vingt-dix dollars dans son portefeuille, laissant à la place un petit mot disant Désolée, Henry, et reprit ni vu ni connu son histoire avec son ancien petit ami — fut un soulagement pour Eddie. Il restait assis sur le canapé du salon, il mettait les cassettes de John Gielgud lisant la trilogie du Seigneur des Anneaux, le tout en se faisant éclater la peau le long de l’intérieur du bras, avant de s’assoupir au milieu de la Forêt Noire ou des Mines de la Moria, avec Frodon et Sam.
Il avait adoré les Hobbits, il s’était dit qu’il aurait volontiers passé tout le reste de sa vie à Hobbiton, où la pire drogue en circulation était le tabac, et où les grands frères n’occupaient pas leurs journées à charrier leurs petits frères, et la petite chaumière de John Cullum le ramena à ces jours anciens et à cette histoire sombre avec une force étonnante. Parce que la chaumière avait un faux air de terrier de Hobbit. Les meubles du salon étaient rares, mais parfaits : un canapé et deux fauteuils bien rembourrés, avec ces petits napperons blancs sur les accoudoirs et là où reposait la tête. La photo en noir et blanc accrochée au mur dans son cadre doré devait représenter les parents de Cullum, et en face, ce devait être ses grands-parents. Il y avait aussi un Diplôme d’Honneur de la Brigade des Pompiers Bénévoles de la Ville d’East Stoneham, et aussi une perruche en cage, qui gazouillait gentiment, et un chat devant la cheminée. Il leva la tête en les entendant entrer, observa les inconnus de son regard vert pendant quelques instants, puis parut se rendormir. Un cendrier sur pied se dressait à côté de ce qui devait être le fauteuil fétiche de Cullum, et deux pipes étaient posées dessus — la première, une pipe de maïs, et l’autre, une pipe de bruyère. Un vieux transistor-tourne-disque Emerson (avec une large bande numérotée et un gros bouton à molette pour choisir sa fréquence), mais pas de poste de télévision. Dans la pièce régnait une douce odeur de tabac et de pot-pourri. Il avait beau être exceptionnellement bien rangé, il suffisait d’un regard sur ce salon pour deviner que c’était là l’antre d’un vieux garçon. L’intérieur de John Cullum était une ode pudique aux joies du célibat.
— Comment va votre jambe ? demanda-t-il. On dirait que ça saigne plus, au moins, mais vous avez un sacré trou dans votre futal.
Eddie éclata de rire.
— Ça fait un mal de chien, cette saloperie, mais j’arrive à marcher, alors j’imagine que j’ai de la chance.
— La salle de bains est là, si vous voulez nettoyer la plaie, fit Cullum en désignant une porte du doigt.
— Je ferais mieux, effectivement.
Le nettoyage fut douloureux, mais lui procura un véritable soulagement. La blessure était profonde, mais la balle avait raté l’os, et de loin. Le bras ne posait quasiment aucun problème ; la balle était passée à travers, Dieu soit loué, et Cullum avait de l’eau oxygénée dans son armoire à pharmacie. Eddie en versa dans le trou, découvrant les dents sous l’effet de la douleur, puis il entreprit d’en appliquer aussi sur sa jambe et son cuir chevelu lacéré, avant de perdre courage. Il essaya de se rappeler si Frodon et Sam avaient dû affronter les horreurs de l’eau oxygénée, et rien ne lui vint. Ouais, évidemment, ils avaient les elfes, pour les soigner, pas vrai ?
— J’ai peut-être quelque chose qui pourrait servir, lança Cullum quand Eddie réapparut.
Il passa dans la pièce à côté et en revint avec une petite bouteille marron contenant trois comprimés. Il les déposa dans la paume d’Eddie en expliquant :
— C’était quand je suis tombé sur le verglas, l’hiver dernier, et que je me suis explosé cette foutue clavicule. Du Percodan, ça s’appelle. Je sais pas s’ils sont encore bons, mais…
Le visage d’Eddie s’illumina.
— Du Percodan, hein ? demanda-t-il en engouffrant les trois cachets avant même que John Cullum ait fini sa phrase.
— Tu veux pas de l’eau, avec ça, fiston ?
— Nan, répondit Eddie en mâchant avec enthousiasme. Nature, c’est un régal.
Une vitrine pleine de balles de base-ball trônait sur une table près de la cheminée, et Eddie alla y jeter un œil.
— Ô mon Dieu ! s’exclama-t-il, vous en avez une dédicacée par Mal Parnell ! Et une Lefty Grove ! Bon Dieu de merde !
— Et encore, ça c’est rien, fit Cullum en prenant sa pipe de bruyère. Regarde un peu sur l’étagère du haut.
Il alla chercher un sachet de tabac Prince Albert dans le tiroir d’une petite table et se mit à bourrer sa pipe. Ce faisant, il croisa le regard de Roland.
— Vous fumez ?
Roland fit signe que oui. De sa poche de chemise, il sortit un seul morceau de feuille.
— Je vais peut-être m’en rouler une.
— Oh, je peux faire mieux que ça, fit Cullum en quittant de nouveau le salon.
La pièce d’à côté était un bureau à peine plus grand qu’un placard. Le bureau ancien en son centre n’était pas bien grand, pourtant Cullum dut se mettre de profil pour le contourner.
— Bon Dieu ! s’exclama de nouveau Eddie, en apercevant la balle dont voulait sans doute parler Cullum. Un autographe du Babe !
— Pour sûr, acquiesça leur hôte. Pas quand il jouait pour les Yankees, j’en ai rien à faire, d’une balle signée par un Yankee. Celle-là, il l’a signée quand il portait encore le maillot des Red Sox… (il s’interrompit). Les voilà, je savais bien qu’il m’en restait. Elles sont peut-être plus très fraîches, mais, comme disait ma mère, c’est toujours plus frais que quand y en a pas du tout. Et voilà, monsieur. C’est mon neveu qui les a laissées. De toute façon, il est trop jeune pour fumer.
Cullum tendit au Pistolero un paquet de cigarettes aux trois quarts plein. Roland les fit tourner dans sa main d’un air songeur, puis désigna le nom inscrit sur le paquet.
— Je vois le dessin d’un dromadaire, mais ça n’est pas ça qui est écrit, n’est-ce pas ?
Cullum sourit à Roland avec une sorte d’étonnement prudent.
— Non. Ce mot, c’est Camel, qui veut dire « chameau ». C’est presque la même chose.
— Ah, fit Roland en essayant de prendre l’air d’avoir compris.
Il extirpa une cigarette du paquet, en étudia le filtre, puis mit l’autre extrémité entre ses lèvres.
— Non, dans l’autre sens, lui indiqua Cullum.
— Vraiment ?
— Pour sûr.
— Bon sang, Roland ! Il a une Bobby Doerr… deux Ted Williams… une Johnny Pesky… une Frank Malzone…
— Ces noms… ils ne vous disent rien du tout, pas vrai ? demanda Cullum à Roland.
— Non, répondit-il. Mon ami… merci.
Il approcha sa cigarette de l’allumette que lui tendait sai Cullum.
— Mon ami n’est plus venu par ici depuis un bon moment. Je pense que ça lui manque.
— Vingt dieux, fit Cullum. Des entrants ! Des entrants chez moi ! J’ai du mal à le croire !
— Où est Dewey Evans ? demanda Eddie. Vous n’avez pas de balle de Dewey Evans.
— Pardon ? fit Cullum (Paaa-aaadon entendirent-ils).
— Peut-être qu’on ne l’appelle pas encore comme ça, fit Eddie, presque pour lui-même. Dwight Evans ? L’ailier droit ?
— Oh, acquiesça Cullum. Eh bien, je n’ai que les meilleurs, ici, tu vois bien.
— Dewey joue dans la cour des grands, vous pouvez me croire. Peut-être qu’il ne mérite pas encore sa place au palmarès chez John Cullum, mais attendez quelques années. Attendez 1986. Et d’ailleurs, John, puisque vous êtes un grand fan, je voudrais vous dire deux mots. Vous êtes d’accord ?
— Bien sûr.
À l’oreille, on se serait cru à La Calla (B’in sû-eu).
Pendant ce temps, Roland se mit à fumer. Il expira la fumée et regarda sa cigarette d’un air perplexe.
— Ces deux mots sont Roger Clemens, fit Eddie. N’oubliez pas ce nom.
— Clemens, répéta Cullum d’un air dubitatif.
Au loin, en provenance de l’autre rive de l’Étang de Keywadin, monta le son de nouvelles sirènes.
— Roger Clemens, pour sûr, je m’en souviendrai. C’est qui ?
— Vous voudrez l’ajouter à votre collection, pour résumer, dit le jeune homme en tapotant l’étagère. Peut-être même juste à côté du Babe.
Les yeux de Cullum se mirent à briller.
— Dis-moi une chose, fiston. Est-ce que les Red Sox ont tout gagné, déjà ? Est-ce qu’ils ont…
— Ce n’est pas une cigarette, c’est juste de l’air un peu terreux, fit Roland.
Il lança à Cullum un regard de reproche qui ne lui ressemblait tellement pas qu’il fit sourire Eddie.
— Aucun goût, pour ainsi dire. Est-ce que les gens les fument, vraiment ?
Cullum prit la cigarette des mains de Roland, la cassa à hauteur du filtre, et la lui rendit.
— Essayez comme ça, dit-il en se concentrant de nouveau sur Eddie.
— Alors ? Je vous ai tirés d’un mauvais pas, là-bas, vous me devez bien ça. Est-ce qu’ils ont gagné le Championnat ? Jusqu’à ton départ, du moins ?
Le sourire d’Eddie s’évanouit et il adressa au vieil homme un regard sérieux.
— Si vous voulez vraiment une réponse, je vous la donnerai, John. Mais est-ce que vous la voulez ?
John réfléchit en tirant sur sa pipe. Puis il finit par répondre.
— Non, je pense que non. Ça gâcherait le plaisir.
— Je vais vous donner une piste, fit Eddie d’un ton jovial — les pilules que lui avait refilées John lui avaient redonné un coup de fouet, et il se sentait d’humeur joviale… un peu, du moins —, ce serait trop bête de mourir avant 1986. Ça va être royal, je peux vous dire.
— Pour sûr ?
— Je dis bien vrai, absolument.
Puis Eddie se tourna vers le Pistolero.
— Qu’est-ce qu’on va faire, pour notre gunna, Roland ?
Roland n’y avait pas pensé une seconde. Le peu de biens qu’il leur restait, depuis le couteau à tailler d’Eddie, acheté chez Took, jusqu’au vieux sac-serre de Roland, que lui avait donné son père, par-delà l’horizon lointain du temps, étaient restés de l’autre côté, quand ils avaient franchi la porte. Quand ils s’étaient fait projeter à travers la porte. Le Pistolero imaginait que leur gunna reposait quelque part, sur la poussière, devant la boutique d’East Stoneham, même s’il n’avait pas de souvenirs précis ; il était trop préoccupé de mettre Eddie (et lui-même) à l’abri, afin que le tireur à la carabine ne leur fasse pas sauter le caisson. Repenser à tous ces vieux compagnons de route, calcinés dans l’incendie qui avait dû détruire la boutique, fit mal à Roland. C’était pire encore de les imaginer aux mains de Jack Andolini. Roland eut une vision fugitive mais très vivace de son sac-serre accroché à la ceinture d’Andolini comme un sac banane (ou le scalp d’un ennemi) et cette vision le fit grimacer.
— Roland ? Et notre…
— Nous avons nos armes, c’est tout ce dont nous avons besoin, dit Roland, plus sèchement qu’il l’aurait voulu. Jake a le livre Tchou-tchou, et je peux nous confectionner une nouvelle boussole, si le besoin se présente. Sinon…
— Mais…
— Si tu veux parler de vos affaires, fiston, je peux faire ma petite enquête, le moment venu, proposa Cullum. Mais pour l’instant, je dirais que ton ami a raison.
Eddie savait que son ami avait raison. Son ami avait presque toujours raison, et ça restait une des rares choses qu’Eddie détestait chez lui. Il voulait son gunna, bon sang, et pas seulement pour avoir un jean et une chemise propres. Pas non plus pour les munitions ou son couteau, si beau fût-il. Il gardait une mèche de cheveux de Susannah dans son sac à malice en cuir, et elle portait encore un peu de son odeur. Voilà ce qui lui manquait. Mais impossible de revenir en arrière.
— John, fit-il, quel jour sommes-nous ?
L’homme haussa ses sourcils gris et broussailleux.
— Tu es sérieux ?
Et quand Eddie hocha la tête :
— Le neuf juillet. De l’an de grâce mil neuf cent soixante-dix-sept.
Eddie émit un sifflement silencieux à travers ses lèvres.
Roland s’était rendu à la fenêtre pour jeter un œil dehors, tenant entre ses doigts le bout rougeoyant de sa cigarette Dromadaire. À l’arrière de la maison, rien que des arbres et quelques alléchantes bribes bleues de ce que Cullum appelait « le Keywadin ». Mais la colonne de fumée noire était toujours visible dans le ciel, comme pour lui rappeler que la sensation de paix que pouvaient susciter en lui ces lieux n’était qu’une illusion. Il fallait qu’ils partent. Et quelle que fût sa peur panique concernant Susannah Dean, maintenant qu’ils étaient ici, il leur fallait trouver Calvin Tower et en terminer avec lui. Et vite. Parce que…
Comme s’il lisait dans ses pensées, Eddie compléta la phrase :
— Roland ? Le temps presse. Le temps de ce côté-ci s’accélère.
— Je sais.
— Ce qui veut dire que, quoi qu’on fasse, on a intérêt à le faire bien du premier coup, parce que, dans ce monde, on ne sait jamais si on peut revenir plus tôt. Il n’y a pas de seconde chance.
Ça aussi, Roland le savait.
— Cet homme que nous recherchons est de New York, expliqua Eddie à John Cullum.
— Pour sûr, il en vient plein dans le coin, l’été.
— Il s’appelle Calvin Tower. Il est avec un de ses amis, Aaron Deepneau.
Cullum ouvrit la vitrine contenant les balles de base-ball, en prit une marquée du nom de Cari Yastrzemski en travers, de cette écriture bizarrement parfaite dont seuls semblaient capables les athlètes de haut niveau (pour ce qu’Eddie en avait vu, c’était plutôt l’orthographe qui leur posait problème), et se mit à jouer avec, la faisant passer d’une main à l’autre.
— À partir du mois de juin, il s’entasse ici des gens venus de partout — tu es au courant, pas vrai ?
— Oui, je sais, fit Eddie, déjà découragé.
Il se dit qu’il était possible que Triple Mocheté ait déjà mis la main sur Cal Tower. Peut-être l’embuscade à la boutique avait-elle été le dessert, pour ce vieux Jack.
— J’imagine que vous ne pouvez pas…
— Si je peux pas, autant me mettre tout de suite au vert, fit Cullum avec une pointe d’humour, en lançant la balle Yaz à Eddie.
Il la tint dans la main droite, tout en lissant les coutures rouges des doigts de l’autre main. Le contact de la balle lui fit monter une boule dans la gorge qui le prit par surprise. Si une balle de base-ball ne lui procurait pas le sentiment d’être chez lui, rien d’autre ne le pourrait. Sauf qu’il n’était plus chez lui, dans ce monde. John disait vrai, il n’était qu’un entrant.
— Que voulez-vous dire ? demanda Roland.
Eddie lui lança la balle, et le Pistolero l’attrapa sans même détacher les yeux de John Cullum.
— Je ne m’embarrasse pas des noms, mais ça ne m’empêche pas de connaître tout le monde qui entre dans cette ville, dit-il. Je les connais de vue. C’est le boulot de n’importe quel gardien digne de ce nom, j’imagine. De savoir qui entre dans son territoire.
Roland hocha la tête, indiquant qu’il comprenait parfaitement ce sentiment.
— Dites-moi à quoi il ressemble, ce type.
Ce fut Eddie qui répondit.
— Il mesure à peu près un mètre soixante-quinze et il doit peser dans les… cent dix kilos.
— Plutôt costaud, alors.
— Pour sûr. Ah oui, et il n’a presque plus de cheveux, sur les côtés du front.
Eddie porta les mains à son propre front et repoussa ses cheveux en arrière, découvrant ses tempes — dont l’une, depuis le passage fatal à travers la Porte Dérobée, laissait toujours suinter du sang. La douleur dans l’avant-bras gauche le fit grimacer, mais là, au moins, le saignement s’était presque interrompu. Eddie s’inquiétait plus de la balle qu’il avait prise dans la jambe. Pour l’instant, le Percodan de Cullum faisait effet contre la douleur, mais si la balle était encore à l’intérieur — et Eddie avait toutes les raisons de le croire — il faudrait bien qu’elle finisse par en ressortir.
— Quel âge il a ? demanda Cullum.
Eddie jeta un regard à Roland, qui se contenta de secouer la tête. Roland avait-il seulement déjà vu Tower ? En cet instant précis, Eddie ne s’en souvenait pas. Il aurait dit que non.
— La cinquantaine, je dirais.
— C’est le collectionneur de livres, c’est ça ?
Cullum éclata de rire en voyant l’expression de surprise sur le visage d’Eddie.
— Je vous le disais, je veille au grain, les vacanciers, je les surveille. Faut essayer de repérer les pique-assiettes. Voire les voleurs. Une fois, il y a huit ou neuf ans, on a eu cette femme du New Jersey, une pyromane — Cullum secoua la tête — ; elle avait l’air d’une gentille bibliothécaire de province, le genre qui n’ose jamais ouvrir le bec, et elle mettait le feu aux granges dans tout le patelin. Stoneham, Lovell et Waterford.
— Comment savez-vous qu’il est marchand de livres ? demanda Roland en renvoyant la balle à Cullum, qui la fit immédiatement passer à Eddie.
— Ça, je ne le savais pas. Je savais qu’il les collectionnait, parce qu’il l’a dit à Jane Sargus. Jane tient une petite boutique sur Dimity Road, à l’embranchement de la Route 5. C’est à un ou deux kilomètres d’ici, au sud. C’est d’ailleurs sur Dimity Road que ce type et son ami logent, si on parle bien des mêmes. On dirait bien.
— Son ami s’appelle Deepneau, fit Eddie en renvoyant la balle Yaz à Roland.
Le Pistolero l’attrapa, la relança à Cullum, puis se rendit près de la cheminée et jeta le mégot de sa cigarette sur le petit tas de branchages empilés dans l’âtre.
— Comme je vous ai dit, vous embarrassez pas de noms, mais le copain de ce type est maigre et il a dans les soixante-dix ans. Il marche comme un gars qui a mal aux hanches. Il porte des lunettes à monture métallique.
— C’est lui, pas de doute, confirma Eddie.
— Janey a une petite boutique, Antiquités du Terroir, elle l’a appelée. Elle a mis deux trois meubles dans une grange, des commodes et des armoires, ce genre de choses, mais elle est surtout spécialisée dans le patchwork, la vaisselle et les vieux livres. C’est ce que dit l’enseigne, à l’entrée.
— Alors Cal Tower… quoi ? Il est entré comme ça et il a commencé à regarder ?
Eddie ne pouvait le croire, et en même temps, ça lui paraissait tout à fait plausible. Tower avait essayé de feinter, quand il s’était agi de quitter New York, même après que Jack et George Biondi avaient menacé de mettre le feu à ses livres les plus précieux, juste sous ses yeux. Et une fois que Deepneau et lui étaient arrivés à destination, cet idiot avait signé un formulaire de poste restante au bureau local — ou du moins son ami Aaron l’avait fait pour lui, et pour les méchants, ça revenait au même. Callahan lui avait laissé un mot lui ordonnant d’arrêter de faire de la publicité dans tout East Stoneham. Comment peut-on être aussi stupide ??? c’était le dernier signe du Père à sai Tower, et la réponse semblait être : très facilement, il suffit d’y mettre un peu de bonne volonté.
— Pour sûr, dit Cullum. Sauf qu’il a fait beaucoup plus que jeter un œil (ses yeux, aussi bleus que ceux de Roland, scintillaient). Il en a acheté pour deux cents dollars, de la lecture.
Il a payé en traveller’s checks. Et alors il lui a demandé une liste des autres librairies d’occasion de la région. Ça en fait quelques-unes, si on compte Notions, à Norway, et Corbeilles et Merveilles, à Fryeburg. Et il lui a aussi fait écrire le nom des gens du coin qui ont des collections de livres, et qui font parfois des vide-greniers. Jane était terriblement excitée. Elle en a parlé dans toute la ville, pour sûr.
Eddie se porta la main au front et poussa un grognement éloquent. C’était bien le type qu’il avait rencontré, c’était bien Calvin Tower tout craché. Mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Qu’est-ce qu’il avait cru ? Qu’une fois arrivé au nord de Boston, il était tiré d’affaire ?
— Vous pouvez nous dire où le trouver ? demanda Roland.
— Oh, je peux même faire mieux que ça. Je peux vous mener directement à eux.
Roland jouait avec la balle, la faisant passer d’une main à l’autre. Il s’interrompit et secoua la tête.
— Non, vous, vous irez ailleurs.
— Où ça ?
— N’importe où où vous serez en sécurité, dit Roland. Je ne veux rien savoir d’autre, sai, aucun de nous ne veut savoir.
— Et moi je dis, bon sang, je suis pas sûr d’aimer beaucoup ça.
— Peu importe. Le temps presse.
Roland réfléchit un instant.
— Vous avez une cartomobile ?
Cullum eut l’air un peu déstabilisé, puis répondit, avec un grand sourire :
— Ouaip, une cartomobile et aussi une camionmobile. Je suis blindé.
Qui sonna comme blandé.
— Alors vous allez nous conduire à Dimity Road, chez Tower, dans l’un des deux, et pendant ce temps Eddie… — il marqua une pause —, Eddie, tu sais toujours conduire ?
— Roland, tu me fais de la peine, là.
Roland, qui n’avait jamais eu beaucoup d’humour, même au mieux de sa forme, ne sourit pas. Il reporta plutôt son attention sur le dan-tete — le petit sauveur — que le ka avait placé sur leur chemin.
— Une fois que nous aurons trouvé Tower, vous partirez de votre côté, John. Ce qui veut dire : n’importe où où nous ne serons pas. Prenez des petites vacances, si cela vous sied. Deux jours devraient suffire, puis vous pourrez reprendre vos affaires.
Roland espérait que leurs affaires à eux, à East Stoneham, seraient réglées avant le coucher du soleil, mais il ne voulait pas s’attirer la poisse en le disant à voix haute.
— Vous n’avez pas l’air de comprendre… c’est la période pleine, pour moi, dit Cullum.
Il tendit les mains, et Roland lui lança la balle.
— J’ai un hangar à peindre… et une grange dont les bardeaux ont besoin d’être retapés…
— Si vous restez avec nous, l’interrompit Roland, vous pourriez bien ne plus jamais voir un bardeau de votre vie.
Cullum le considéra en fronçant les sourcils, essayant visiblement de mesurer jusqu’à quel point il était sérieux. Le résultat ne lui fit pas plaisir.
Pendant ce temps, Eddie se surprit à se demander une nouvelle fois si Roland avait déjà vu Tower de ses propres yeux. Et il se rendit compte qu’il s’était trompé dans sa réponse la première fois — Roland l’avait bel et bien vu.
Bien sûr, qu’il l’a vu. C’est Roland qui a fait passer la bibliothèque remplie des premières éditions de Tower dans la Grotte de la Porte. Roland le regardait bien en face. Sa vision était peut-être un peu déformée, mais…
Eddie perdit le fil de son raisonnement, et par association d’idées, ses pensées revinrent inévitablement sur les livres précieux de Tower, des raretés telles que Le Dogan, de Benjamin Slightman Jr, et Salem, de Stephen King.
— Je prends juste mes clés et on est partis, dit Cullum, mais avant qu’il ait pu se retourner, Eddie lui lança :
— Attendez.
Cullum lui jeta un regard interrogateur.
— On a encore deux ou trois choses à éclaircir, il me semble.
Et il leva les mains, attendant la balle.
— Eddie, notre temps presse, lui rappela Roland.
— Je le sais, répondit le jeune homme. Et je le sais sans doute mieux que toi, parce que c’est contre ma femme que l’horloge tourne. Si je pouvais, je laisserais ce connard de Tower aux mains de Jack et je mettrais toute mon énergie à retrouver Susannah. Mais le ka ne me laissera pas faire. Ton foutu ka.
— Il nous faut…
— La ferme.
Jamais il n’avait parlé ainsi à Roland, mais à présent les mots sortaient tout seuls, et il ne ressentit aucune urgence de les retenir. En esprit, Eddie entendit résonner un vieux chant de La Calla : Comme à Commala, la palabre ne s’achève pas là.
— Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? lui demanda Cullum.
— Un homme du nom de Stephen King. Ça vous dit quelque chose ?
Et aux yeux de Cullum, il vit que oui.
— Eddie, tenta Roland d’une voix étrangement humble, que le jeune homme ne lui avait jamais entendue.
Il est aussi paumé que moi.
Pas rassurant, comme perspective.
— Andolini est peut-être toujours à notre recherche. Et surtout, il est sans doute à la recherche de Tower, maintenant qu’on lui a filé entre les doigts… et comme sai Cullum nous l’a dit clairement, Tower a fait en sorte de ne pas être trop difficile à trouver.
— Écoutez-moi, répliqua Eddie. Je joue à l’intuition, sur ce coup-là, mais il n’y a pas que de l’intuition. On a rencontré un homme, Ben Slightman, et cet homme a écrit un livre, dans un autre monde. Dans le monde de Tower. Dans ce monde-ci. Et on en a rencontré un autre, Donald Callahan, qui est le personnage d’un livre d’un autre monde. De ce monde-ci, encore une fois.
Cullum lui avait renvoyé la balle et Eddie la lança à Roland, sournoisement, et fort. Le Pistolero l’attrapa sans peine.
— C’aurait pu me paraître insignifiant, sauf qu’on est littéralement hantés par les livres, pas vrai ? Le Dogan. Le Magicien d’Oz. Charlie le Tchou-tchou. Et même la composition de fin d’année de Jake. Et maintenant, Salem. Je me dis que si ce Stephen King est réel…
— Oh, il est bien réel, fit Cullum.
Il jeta un œil par la fenêtre, en direction de l’Étang de Keywadin, balayé par les hurlements des sirènes, sur l’autre rive. Il contempla la colonne de fumée, qui maculait à présent tout le ciel bleu de sa noirceur hideuse. Puis il leva la main, attendant la balle de base-ball. Roland la lui lança en un long arc de cercle dont l’apogée effleura presque le plafond.
— Et ce livre qui vous met dans tous vos états, je l’ai lu. Je l’ai acheté à la ville, chez Bookland. J’ai trouvé que c’était une histoire fumante, aussi.
— Une histoire de vampires.
— Pour sûr, je l’ai entendu en parler à la radio. Il dit que l’idée lui est venue de Dracula.
— Vous avez entendu l’auteur à la radio, répéta Eddie.
Il ressentait de nouveau cette sensation d’euphorie cosmique, d’impatience et d’excitation. Il l’attribua au Percodan. Sans succès. Soudain il se sentit étrangement irréel, comme une ombre au travers de laquelle on pourrait voir, aussi légère que… eh bien, que la page d’un livre. Rien ne servait de comprendre que ce monde, celui de l’été 1977, sur le Rayon du temps, semblait réel, réel comme ne l’était aucun des autres où et quand — y compris les siens propres. Et ce sentiment était totalement subjectif, pas vrai ? Si on allait au fond des choses, comment pouvait-on être sûr qu’on n’était pas tous des personnages de romans ? Ou des pensées fugitives, passant par la tête d’un guignol assis dans le bus ? Ou une poussière éphémère dans l’œil de Dieu ? Ces pensées avaient quelque chose de fou, et avec un petit effort, elles pouvaient même vous rendre fou…
Et pourtant…
Hé copain, y a pas à s’inquiéter, pas de souci, tu as la clé.
Les clés, ma spécialité, pensa Eddie. Puis : King, le Roi, c’est une clé, pas vrai ? Calla, Callahan. Le Roi Cramoisi, Stephen King. Stephen King est-il le Roi Cramoisi de ce monde ?
Roland s’était apaisé. Eddie était certain que ça lui avait été difficile, mais le difficile, c’était la spécialité de Roland.
— Si tu as des questions à poser, vas-y, dit-il en faisant son mouvement de moulinet avec la main droite.
— Roland, je ne sais même pas par où commencer… ces idées que j’ai, elles sont tellement énormes… tellement… effrayantes, si tu regardes bien…
— Mieux vaut que tu ailles au plus simple, alors.
Roland attrapa la balle que lui lança Eddie, mais il avait maintenant l’air un peu moins patient.
— Il faut vraiment qu’on change de décor.
Eddie le savait, ô combien. Il aurait bien posé sa question en route, s’ils avaient pu voyager dans la même voiture. Mais tel n’était pas le cas, et Roland n’avait jamais conduit un véhicule à moteur, ce qui empêchait Eddie et Cullum de faire le trajet ensemble.
— D’accord. Qui est-il ? Commençons par là. Qui est Stephen King ?
— Un écrivain, répondit Cullum, en regardant Eddie d’un air qui voulait dire : Tu es demeuré, fiston, ou quoi ? Il vit à Bridgton, avec sa famille. Un gars sympa, à ce qu’on dit.
— Bridgton, c’est loin d’ici ?
— Oh… à trente ou quarante kilomètres.
— Quel âge a-t-il ? tâtonna fébrilement Eddie, conscient que les bonnes questions étaient sans doute tout près, même s’il ne les formulait pas encore précisément.
John Cullum cligna d’un œil et parut calculer.
— Pas si vieux, je dirais. S’il a trente ans, c’est bien le maximum.
— Ce livre, là… Salem… ça s’est bien vendu ?
— J’en sais rien. Des tas de gens le lisent, par ici, c’est tout ce que je peux te dire. Mais ça se passe dans le Maine. Et puis il y a eu les pubs à la télé, tu vois. Et puis ils ont fait un film, à partir de son premier livre. Mais je suis pas allé le voir, ça avait l’air trop sanglant.
— Quel était le titre ?
Cullum réfléchit, puis secoua la tête.
— Impossible de m’en souvenir. C’était en un seul mot. Le nom de l’héroïne, je peux pas dire mieux. Peut-être que ça me reviendra.
— Ce n’est pas un entrant, d’après vous ?
Cullum éclata de rire.
— Il est né et a grandi dans l’État du Maine. J’imagine que ça fait de lui un résident.
Roland observait Eddie avec une impatience grandissante, et le jeune homme décida de jeter l’éponge. C’était pire que de jouer au ni oui ni non. Mais bon sang, le Père Callahan était bien réel, et il était aussi le personnage d’un livre de fiction écrit par ce King, et ce King vivait précisément dans une zone que Cullum décrivait lui-même comme un repaire d’entrants. L’un de ces entrants ressemblait beaucoup à un serviteur du Roi Cramoisi, selon Eddie. Une femme chauve avec un œil sanguinolent au milieu du front, avait dit John.
Mieux valait oublier ça pour l’instant, et se concentrer sur Tower. Il avait beau être exaspérant, il restait propriétaire d’un certain terrain vague où poussait en liberté la rose la plus précieuse de tout l’univers. Et il savait aussi tout un tas de trucs sur les livres rares et ceux qui les avaient écrits. Il en savait vraisemblablement plus sur l’auteur de Salem que sai Cullum. L’heure était venue de lâcher prise. Mais…
— OK, fit-il en renvoyant la balle au gardien. Remettez ce truc sous clé et filons à Dimity Road, si ça vous sied. Juste une ou deux questions, pour finir.
Cullum haussa les épaules et remit la balle Yaz dans sa vitrine.
— La balle est dans ton camp.
— Je sais, fit Eddie…
Et soudain, pour la deuxième fois depuis qu’il avait passé la porte, Susannah lui parut étrangement proche. Il la vit assise dans une pièce remplie d’équipement de surveillance datant des calendes grecques. Le Dogan de Jake, de toute évidence… à la manière dont Susannah l’imaginait. Il la vit parler dans un micro, et bien qu’il ne pût l’entendre, il voyait bien son ventre gonflé et son visage apeuré. Elle était très enceinte, à présent. Enceinte et prête à éclater. Il savait trop bien ce qu’elle disait : Viens, Eddie, sauve-moi, Eddie, sauve-nous toutes les deux, fais vite, avant qu’il soit trop tard.
— Eddie ? appela Roland. Tu as viré au gris. C’est ta jambe.
— Ouais, fit Eddie, bien qu’en cet instant précis sa jambe ne le fit pas du tout souffrir.
Il repensa à la clé à sculpter. À cette responsabilité redoutable, de savoir qu’il fallait tomber juste, au millimètre près. Et il se retrouvait là, quasiment dans la même situation. Il tenait quelque chose, il le savait… mais quoi ?
— Ouais, ma jambe.
Du revers de sa manche, il essuya la sueur sur son front.
— John. À propos du titre de ce livre. Salem. C’est le diminutif de Jerusalem’s Lot, n’est-ce pas ?
— Pour sûr.
— C’est le nom de la ville, dans le livre.
— Pour sûr.
— Dans le deuxième livre de Stephen King.
— Pour sûr.
— Dans son deuxième roman.
— Eddie, fit Roland, ça devrait suffire.
Eddie le repoussa d’un geste du bras, mais la douleur le fit grimacer. Son attention se portait sur John Cullum.
— Jerusalem’s Lot, ça n’existe pas, n’est-ce pas ?
Cullum dévisagea Eddie comme s’il était fou à lier.
— Bien sûr que non. C’est une histoire inventée, avec des gens inventés, dans une ville inventée. Ça parle de vampires.
Oui, pensa Eddie, et si je te disais que j’ai de bonnes raisons de croire que les vampires sont bien réels… sans parler des démons invisibles, des boules magiques, et des sorcières… tu serais prêt à jurer que je suis bon à enfermer, je me trompe ?
— Est-ce que par hasard vous sauriez si Stephen King a toujours habité dans cette ville de Bridgton ?
— Non. Lui et sa famille se sont installés ici il y a deux, peut-être trois ans. Je crois qu’avant ils étaient à Windham, au nord de l’État. Ou peut-être que c’était Raymond. Enfin, l’une de ces villes-là, c’est sûr.
— Est-ce qu’il serait juste de dire que les entrants dont vous nous avez parlé ont commencé à se manifester quand ce type s’est pointé dans le coin ?
Les sourcils broussailleux de Cullum s’arquèrent, puis se rejoignirent. De l’eau monta le vacarme rythmé d’une trompe, comme une corne de brume.
— Tu sais, finit par dire Cullum, tu tiens peut-être quelque chose là, fiston. C’est peut-être qu’une coïncidence, mais peut-être pas.
Eddie acquiesça. Il se sentait émotionnellement vidé, comme un avocat à la fin d’un contre-interrogatoire long et ardu.
— Faisons péter la baraque, dit-il à Roland.
— Ça pourrait être une bonne idée, dit Cullum, puis il fit un signe de tête en direction de l’étang, où se déchaînait la fanfare des cornes de brume.
— C’est le rafiot de Teddy Wilson. C’est le policier du comté. Il est aussi garde-chasse.
Cette fois-ci, il lança à Eddie un jeu de clés de voiture, en guise de balle de base-ball.
— Je te confie la boîte automatique. Au cas où tu serais vraiment rouillé. La camionnette a un levier de vitesse. Tu me suis, et en cas de pépin, tu appuies sur le klaxon.
— Je le ferai, vous pouvez me croire.
Tandis qu’ils quittaient la maison derrière Cullum, Roland demanda :
— C’était encore Susannah ? C’est pour ça que tu es devenu livide ?
Eddie hocha la tête.
— Nous l’aiderons, si nous le pouvons. Mais c’est sans doute le seul moyen d’arriver jusqu’à elle.
Eddie le savait. Il savait aussi que, le temps qu’ils la rejoignent, il serait peut-être trop tard.
SOLISTE :
Commala-ka-cata
Te voilà entre les mains du destin.
Que tu sois réel ou pas
Le temps n’attendra pas demain.
CHŒUR :
Commala-sept-huit !
Le temps n’attendra pas demain !
Que ton ombre soit courte ou longue, pfuit !
Te voilà entre les mains du destin.