DIXIÈME COUPLET SUSANNAH-MIO, MA CHÉRIE DIVISÉE

UN

« John Fitzgerald Kennedy est mort cet après-midi à l’hôpital Parkland Memorial. »

Cette voix, celle de Walter Conkrite, dans un rêve.

« Le dernier pistolero d’Amérique est mort. Ô Discordia ! »

DEUX

Tandis que Mia quittait la chambre 1919 du New York Plaza-Park (qui deviendrait sous peu le Regal-Plaza des Nations unies, projet de Sombra/North Central, ô Discordia), Susannah eut une sorte d’évanouissement. De l’inconscience, elle sombra dans un cauchemar brutal peuplé de nouvelles brutales.

TROIS

La voix suivante est celle de Chet Huntley, coprésentateur du Huntley-Brinkley Show. C’est aussi — dans des tournures qu’elle ne comprend pas — celle d’Andrew, son chauffeur.

— Diêm[11] et Nehru[12] sont morts, dit cette voix. À présent faites entrer les chiens de guerre, que commence le récit des malheurs. D’ici à Jéricho Hill, le chemin est pavé de péché et baigné de sang. Ah, Discordia ! Charyou Tri ! Vienne la moisson !

Où suis-je ?

Elle regarde autour d’elle et voit un mur de béton entièrement recouvert d’un imbroglio de noms, de slogans et de dessins obscènes. Au milieu, où quiconque assis sur le trottoir ne peut le rater, s’étale un message de bienvenue : SALUT NEGRO BIENVENUE À OXFORD TRAÎNE PAS DANS LE COIN APRÈS LE COUCHER DU SOLEIL !

L’entrejambe de son pantalon est humide ; en dessous, ses sous-vêtements sont carrément trempés, et elle se rappelle pourquoi : la mise en liberté sous caution avait beau avoir été communiquée en avance, les flics les ont gardés aussi longtemps qu’ils ont pu, ignorant joyeusement le chœur croissant des supplications de ceux qui voulaient aller aux toilettes. Pas de toilettes dans les cellules. Pas de lavabos. Pas même un seau. Pas besoin d’être le grand gagnant de Questions pour un champion pour piger : ils étaient censés se pisser dessus, c’était prévu. Ils étaient censés reprendre contact avec leur nature animale essentielle, et c’est ce qu’elle avait fini par faire, elle, Odetta Holmes…

Non, se dit-elle, Je suis Susannah. Susannah Dean. On m’a de nouveau faite prisonnière, jetée en prison, mais je suis toujours moi.

Elle entend des voix au-delà du mur de cellules, des voix qui pour elle résument le présent. Elle est censée croire qu’elles viennent d’un poste de télé dans le bureau de la prison, mais c’est forcément un piège. Ou bien une blague bien abjecte, dans son genre. Sinon, pourquoi Frank McGee dirait-il que Bobby, le frère du président Kennedy, est mort ? Pourquoi Dave Garroway, qui anime l’émission Today, dirait-il que le petit garçon du président est mort, que John-John s’est tué dans un accident d’avion ? Entendre ce mensonge monstrueux, assise dans la cellule puante d’une prison du sud des États-Unis, quand on a les sous-vêtements qui vous collent à l’entrejambe ! Pourquoi « Buffalo » Bob Smith de l’émission télévisée Howdy Doody hurle-t-il « Cowabunga, les gosses, Martin Luther King est mort » ? Et tous les gosses qui répondent en hurlant : « Commala-hourra ! On adore c’que tu dis, mon gars ! Un bon nègre, c’est un nègre mort, alors descends-en un fissa ! »

La caution ne va pas tarder à arriver. C’est à ça qu’il faut qu’elle se raccroche, à ça.

Elle s’approche des barreaux et s’y agrippe. Oui, elle est bien à Oxford Town. Retour à Oxford, deux morts à la nuit tombée, il ferait mieux de faire une enquête vite fait. Mais elle va sortir, et elle s’envolera loin, très loin, chez elle, et juste après ça elle aura un tout nouveau monde à explorer, avec une nouvelle personne à aimer, et une nouvelle personne à être. Commala-quelle-veine, le voyage commence à peine.

Oh, mais c’est un mensonge. Le voyage est presque fini. Son cœur le sait.

Dans le couloir une porte s’ouvre et elle entend des pas claquer, qui viennent vers elle. Elle regarde dans leur direction — pleine d’enthousiasme, espérant voir arriver la caution, ou un garde avec un jeu de clés —, au lieu de quoi elle voit une femme noire, avec aux pieds une paire de chaussures volées. C’est son vieux moi. C’est Odetta Holmes. Elle est peut-être pas allée à Morehouse, mais elle est allée à Columbia. Et dans tous ces cafés, là-bas, dans le Village. Et au Château sur l’Abysse, elle est allée dans cette maison-là aussi.

— Écoute-moi, lui dit Odetta. Personne ne pourra te sortir de là à part toi-même, ma grande.

— T’as inté’êt à p’ofiter d’ces jambes tant qu’tu les as, ma choute !

La voix qu’elle entend sortir de sa propre bouche est rude, et agressive, une voix qui cherche la bagarre, mais où perce la peur. La voix de Detta Walker.

— Passque tu vas les pe’d’ bientôt, j’te l’dis ! Coupées pa’l’t’ain A ! Le fameux t’ain A ! Ce type, Jack Mo’t, il va te pousser d’ssous, à la station de Ch’istopher St’eet !

Odetta la regarde calmement et répond :

— La ligne A ne passe pas par là. Elle n’est jamais passée par là.

— De qui tu m’pa’les, espèce de salope ?

Odetta ne se laisse pas leurrer par la voix ordurière et blasphématoire. Elle sait de qui elle parle. Et elle sait de quoi elle parle. Le pilier de la vérité a un trou en son milieu. Ce ne sont pas les voix du gramophone mais celles de nos amis morts. Il y a des fantômes, dans les chambres de la ruine.

— Retourne au Dogan, Susannah. Et rappelle-toi ce que je te dis : il n’y a que toi qui puisses te sauver. Il n’y a que toi qui puisses te sortir de Discordia.

QUATRE

Cette fois-ci, c’est la voix de David Brinkley, annonçant qu’un certain Stephen King s’est fait renverser par une camionnette alors qu’il se promenait près de chez lui, et qu’il est mort. King avait cinquante-deux ans, il ajoute qu’il est l’auteur de nombreux romans, notamment Le Fléau, Shining et Salem. Ah, Discordia, dit Brinkley, le monde s’enfonce dans les ténèbres.

CINQ

Odetta Holmes, cette femme que Susannah était autrefois, passe le bras entre les barreaux et pointe le doigt derrière elle en répétant :

— Il n’y a que toi qui puisses te sauver. Mais la voie des armes est la voie de la damnation autant que du salut ; à la fin, il n’y a plus de différence.

Susannah se retourne pour regarder ce que désigne son doigt, et le spectacle la remplit d’effroi. Ce sang ! Mon Dieu ! Tout ce sang ! Elle voit un récipient rempli de sang, et baignant dedans, une chose morte monstrueuse, un bébé mort, mais un bébé pas humain, l’a-t-elle tué elle-même ?

— Non ! hurle-t-elle. Jamais ! JAMAIS DE LA VIE !

— Alors le Pistolero mourra et la Tour Sombre s’effondrera, dit la terrible femme debout dans le couloir, cette femme qui porte les chaussures de Trudy Damascus.

— Discordia, assurément.

Susannah ferme les yeux. Peut-elle se forcer à s’évanouir ? Peut-elle s’évanouir et quitter cette cellule, ce monde terrible ?

C’est ce qu’elle fait. Elle tombe dans les ténèbres et le bip ouaté des machines, et la dernière voix qu’elle entende est celle de Walter Conkrite, annonçant que Diêm et Nehru sont morts, que l’astronaute Alan Shepard est mort, que Lyndon Johnson est mort, que Richard Nixon est mort, qu’Elvis Presley est mort, que Rock Hudson est mort, que Roland de Gilead est mort, qu’Eddie de New York est mort, que Jake de New York est mort, que le monde est mort, les mondes, que la Tour s’effondre, qu’un trilliard d’univers sont en train de fusionner, et que tout n’est que Discordia, tout n’est que ruine, tout a pris fin.

SIX

Susannah ouvrit les yeux et jeta un regard frénétique autour d’elle, cherchant désespérément de l’air. Elle faillit tomber de la chaise sur laquelle elle était assise. C’était un de ces engins qui roulent, positionné devant le panneau de commande recouvert de boutons, d’interrupteurs et de lumières clignotantes. Au-dessus d’elle pendaient les écrans de télé en noir et blanc. Elle était de retour au Dogan. Oxford

(Diêm et Nehru sont morts)

n’avait été qu’un rêve. Un rêve dans un rêve, si vous préférez. Celui-ci en était un autre, mais un peu mieux, à tout prendre.

Sur la plupart des écrans qui diffusaient des images de Calla Bryn Sturgis la dernière fois qu’elle était venue, elle ne voyait que de la neige ou des images-tests. L’un d’eux, cependant, montrait le couloir du dix-neuvième étage du Plaza-Park. La caméra glissa vers les ascenseurs, et Susannah comprit que c’était à travers les yeux de Mia qu’elle regardait.

Mes yeux, rectifia-t-elle. Sa colère n’était pas costaude, mais elle sentait qu’elle pouvait être nourrie. Il faudrait qu’elle soit nourrie, si Susannah voulait pouvoir regarder dans les yeux cette chose innommable qu’elle avait vue en rêve. Cette chose dans le coin de sa cellule de la prison d’Oxford. Cette chose dans la bassine remplie de sang.

Ce sont mes yeux. Elle les a pris en otages, c’est tout.

Un autre écran montrait Mia arrivant dans le hall, examinant les boutons de l’ascenseur, puis appuyant sur le bouton avec une flèche vers le bas.

On est en route pour aller voir la sage-femme, se dit Susannah en fixant l’écran d’un air sévère, puis elle éclata d’un rire bref et sans joie. Oh, on va voir la sage-femme, la merveilleuse sage-femme d’Oz. Parce que parce que parce-QUEEEEE… parce qu’elle fait des merveilles !

Elle avait sous les yeux les cadrans qu’elle avait déréglés, en se donnant un mal considérable — bon Dieu, cette douleur. TEMP ÉMOTIONNELLE était toujours sur 72. L’interrupteur à bascule marqué P’TIT GARS était toujours sur ENDORMI, et sur le moniteur au-dessus, l’image du fœtus était en noir et blanc, comme tout le reste. Aucun signe de ces yeux bleus dérangeants. L’absurde FORCE DE TRAVAIL était resté sur 2, mais elle constata que la plupart des diodes orange dans cette pièce étaient passées au rouge. De nouvelles fissures étaient apparues dans le sol et le vieux soldat dans son coin avait perdu la tête : la vibration sourde et croissante des machines en sous-sol avait fait basculer le crâne par terre, et il souriait à présent de toutes ses dents à l’intention des loupiotes fluorescentes au plafond.

L’aiguille Susannah-Mio avait atteint la limite de la zone jaune ; sous les yeux de Susannah, elle pénétra dans le rouge. Danger, danger, Diêm et Nehru sont morts. Papa Doc Duval-lier est mort. Jackie Kennedy est morte.

Elle essaya de faire bouger les indicateurs une nouvelle fois, mais en vain : ils étaient toujours bloqués. Mia n’avait peut-être pas su agir sur les commandes, mais bloquer les indicateurs dans la position qui lui convenait ? Elle devait au moins savoir faire ça.

Les haut-parleurs au-dessus d’elle se mirent à grésiller puis à brailler, assez fort pour la faire sursauter. Et, entre deux explosions de parasites, la voix d’Eddie.

Suze !… née !… Gaspille… née ! Avant qu’elle… mène… doit aller… coucher. Tu m’entends ?

Sur l’écran qu’elle avait identifié comme étant la vision de Mia, les portes de l’ascenseur central s’ouvrirent. Cette chienne de preneuse d’otage en cloque y entra. Susannah le remarqua à peine. Elle s’empara du micro et poussa l’interrupteur sur le côté.

— Eddie ! hurla-t-elle. Je suis en 1999 ! Les filles se baladent le ventre à l’air et leurs bretelles de soutien-gorge…

Mon Dieu, mais qu’est-ce qui lui prenait de débiter des âneries pareilles ? Elle fit un effort colossal pour retrouver ses esprits.

— Eddie, je ne comprends pas ce que tu dis ! Répète, trésor !

Pendant quelques secondes elle n’entendit rien d’autre que les parasites, ainsi que du larsen à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Elle s’apprêtait à reprendre le micro quand la voix d’Eddie revint, un peu plus claire, cette fois-ci.

Perdre… journée ! Jake et… Père Cal… tiens le coup ! Gaspille… avant qu’elle… là où… accoucher. Ponds, si tu m’entends !

— Je t’entends, c’est tout ce que je peux te dire ! s’écria-t-elle.

Elle serrait le manche argenté du micro tellement fort qu’il tremblait entre ses doigts.

— Je suis en 1999 ! Juin 1999 ! Mais je ne comprends pas tout ce que tu dis, trésor ! Répète ! Et dis-moi si tu vas bien !

Mais Eddie avait disparu.

Après avoir essayé de l’appeler une demi-douzaine de fois, pour ne recevoir en réponse qu’une salve de grésillements, elle reposa le micro et tenta de déchiffrer ce qu’il avait essayé de lui dire. Elle tenta aussi de mettre de côté la joie de savoir qu’Eddie était encore en état d’essayer de lui dire quoi que ce soit.

— Gaspille la journée.

Cette partie-là au moins était claire.

— Gaspille la journée. Comme « tue le temps ».

Elle se dit qu’elle avait dû saisir l’idée d’ensemble. Eddie voulait qu’elle ralentisse Mia. Peut-être parce que Jake et le Père Callahan allaient venir ? Pour ce qui était de cette information, elle était moins sûre, et ça ne lui plaisait pas beaucoup, de toute façon. Jake était pistolero, d’accord, mais il n’était aussi qu’un gamin. Et Susannah avait comme l’intuition que la clientèle du Cochon du Sud serait plutôt du genre ignoble.

Pendant ce temps, sur Télé-Mia, les portes de l’ascenseur s’ouvraient de nouveau. Cette chienne de preneuse d’otage en cloque avait atteint le grand hall. Pour le moment, Susannah remit Eddie, Jake et le Père Callahan dans un coin de sa tête. Elle se rappelait que Mia avait refusé de passer devant, même quand leurs jambes de Susannah-Mio étaient sur le point de disparaître de sous leur corps partagé de Susannah-Mio. Parce que, pour détourner un vieux poème en passant, elle était seule et apeurée dans un monde qu’elle n’avait jamais créé.

Parce qu’elle était timide.

Et, bon sang, on peut dire que les choses avaient changé, dans le hall de l’hôtel Plaza-Park, pendant que la chienne de preneuse d’otage en cloque était en haut, à attendre son coup de téléphone. Les choses avaient changé du tout au tout.

Susannah se pencha en avant, les coudes en appui sur le bord du panneau de commande, le menton posé sur les paumes de ses mains.

Voilà qui promettait d’être intéressant.

SEPT

Mia sortit de l’ascenseur, puis essaya d’y rentrer immédiatement. Mais elle se cogna aux portes, assez fort pour qu’on entende le tintement d’ivoire de ses dents qui s’entrechoquaient. Elle regarda autour d’elle, perplexe, se demandant visiblement comment la petite pièce qui montait et descendait avait pu disparaître comme ça.

Susannah ! Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Pas de réponse de la femme à peau sombre dont elle portait à présent le visage, mais Mia comprit vite qu’elle n’avait pas besoin de réponse. Elle observa l’emplacement de la porte de la cabine. Si elle appuyait de nouveau sur le bouton, la porte se rouvrirait probablement, mais il lui fallait d’abord vaincre cette impulsion soudaine de retourner dans la chambre 1919. Elle en avait fini, là-bas. Sa véritable tâche l’attendait, quelque part au-delà des portes de ce hall.

Elle regarda en direction de ces portes avec ce désarroi de petite fille susceptible de dégénérer en pure panique à la moindre parole un peu vive ou au moindre regard un peu dur.

Elle n’était restée en haut qu’un peu plus d’une heure, mais pendant ce temps, l’accalmie de l’après-midi dans le hall avait pris fin. Une petite dizaine de taxis en provenance des aéroports de La Guardia et Kennedy s’étaient garés devant l’hôtel quasiment en même temps. De même qu’un car de touristes japonais arrivant de l’aéroport de Newark. Le circuit avait démarré de Sapporo, et la cinquantaine de couples avaient réservé au Plaza-Park. À présent, le hall se remplissait rapidement de gens qui jacassaient. La plupart avaient des yeux noirs étirés en amande, des cheveux noirs et brillants, et des rectangles étranges autour du cou, au bout d’une sangle. De temps à autre l’un d’eux soulevait cet objet et le dirigeait vers quelqu’un d’autre. Il y avait un éclair lumineux, des rires, des cris (Domo ! Domo !). Trois files d’attente s’étaient formées au guichet. La ravissante jeune femme qui avait accueilli Mia en des temps plus sereins avait été rejointe par deux autres employés et tous travaillaient comme des galériens. La hauteur sous plafond était telle que les rires et les échos de conversations mêlés résonnaient en une langue étrange qui rappelait à Mia le gazouillis des oiseaux. Les enfilades de miroirs ajoutaient à la confusion générale en faisant paraître le vestibule deux fois plus plein qu’il ne l’était vraiment.

Indécise, Mia eut un mouvement de recul.

— Suivant ! hurla un des employés en faisant tinter une cloche.

Il sembla à Mia que le son traversait ses pensées confuses comme une flèche d’argent.

— Suivant, s’il vous plaît !

Un homme arborant un large sourire — les cheveux noirs plaqués sur le crâne, la peau jaune, des yeux bridés derrière des lunettes rondes — se précipita vers Mia, tenant une de ces boîtes-à-éclairs rectangulaires. Mia s’arma de courage, résolue à le tuer s’il l’attaquait.

— Vous pouvoir prende photo moi et ma femme, OK ?

En lui tendant la boîte-à-éclairs. Pour qu’elle la lui prenne. Mia eut un mouvement de recul, se demandant s’il y avait des radiations, si les éclairs pourraient être nocifs pour son bébé.

Susannah ! Qu’est-ce que je fais ?

Pas de réponse. Bien sûr, comment pouvait-elle espérer l’aide de Susannah après ce qui venait de se passer ? Mais…

L’homme au grand sourire essayait toujours de lui donner sa boîte-à-éclairs. Il avait l’air un peu perplexe, mais ne se laissait pas démonter.

— Vous prende photo, OK ?

En lui mettant la chose rectangulaire dans la main. Il recula et plaça son bras autour des épaules d’une dame qui lui ressemblait comme une sœur, sauf pour les cheveux, qu’elle avait aussi noirs et brillants, mais coupés sur le front « à la petite fille », se dit Mia. Même leurs lunettes rondes étaient identiques.

— Non, dit Mia. Non, j’implore votre pardon… non.

À présent la panique était très proche, et très vive, elle tourbillonnait et baragouinait là, juste devant elle

(vous prende photo, nous tuer bébé)

et Mia eut le réflexe de lâcher le clignoteur rectangulaire par terre. Mais ça risquait de le casser, et de libérer le maléfice qui lançait des éclairs.

Elle décida donc de le poser avec précaution, avec un sourire d’excuse à l’intention du couple japonais surpris (l’homme avait toujours le bras autour des épaules de sa femme), et se dirigea avec empressement vers la petite boutique de souvenirs. Même le piano avait changé d’air ; aux mélodies apaisantes avait succédé un morceau syncopé et dissonant, martelé comme une migraine musicale.

Il me faut une chemise, parce qu’il y a du sang sur celle-ci. Je vais prendre la chemise et puis je me rendrai au Cochon du Sud, au coin de la 61e et de Lexingworth… Lexington, je veux dire, Lexington… et là j’aurai mon bébé. J’aurai mon bébé et toute cette confusion prendra fin. Je repenserai à la peur que j’ai eue et j’en rirai.

Mais la boutique aussi était pleine de monde. Des Japonaises examinaient les souvenirs et babillaient entre elles dans leur langue d’oiseaux pendant que leurs maris étaient allés remplir les papiers. Mia apercevait un comptoir croulant sous les chemises, mais il y avait des femmes tout autour, qui les dépliaient pour les regarder. Et il y avait une autre queue à la caisse.

Susannah, qu’est-ce que je dois faire ? Il faut que tu m’aides !

Pas de réponse. Elle était là-dedans, Mia la sentait, mais elle ne voulait pas l’aider.

Et franchement, est-ce que je le ferais, dans sa situation ? se dit-elle.

Eh bien, peut-être que oui. Bien sûr, il faudrait lui faire miroiter une récompense digne de ce nom, mais…

La seule récompense que je veuille de toi, c’est la vérité, lui dit froidement Susannah.

Quelqu’un bouscula Mia dans l’entrée de la boutique et elle fit volte-face, mettant les mains en garde. Si c’était un ennemi pour elle ou pour son p’tit gars, elle allait lui arracher les yeux.

— Paldon, fit une femme souriante à chevelure noire.

Comme l’homme croisé dans le hall, elle portait une de ces boîtes-à-éclairs rectangulaires. Au milieu miroitait une sorte d’œil en verre circulaire qui fixait Mia. Elle voyait son propre visage reflété dedans, petit, sombre et désemparé.

— Vous prende photo, OK ? Prende photo moi et amie ?

Mia n’avait aucune idée de ce que racontait cette femme ou de ce qu’elle voulait, ou encore de ce que les boîtes-à-éclairs étaient censées faire. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il y avait trop de monde, il y en avait partout, une vraie maison de fous. À travers la vitrine de la boutique, elle voyait que le spectacle était le même devant l’entrée de l’hôtel. Elle apercevait des voitures jaunes et de longues voitures noires avec des vitres à travers lesquelles on ne voyait pas (les gens à l’intérieur devaient pouvoir regarder, eux), et un énorme véhicule argenté qui grondait, le long du trottoir. Deux hommes en uniforme vert se tenaient dans la rue, soufflant dans des sifflets argentés. Tout près, quelque chose se mit à marteler bruyamment. Pour Mia, qui n’avait jamais entendu un marteau piqueur, le son rappelait celui d’une arme à rafales, mais personne à l’extérieur ne se jetait à plat ventre sur le trottoir ; personne n’avait même l’air alarmé.

Comment était-elle censée se rendre au Cochon du Sud par elle-même ? Richard P. Sayre avait dit qu’il était certain que Susannah pourrait l’aider à le trouver, mais Susannah s’était murée dans son silence borné et stupide, et Mia elle-même était sur le point de perdre complètement les pédales. C’est alors que Susannah se remit à parler. Maintenant je vais t’aider un petit peu — trouve-toi un coin tranquille où reprendre ton souffle et débrouille-toi pour m’arranger cette chemise — tu es prête à me donner des réponses claires ? À quel propos ?

À propos du bébé, Mia. Et de sa mère. De toi. C’est ce que j’ai fait !

Je ne crois pas, non. Je ne crois pas que tu sois plus démoniaque que… eh bien, que moi. Je veux la vérité. Pourquoi ?

Je veux la vérité, répéta Susannah, puis elle se tut de nouveau, refusant de répondre plus longtemps aux questions de Mia. Et lorsqu’un énième petit bonhomme souriant s’approcha avec une énième boîte-à-éclairs, les nerfs de Mia lâchèrent. À cet instant précis, le simple fait de traverser le hall de l’hôtel lui paraissait au-delà de ses forces ; alors comment était-elle censée aller jusqu’au Cochon du Sud toute seule ? Après toutes ces années passées

Fedic)

Discordia)

(au Château sur l’Abysse)

se retrouver au milieu de tous ces gens lui donnait envie de hurler. Et après tout, pourquoi ne pas raconter à la femme à peau noire le peu de chose qu’elle savait ? Elle — Mia, fille de personne, mère d’un seul — avait bien les choses en main. Quel mal y avait-il à dire un peu la vérité ?

Très bien, abdiqua-t-elle. Je ferai ce que tu me demandes, Susannah, Odetta, ou qui que tu sois. Aide-moi, c’est tout. Sors-moi d’ici.

C’est Susannah Dean qui passa devant.

HUIT

Il y avait des toilettes pour femmes, près du bar de l’hôtel, derrière le coin du piano. Deux des femmes à cheveux noirs et à peau jaune avec des yeux fendus se tenaient devant les lavabos, l’une se lavant les mains, l’autre se recoiffant, toutes les deux jacassant leurs cui-cui. Aucune ne prêta attention à la dame kokujin qui passait à côté d’elles, se rendant jusqu’aux cabines. Quelques secondes plus tard, elles sortirent, rendant la pièce à un silence béni, hormis le discret fond musical diffusé par les haut-parleurs accrochés en hauteur.

Mia comprit comment marchait le verrou et le ferma. Elle allait s’asseoir sur la cuvette quand Susannah intervint :

Retourne-la.

Quoi ?

La chemise, ma fille. Retourne-la, au nom de ton père !

La chemise en question était une callum-ka en tissu grossier, le genre de vêtement porté indifféremment par les hommes et par les femmes dans la campagne de rizières, quand le temps se rafraîchissait. Elle avait ce qu’Odetta Holmes aurait appelé un col bénitier. Pas de boutons, alors oui, on pouvait très facilement la retourner, mais…

De nouveau Susannah, s’impatientant visiblement :

Tu vas rester commala-lune comme ça toute la journée ? Retourne-la ! Et rentre-la dans ton jean, cette fois-ci.

P… pourquoi ?

Ça te donnera un air différent, répondit vivement Susannah.

Mais ce n’était pas la raison principale. Ce qu’elle voulait, c’était se regarder en dessous de la taille. Si ses jambes étaient celles de Mia, elles étaient probablement blanches. Elle était fascinée (et un peu écœurée) à l’idée qu’elle était devenue une sorte d’hybride bicolore.

Mia marqua une pause, frottant les taches les plus visibles, au-dessus de son sein gauche. Au-dessus de son cœur. Retourne-la ! Dans le hall, quelques idées sans queue ni tête lui avaient traversé l’esprit (hypnotiser les clients de la boutique à l’aide de la tortue miniature était de loin la plus viable), mais retourner tout bonnement cette fichue chemise n’en faisait pas partie. Ce qui démontrait simplement combien elle s’était laissé gagner par la panique. Mais à présent…

Avait-elle besoin de Susannah, pendant cette brève période où elle se trouverait dans cette cité surpeuplée et déroutante, si différente des salles silencieuses du château et des rues calmes de Fedic ? Simplement pour se rendre d’ici au coin de la 61e et de Lexingworth ?

Lexington, corrigea la femme emprisonnée à l’intérieur d’elle. Lexington. Incapable de te le rappeler, pas vrai ?

Si, si, elle se rappelait. Et il n’y avait aucune raison d’oublier une chose aussi simple, elle avait beau ne pas être allée à Morehouse, ni dans aucune maison, elle n’était pas stupide pour autant. Alors pourquoi…

Quoi ? demanda-t-elle subitement. Qu’est-ce qui te fait sourire ?

Rien, fit la femme à l’intérieur…

Mais elle souriait toujours. Elle était presque hilare. Mia le sentait, et ça ne lui plaisait pas. Là-haut, dans la chambre 1919, Susannah lui avait hurlé dessus, dans un mélange de terreur et de rage, l’accusant d’avoir trahi l’homme que Susannah aimait, et l’homme qu’elle suivait. Il y avait assez de vrai là-dedans pour faire honte à Mia. Elle n’avait pas aimé ce sentiment, mais elle préférait la femme à l’intérieur quand elle hurlait comme une hystérique et qu’elle était complètement chamboulée. Alors que ce sourire la rendait nerveuse. Cette version de la femme à peau brune essayait de renverser les rôles ; peut-être même pensait-elle les avoir réellement renversés. Ce qui était impossible, bien sûr, puisqu’elle était sous la protection du Roi, mais…

Dis-moi pourquoi tu souris !

Oh, pour pas grand-chose, répondit Susannah.

Sauf que maintenant elle avait la même voix que l’autre, celle qui s’appelait Detta. Mia ne pouvait vraiment pas la supporter, celle-là. Elle en avait un peu peur, de celle-là.

Je ’epense juste à ce type, Sigmund F’eud, mon chou — un sal’culé d’cul blanc, mais pas stupide. Il disait que quand quelqu’un oubliait tout l’temps que’qu’chose, c’est p’t-êt’pasque cette pe’sonne, elle veut l’oublier.

C’est idiot, répondit froidement Mia.

Derrière la porte de la cabine où se jouait cette petite conversation mentale, elle entendit entrer deux — non, au moins trois, peut-être même quatre — autres femmes, gazouillant toujours, et leurs gloussements firent grincer les dents de Mia.

Pourquoi est-ce que je voudrais oublier le lieu où on m’attend pour m’aider à avoir mon bébé ?

Eh ben, ce F’eud — ce sale g’os culé d’cul blanc viennois avec son ciga’e — il ’aconte qu’on a un esp’it en dessous de l’esp’it, il appelle ça l’inconscient, ou le subconscient, ou cette salope’ie de conscient que’qu’chose. Maintenant, je dis pas que ça existe, j’dis que lui il le dit.

(Gaspille la journée, lui avait dit Eddie, de ça au moins elle était certaine, et elle allait faire de son mieux, espérant seulement qu’elle n’allait pas conduire Jake et le Père Callahan à la mort, ce faisant.)

C’bon vieux sal’culé d’cul blanc d’F’eud, il dit que pou’plein d’cho-ses, le subconscient ou l’inconscient, il est plus malin que celui du d’ssus. Qu’il ’enifle les conne’ies plus vite que celui du d’ssus. Et p’t-êt’que l’tien, il comp’end c’que j’t’ai dit depuis Vdébut, que ton copain Say’e, c’est ’ien d’aut’e qu’un sale conna’d de menteu’qui va t’voler ton bébé et, j’sais pas, p’t-êt’le découper dans cette bassine et pis l’donner à bouffer aux vampi’es comme si c’étaient des chiens et qu’ton moufla’d c’était du canigou spécial Vamp…

La ferme ! Ferme ta sale figure de menteuse !

De l’autre côté, aux lavabos, les femmes-oiseaux riaient comme des hystériques, à tel point que Mia sentit ses yeux trembler et menacer de se liquéfier dans leurs orbites. Elle voulait sortir de sa cabine comme une furie, se précipiter sur elles, leur attraper la tête et la flanquer contre le miroir encore et encore jusqu’à ce que le sang gicle et qu’il y en ait partout sur le mur jusqu’au plafond et que leur cervelle…

On se calme, on se calme, fit la femme à l’intérieur, et elle reconnut à nouveau la voix de Susannah.

Elle ment ! Cette garce, elle MENT !

Non, répondit Susannah, et elle mit tant de conviction dans ce simple mot qu’elle réussit à envoyer une flèche de peur dans le cœur de Mia. Elle a son franc-parler, je ne dis pas le contraire, mais elle ne ment pas. Allez, Mia, retourne ta chemise.

Dans un dernier éclat de rire à vous mettre les larmes aux yeux, les femmes-oiseaux quittèrent les toilettes. Mia retira sa chemise par-dessus la tête, dénudant la poitrine de Susannah, couleur café, avec juste une goutte de lait. Ses tétons, qu’elle avait toujours eus aussi petits que des framboises, avaient beaucoup grossi. Des tétons attendant désespérément une bouche.

De l’autre côté de la chemise, à peine quelques auréoles bordeaux étaient visibles. Mia la renfila, puis déboutonna son jean afin de la glisser à l’intérieur. Susannah examina, fascinée, le point situé juste au-dessus de la toison pubienne. La peau s’était éclaircie, et avait plutôt la couleur du lait, avec juste une goutte de café. En dessous, elle vit les jambes blanches de la femme qu’elle avait rencontrée sur l’allure du château. Susannah savait que, si Mia baissait son pantalon jusqu’en bas, elle verrait les mollets écorchés qu’elle avait déjà vus quand Mia — la véritable Mia — observait la lumière rouge qui puisait dans le ciel, au-delà de Discordia, indiquant l’emplacement du château du Roi.

Il y avait là quelque chose de terrifiant pour Susannah, et après un temps de réflexion (il lui fallut à peine quelques secondes), elle en comprit la raison. Si Mia n’avait remplacé que la partie des jambes qu’Odetta Holmes avait perdue sous ce métro, quand Jack Mort l’avait poussée sur la voie, elles auraient été blanches seulement sous le genou. Mais elle avait aussi les cuisses blanches, et le bas-ventre était en train de blanchir aussi. De quel genre d’étrange lycanthropie s’agissait-il là ?

Le gen’e vol de co’ps, répliqua Detta d’un ton jovial. T’es bientôt tu vas t’ ’et’ouver avec un bidon tout blanc… des nichons blancs… un cou blanc… des joues blanches…

Arrête, la prévint Susannah, mais Detta Walker avait-elle jamais écouté ses mises en garde ? Les siennes ou celles de qui que ce soit d’autre ?

Et pis, pou’fini’, tu vas t’t’imballer un ce’veau blanc, ma fille ! Un ce’veau de Mia ! Ça se’a poilant, pas v’ai ? Pou’su ! Tu se’as une v’aie Mia ! Pe’sonne pou’a plus t’emme’der si tu veux monter à l’avant du bus !

Puis la chemise glissa sur les hanches et le jean fut reboutonné. Mia s’assit sur la lunette des toilettes. Face à elle, gribouillé sur la porte, s’étalait un graffiti : BANGO SKANK ATTEND LE ROI !

Qui est ce Bango Skank ? demanda Mia.

Pas la moindre idée.

Je crois…

C’était difficile, mais Mia se força.

Je crois que je te dois un mot de remerciement.

La réaction de Susannah fut instantanée et glaciale.

La vérité sera mon seul remerciement.

Commence par me dire pourquoi tu m’aiderais, une fois que…

Cette fois-ci, Mia ne put terminer. Elle aimait se dire qu’elle avait du courage — autant qu’il lui en fallait pour être au service de son p’tit gars, du moins — mais elle ne parvint pas à terminer.

Après que tu as trahi l’homme que j’aime pour des types qui ne sont finalement rien d’autre que des serviteurs du Roi Cramoisi, si on va au fond des choses ? Après que tu as décidé qu’ils pouvaient bien tuer les miens, tant que ton p’tit gars était sain et sauf ? C’est ça que tu veux savoir ?

Mia détesta la façon dont elle formulait les choses, mais dut bien le supporter. De gré ou de force.

Oui, jeune dame, si tu veux.

C’est l’autre qui répondit, cette fois-ci, avec cette voix — rude, croassante, riante, triomphante, et chargée de haine — encore plus détestable que les piaillements des femmes-oiseaux. Largement plus détestable.

Passque mes gars s’en sont so’tis, voilà pou’quoi ! Z’ont baisé ces ’culés d’culs blancs, et p’op’ement ! Ceux qui z’ont pas butés, i’zont volé en mille mo’ceaux !

Mia se sentit soudain très mal à l’aise. Qu’elle dise vrai ou pas, cette sorcière hilare croyait ce qu’elle racontait. Et si Roland et Eddie Dean étaient toujours là, se pouvait-il que le Roi Cramoisi ne fût pas aussi fort, aussi puissant qu’on le lui avait affirmé ? Était-il possible qu’on l’ait vraiment trompée à propos de…

Arrête, arrête, tu ne peux pas penser des choses pareilles !

Il y a une autre raison qui justifie mon aide.

La sorcière était repartie, et l’autre était de retour. Du moins pour le moment.

Quelle raison ?

C’est aussi mon bébé, dit Susannah. Je ne veux pas qu’on le tue.

Je ne te crois pas.

Pourtant, elle la croyait. La femme à l’intérieur avait raison : Mordred Deschain de Gilead et de Discordia leur appartenait à toutes les deux. La sorcière s’en fichait peut-être, mais l’autre, Susannah, sentait très clairement la force d’attraction du p’tit gars. Et si elle avait raison, concernant Sayre, ou qui que ce soit qui l’attendait au Cochon du Sud… s’ils n’étaient que des menteurs et des cozeurs…

Arrête. Arrête. Je n’ai nulle part où aller, je n’ai qu’eux.

Mais si, lui dit vivement Susannah. Avec la Treizième Noire, tu peux aller où tu veux.

Tu ne comprends pas. Il me suivrait. Il le suivrait.

Tu as raison, je ne comprends pas.

Elle comprenait parfaitement, du moins elle le croyait, mais… gaspille la journée, avait-il dit.

D’accord, je vais essayer de t’expliquer. Moi-même je ne comprends pas tout — il y a des choses que je ne sais pas — mais je vais t’en dire autant que je peux.

Merc…

Avant qu’elle ait pu finir, Susannah se sentit de nouveau tomber, comme Alice dans le terrier du lapin. Dans les toilettes, à travers le sol, dans les tuyaux souterrains, jusque dans un autre monde.

NEUF

Pas de château à l’autre bout, pas cette fois-ci. Roland leur avait raconté des épisodes de ses années de vagabondage — les infirmières vampires et les petits docteurs d’Elurie, les leçons de Cort et, bien sûr, l’histoire de son premier amour sacrifié — et c’était un peu comme tomber dans l’un de ces récits. Ou, peut-être, dans l’un de ces feuilletons (des « westerns pour adultes », comme on les appelait) sur la chaîne récemment créée, ABC-TV : Pied Tendre, avec Tiy Hardin, Maverick, avec James Garner, ou encore — le chouchou d’Odetta Holmes — Cheyenne, avec Clint Walker. (Odetta avait même envoyé un courrier à la chaîne, leur suggérant qu’ils pourraient conquérir un tout nouveau public s’ils diffusaient une série dont le héros serait un cow-boy solitaire noir, dans les années qui avaient suivi la guerre de Sécession. Elle n’avait jamais reçu de réponse. Elle s’était dit que le fait même d’écrire cette lettre était ridicule, une véritable perte de temps.)

Il y avait une écurie de louage, avec une enseigne disant SELLERIE RÉPARATIONS PAS CHER. La pancarte de l’hôtel promettait CHAMBRES CALMES, BONS LIES. Il y avait au moins cinq saloons. Devant l’un d’eux, un robot rouillé roulant sur des chenilles qui hurlaient balançait sa tête d’ampoule d’avant en arrière en glapissant à la cantonade son message de bienvenue, qui sortait d’un haut-parleur en forme de tuyau planté au milieu de sa tête grossière. Sa voix métallique résonnait dans la ville déserte : « Des filles, des filles, des filles ! Des humaines, des robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça peut faire, on voit pas la différence, elles vous feront ce que vous voudrez sans rechigner, « pas question » fait pas partie de leur vo-CA-bu-laire, elles vous donneront satisfaction tout le long ! Des filles, des filles, des filles ! Des humaines ou des robotes, venez toucher vous-même, on sent pas la différence ! Elles font tout ce que vous voulez ! Elles veulent tout ce que vous voulez ! »

Marchant à côté d’elle, Susannah vit la belle jeune femme blanche avec le ventre arrondi, les jambes égratignées et les cheveux noirs aux épaules. Alors qu’elles franchissaient toutes les deux la façade criarde en trompe-l’œil du SALOON « LE BON TEMPS » DE FEDIC, BAR ET PALAIS DE LA DANSE, Susannah vit qu’elle portait une robe écossaise délavée qui mettait en avant son état, au point que son apparence avait quelque chose d’effroyable, comme un signe annonciateur de l’Apocalypse. Les huaraches de l’allure du château avaient été remplacés par des bottillonnes éraflées et usées. Elles portaient toutes les deux des bottillonnes, dont les talons claquaient sur les planches en un son creux.

Un peu plus haut dans la rue, de l’une des salles de bar désertes montait un air saccadé de jazz, et une bribe d’un vieux poème revint à la mémoire de Susannah : Une bande de gars faisait la noce au Malamute Saloon !

Elle regarda par-dessus les portes battantes et ne fut pas surprise le moins du monde de voir apparaître les mots : MALAMUTE SALOON.

Elle ralentit assez longtemps pour jeter un œil au-delà des portes et aperçut un piano chromé qui jouait tout seul, ses touches poussiéreuses se soulevant et s’abaissant au rythme de la mélodie, une simple boîte à musique mécanique construite sans aucun doute par la très populaire North Central Positronics, essayant de distraire un public inexistant, à l’exception d’un robot mort et, au fond de la salle, de deux squelettes au dernier stade de la décomposition, entre os et poussière.

Plus loin, au bout de l’unique rue de la ville, se dressaient les remparts. Ils étaient si hauts et si larges qu’ils masquaient presque tout le ciel.

Susannah se frappa subitement la tête du poing. Puis elle tendit les mains devant elle et claqua des doigts.

— Que fais-tu ? demanda Mia. Dis-le-moi, je te prie.

— Je vérifie que je suis bien là. Physiquement, je veux dire.

— Tu es bien là.

— On dirait, oui. Mais comment est-ce possible ?

Mia secoua la tête, signifiant par là qu’elle n’en savait rien. Sur ce sujet, du moins, Susannah avait tendance à la croire. Et Detta ne manifesta pas non plus d’avis contraire.

— Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais, dit Susannah en regardant autour d’elle. Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.

— Non pas ? demanda sa compagne de route (et sans beaucoup d’enthousiasme).

Mia avançait de cette démarche de canard qui se dandine, à la fois maladroite et bizarrement attendrissante, qui semble convenir le mieux aux femmes en fin de grossesse.

— Et à quoi t’attendais-tu exactement, Susannah ?

— À quelque chose de plus médiéval, j’imagine. Plus dans ce style-là.

Elle pointa le doigt en direction du château.

Mia haussa les épaules, comme pour dire : « C’est à prendre ou à laisser », puis répondit :

— Est-ce que l’autre est avec toi ? Langue Pendue ?

Elle voulait parler de Detta. Bien sûr.

— Elle est toujours avec moi. Elle fait partie de moi, tout comme ton p’tit gars fait partie de toi.

Même si Susannah aurait donné un bras pour savoir comment c’était Mia qui avait pu se retrouver enceinte alors que c’était elle qui s’était fait baiser.

— Mais moi je serai bientôt libérée, fit remarquer Mia. Seras-tu jamais libérée de ton fardeau à toi ?

— J’ai cru l’être, répondit sincèrement Susannah. Et puis elle est revenue. Principalement pour s’occuper de toi, je dirais.

— Je la déteste.

— Je sais.

Et il n’y avait pas que ça, que Susannah savait. Mia avait peur de Detta, aussi. Elle en avait peur beaucoup-beaucoup.

— Si elle parle, c’est la fin de notre palabre.

Susannah haussa les épaules.

— Elle vient quand elle veut et elle parle quand elle décide de parler. Elle ne me demande pas la permission.

Devant elles, de leur côté de la rue, un panneau était accroché sur un montant en arc de cercle :

GARE DE FEDIC
MONO PATRICIA, LIGNE INTERROMPUE
LECTEUR TACTILE HORS SERVICE
VEUILLEZ PRÉSENTER VOTRE BILLET
NORTH CENTRAL POSITRONICS VOUS REMERCIE
DE VOTRE PATIENCE

Le panneau n’intéressa pas Susannah autant que les deux objets gisant sur le quai crasseux, derrière : une poupée, tellement décomposée que seuls la tête et un bras restaient identifiables et, plus loin, un masque. Bien qu’il parût fait de métal, il semblait avoir pourri comme de la chair. Les dents qui saillaient du rictus étaient des crocs de chien. Les yeux étaient en verre. Des objectifs, Susannah en était certaine, eux aussi sortant des usines North Central Positronics. Autour du masque elle aperçut quelques fibres de tissu vert, le reste de la capuche de cette chose. Susannah n’eut aucun mal à faire le rapprochement entre les restes de la poupée et les restes du Loup. Comme Detta aimait parfois à le répéter à la cantonade (particulièrement à ces gars excités qu’elle entraînait dans les parkings des bars), sa m’man n’avait pas élevé une imbécile.

— C’est là qu’ils les emmenaient, dit-elle. C’est là que les Loups emmenaient les jumeaux enlevés à Calla Bryn Sturgis. C’est là qu’ils les — quoi, d’ailleurs ? — , qu’ils les transformaient.

— Pas seulement à Calla Bryn Sturgis, dit Mia d’un air indifférent. Mais si fait. Et une fois que les babés étaient arrivés jusqu’ici, ils les emmenaient là-bas. Vers un lieu que tu reconnaîtras aussi, j’en suis certaine.

Elle tendit le doigt en direction de la rue principale de Fedic, et au-delà. Le dernier bâtiment avant le point où les remparts marquaient brutalement la limite de la ville était une longue baraque préfabriquée en tôle, aux parois métalliques crasseuses et ondulées et au toit incurvé rongé de rouille. Les fenêtres sur le côté visible par Susannah avaient été condamnées avec des planches. Une barre d’attache métallique courait le long du bâtiment. Environ soixante-dix chevaux y étaient attachés, tous gris. Certains étaient tombés et restaient couchés à terre, les jambes tendues en l’air. Un ou deux avaient tourné la tête en direction des voix de femmes et semblaient s’être figés dans cette position. C’était là un comportement peu typique d’un cheval, mais, bien entendu, il ne s’agissait pas de vrais chevaux. C’étaient des robots, ou des cyborgs, ou toute autre appellation que Roland aurait pu leur donner. Bon nombre d’entre eux s’étaient visiblement arrêtés, usés jusqu’à la corde.

Sur la façade de ce bâtiment un disque métallique indiquait :

NORTH CENTRAL POSITRONICS
Quartier Général de Fedic
Gare expérimentale de l’Arc 16

Sécurité maximale
CODE VERBAL D’ENTRÉE EXIGÉ
EMPREINTE OCULAIRE EXIGÉE

— C’est un autre Dogan, n’est-ce pas ? demanda Susannah.

— Eh bien, oui et non, répondit Mia. C’est le Dogan de tous les Dogans, en fait.

— Là où les Loups amenaient les enfants.

— Si fait, et où ils les amèneront encore, ajouta Mia. Car la tâche du Roi se poursuivra, une fois rattrapé le petit contretemps engendré par l’intervention de ton ami le Pistolero. Je n’en doute pas une seconde.

Susannah la regarda avec une curiosité non feinte.

— Comment peux-tu tenir des propos si cruels, tout en gardant l’air si serein ? Ils amènent des enfants ici, et ils leur récurent le cerveau comme… comme des calebasses. Des enfants, qui n’ont jamais fait de mal à personne ! Et ce qu’ils renvoient, ce sont des grandes gigues débiles qui atteignent leur taille maximale en traversant un véritable calvaire et meurent souvent de la même manière. Est-ce que tu te montrerais aussi optimiste, Mia, s’il s’agissait de ton enfant qu’on emmenait sur une de ces selles, et qu’il hurlait ton nom en tendant les bras vers toi ?

Mia rougit violemment, mais fut capable de croiser le regard de Susannah.

— Chacun doit suivre la voie sur laquelle l’engage le ka, Susannah de New York. La mienne, c’est de porter mon p’tit gars, de l’élever, et ainsi de mettre fin à la quête de ton dinh. Et à sa vie.

— C’est merveilleux comme tout le monde a l’air de savoir ce que le ka signifie pour lui, dit Susannah. Tu ne trouves pas ça merveilleux ?

— Mon avis, c’est que tu essaies de te moquer de moi parce que tu as peur, dit Mia d’une voix égale. Si grâce à ça tu te sens mieux, alors si fait, vas-y.

Elle tendit les bras et esquissa une petite révérence ironique, au-dessus de son ventre protubérant.

Elles s’étaient arrêtées sur le trottoir en bois, devant une boutique CHAPEAUX ET ARTICLES POUR DAMES, située en face du Dogan de Fedic. Susannah pensa : Gaspille la journée, n’oublie pas que c’est l’autre tâche que tu as à accomplir ici. Tuer le temps. Retiens ce corps singulier que nous avons à présent l’air de partager aussi longtemps que tu pourras dans ces toilettes pour femmes.

— Je ne me moque pas, répliqua Susannah. Je te demande seulement de te mettre à la place de toutes ces autres mères.

Mia secoua la tête avec colère, faisant voler ses cheveux d’encre, qui lui balayaient les épaules.

— Ce n’est pas moi qui ai scellé leur destin, jeune dame, de même qu’elles n’ont pas scellé le mien. Je vais épargner mes larmes, merci beaucoup. Veux-tu entendre mon récit, ou non ?

— Oui, s’il te plaît.

— Alors asseyons-nous, car mes jambes fatiguées me font souffrir.

DIX

Dans le Gin-Puppie Saloon, situé à quelques devantures déglinguées de là, plus bas dans la rue, elles trouvèrent des chaises encore capables de supporter leur poids, mais aucune des deux femmes n’avait envie de rester dans le saloon même, qui empestait la mort et la poussière. Elles traînèrent les chaises dehors, sur le passage de planches, où Mia s’assit avec un soupir de soulagement éloquent.

— Bientôt, bientôt tu seras libérée, Susannah de New York, et moi avec toi.

— Peut-être, mais je ne comprends rien à tout ça. Surtout pas pourquoi tu te précipites dans les bras de ce Sayre, alors que tu sais très bien qu’il sert le Roi Cramoisi.

— Silence ! ordonna Mia.

Elle était assise, les jambes écartées, son énorme ventre saillant devant elle, le regard vagabondant le long de la rue déserte.

— C’est un homme du Roi qui m’a donné une chance d’accomplir la seule destinée que le ka m’ait laissée. Pas Sayre, mais un bien plus haut placé que lui. Quelqu’un à qui Sayre doit rendre des comptes. Un homme du nom de Walter.

Le nom du vieil ennemi mortel de Roland fit sursauter Susannah. Mia la regarda et lui adressa un sourire sombre.

— Tu connais ce nom, à ce que je vois. Eh bien, peut-être que ça nous épargnera quelques explications. Les dieux savent qu’on a déjà beaucoup trop parlé à mon goût ; je ne suis pas faite pour ça. Je suis faite pour porter mon p’tit gars et l’élever, rien de plus. Et rien de moins.

Susannah ne sut quoi répondre. Elle était censée tuer, tuer le temps, c’était sa corvée du jour, mais pour tout dire elle commençait à trouver l’obsession de Mia quelque peu pénible. Et effrayante, aussi.

Comme si elle parvenait à lire dans ses pensées, Mia dit :

— Je suis ce que je suis, et ça me va bien. Si ça ne plaît pas aux autres, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je leur crache à la figure !

Du Detta Walker dans toute sa splendeur, pensa Susannah, mais elle ne répondit rien. Il lui parut plus prudent de se taire.

Après une pause, Mia reprit :

— Pourtant, je mentirais si je disais que me retrouver ici ne réveille pas… certains souvenirs. Oui-là !

Et, contre toute attente, elle se mit à rire. Et, encore plus surprenant, ce rire était mélodique et cristallin.

— Raconte-moi ton histoire, l’encouragea Susannah. Cette fois-ci, raconte-la-moi en entier. Nous avons du temps, avant que les contractions reprennent.

— Tu crois ?

— Je le sais. Raconte.

Pendant un moment, Mia resta là à contempler la rue, avec son épaisse couche d’oggan poussiéreux, et son air d’abandon sinistre et ancestral. Tandis que Susannah attendait son histoire, elle prit conscience pour la première fois de l’immobilité de Fedic, et de l’absence d’ombres. Elle voyait tout très clairement, et il n’y avait pas de lune dans le ciel sur l’allure du château, pourtant elle n’aurait pas dit que c’était le plein jour.

C’est le non-temps, murmura une voix en elle — une voix qu’elle ne connaissait pas. C’est un lieu de l’entre-deux, Susannah ; un lieu où les ombres s’annulent et où le temps retient son souffle.

Et alors Mia commença son récit. Il était plus court que Susannah l’aurait cru (plus court qu’elle ne l’avait souhaité, sachant la mission que lui avait confiée Eddie), mais il expliquait beaucoup de choses. En fait, il livrait plus de clés que Susannah n’en espérait. Elle écouta avec une fureur croissante, et où était le mal ? Elle n’avait pas seulement été violée, semblait-il, dans cet anneau de pierre et d’os. On l’avait aussi volée — le vol le plus étrange auquel une femme ait jamais été soumise.

Et il se poursuivait.

ONZE

— Regarde par là, s’il te sied, dit la femme à gros ventre assise à côté de Susannah sur le passage de planches. Regarde et vois Mia avant qu’elle gagne son nom.

Susannah regarda dans la rue. Elle ne vit d’abord rien d’autre qu’un wagon abandonné, un abreuvoir fendu et asséché depuis bien longtemps, et un objet argenté en forme d’étoile qui ressemblait à un débris d’éperon de cow-boy.

Puis, lentement, une silhouette brumeuse se dessina. C’était celle d’une femme nue. Elle était d’une beauté époustouflante — Susannah put le dire avant même que la forme fût complètement apparue. Elle n’avait pas d’âge. Sa chevelure noire lui balayait les épaules. Elle avait le ventre plat et son nombril formait une petite coupe coquine dans laquelle n’importe quel homme aurait aimé tremper la langue. Susannah (ou peut-être était-ce Detta) pensa : Bon sang, j’y tremperais bien la mienne. Entre les cuisses de la femme-fantôme se cachait une fente astucieuse. Et une force d’attraction toute différente.

— C’est moi, quand je suis arrivée ici, dit la version enceinte assise à côté de Susannah. Elle parlait presque comme une femme montrant des photos de ses vacances. Là c’est moi au Grand Canyon, là c’est à Seattle, et puis à la Grande Coulée ; oh, et là je suis dans la grand-rue de Fedic, si cela vous sied. La femme enceinte était belle elle aussi, mais pas la même beauté surnaturelle que cette ombre dans la rue. La femme enceinte avait un âge bien défini, par exemple — fin de la vingtaine —, et son visage portait les marques de l’expérience. Douloureuse, en majeure partie.

— J’ai dit que c’était un démon élémentaire — celui qui a fait l’amour à ton dinh — mais j’ai menti. Je croyais que tu t’en doutais. Je n’ai pas menti pour en tirer le moindre avantage, mais seulement… je ne sais pas… j’ai pris mes désirs pour des réalités, j’imagine. Je voulais que le bébé soit le mien aussi de cette manière…

— Le tien, depuis les origines.

— Si fait, depuis les origines — tu dis vrai.

Elles regardèrent la femme nue remonter la rue, les bras se balançant au rythme de la marche, les muscles de son long cou mouvant sous la peau, les hanches ondulant d’un côté à l’autre dans cet éternel mouvement d’oscillation. Elle ne laissait aucune trace sur l’oggan.

— Je t’ai dit que les créatures du monde invisible étaient restées derrière, quand le Prim s’était retiré. La plupart sont mortes, comme les poissons ou les animaux marins, lorsqu’ils se retrouvent sur la plage, à étouffer dans cet air inconnu. Mais il y a aussi celles qui se sont adaptées, et j’ai été une de ces malheureuses. J’ai erré, sans relâche. Et quand je croisais des hommes dans les terres perdues, je prenais la forme que tu vois là.

Comme un mannequin sur le podium (qui aurait oublié d’enfiler le dernier modèle de haute couture parisienne qu’elle est censée porter), la femme pivota sur les talons, ses fesses se tendant avec une aisance soyeuse et charmante, créant d’éphémères creux et déliés. Elle reprit sa marche en sens inverse, ses yeux sous la ligne droite de sa frange fixés sur l’horizon lointain, sa chevelure se balançant derrière ses oreilles sans bijoux.

— Dès que je trouvais quelqu’un avec une bite, je le baisais, expliquait Mia. C’était effectivement un point commun avec le démon élémentaire qui a d’abord essayé de lier commerce avec votre soh, puis qui a eu commerce avec ton dinh, ce qui explique aussi mon mensonge, sans doute. Et j’ai trouvé ton dinh plutôt attirant.

Un accent rauque de gourmandise passa fugitivement dans sa voix. La Detta à l’intérieur de Susannah le trouva excitant. La Detta à l’intérieur de Susannah découvrit les dents en un sourire de complicité épouvantable.

— Je les baisais, et quand ils ne parvenaient pas à se libérer, je les baisais jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Très factuel. Après la Grande Coulée, on est allé à Yosemite.

— Voudrais-tu bien dire quelque chose pour moi à ton dinh, Susannah ? Si tu le revois un jour ?

— Si fait, si tu veux.

— Il a connu autrefois un homme — un homme mauvais — du nom d’Amos Depape, frère de Roy Depape, qui faisait la loi avec Eldred Jonas, à Mejis. Ton dinh croit qu’Amos Depape a été piqué par un serpent et qu’il en est mort ; en un sens, c’est ce qui s’est passé… mais ce serpent, c’était moi.

Susannah ne dit rien.

— Je ne les baisais pas pour le sexe, je ne les baisais pas pour les tuer, même si je me fichais qu’ils meurent et que leur bite rétrécissait et sortait de mon corps comme de la glace fondue. En vérité, je ne savais pas pourquoi je les baisais, jusqu’à mon arrivée ici, à Fedic. En ces jours lointains, il restait des hommes et des femmes ici. La Mort Rouge n’était pas venue, tu intuites. La faille dans le sol courait déjà sous la ville, mais le pont qui l’enjambait tenait bon. Ces gens étaient entêtés, ils essayaient de résister coûte que coûte, même quand a commencé à courir la rumeur que le Château de Discordia était hanté. Les trains continuaient d’arriver, même si les horaires étaient devenus imprécis…

— Les enfants ? demanda Susannah. Les jumeaux ?

Elle marqua une pause.

— Les Loups ?

— Non pas, tout ça s’est passé vingt-quatre siècles plus tard. Ou plus. Mais écoute-moi avec attention : il y a un couple à Fedic qui a eu un bébé. Tu n’as pas idée, Susannah de New York, de la rareté d’une telle merveille, à cette époque où la plupart des gens étaient aussi stériles que les élémentaires eux-mêmes, et où ceux qui ne l’étaient pas donnaient en général naissance à des lents mutants ou à des monstres tellement hideux que les parents les tuaient à la naissance, s’ils n’étaient pas mort-nés. Mais ce bébé !

Elle joignit les mains et ses yeux se mirent à briller.

— Il était tout rond et tout rose, sans une seule imperfection, pas même une tache de vin — parfait —, et au premier regard, j’ai su pour quoi j’étais faite. Je ne baisais pas pour le sexe, ni parce que dans le coït je devenais presque mortelle, ou parce que ça signifiait la mort pour la plupart de mes partenaires. C’était pour avoir un bébé comme le leur. Comme leur Michael.

Elle baissa légèrement la tête :

— Je l’aurais pris, tu sais. Je serais allée trouver cet homme, je l’aurais baisé jusqu’à le rendre fou, et alors je lui aurais glissé à l’oreille de tuer sa chère et tendre. Et quand elle aurait atteint la clairière au bout du sentier, je serais revenue le baiser à mort, et alors le bébé — ce merveilleux petit bébé tout rose — aurait été à moi. Tu vois ?

— Oui, répondit Susannah.

Elle se sentait nauséeuse. En face d’elles, au milieu de la rue, la femme-fantôme fit une nouvelle pirouette et reprit sa marche. Plus bas, le robot bonimenteur continuait de déverser son baratin criard et éternel : Des filles, des filles, des filles ! Des humaines, des robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça peut faire, on voit pas la différence !

— J’ai découvert que je ne pouvais pas les approcher, poursuivit Mia. Comme si un cercle magique avait été dessiné autour d’eux. C’était ce bébé, je suppose.

Et puis est venu le fléau. La Mort Rouge. Des gens ont prétendu que quelque chose avait été ouvert dans le château, un pot contenant une entité démoniaque, qui aurait dû rester fermé à jamais. D’autres ont dit que le fléau était sorti de la faille — qu’on appelle le Cul du Diable. Quoi qu’il en soit, ce fut la fin de toute vie à Fedic, de toute vie au bord de Discordia. Beaucoup sont partis à pied ou en wagon. Michael, le bébé, est resté avec ses parents, espérant qu’un train les emmènerait. Chaque jour j’attendais de les voir tomber malades — de voir apparaître les taches rouges sur le cher visage du bébé et sur ses petits bras rebondis — mais ça ne s’est jamais produit. Aucun des trois n’a été touché. Peut-être qu’ils étaient vraiment dans un cercle magique. Moi, je crois que oui. Et un train a fini par venir. C’était Patricia. Le Mono. Tu intuites…

— Oui, la coupa Susannah.

Elle savait tout ce qu’elle avait besoin de savoir, au sujet de l’homologue de Blaine le Mono. Autrefois son itinéraire devait passer par ici, ainsi qu’à Lud.

— Si fait. Ils l’ont pris. Je les ai regardés depuis le quai de la gare, essuyant mes larmes invisibles et poussant mes gémissements inaudibles. Ils l’ont pris, avec leur petit trésor… sauf qu’à l’époque il avait déjà trois ou quatre ans, il marchait et il parlait. Et ils sont partis. J’ai essayé de les suivre et, Susannah, je n’y suis pas arrivée. J’étais prisonnière, ici. Je l’étais devenue parce que j’avais compris quel était mon but.

Susannah se demanda ce qu’elle voulait dire, mais décida de ne pas faire de commentaire.

— Des années et des décennies se sont écoulées. Il ne restait plus à cette époque que des robots à Fedic, et des cadavres à l’air libre, laissés par la Mort Rouge, devenus des squelettes, puis retournés à la poussière. Puis les hommes sont revenus, mais je n’osais pas m’approcher d’eux, parce que c’étaient ses hommes.

Elle marqua un temps d’arrêt.

— Les hommes de cette chose.

— Le Roi Cramoisi.

— Si fait, ceux avec le trou qui ne s’arrête jamais de saigner, au milieu de leur front. Ils sont allés là-bas.

Du doigt elle désigna le Dogan de Fedic — la Gare expérimentale de l’Arc 16.

— Et bientôt, leurs maudites machines se sont remises en route, comme s’ils croyaient toujours que leurs machines allaient tenir le monde debout. Non pas que le maintenir debout soit leur but principal, tu intuites ! Non, non, non, pas eux ! Ils ont apporté des lits…

— Des lits ! s’exclama Susannah, alarmée.

La femme-fantôme dans la rue pivota une nouvelle fois sur les talons, dessinant une pirouette gracieuse.

— Si fait, pour les enfants, pourtant c’était encore de nombreuses années avant que les Loups commencent à les amener ici, et longtemps avant que tu entres dans l’histoire de ton dinh. Pourtant cette heure est venue, et Walter m’a trouvée.

— Peux-tu faire disparaître cette femme dans la rue ? demanda Susannah brusquement (et un peu sèchement). Je sais qu’elle est une version de toi, j’ai bien compris ça, mais elle me rend… je ne sais pas… nerveuse. Tu peux la faire disparaître ?

— Si fait, si tu le souhaites.

Mia arrondit les lèvres et souffla. La beauté troublante — cet esprit sans nom — disparut comme de la fumée.

Pendant quelque temps, Mia demeura silencieuse, essayant de retrouver le cours de son histoire. Puis elle reprit son récit :

— Walter… il m’a vue. Pas comme les autres hommes. Même ceux que je baisais à mort ne voyaient que ce qu’ils voulaient voir. Ou ce que je voulais qu’ils voient.

Elle sourit, apparemment visitée par une réminiscence désagréable.

— J’en ai fait mourir certains en leur faisant croire qu’ils étaient en train de baiser leur propre mère ! Tu aurais dû voir leur tête !

Son sourire s’évanouit.

— Mais Walter m’a vue, lui.

— À quoi il ressemblait ?

— Difficile à dire, Susannah. Il portait un capuchon et, dessous, on voyait qu’il souriait — un sourire immense — et il a palabré avec moi. Là.

Elle indiqua le Saloon du Bon Temps de Fedic, d’un doigt qui tremblait légèrement.

— Pas de marque sur le front, pourtant ?

— Nenni, j’en suis certaine, il ne fait pas partie de ceux que le Père Callahan appelle les ignobles. Leur boulot, ce sont les Briseurs. Les Briseurs, rien d’autre.

Susannah sentit de nouveau la colère la gagner, mais elle essaya de la dissimuler. Mia avait accès à tous ses souvenirs, ce qui signifiait à tous les rouages les plus intimes et les plus secrets de leur ka-tet. C’était comme découvrir qu’elle avait un voleur chez elle, qui avait essayé ses sous-vêtements, volé son argent et lu toutes ses lettres.

C’était horrible.

— Walter est ce que tu appellerais le Premier ministre du Roi Cramoisi, je dirais. Il avance souvent masqué et il est connu sous d’autres noms dans les autres mondes, mais il sourit toujours. Un homme qui sourit, qui rit…

— Je l’ai rencontré brièvement, dit Susannah, sous le nom de Flagg. J’espère bien le rencontrer de nouveau.

— Si tu le connaissais vraiment, tu n’espérerais jamais une telle chose.

— Ces Briseurs dont tu parles — où sont-ils ?

— Voyons… à Tonnefoudre, ne le sais-tu donc pas ? Dans les terres d’ombre. Pourquoi cette question ?

— Par simple curiosité, répondit Susannah.

Et elle crut entendre Eddie : Pose n’importe quelle question à laquelle elle voudra bien répondre. Gaspille la journée. Donne-nous une chance de te rattraper. Elle espérait que Mia ne pouvait lire dans ses pensées, lorsqu’elles étaient séparées ainsi. Si elle le pouvait, ils allaient très probablement tous finir dans la merde jusqu’au cou, sans bouée.

— Revenons à Walter. Tu peux me parler un peu de lui ?

Mia exprima une réticence à laquelle Susannah ne voulut croire tout à fait. Depuis combien de temps Mia n’avait-elle pas eu une oreille disposée à écouter les récits qu’elle était prête à faire ? Pour Susannah, la réponse était : probablement une éternité ; elle n’avait même sans doute jamais été écoutée. Et ces questions que posait Susannah, les doutes qu’elle formulait… ils avaient bien dû traverser l’esprit de Mia. Elle avait dû les bannir immédiatement, les considérer comme blasphématoires, mais allons, quand même, elle était loin d’être stupide. Sauf si l’obsession pouvait rendre stupide. Susannah se dit qu’on pouvait plaider en faveur de cette hypothèse.

— Susannah ? Le bafouilleux t’a mangé la langue ?

— Non, je me disais juste que ç’avait dû être un énorme soulagement pour toi, de le voir arriver.

Mia y réfléchit, puis sourit. Le sourire la changeait, lui donnait l’air d’une petite fille, timide et ingénue. Susannah dut faire un effort pour se rappeler qu’elle ne pouvait se fier à cette apparence.

— Oui ! Bien sûr ! Bien sûr que c’était un soulagement !

— Après avoir découvert ton but dans l’existence, et t’être retrouvée prisonnière ici… après avoir vu les Loups s’apprêter à entasser des enfants pour les charcuter… après tout ça, Walter arrive. C’est le diable, en fait, mais il te voit, lui. Lui il écoute ton triste récit. Et il te fait une offre.

— Il a dit que le Roi Cramoisi allait me donner un enfant, confirma Mia en posant doucement les mains sur le gros globe de son ventre. Mon Mordred, dont l’heure est enfin venue.

DOUZE

Mia tendit une nouvelle fois le doigt en direction de la Gare expérimentale de l’Arc 16. Ce qu’elle appelait le Dogan des Dogans. Un dernier vestige de sourire s’attardait sur ses lèvres, mais toute joie ou tout amusement en avait disparu. Elle avait les yeux brillants de peur et — peut-être — d’admiration craintive.

— C’est là qu’ils m’ont changée, qu’ils m’ont rendue mortelle. Autrefois il y avait des tas d’endroits comme celui-là — il y en avait forcément des tas — mais je jurerais par ma montre et mon billet que c’est le seul qui reste dans tout le Monde de l’Intérieur, l’Entre-Deux-Mondes et le Monde Ultime. C’est un lieu à la fois merveilleux et terrible. Et c’est là qu’ils m’ont emmenée.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

Susannah repensait à son Dogan à elle. Lui-même fondé, bien sûr, sur le Dogan de Jake. C’était assurément un lieu étrange, avec ses éclairs lumineux et ses multiples écrans de télé, mais pas effrayant.

— En sous-sol courent des souterrains qui mènent au château. Au bout de l’un d’eux se trouve une porte qui ouvre sur Tonnefoudre, côté La Calla, juste en dessous du dernier croissant de ténèbres. C’est celui qu’empruntent les Loups, pour leurs rafles.

Susannah hocha la tête. Voilà qui expliquait beaucoup de choses.

— Est-ce qu’ils remmènent les gosses par le même chemin ?

— Non pas, jeune dame, ne t’en déplaise ; comme bon nombre de portes, celle qui transporte les Loups de Fedic à Tonnefoudre est à sens unique. Une fois passé de l’autre côté, on ne la voit plus.

— Parce que ce n’est pas une porte magique, c’est ça ?

Mia sourit et opina de la tête en se tapotant le genou.

Susannah la considéra avec une excitation croissante.

— C’est encore une histoire de jumeau.

— Dis-tu ainsi ?

— Oui. Sauf que cette fois-ci, Pince-mi et Pince-moi sont respectivement la science et la magie. Le rationnel et l’irrationnel. La santé et la folie. Peu importe quelle dichotomie tu choisis, c’est toujours bel et bien une fichue paire.

— Si fait ? Tu dis ainsi ?

— Oui ! Les portes magiques — comme celle qu’Eddie a trouvée, par laquelle tu m’as forcée à revenir à New York — sont à double sens. Les portes conçues par North Central Positronics pour les remplacer quand le Prim s’est retiré et que la magie s’est évanouie… elles sont à sens unique. Est-ce que j’ai raison ?

— Je crois bien, si fait.

— Peut-être qu’ils n’ont pas eu le temps de découvrir les secrets de la téléportation, qu’ils n’ont pas trouvé l’autoroute à deux voies à temps, avant que le monde change. Quoi qu’il en soit, les Loups se rendent à Tonnefoudre côté La Calla par une porte, et ils rentrent à Fedic par le train. Exact ?

Mia acquiesça.

Susannah n’avait plus l’impression d’essayer simplement de tuer le temps. Cette information pourrait se révéler très utile, par la suite.

— Et une fois que les hommes du Roi, les ignobles du Père Callahan, ont récuré le cerveau de ces enfants, qu’advient-il ? Ils repassent la porte avec eux, je suppose. Celle située sous le château. Ils retournent au quartier général des Loups. Et de là un train les remmène jusque chez eux.

— Si fait.

— Pourquoi prennent-ils la peine de les ramener ?

— Jeune dame, je n’en sais rien.

Puis la voix de Mia chancela.

— Il y a une autre porte sous le Château Discordia. Une autre porte dans les chambres de la ruine. Une qui va…

Elle s’humecta les lèvres.

— Qui va vaadasch.

— Vaadasch ?… je connais ce terme, mais je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’il y a de si terrible à…

— Il existe des mondes infinis, ton dinh a raison à ce propos, mais même lorsque ces mondes sont proches — comme certains des multiples New York — il existe des espaces infinis entre eux. Ils sont comparables aux espaces qui s’étendent entre les murs intérieurs et les murs extérieurs d’une maison, par exemple. Des endroits toujours plongés dans le noir. Mais ce n’est pas parce qu’il fait noir quelque part que c’est le vide. N’est-ce pas, Susannah ?

Il y a des monstres dans les ténèbres vaadasch.

Qui avait dit ça ? Roland ? Elle n’était pas certaine de se le rappeler, et quelle importance ? Elle crut comprendre ce que disait Mia, et si c’était bien ce qu’elle supposait, c’était effroyable.

— Des rats dans les murs, Susannah. Des chauves-souris dans les murs. Toutes sortes d’insectes suçant et mordant, dans les murs.

— Arrête, je crois que je vois le tableau.

— Cette porte sous le château — c’est une erreur qu’ils ont commise, j’en suis sûre —, elle ne va nulle part. Elle ouvre sur les ténèbres entre les mondes. L’espace vaadasch. Mais pas vide.

Sa voix baissa encore d’un ton.

— Cette porte est réservée aux ennemis les plus farouches du Roi Rouge. Ils sont envoyés dans des ténèbres où ils peuvent exister — aveugles, errant et déments — pendant des années. Mais à la fin, quelque chose finit toujours par les trouver et par les dévorer. Des monstres que des esprits comme les nôtres sont même incapables de concevoir.

Susannah se surprit à essayer de se représenter une telle porte, et ce qui attendait derrière. Elle ne le voulait pas, mais ne réussit pas à s’en empêcher. Elle eut soudain la bouche sèche.

Sur ce même ton de confidence ignoble, Mia ajouta :

— Il y avait des tas d’endroits où les anciens tentaient de réunir la magie et la science, mais celui-là pourrait bien être le dernier, dit-elle avec un mouvement de tête en direction du Dogan. C’est là que Walter m’a emmenée, pour me rendre mortelle et me placer pour toujours hors de la voie du Prim.

« Pour me faire telle que toi.

TREIZE

La femme enceinte ne savait pas tout, mais pour ce que Susannah put en constater, Walter/Flagg avait offert à cet esprit qui devait plus tard s’appeler Mia l’avatar des marchés faustiens. Si elle était capable de renoncer à son état d’immortelle — bien que désincarnée — pour devenir mortelle, alors elle pouvait bien être enceinte et porter un enfant. Walter avait été franc avec elle concernant le peu qu’elle recevrait, en échange de tout ce qu’elle aurait abandonné. Ce bébé ne grandirait pas comme les bébés normaux — comme Michael le bébé avait grandi, sous les yeux invisibles mais humides d’adoration de Mia — et il se pouvait tout à fait qu’elle ne l’ait pour elle que pendant ses sept premières années, mais oh, quelles années merveilleuses ce seraient !

Après ça, Walter s’était tu avec tact, laissant Mia se faire ses propres images : comment elle changerait les couches du bébé, lui donnerait le bain, sans oublier les petits plis tendres derrière les genoux et les oreilles ; comment elle embrasserait ce petit coin tout doux entre les petites ailes naissantes de ses omoplates ; comment elle se promènerait avec lui, tenant ses deux petites mains dans les deux siennes en l’aidant à avancer ; les livres qu’elle lui lirait, les choses qu’elle lui apprendrait, tendant le doigt vers la Vieille Mère et le Vieil Astre, en lui racontant comment Sam le Rouilleau avait volé la meilleure miche de pain de la veuve ; la façon qu’elle aurait de le serrer contre elle et de lui baigner les joues de ses larmes de reconnaissance quand il prononcerait son premier mot — qui serait, bien sûr, Maman.

Susannah écouta ce récit plein d’extase avec un sentiment mêlé de pitié et de cynisme. Walter avait vraiment fait du très bon boulot, en lui vendant cette idée, et comme toujours, le moyen le plus sûr de ferrer le poisson avait été de laisser faire son imagination. Il lui avait même fait miroiter une période de propriété carrément satanique : sept ans. Vous n’avez qu’à signer en bas, madame, et ne vous souciez pas de ce relent de soufre ; c’est incroyable comme ça colle aux vêtements, cette odeur.

Susannah comprenait le marché, et avait toujours du mal à l’avaler. Cette créature avait reçu le don d’immortalité, et elle l’avait bradé contre les nausées matinales, des seins gonflés et douloureux et, dans les six dernières semaines de sa grossesse, l’envie de faire pipi approximativement toutes les douze minutes. Et attendez, Mesdames et Messieurs, ce n’est pas tout ! Deux ans et demi passés à changer des couches gorgées de pisse et plombées de merde ! À se lever la nuit au moindre hurlement du gosse, qui se tord de douleur à cause de sa première dent qui perce (et réjouis-toi, M’man, plus que trente et une !). Et ce premier jet magique ! Le premier jet d’urine tout chaud qu’on reçoit en pleine figure quand le petit se lâche, juste au moment où on change sa couche !

Et : oui, il y aurait de la magie. Bien que n’ayant jamais eu d’enfant elle-même, Susannah savait qu’il y aurait de la magie jusque dans les couches sales et les coliques, si cet enfant était le fruit d’une union d’amour. Mais avoir un enfant, puis se le faire enlever au moment où ça devient vraiment bien, juste quand cet enfant approche de ce que la plupart des gens appellent l’âge de raison, l’âge fiable et responsable ? Pour le voir livrer au Roi Cramoisi ? C’était là une idée effroyable. Mia était-elle hypnotisée par sa maternité imminente au point de ne pas voir que le peu qu’on lui avait promis était déjà rogné ? Walter/Flagg était venu à elle à Fedic, sur les décombres de la Mort Rouge, pour lui promettre sept années avec son fils. Cependant, au Plaza-Park, Richard Sayre n’avait parlé au téléphone que de cinq ans, à peine.

Quoi qu’il en soit, Mia avait accepté les conditions de l’homme en noir. Et sérieusement, quelle jouissance avait-il pu en tirer, voyant combien c’était facile ? Elle était faite pour être mère, elle s’était relevée du Prim avec cet impératif, elle en avait eu conscience elle-même depuis qu’elle avait aperçu son premier bébé humain parfait, le petit Michael. Comment aurait-elle pu refuser ? Même si l’offre n’avait été que de trois ans, ou même d’une seule année, comment refuser ? Autant attendre d’un junkie de longue date qu’il refuse une seringue pleine qu’on lui tendait.

On avait emmené Mia à la Gare expérimentale de l’Arc 16. Toujours souriant et sarcastique (et sans aucun doute effrayant), Walter lui avait fait faire le tour du propriétaire — Walter qui se faisait parfois appeler Walter du Monde Ultime, ou encore Walter des Tous-Mondes. Elle avait vu la grand-salle remplie de lits, attendant les enfants qui viendraient les remplir ; à la tête de chaque couchette, un casque en acier était accroché, relié à un tuyau chromé articulé. Elle se sentit mal à l’aise, en pensant à l’usage qui serait fait de pareil équipement. On lui avait aussi montré certains des passages sous le Château sur l’Abysse, elle avait vu des endroits où rôdait l’odeur âcre et suffocante de la mort. Elle — il y avait eu comme un grand noir teinté de rouge et elle…

— Tu étais déjà devenue mortelle, à ce moment-là ? demanda Susannah. À t’entendre, on dirait que c’était peut-être le cas.

— Je l’étais presque. C’était un processus que Walter appelait la devenance.

— D’accord. Continue.

Mais c’est là que les souvenirs de Mia se perdaient en une sombre fugue — pas le vaadasch, mais rien d’agréable. Une sorte d’amnésie, une amnésie rouge. Couleur dont Susannah avait appris à se méfier. La transition de cette femme entre le monde des esprits et celui de la chair — son voyage vers Mia — s’était-elle accomplie par une autre forme de porte ? Elle-même ne semblait pas le savoir. Tout ce qu’elle se rappelait, c’était un moment de ténèbres — d’inconscience, en avait-elle déduit — puis elle s’était réveillée…

— … telle que tu me vois. Pas encore enceinte, bien sûr.

D’après Walter, Mia ne pouvait pas réellement faire un bébé, même une fois devenue mortelle. Le porter, oui. Le concevoir, non. Mais il se trouva que l’un des démons élémentaires avait rendu un fier service au Roi Cramoisi en prélevant la semence de Roland en tant que femelle et en la transmettant à Susannah en tant que mâle. Et il y avait aussi une autre raison à ça, que Walter n’avait pas mentionnée, mais Mia l’avait senti.

— C’est la prophétie, dit-elle en scrutant la rue déserte et sans ombres de Fedic.

De l’autre côté, un robot ressemblant à Andy de La Calla se tenait debout en silence, en train de rouiller devant le Fedic Café, qui promettait de BONS REPAT PAS CHER.

— Quelle prophétie ? demanda Susannah.

— « Celui qui achèvera la lignée de l’Aîné concevra un enfant de l’inceste avec sa sœur ou sa fille, et cet enfant sera marqué, on le reconnaîtra à son talon rouge. C’est lui qui sonnera le glas du dernier guerrier. »

— Femme, je ne suis pas la sœur de Roland, ni sa fille ! Il y a un détail qui a dû t’échapper, une différence minuscule mais incontournable, à savoir qu’il a la peau blanche et que la mienne est noire.

Pourtant elle se dit qu’elle voyait assez bien ce que la prophétie signifiait, malgré tout. Il y avait des tas de façons de faire une famille. Le sang n’en était qu’une parmi d’autres.

— Il ne t’a pas expliqué ce que dinh veut dire ? demanda Mia.

— Bien sûr que si. Ça veut dire chef. S’il était à la tête de tout un pays, et non pas d’un groupe de trois jeunes chiens fous débraillés, ça signifierait « roi ».

— Chef et roi, bien entendu. Maintenant, Susannah, tu vas me soutenir que ces termes ne sont pas de pâles substituts d’un autre ?

Susannah ne répondit pas.

Mia hocha la tête comme si elle avait obtenu sa réponse, puis grimaça sous le coup d’une nouvelle contraction. Quand elle fut passée, Mia reprit.

— Le sperme était celui de Roland. Je pense qu’il a dû être conservé d’une manière ou d’une autre, grâce à la science des Grands Anciens, pendant que le démon premier se retournait et passait de l’état femelle à l’état mâle, mais ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est que ce sperme a survécu et qu’il a trouvé son complément, comme le ka en avait décidé.

— Mon ovule.

— Ton ovule.

— Quand j’ai été violée, dans l’anneau de parole.

— Tu dis vrai.

Susannah s’assit, perdue dans ses pensées. Elle finit par relever les yeux.

— Il me semble bien que c’est ce que j’ai déjà dit. Ça ne t’a pas plu à l’époque, et ça ne te plaira pas plus maintenant, mais, ma fille, tu n’es rien de plus que la nounou.

Cette fois, il n’y eut pas d’accès de fureur. Mia se contenta de sourire.

— Qui a continué à avoir ses règles, même quand elle avait des nausées le matin ? C’est toi. Et qui a le ventre rond, maintenant ? C’est moi. S’il y a bien eu une nounou, Susannah de New York, c’est toi.

— Mais comment est-ce possible ? Est-ce que tu le sais ? Mia le savait.

QUATORZE

Le bébé, lui avait dit Walter, serait transmis à Mia. Il lui serait envoyé cellule par cellule, tout comme on envoie un fax ligne après ligne.

Susannah ouvrit la bouche pour dire qu’elle ne savait pas ce qu’était un fax, puis la referma. Elle comprenait l’esprit de ce que Mia lui expliquait, ce qui suffit à la remplir d’un horrible sentiment de rage mêlée d’effroi. Elle avait été enceinte. Elle l’était en ce moment même, au sens propre du terme. Mais on était en train de

(faxer)

d’envoyer le bébé à Mia. Le processus avait-il démarré rapidement pour ralentir ensuite, ou bien l’inverse ? S’accélérait-il maintenant ? Plutôt la deuxième solution, se dit-elle, parce que avec le temps elle s’était sentie de moins en moins enceinte, contre toute attente. Le petit renflement de son ventre avait presque complètement disparu. Et elle comprenait à présent pourquoi elle et Mia ressentaient un attachement équivalent au p’tit gars : en fait, il leur appartenait à toutes les deux. Il leur avait été transmis comme… comme une transfusion sanguine.

Sauf que quand on veut te prendre ton sang pour le mettre dans quelqu’un d’autre, on te demande la permission. S’il s’agit d’un médecin, je veux dire, et pas de l’un des vampires du Père Callahan. Et tu es beaucoup plus près des seconds que des premiers, Mia, tu en as conscience ?

— Science ou magie ? demanda Susannah. Laquelle vous a permis de me voler mon bébé ?

La question fit légèrement rougir Mia, mais lorsqu’elle se retourna vers Susannah, elle fut capable de soutenir son regard sans ciller.

— Je ne sais pas, dit-elle. Probablement un mélange des deux. Et arrête de te montrer aussi suffisante ! C’est en moi qu’il est, pas en toi. C’est de mes os et de mon sang qu’il se nourrit, pas des tiens.

— Et alors ? Tu penses que ça change quoi que ce soit ? Tu m’as volé mon enfant, avec l’aide d’un magicien abject.

Mia secoua la tête avec véhémence, ses cheveux noirs lui fouettant le visage comme un orage de jais.

— Ah non ? demanda Susannah. Alors comment se fait-il que ce ne soit pas toi qui te sois retrouvée à manger des grenouilles dans les marécages et des porcelets dans l’étable et Dieu sait quelles autres horreurs encore ? Comment se fait-il que tu aies besoin de tout ce cinéma, de toute cette mise en scène de salle de banquet dans le château, où tu pouvais prétendre que c’était toi qui mangeais ? Pour résumer, chérie, comment se fait-il que la nourriture de ton p’tit gars soit passée par ma bouche ?

— Parce que… parce que…

Susannah vit les yeux de Mia se remplir de larmes.

— Parce que cette terre est désolée ! Cette terre est maudite ! C’est la terre de la Mort Rouge, la limite de Discordia ! Je ne pouvais pas nourrir mon p’tit gars ici !

C’était là une bonne réponse, Susannah dut bien l’admettre, mais ce n’était pas la réponse complète. Mia le savait, elle aussi. Parce que Michael le bébé, le bébé parfait, avait été conçu ici même, qu’il avait lutté ici même, et qu’il luttait toujours quand Mia l’avait vu pour la dernière fois. Et si elle était si sûre d’elle, que faisaient donc ces larmes au bord de ses yeux ?

— Mia, ils te mentent, au sujet de ton p’tit gars.

— Tu n’en sais rien, alors ne sois pas si haineuse !

— Je le sais, crois-moi.

Et c’était vrai. Mais elle n’avait aucune preuve, bons dieux ! Comment prouver un sentiment, même aussi fort que celui-ci ?

— Flagg — Walter, si tu préfères — t’a promis sept années. Sayre te dit que tu en auras peut-être cinq. Et si, quand tu arriveras au Cochon du Sud, ils te tendent une carte qui dit : BON POUR TROIS ANS DE POUPONNAGE ? Tu vas encore tomber dans le panneau ?

— Ça n’arrivera pas ! Tu es aussi mauvaise que la sorcière ! La ferme !

— Tu as du culot, de me traiter de mauvaise, moi ! Toi qui n’as qu’une hâte, c’est de mettre au monde un enfant censé assassiner son propre père.

— Je m’en fiche !

— Tu es toute troublée, ma fille, tu confonds ce que tu veux qui arrive, et ce qui arrivera réellement. Comment sais-tu qu’ils ne vont pas le tuer avant même qu’il ait pu pousser son premier cri, qu’ils ne vont pas le broyer menu, et le donner en pâture à ces salauds de Briseurs ?

— La… ferme !

— Comme dessert super-vitaminé ? Ça ferait d’une pierre deux coups !

— La ferme, j’ai dit, la FERME !

— Le problème, c’est que tu ne sais rien. Tu n’es que la nounou, la fille au pair. Tu sais qu’ils mentent, tu sais qu’ils donnent la farce mais pas la friandise, et pourtant tu continues. Et tu veux que moi je la ferme.

— Oui ! Oui !

— Eh bien, je ne la fermerai pas, dit Susannah d’un air sévère, en saisissant Mia par les épaules.

Elles lui parurent étonnamment osseuses sous sa robe, mais chaudes aussi, comme si la femme avait de la fièvre.

— Je ne me tairai pas, parce qu’en vérité il est à moi, et que tu le sais. C’est pas parce que t’as rangé des choses dans le tiroir que c’est forcément un polichinelle.

Très bien, elles en étaient finalement revenues à la bonne vieille agressivité tous azimuts. Les traits de Mia se tordirent, lui donnant un air horrible et triste. Dans les yeux de Mia, il sembla à Susannah qu’elle pouvait voir la créature éternelle, insatiable et éplorée qu’avait été autrefois cette femme. Et autre chose, aussi. Une étincelle qui pourrait allumer le feu de la croyance. Avec un peu de temps.

— C’est moi qui vais te faire taire, lança Mia.

Et soudain, la rue principale de Fedic s’ouvrit, tout comme l’allure s’était ouverte. Derrière apparaissait une sorte de trou noir saillant. Noir mais pas vide. Oh non, pas vide, Susannah le ressentit très clairement.

Elles tombèrent. Mia les précipita vers le trou noir. Susannah essaya de les retenir, mais sans aucun succès. Tandis qu’elles dégringolaient dans le noir, elle entendit dans sa tête une pensée psalmodiée, tournant et retournant en un cercle infini et inquiétant : Ô, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée, a garé son SEMI-REMORQUE.

QUINZE

dans le COCHON DU SUD, l’année…

Avant que ce petit leitmotiv exaspérant (mais tellement important) achève sa dernière boucle dans la tête de Susannah-Mio, la tête en question alla cogner contre un obstacle, assez fort pour faire exploser une galaxie entière d’étoiles dans son champ de vision. Lorsqu’elles finirent par se dissiper, elle vit, en très gros, apparaître sous ses yeux :

NK ATT

Elle recula et vit BANGO SKANK ATTEND LE Roi !

C’était le graffiti inscrit sur la porte, dans la cabine des toilettes. Sa vie était hantée par les portes — et ce, semblait-il, depuis que la porte de sa cellule s’était refermée sur elle à Oxford, Mississippi — mais celle-ci était fermée. Bien. Elle en arrivait à croire que les portes fermées présentaient moins de problèmes. Bientôt celle-ci s’ouvrirait et les problèmes recommenceraient.

Mia : Je t’ai dit tout ce que je savais. Maintenant, tu vas m’aider à me rendre au Cochon du Sud, ou je vais devoir y arriver par mes propres moyens ? Je le peux, s’il le faut, surtout avec la tortue pour m’aider.

Susannah : Je t’aiderai.

Même si l’aide que Mia recevrait d’elle dépendait en quelque sorte de l’heure qu’il était. Combien de temps avaient-elles passé là-dedans ? Elle ne sentait plus du tout ses jambes en dessous des genoux — ni ses fesses, d’ailleurs — et elle se dit que c’était bon signe, mais sous ces lumières fluorescentes, Susannah se dit qu’il devait toujours être quelque part entre deux heures.

Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? demanda Mia d’un air suspicieux. Qu’est-ce que ça peut bien te faire, l’heure qu’il est ?

Susannah chercha tant bien que mal une explication.

Pour le bébé. Tu sais que ce que j’ai fait ne le retiendra pas très longtemps, n’est-ce pas ?

Bien sûr que je le sais. C’est pour ça que j’ai voulu qu’on se remette en route.

Très bien. Voyons un peu l’oseille que nous a laissée ce bon vieux Mats.

Mia sortit la petite liasse de billets et les regarda sans comprendre.

Prends celui sur lequel il y a écrit Jackson.

Je… Embarrassée. Je ne sais pas lire.

Laisse-moi passer devant. Moi je le lirai.

Non !

D’accord, d’accord, calme-toi. C’est le type avec les longs cheveux blancs coiffés en arrière, un peu à la Elvis.

Je ne sais pas qui est cet Elvis…

Peu importe, c’est celui juste sur le dessus. Bien. Maintenant remets le reste des billets dans ta poche, bien à l’abri. Garde celui de vingt dans la paume de ta main.

OK, on va faire péter la baraque.

Mia, la ferme.

SEIZE

Lorsqu’elles pénétrèrent de nouveau dans le hall — à pas lents, sur des jambes toutes picotées par les fourmis — Susannah se sentit quelque peu réconfortée en constatant que le soir tombait. Elle n’avait pas réussi à gaspiller toute la journée, visiblement, mais elle en avait épuisé la majeure partie.

Le hall était encore en effervescence, mais la frénésie était retombée. La belle Eurasienne qui les avait accueillies était partie, ayant fini son service. Sous le dais de l’entrée, deux nouveaux hommes en costume de pingouin vert sifflaient pour appeler les taxis, pour des clients pour la plupart en smoking ou robe du soir à paillettes.

Ils vont à des soirées, dit Susannah. Ou peut-être au théâtre.

Susannah, je m’en moque. Est-ce qu’il nous faut obtenir un de ces véhicules jaunes d’un de ces hommes en costume vert ?

Non. On va prendre un taxi au coin.

C’est ainsi que tu dis ?

Oh, arrête un peu avec tes soupçons. Je suis certaine que tu vas droit à la mort de ton gamin, ou à la tienne, mais je reconnais ton intention de bien faire et je tiendrai ma promesse. Alors oui, c’est ainsi que je dis.

Très bien.

Sans un mot de plus — et certainement sans un mot d’excuse — Mia quitta l’hôtel, tourna à droite et reprit la direction de la 2e Avenue, vers le 2, Hammarskjöld Plaza, et la belle chanson de la rose.

DIX-SEPT

Au coin de la 2e et de la 46e, un wagon métallique d’un rouge fané était garé le long du trottoir. Le trottoir était jaune, à cette hauteur, et un homme en costume bleu — un Garde du Guet, à en juger par son arme de poing — semblait en pleine discussion avec un grand homme à barbe blanche, à ce propos.

À l’intérieur d’elle-même, Mia sentit une agitation, comme un sursaut d’excitation.

Susannah ? Que se passe-t-il ?

Cet homme !

Le Garde du Guet ? Lui ?

Non, celui à barbe ! Il ressemble presque trait pour trait à Henchick ! Henchick des Manni ! Tu ne vois donc pas ?

Mia ne voyait pas, et s’en moquait éperdument. Elle en déduisit simplement que, bien qu’il fût interdit de garer des wagons le long du trottoir jaune, et bien que le vieil homme parût le comprendre, il était bien décidé à ne pas bouger. Il continua à sortir des chevalets et à poser des toiles dessus. Mia perçut qu’il s’agissait d’une vieille querelle entre les deux hommes.

— Il va falloir que je vous mette une amende, Révérend.

— Faites ce que vous avez à faire, agent Benzyck. Dieu vous aime.

— Bien. Je suis ravi de l’entendre. Pour ce qui est de l’amende, vous allez la déchirer. Je me trompe ?

— Rendez à César ce qui est à César ; rendez à Dieu ce qui est à Dieu. Ainsi dit la Bible, béni soit le Saint Livre du Seigneur.

— Je veux bien fermer les yeux pour cette fois, dit Benzyck de la Garde.

Il sortit un épais bloc de sa poche arrière et se mit à gribouiller dessus. Là encore, elle eut l’impression d’un vieux rituel.

— Mais je vais vous dire une bonne chose, Harrigan — à force de vous moquer de la loi comme ça, vous allez vous faire coincer. Un de ces jours la mairie vous demandera des comptes, et ce jour-là ils vont se faire un plaisir de vous botter le cul. Et j’espère bien que je serai dans le coin pour voir ça.

Il déchira une feuille de son bloc, s’avança jusqu’au wagon métallique et glissa le papier sous une barre noire posée sur la vitre avant du véhicule.

Susannah, d’un air amusé :

Il se prend une amende. Et à en juger par leur petit dialogue, ce n’est pas la première.

Mia, distraite un instant, malgré elle :

Qu’est-ce qui est écrit, sur le côté du wagon, Susannah ?

Il y eut comme un glissement, pendant lequel Susannah passa presque devant, puis comme l’impression de loucher. C’était une drôle de sensation pour Mia, comme si on la chatouillait à l’intérieur du cerveau.

Susannah, toujours du même ton amusé :

Il est écrit : ÉGLISE DE LA BOMBE DIVINE, Rév. Earl Harrigan. Ça dit aussi : DONNEZ, DIEU VOUS LE RENDRA AU CENTUPLE AU PARADIS.

Le Paradis, qu’est-ce que c’est ?

C’est une autre façon de dire la clairière au bout du sentier. Ah.

Benzyck de la Garde du Guet parcourait le trottoir, les mains croisées derrière le dos, son énorme derrière se balançant sous le pantalon bleu de son uniforme, mais avec le sens du devoir accompli. Pendant ce temps, le Révérend Harrigan disposait ses chevalets. Sur l’un d’eux il posa un tableau représentant un homme que libérait de prison un autre homme en robe blanche. La tête de Tunique-Blanche rayonnait de lumière. Sur le tableau suivant, Tunique-Blanche se détournait d’un monstre à peau rouge, avec des cornes sur la tête. Le monstre à cornes jetait un regard massacrant à sai Tunique-Blanche.

Susannah, cette chose rouge, c’est ainsi que les gens de ce monde voient le Roi Cramoisi ?

Susannah :

J’imagine, oui. C’est Satan, si tu préfères — le seigneur des enfers. Fais en sorte que l’illuminé te dégote un taxi, tu veux bien ? Sers-toi de la tortue.

De nouveau, d’un ton suspicieux (visiblement, Mia ne pouvait pas s’en empêcher) : Tu dis ainsi ?

Je dis vrai ! Si fait ! Par Jésus-Christ, femme ! D’accord, d’accord.

Mia avait l’air un peu gêné. Elle se dirigea vers le Révérend Harrigan, tout en sortant la figurine de sa poche.

DIX-HUIT

Susannah eut soudain un éclair de lucidité, et sut exactement ce qu’elle devait faire. Elle se retira en Mia (si cette fille ne pouvait pas dénicher un taxi avec la tortue magique, il n’y avait plus d’espoir) et, les yeux fermés très serré, elle visualisa le Dogan. Lorsqu’elle les rouvrit, elle y était. Elle se saisit du micro qu’elle avait utilisé pour appeler Eddie et appuya sur le bouton.

— Harrigan ! lança-t-elle dans le micro. Révérend Earl Harrigan, vous êtes là ? Vous me recevez, trésor ? Vous me recevez ?

DIX-NEUF

Le Révérend Harrigan marqua un temps d’arrêt au milieu de sa tâche, et regarda la femme noire — un joli petit lot, gloire à Dieu — monter dans un taxi. Le taxi s’éloigna. Il avait beaucoup à faire, avant son sermon du soir — son petit sketch avec l’agent Benzyck n’était qu’une mise en bouche —, pourtant il resta là à contempler les feux arrière du taxi qui scintillaient et qui rétrécissaient.

Venait-il juste de lui arriver quelque chose ?

Juste là ? Était-il possible que… ?

Le Révérend Harrigan tomba à genoux sur le pavé, sans se soucier une seconde des passants qui défilaient (de même qu’eux ne se souciaient pas de lui). Il serra ses grosses et vieilles mains de serviteur de Dieu l’une contre l’autre et les porta à son menton. Il savait ce que disait la Bible, que la prière était une affaire privée, à accomplir dans le secret de son alcôve, et il avait passé une bonne partie de sa vie à genoux tout seul, gloire au Très Haut, mais il croyait aussi que Dieu voulait que les gens voient ce qu’était un homme de prière, de temps à autre, parce que pour la plupart — bon Diou — ils avaient oublié à quoi ça ressemblait. Et il n’y avait pas meilleur endroit, pas lieu plus agréable pour s’adresser à Dieu qu’ici même, au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue. Il y avait comme un chant, ici, un chant clair et doux. Il élevait l’âme, clarifiait l’esprit… et, incidemment, il clarifiait aussi la peau. Ce n’était pas la voix de Dieu, et le Révérend n’avait pas l’esprit assez stupide ou assez sacrilège pour croire le contraire, mais il avait comme l’impression qu’il s’agissait d’anges. Oui, bon Diou, bombe divine, la voix des sé-ra-phins !

— Dieu, viens-Tu de lâcher une de tes petites bombes divines sur moi ? Je voudrais savoir, cette voix que je viens d’entendre, c’était la Tienne ou la mienne ?

Pas de réponse. Toutes ces questions, et pas de réponses. Il faudrait qu’il y réfléchisse. En attendant, il avait un sermon à préparer. Un spectacle à faire, si on voulait dire les choses de manière crue.

Le Révérend Harrigan se rendit à sa camionnette, se gara le long du trottoir jaune comme à son habitude, et ouvrit les portes du coffre. Puis il sortit du véhicule les pamphlets, l’assiette de collection recouverte de soie qu’il avait posée à côté de lui sur le trottoir, et le cube de gros bois. La boîte à savon sur laquelle il se tiendrait debout, levez les mains bien haut et criez Alléluia !

Et, oui, mon frère, pendant que vous y êtes, si vous poussiez un petit amen ?


SOLISTE :

Commala-int’huit !

C’est encore l’autre qui revient par ici.

Tu peux connaître son nom et son visage joli

Ça ne fera pas d’elle ton amie.

CHŒUR :

Commala-neuf-dix !

Sache qu’elle n’est pas ton amie !

Si tu la laisses, près de toi elle se glisse

Et à nouveau il faut craindre pour ta vie.

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