Tout à coup elle tomba de nouveau dans son corps, et cette sensation appela un souvenir d’un éclat aveuglant : Odetta Holmes à seize ans, assise sur son lit, en combinaison, dans un rayon de soleil incandescent, enfilant un bas de soie. Tant que le souvenir subsista, elle sentit le parfum White Shoulders et le savon de beauté Pond, tous deux empruntés à sa mère, et elle assez adulte pour avoir le droit de porter du parfum, et se disant : C’est le bal de printemps ! Et j’y vais avec Nathan Freeman !
Puis la vision disparut. Les doux effluves de savon Pond furent remplacés par une brise nocturne froide et propre (et un peu humide), et il ne resta plus que la sensation, étrange et parfaite, de s’étirer à l’intérieur d’un nouveau corps comme s’il s’agissait d’un bas qu’on tire le long du mollet et du genou.
Elle ouvrit les yeux. Le vent soufflait en rafales, lui balayant le visage d’un voile de sable. Elle grimaça et leva un bras, comme pour se protéger d’un coup.
— Par ici ! appela une voix de femme.
Ce n’était pas la voix à laquelle se serait attendue Susannah. Pas d’échos stridents, pas de croassement triomphal.
— Par ici, à l’abri du vent !
Elle regarda et aperçut une grande et belle femme, qui lui faisait signe. Le premier regard que Susannah porta sur Mia, en chair et en os, la stupéfia, parce que la mère du p’tit gars était blanche. De toute évidence, Odetta-qui-fut avait aussi une personnalité à peau claire, ce qui devait exaspérer la susceptibilité raciale de Detta Walker !
Elle-même se retrouvait de nouveau privée de ses jambes, assise dans une sorte de charrette sommaire à une place. Elle était garée dans le recoin d’un mur bas. Du regard elle balaya le paysage le plus effrayant et le plus inhospitalier qu’elle ait vu de sa vie. De gigantesques formations rocheuses se détachaient sur fond de ciel et se dédoublaient à l’horizon. Elles scintillaient comme des os étranges, sous l’éclat d’une lune féroce en forme de faucille. Derrière ce sourire lunaire difforme, des milliards d’étoiles brûlaient telle de la glace en fusion. Au milieu des rochers escarpés, striés de fissures béantes, un étroit sentier solitaire serpentait vers l’horizon. À le regarder, Susannah se dit qu’un groupe qui l’emprunterait ne pourrait le faire qu’en file indienne. Et en emportant beaucoup de vivres. Pas de champignons sur le bord de la route ; pas de maquereines non plus. Et au loin — faible et lugubre, montant d’un point caché derrière l’horizon — une lumière d’un cramoisi sombre croissait et décroissait en une pulsation lente. Le cœur de la rose, se dit-elle. Puis : Non, ce n’est pas ça. C’est la forge du Roi. Elle contempla un instant la sinistre lumière qui palpitait, avec une fascination impuissante et horrifiée. Contraction… décontraction. Croissance… décroissance. Une infection se déclarant à la face du ciel.
— Si tu dois venir à moi, viens maintenant, Susannah de New York.
Elle portait un poncho épais, et ce qui ressemblait à un pantalon en cuir qui s’arrêtait juste au-dessous du genou. Ses tibias étaient couverts de cicatrices et d’éraflures. Aux pieds, elle avait des huaraches à grosses semelles.
— Car le Roi peut captiver, même de loin. Nous sommes du côté Discordia du Château. Tu aimerais finir tes jours empalée au pied de ce mur ? S’il te captive et t’ordonne de sauter, c’est ce que tu feras. Tes amis pistoleros ne sont plus là pour faire la loi et venir te prêter main-forte, maintenant, pas vrai ? Non pas, non pas. Tu es toute seule, voilà la vérité.
Susannah tenta de détourner le regard de l’effroyable lumière rouge qui puisait, et tout d’abord n’y parvint pas. Elle sentit la panique gagner son esprit
(s’il te captive et t’ordonne de sauter)
et s’en empara comme d’une matière brute, la comprimant et la modelant en forme de cale, afin de l’enfoncer dans son immobilisme tétanisé. Au début il ne se passa rien, puis elle se projeta en arrière dans la petite charrette miteuse avec une telle violence qu’elle dut s’accrocher au montant pour éviter de basculer sur les pavés. Le vent soufflait à nouveau par rafales, lui fouettant le visage et les cheveux de sable et de gravillons, comme pour se moquer d’elle.
Mais cette attraction… cette fascination… ce glam… quel que fût son nom, il avait disparu.
Elle jeta un œil au dog-cart (c’est ainsi qu’elle l’appelait, à tort ou à raison) et comprit instantanément comment il marchait. C’était assez simple, pour tout dire. Sans mule pour le tirer, c’était elle, la mule. On était aux antipodes du fauteuil pratique et léger qu’ils avaient dégoté à Topeka, et à des années-lumière d’une balade sur des jambes entières comme celles qui l’avaient portée depuis le petit square jusqu’à l’hôtel. Mon Dieu, comme ces jambes lui manquaient ! Elles lui manquaient déjà.
Mais il fallait faire avec.
Elle attrapa les roues en bois de la charrette, poussa. Rien ne se produisit, aussi elle poussa plus fort. Au moment où elle avait décidé de s’extirper de l’engin pour ramper honteusement jusqu’à Mia, les roues se mirent à tourner en crissant et en couinant. Elle avança en bringuebalant jusqu’à la jeune femme, qui l’attendait derrière un pilier de pierre trapu. Il y en avait un grand nombre, alignés dans le noir, dessinant une courbe. Susannah se dit qu’autrefois (avant que le monde change), des archers devaient venir se mettre à l’abri derrière, pendant que l’armée ennemie chargeait à coups de flèches et de boulets enflammés, quel que soit le nom qu’on leur donnait. Puis ils se glissaient dans les recoins et tiraient à leur tour. Combien de temps auparavant ? Quel était ce monde ? À quelle distance se trouvait-il de la Tour Sombre ?
Tout près, lui soufflait son intuition.
Elle poussa la charrette récalcitrante et peu maniable à l’abri du vent et leva les yeux vers la femme dans son poncho, honteuse de se trouver aussi essoufflée après avoir parcouru moins de dix mètres, mais incapable de s’empêcher de haleter. Elle prit quelques profondes inspirations de cet air humide sentant la pierre. Elle laissa à sa droite les piliers — elle croyait se rappeler qu’on les appelait des merlons, ou quelque chose dans le genre. À gauche se détachait une flaque sombre et circulaire, cerclée de murs de pierre à demi écroulés. De l’autre côté, deux hautes tours se dressaient contre le mur du fond, mais l’une d’elles avait été brisée, comme par un éclair d’explosif très puissant.
— Cet endroit où nous sommes s’appelle l’allure. Le chemin de ronde sur les remparts du Château sur l’Abysse, autrefois connu sous le nom de Château Discordia. Tu as dit que tu voulais de l’air frais. J’espère que ça te sied, comme on dit à La Calla. On en est bien loin, Susannah, on est en plein Monde Ultime, près de là où s’achève votre quête, pour le meilleur ou pour le pire.
Elle marqua une pause, puis reprit :
— Pour le pire, très probablement. Pourtant je ne m’en soucie pas une seconde, ça non, pas moi. Je suis Mia, fille de personne, mère d’un seul. J’aime mon p’tit gars, rien d’autre. Mon p’tit gars me suffirait bien, si fait ! Tu veux palabrer ? Très bien. Je te dirai ce que je peux, et je serai sincère. Pourquoi pas ? Quelle différence ça peut bien faire, pour moi ?
Susannah balaya les alentours du regard. Lorsqu’elle se retrouva face au château — à la cour centrale, semblait-il —, elle perçut un relent de vieille moisissure. Mia la vit plisser le nez et ne put s’empêcher de sourire.
— Si fait, tout est mort depuis bien longtemps, et les machines que les suivants ont laissées derrière eux se sont presque toutes arrêtées, mais l’odeur de leur agonie subsiste, n’est-ce pas ? C’est toujours comme ça, avec l’odeur de la mort. Demande à ton ami pistolero, le vrai Pistolero. Il le sait bien, parce qu’il en a eu sa part. Il a une lourde responsabilité, Susannah de New York. Il porte autour du cou la culpabilité des mondes, comme un cadavre en putréfaction. Pourtant il est allé assez loin, avec sa robustesse et sa détermination aride, pour attirer sur lui le regard des grands. Il sera détruit, si fait, lui et tous ceux qui l’accompagnent. Je porte cette malédiction dans mon propre ventre, mais peu m’importe.
Dans l’obscurité étoilée, elle redressa fièrement la tête. Sous le poncho, ses seins avaient gonflé… et, comme le constata Susannah, son ventre s’était arrondi. Dans ce monde, du moins, Mia était visiblement enceinte. Prête à éclater, pour tout dire.
— Pose tes questions, à l’attaque ! lança Mia. Rappelle-toi que nous existons aussi dans l’autre monde, celui dans lequel nous sommes liées. Nous sommes allongées sur ce lit, à l’auberge, comme endormies… mais nous ne dormons pas, n’est-ce pas, Susannah ? Non pas. Et quand le téléphone sonnera, quand mes amis appelleront, nous quitterons cet endroit pour les rejoindre. Si tu as posé tes questions et obtenu des réponses, parfait. Dans le cas contraire, c’est bien aussi. Demande. Ou bien… n’es-tu pas pistolero ?
Elle retroussa les lèvres en un sourire dédaigneux. Susannah la trouvait coquine, oui, coquine. Surtout pour quelqu’un qui serait bien incapable de dénicher la 46e Rue, dans le monde où elles retourneraient.
— Alors tire ! devrais-je dire.
Une fois de plus, Susannah jeta un regard en direction du trou obscur qui constituait le cœur tendre du château, où se cachaient ses donjons et ses lices, ses barbacanes et ses meurtrières, et Dieu savait quoi d’autre. Elle avait suivi un cours d’histoire médiévale, et connaissait certains des termes employés, mais c’était longtemps auparavant. Il y avait certainement une salle de banquet, quelque part là-bas, une salle qu’elle avait elle-même remplie de nourriture, du moins pendant un temps. Mais c’en était fini de son rôle de traiteur. Si Mia tentait de la pousser trop fort ou trop loin, elle verrait à qui elle avait affaire.
En attendant, elle décida de commencer par quelque chose de relativement facile.
— Si cet endroit est bien le Château sur l’Abysse, où se trouve ce fameux Abysse ? Je ne vois rien dans le coin, à part un champ de mines jonché de cailloux. Et cette lumière qui rougeoie à l’horizon.
Mia, sa longue chevelure noire voletant autour d’elle (des cheveux comme la soie, sans un seul nœud, contrairement à ceux de Susannah), désigna du doigt le gouffre qui s’ouvrait sous leurs pieds et courait jusqu’au mur du bout, d’où s’élevaient les tours, le long de l’allure qui poursuivait sa courbe.
— C’est le donjon intérieur, dit-elle. Au-delà se trouve le village de Fedic, aujourd’hui désert ; tous ses habitants sont morts de la Mort Rouge, il y a mille ans, ou plus. Plus loin…
— La Mort Rouge ? demanda Susannah, alarmée (et apeurée, malgré elle), comme le Masque de la Mort Rouge, de Poe ? Comme dans l’histoire ?
Et pourquoi pas ? Ils avaient déjà erré dans l’Oz de Frank L. Baum — et ils en étaient revenus. Et ensuite ? Le Lapin Blanc et la Reine Rouge ?
— Jeune dame, je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’au-delà du village désert se trouve le rempart extérieur, et plus loin encore, une énorme crevasse dans la terre, remplie de monstres qui cozent, qui entourloupent, qui se multiplient, et qui complotent pour s’échapper. Autrefois il y avait un pont par-dessus, mais il s’est écroulé il y a bien longtemps. « Avant le grand décompte », comme on dit. Ce sont des horreurs, qui rendraient une femme ou un homme normal complètement fou au premier regard.
Elle décocha d’ailleurs à Susannah un de ses regards à elle. Satirique, impossible de se méprendre.
— Mais pas un pistolero. Certainement pas un pistolero tel que toi.
— Pourquoi te moques-tu de moi ? demanda calmement Susannah.
Mia eut un petit sursaut, puis prit un air sombre.
— C’était mon idée, de venir ici, peut-être ? Dans ce coin triste et glacial, où l’œil du Roi salit l’horizon et souille la joue même de la lune de sa lueur répugnante ? Non pas, jeune dame ! C’était la tienne, aussi ne me harcèle pas de ta langue de vipère !
Susannah aurait pu lui répondre que ce n’était pas elle qui avait eu la bonne idée de se faire engrosser par un démon, mais ce n’était décidément pas le moment de se lancer dans une dispute du genre « c’est toi/non c’est toi ».
— Je ne te grondais pas, lui précisa Susannah. Je voulais juste savoir.
Mia fit un geste impatient de la main, comme pour dire : « Ne commence pas à chercher la petite bête », puis se détourna à demi. Et entre ses dents, elle susurra :
— Je ne suis pas allée à Morehouse, je ne suis allée dans aucune maison, pourtant quoi qu’il arrive j’aurai mon p’tit gars, tu m’entends ?
Et soudain Susannah comprit beaucoup de choses. Mia se montrait ironique parce qu’elle avait peur. Elle avait beau s’en défendre, une bonne partie d’elle était Susannah.
Je ne suis pas allé à Morehouse, ni dans aucune autre maison, par exemple. C’était tiré de L’Homme invisible, de Ralph Ellison. Quand Mia s’était introduite en Susannah, elle avait récolté (au moins) deux personnalités pour le prix d’une. Après tout, c’était Mia qui avait fait sortir Detta de sa retraite (ou peut-être de son hibernation profonde) et c’était Detta qui adorait cette réplique, qui en disait tellement long sur ce sentiment longtemps refoulé par les nègres, ce sentiment de mépris et de suspicion à l’égard de ce qu’on appelait « la bonne éducation nègre d’après-guerre ». Ni à Morehouse, ni dans aucune maison ; en d’autres termes, je sais ce que je sais, je l’ai appris par mes propres moyens, j’ai des oreilles qui traînent, le téléphone arabe, ça me connaît.
— Mia, ce p’tit gars, il est de qui ? Ce démon, son père, qui est-il ? Tu le sais ?
Mia eut un rictus. Un rictus que Susannah n’aimait pas du tout. Un rictus qui rappelait trop Detta ; qui savait trop de choses, plein de rire et d’amertume.
— Si fait, je le sais, jeune dame. Et tu as raison. C’est un démon qui t’a abusée, un très grand démon, à la vérité ! Un démon humain ! Il fallait bien qu’il le soit, car ne sais-tu pas que les véritables démons, ceux échoués sur les rives de ces mondes qui gravitent autour de la Tour quand le Prim s’est retiré, ces démons sont stériles. Et cela, pour une excellente raison.
— Alors comment…
— C’est ton dinh, le père de mon p’tit gars, répliqua Mia. Roland de Gilead, si fait, lui et personne d’autre. Steven Deschain a fini par l’avoir, son héritier, même s’il n’en sait rien, puisqu’il pourrit dans son caveau.
Susannah la fixait avec des yeux écarquillés, sans se soucier du vent froid qui fouettait les terres perdues de Discordia.
— Roland… ? Ce n’est pas possible ! Il était à mes côtés, quand le démon se trouvait en moi, il ramenait Jake de cette foutue baraque de Dutch Hill, et baiser était vraiment le cadet de ses soucis…
Elle laissa ses pensées errer, pensant au bébé qu’elle avait vu dans le Dogan. Elle revoyait ses yeux. Ces yeux bleus de bombardier. Non. Non, je refuse de le croire.
— Comme tu voudras, mais Roland est bien le père, insista Mia. Et quand le p’tit gars sera là, je lui donnerai le nom que tu as en tête, Susannah de New York. Celui que tu as appris du temps des merlons et des trébuchets et des barbacanes. Et pourquoi pas ? C’est un beau nom, un nom noble.
L’Introduction à l’Histoire médiévale du professeur Murray, voilà de quoi elle parle.
— Je vais l’appeler Mordred, ajouta-t-elle. Il grandira vite, mon garçon chéri, plus vite que les humains, du fait de sa nature de démon. Il deviendra grand et fort. L’incarnation du pistolero dans toute sa splendeur. Et alors, comme le Mordred de ton conte, il tuera son père.
Et sur ces mots, Mia, fille de personne, leva les bras vers le ciel constellé d’étoiles et poussa un hurlement, de chagrin, de terreur ou de joie, Susannah ne sut le dire.
— Accroupis-toi, ordonna Mia. Regarde ce que j’ai.
De sous son poncho, elle sortit une grappe de raisin et un sac en papier rempli de maquereines orange aussi rebondies que son propre ventre. D’où pouvaient bien venir ces fruits ? Leur corps commun faisait-il du somnambulisme, au beau milieu du Plaza-Park ? Y avait-il là-bas une corbeille de fruits qu’elle n’avait pas remarquée ? Ou bien n’était-ce là que les fruits de son imagination ?
Peu importait, pour tout dire. Elle avait totalement perdu l’appétit, ou plutôt la révélation de Mia le lui avait coupé. Le fait même que ce fût impossible ne faisait qu’ajouter à l’aspect monstrueux de la situation. Et elle ne pouvait s’empêcher de repenser au bébé qu’elle avait vu in utero, sur l’un de ces écrans de télé. À ces yeux bleus.
Non. Ce n’est pas possible, tu m’entends ? Pas possible !
Le vent qui s’engouffrait dans les ébréchures entre les merlons lui glaçait les sangs. D’un coup de hanche, elle s’extirpa du siège de la charrette et se cala contre le mur de l’allure, à côté de Mia, à écouter la plainte incessante du vent et à contempler les étoiles étrangères.
Mia enfournait des grappes entières de raisin. Le jus lui dégoulinait du coin des lèvres, tandis qu’elle recrachait les pépins avec la rapidité et la régularité d’une mitraillette. Elle avala, s’essuya le menton et dit :
— Si. Ça l’est. Non seulement c’est possible, mais c’est la vérité. Es-tu toujours heureuse d’être venue, Susannah de New York, ou bien regrettes-tu d’avoir apaisé ta curiosité ?
— Si je dois avoir un bébé sans même avoir baisé, je veux tout savoir dans les moindres détails. Tu as bien compris ?
Mia grimaça aux propos volontairement crus de Susannah, puis acquiesça.
— Comme tu voudras.
— Dis-moi comment il pourrait être de Roland. Et si tu veux que je croie ce que tu me raconteras à l’avenir, tu ferais mieux de commencer par être convaincante là-dessus.
Mia planta l’ongle dans la peau d’une maquereine et l’éventra d’un geste vif, puis avala le fruit goulûment. Elle songea à en ouvrir un deuxième, puis se ravisa et se contenta de le rouler entre les paumes de ses mains (ces paumes d’une blancheur déconcertante), pour le réchauffer. Au bout d’un moment, Susannah le savait, le fruit s’ouvrirait de lui-même. C’est alors qu’elle commença son récit.
— Combien de Rayons existe-t-il, Susannah de New York ?
— Six, répondit cette dernière. Du moins, au début. Je crois savoir qu’il n’en reste que deux qui…
Mia agita la main en signe d’impatience, comme pour dire : Ne me fais pas perdre mon temps.
— Si fait, six. Et quand ces Rayons ont été créés dans la grande Discordia, le grand creuset de la Création que certains (y compris les Manni) nomment l’En-Delà et d’autres le Prim, qui les a faits ?
— Je n’en sais rien, répondit Susannah. C’était Dieu, d’après toi ?
— Peut-être y a-t-il un Dieu, mais ces Rayons ont jailli du Prim par la seule force de la magie, Susannah, la magie véritable, disparue il y a bien longtemps. Est-ce Dieu qui a créé la magie, ou la magie qui a créé Dieu ? Je ne sais pas. C’est là une question pour les philosophes, et mon métier à moi, c’est celui de mère. Mais, il y a bien longtemps, tout n’était que Discordia, et de là, s’élevant fièrement et s’unissant en un seul et même point, naquirent les six Rayons. Pour les tenir debout pour l’éternité, il y avait la magie, mais quand la magie a disparu, il n’est plus resté que la Tour Sombre comme dernier bastion, cette Tour que certains appellent Can Calyx, le Hall du Retour Éternel, et les hommes ont désespéré. Lorsque l’Ère de la Magie s’est achevée, est venue l’Ère des Machines.
— North Central Positronics, murmura Susannah. Les ordinateurs dipolaires. Les turbos à transmission lente — elle marqua une pause —, Blaine le Mono. Mais pas dans notre monde.
— Ah non ? Tu crois que ton monde a été épargné ? Et ce panneau, dans le hall de l’hôtel ?
La maquereine éclata. Mia l’ouvrit et l’engloutit, laissant couler le jus à travers son sourire averti.
— Je me disais bien que tu ne savais pas lire, fit Susannah.
Ça n’avait rien à faire ici, mais c’est tout ce qui lui vint à l’esprit. Elle tournait et retournait dans sa mémoire l’image du bébé ; de ses yeux bleus étincelants. Des yeux de pistolero.
— Si fait, mais je sais compter, et pour ce qui est de ton esprit à toi, je sais lire dedans comme dans un livre ouvert. Ne me dis pas que tu as oublié ce panneau. Tu prétends l’avoir oublié ?
Bien sûr que non, elle ne l’avait pas oublié. À en croire ce panneau, le Plaza-Park allait intégrer un groupe du nom de Sombra/North Central, dans un mois tout juste. Et lorsqu’elle avait dit Pas dans notre monde, elle pensait bien sûr à celui de 1964 — le monde de la télévision en noir et blanc, de ces ordinateurs ridicules qui auraient rempli une pièce entière, et des flics d’Alabama trop contents de lâcher les chiens sur les manifestants noirs pour le droit de vote. Les choses avaient beaucoup changé, au cours des trente-cinq années qui avaient suivi. L’espèce de télé avec un clavier de l’employée eurasienne de l’hôtel en était un bon exemple — qu’est-ce qui permettait à Susannah de dire qu’il ne s’agissait pas d’un ordinateur dipolaire, contrôlé par un turbo à transmission lente quelconque ? Rien du tout.
— Continue, dit-elle à Mia.
Mia haussa les épaules.
— Vous vous condamnez vous-mêmes, Susannah. Vous avez l’air tellement décidés à y arriver, et l’issue est toujours la même : la foi vous fait défaut, et vous la remplacez par la pensée rationnelle. Mais il n’y a aucun amour dans la pensée, rien qui puisse survivre, dans la déduction, il n’y a que mort dans le rationalisme.
— Quel est le rapport avec ton p’tit gars ?
— Je ne sais pas. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas.
Elle leva la main, prévenant une éventuelle intervention de Susannah.
— Et non, je n’essaie pas de gagner du temps, ni de t’éloigner des questions que tu désires poser. Je parle comme me le dicte mon cœur. Veux-tu l’entendre, ou non ?
Susannah acquiesça. Elle voulait l’entendre… encore un peu, au moins. Mais si elle ne revenait pas rapidement sur le sujet du bébé, elle prendrait les devants.
— La magie a disparu. Maerlyn s’est retiré dans sa grotte dans un monde, l’épée d’Arthur l’Aîné a cédé le pas aux pistolets des pistoleros dans un autre, et la magie a disparu. Et dans ce grand saut du temps, de grands alchimistes, de grands scientifiques et de grands — techniciens, je dirais ? De grands hommes de la pensée, en tout cas, c’est ce que je voulais dire — de grands hommes de la déduction se sont réunis pour créer des machines qui maintiennent les Rayons en place. C’étaient des machines puissantes, de belles mécaniques, mais mortelles. Ils ont remplacé la magie par des machines, tu l’intuites, et maintenant les machines déraillent. Dans certains mondes, de grands fléaux ont décimé des populations entières.
Susannah hocha la tête.
— Nous avons vu l’un d’eux, dit-elle à voix basse. Ils appelaient ça la supergrippe.
— Les Briseurs du Roi Cramoisi ne font qu’accélérer un processus déjà engagé. Les machines deviennent folles. Vous l’avez vu par vous-mêmes. Les hommes ont cru qu’il y aurait toujours des hommes comme eux, pour fabriquer d’autres machines. Aucun d’entre eux n’avait prévu ce qui s’est passé. Cet… cet épuisement universel.
— Le monde a changé.
— Si fait, jeune dame. Et il n’a laissé personne pour remplacer les machines qui maintiennent les dernières bribes de magie de toute la création, car le Prim s’est retiré il y a bien longtemps. La magie est morte et les machines se meurent. Bientôt la Tour Sombre s’écroulera. Peut-être aurons-nous le temps de nous offrir un sublime instant de pensée rationnelle avant que les ténèbres nous envahissent pour toujours. Est-ce que ce ne serait pas magnifique ?
— Le Roi Cramoisi, est-ce qu’il ne va pas être détruit, lui aussi, quand la Tour tombera ? Lui et toute sa clique ? Ces types avec des trous sanguinolents dans le front ?
— On lui a promis son propre royaume, dont il sera le souverain éternel, dégustant ses petits plaisirs personnels.
Le dégoût s’était insinué dans la voix de Mia. La peur aussi, semblait-il.
— Promis ? Promis par qui ? Qui est plus puissant que lui ?
— Je ne le sais, jeune dame. Peut-être se l’est-il seulement promis à lui-même.
Mia haussa les épaules. Elle évita de regarder Susannah dans les yeux.
— Est-ce que rien ne peut empêcher la chute de la Tour ?
— Rien, pas même les espoirs de ton ami pistolero de la prévenir, de la ralentir en libérant les Briseurs et — peut-être — en tuant le Roi Cramoisi. Mais la sauver ! La sauver, ô délice ! Est-ce qu’il t’a jamais dit que c’était là sa quête ?
Susannah y réfléchit une seconde et secoua la tête. Si Roland avait jamais dit une chose pareille, clairement, en tout cas elle ne s’en souvenait pas. Et elle était certaine qu’elle s’en serait souvenue, dans le cas contraire.
— Non, reprit Mia, parce qu’il ne mentira pas à son ka-tet, à moins d’y être forcé. C’est sa grande fierté. Tout ce qu’il veut, c’est voir la Tour.
Puis elle ajouta, avec une pointe d’amertume :
— Oh, peut-être qu’il voudra entrer, et grimper jusqu’à la pièce du sommet, son ambition ira peut-être jusque-là. Peut-être rêve-t-il de se tenir sur l’allure tout comme nous nous tenons sur celle-ci, pour y déclamer le nom de ses camarades déchus, et de toute sa lignée, en remontant jusqu’à Arthur l’Aîné. Mais la sauver ? Oh que non ! Seul un retour de la magie pourrait la sauver, et — comme tu le sais très bien — l’affaire de votre dinh, c’est le plomb.
Jamais depuis qu’elle traversait les mondes Susannah n’avait entendu la vocation de Roland décrite sous un jour aussi mesquin. Elle se sentit triste et en colère ; mais elle dissimula ses sentiments de son mieux.
— Dis-moi comment ton p’tit gars pourrait être le fils de Roland, car je suis curieuse de le savoir.
— Si fait, c’est un bon tour, mais les anciens de River Crossing auraient pu te l’expliquer, sans aucun doute.
Susannah sursauta.
— Comment sais-tu tellement de choses, à mon sujet ?
— Parce que tu es possédée, répondit Mia, et que je suis celle qui te possède, sois-en sûre. Je peux passer en revue chacun de tes souvenirs, si je le veux. Je déchiffre ce que tes yeux voient. Maintenant tais-toi et écoute, si tu veux apprendre, car je sens que nous allons manquer de temps.
Voici ce que le démon de Susannah lui raconta.
— Il y a six Rayons, comme tu l’as dit, mais douze Gardiens, postés chacun à une extrémité d’un Rayon. Celui sur lequel nous sommes — car nous sommes toujours dessus — est le Rayon de Shardik. Si vous deviez aller au-delà de la Tour, il deviendrait le Rayon de Maturin, la grande tortue sur la carapace de laquelle repose le monde. De même, il n’y a que six démons élémentaires, un pour chaque Rayon. Au-dessous d’eux s’étend tout le monde invisible, que ces créatures ont laissé sur la plage de l’existence, quand le Prim s’est retiré. Ce sont des démons qui parlent, des démons familiers que certains nomment fantômes, des démons malades que certains — les constructeurs de machines et les adorateurs de la grande déesse fantoche de la Raison, si cela te sied — appellent maladies. De nombreux démons mineurs, mais seulement six démons majeurs. Néanmoins, comme il y a douze Gardiens pour six Rayons, il existe douze aspects démoniaques, car chaque démon élémentaire est à la fois mâle et femelle.
Susannah commençait à comprendre où elle voulait en venir, et sentit soudain ses entrailles se contracter. Du bouquet d’aiguilles rocheuses qui se dressait au-delà de l’allure, dans ce que Mia appelait la Discordia, monta un éclat de rire sec et fébrile. Ce comique invisible fut bientôt rejoint par un deuxième, puis par un troisième, un quatrième et un cinquième. Soudain il lui sembla que le monde entier se moquait d’elle. Et à raison, peut-être, car c’était vraiment une bonne blague. Mais comment aurait-elle pu prévoir ?
Sur fond de jacassements de hyènes — ou de quelque créature que ce fût —, elle dit à Mia :
— Tu dis que les démons élémentaires sont hermaphrodites. C’est pourquoi ils sont stériles, parce qu’ils sont des deux sexes.
— Si fait. Sur le lieu de l’Oracle, ton dinh a copulé avec l’un des démons majeurs pour lui arracher des informations, ce qu’on appelle prophétie, en Haut Parler. Il n’avait aucune raison de soupçonner que ce démon était autre chose qu’un succube, comme il en existe souvent dans ces lieux désolés…
— Ben voyons, l’interrompit Susannah. Dans la famille des démons, je demande la bombe sexuelle de base.
— En quelque sorte, répondit Mia en tendant une maquereine à Susannah.
Cette dernière l’accepta et se mit à la rouler entre ses paumes, pour en réchauffer la peau. Elle n’avait toujours pas faim, mais elle avait la bouche sèche. Tellement sèche.
— Sous sa forme femelle, ce démon a pris la semence du Pistolero, et il te l’a redonnée sous sa forme mâle.
— Quand on était dans l’anneau de parole, termina Susannah, effondrée.
Elle se remémora la pluie battante labourant son visage tourné vers le ciel, cette sensation de mains invisibles posées sur ses épaules, et puis l’engorgement de cette chose qui la remplissait, en même temps qu’elle avait l’impression de se faire éventrer. Le pire avait été le froid glacial de cet énorme sexe en elle. Sur le coup, c’était comme se faire baiser par un glaçon géant.
Et comment s’en était-elle sortie ? En invoquant Detta, bien sûr. En appelant cette garce, sortie vainqueur d’une centaine de petites escarmouches sexuelles dans des parkings de snacks ou de bastringues. Detta, qui l’avait piégé…
— Il a essayé de s’enfuir, raconta-t-elle à Mia. Une fois qu’il a compris que sa bite se retrouvait coincée dans un foutu étau, il a essayé de s’enfuir.
— S’il avait voulu s’enfuir, dit doucement Mia, il y serait arrivé.
— Pourquoi prendre la peine de me le faire croire ? demanda Susannah, tout en sachant qu’elle n’avait pas besoin que Mia lui réponde, plus maintenant.
Parce que le démon avait besoin d’elle, bien entendu. Il avait besoin d’elle pour porter le bébé.
Le bébé de Roland.
La perte de Roland.
— Tu sais tout ce que tu dois savoir, à propos du p’tit gars, dit Mia. N’est-ce pas ?
Sans doute. Un démon femelle avait prélevé la semence de Roland ; il l’avait gardée, puis, devenu mâle, il l’avait réinjectée à l’intérieur de Susannah Dean. Mia avait raison. Elle savait tout ce qu’il y avait à savoir.
— J’ai tenu parole. Rentrons. Ce froid n’est pas bon pour le p’tit gars.
— Encore une minute, fit Susannah.
Elle lui montra sa maquereine. La pulpe dorée perlait à présent à travers la peau orange et craquelée.
— Mon fruit vient d’éclater. Laisse-moi le manger. J’ai une dernière question.
— Mange et parle, mais fais vite.
— Qui es-tu ? Vraiment, je veux dire ? Es-tu ce démon ? Et a-t-il un nom, d’ailleurs ? Il et elle, ils ont un nom ?
— Non, répondit Mia. Les démons premiers n’ont pas besoin de noms ; ils sont ce qu’ils sont. Suis-je un démon ? C’est ce que tu veux savoir ? Oui-là, je suppose que oui. Ou je l’étais. Tout ça est très vague, à présent, comme un rêve.
— Et tu n’es pas… moi, n’est-ce pas ?
Mia ne répondit pas. Et Susannah comprit qu’elle n’en savait sans doute rien.
— Mia ?
À voix basse, songeuse.
Mia était accroupie contre le merlon, son poncho serré entre les genoux. Susannah voyait ses chevilles enflées et l’espace d’une seconde, ressentit de la pitié à l’égard de cette femme. Puis elle la fit voler en éclats. Ce n’était pas le moment de ressentir de la pitié, parce qu’elle n’avait rien de vrai.
— Tu n’es rien d’autre que la nounou.
Elle obtint exactement la réaction qu’elle escomptait, et qui dépassa même ses espérances. Sur le visage de Mia elle lut le choc, puis de la colère. Bon Dieu, de la fureur, même.
— Tu mens ! Je suis la mère de ce p’tit gars ! Et quand il viendra, Susannah, plus besoin d’écumer le monde en quête de Briseurs, parce que mon p’tit gars sera le plus grand de tous, il pourra briser les deux Rayons restants d’un claquement de doigts !
Dans sa voix perçait une fierté dangereusement proche de la folie.
— Mon Mordred ! Tu m’entends ?
— Oh oui, fit Susannah, je t’entends. Et tu vas aller gentiment te livrer à ceux dont le seul but est de mettre à bas la Tour, c’est ça ? Ils t’appellent, et toi tu rappliques.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis reprit, sur un ton volontairement plus doux :
— Et quand tu te livreras, ils prendront ton p’tit gars, merci beaucoup, et puis ils te renverront dans le pétrin d’où tu viens.
— Nenni ! C’est moi qui l’élèverai, ils me l’ont promis !
Mia croisa les bras sur son ventre d’un air protecteur.
— Il est à moi, je suis sa mère et c’est moi qui l’élèverai !
— Ma fille, tu ne voudrais pas revenir à la réalité, une seconde ? Tu penses qu’ils vont tenir leur promesse ? Eux ? Comment peux-tu à la fois voir tant de choses et être aveugle à ce point ?
Susannah connaissait la réponse à cette question, bien entendu. La maternité l’avait induite en erreur.
— Pourquoi ils ne me laisseraient pas l’élever ? demanda Mia d’une voix glaciale. Qui pourrait le faire mieux que moi ? Mieux que Mia, qui n’est faite que pour deux choses : porter un fils et l’élever ?
— Mais tu n’es pas seulement ça, lui rappela Susannah. Tu es comme les enfants de La Calla, et tu fais partie de tout ce que nous avons vu depuis le début de notre quête, mes amis et moi. Tu es une jumelle, Mia ! Je suis ton autre moitié, ta ligne de vie. Tu vois le monde à travers mes yeux et tu respires par mes poumons. J’ai dû porter le p’tit gars, parce que tu ne le pouvais pas, n’est-ce pas ? Tu es aussi stérile qu’une pierre. Et une fois qu’ils auront ton gosse, leur Bombe Atomique sur pied, ils se débarrasseront de toi, si ça leur permet de se débarrasser de moi, par la même occasion.
— Ils m’ont donné leur parole, répéta-t-elle, le visage baissé, l’air obstiné.
— Retourne la situation. Retourne-la, imagine-toi à ma place, qu’est-ce que tu penserais de cette promesse, à ma place ?
— Je te dirais d’arrêter ce bavardage stupide !
— Qui es-tu, en vérité ? Où sont-ils allés te chercher, pour l’amour du ciel ? C’était du genre petite annonce dans un journal, et tu as répondu ? « Cherche mère porteuse, grosse récompense, contrat de courte durée » ? Qui es-tu ?
— La ferme !
Susannah se pencha en avant, en appui sur les hanches. En général, cette position était une torture subtile, pour elle, mais elle avait oublié son inconfort, autant que la maquereine qu’elle tenait à la main.
— Vas-y ! lança-t-elle avec l’accent haletant de Detta Walker. Vas-y, ’eti’e-moi ce foutu bandeau que tu as su’ les yeux, t’ésor, comme tu m’as ’eti’é le mien ! Dis la vérité et cache dans l’œil du diable ! Qui es-tu, putain ?
— Je n’en sais rien ! hurla Mia, et en dessous d’elles, les chacals cachés dans les rochers hurlèrent en réponse, un rire tonitruant.
— Je ne sais pas, je ne sais pas qui je suis. Tu es contente ?
Non, Susannah n’était pas contente, et elle avait bien l’intention de pousser Mia à la confidence, quand Detta Walker prit la parole.
Voici ce que l’autre démon de Susannah lui dit.
— Poupée, faut qu’tu ’éfléchisses un peu, im’semble. Elle peut pas, elle est niaise, elle sait pas li’ elle sait à peine déchiff’er deux lignes, elle est pas allée à Mo’house, elle est allée dans aucune maison, mais toi si, Mam’zelle Oh-Detta Holmes, elle a fait Co-lum-biiiia, s’il vous plaît m’dame, la pe’le de la Côte, n’est-ce pas me’veilleux. Essaie de ’éfléchir à comment elle est tombée enceinte, déjà. Elle dit qu’elle a baisé Roland, qu’elle lui a piqué la pu’ée, qu’elle s’est changée en mâle, en Démon de l’Anneau, et qu’elle te l’a ’efou’gué, et alo’s c’est toi qu’as dû l’po’ter, et avaler tous ces t’ucs dégueulasses qu’elle t’a fait bouffer, et maint’nant où elle est, hein, c’est c’que Detta aim’ait bien savoi’. Et qu’est-ce qu’elle fait là, enceinte sous sa couve’tu’toute g’aisseuse ? C’est enco’ton t’uc de… comment t’appelles ça… ta technique de visualisation ?
Susannah ne savait pas. Tout ce qu’elle savait, c’est que Mia la regardait soudain avec des yeux rétrécis. Elle enregistrait probablement une partie de ce monologue. Combien ? Pas beaucoup, Susannah aurait été prête à le parier. Peut-être un mot par-ci par-là, mais pour la plupart, c’était du charabia. Et de toute façon, Mia jouait le rôle de la mère de cet enfant. Mordred le bébé ! On aurait dit une BD de Charles Addams.
Voilà c’qu’elle fait, reprit Detta d’un air songeur. Elle fait semblant d’et’ une moman, e’s’est collée dans l’ôle jusqu’au cou, tu peux m’c’oi’.
Mais peut-être était-ce seulement sa nature, se dit Susannah. Peut-être qu’au-delà de l’instinct maternel, Mia n’existait pas.
Une main froide lui saisit le poignet.
— Qui est-ce ? C’est cette sale langue de vipère ? Si c’est elle, renvoie-la. Elle me fait peur.
Susannah elle-même en avait toujours un peu peur, pour tout dire, mais pas autant que le jour où elle avait enfin accepté le fait que Detta était bel et bien réelle. Elles n’étaient pas devenues amies, et ne le seraient sans doute jamais, mais il était évident que Detta Walker pouvait faire une alliée de poids. Elle était plus que vicieuse. Derrière son accent de demeurée à la Butterfly McQueen[5], elle était monstrueusement habile.
Cette Mia aussi c’est une alliée d’poids, si t’a’ives à t’la mett’ dans la poche. Y a p’esque ’ien d’plus teigneux dans la vie qu’une moman qu’en a ras l’cul.
— On rentre, dit Mia. J’ai répondu à tes questions, le froid est mauvais pour le bébé, et cette vicieuse est revenue.
Mais Susannah se dégagea en secouant le poignet et recula un peu, hors d’atteinte de Mia. Dans les interstices entre les merlons, le souffle glacial venait la poignarder à travers sa chemise fine, mais elle avait l’impression que le froid lui rafraîchissait les idées et rendait son raisonnement plus clair.
Une partie d’elle est moi, parce qu’elle a accès à mes souvenirs, à l’anneau d’Eddie, aux anciens de River Crossing, à Blaine le Mono. Mais il faut bien qu’elle soit plus que moi, aussi, parce que… parce que…
Vas-y, ma fille, t’es pas bête, mais t’es lente.
Parce qu’elle sait aussi tout le reste. Elle connaît les démons, les petits et les premiers. Elle sait comment les Rayons sont apparus — enfin, presque — et le creuset de la création, le Prim. Pour autant que je sache, une prime, c’est un truc qu’on te donne comme récompense. Et ce mot-là, ce n’est pas à moi qu’elle l’a pris.
Et soudain elle vit la véritable nature de cette conversation : on aurait dit des parents discutant de leur nouveau bébé. De leur p’tit gars. Il a ton nez, oui mais il a tes yeux à toi, et bon sang, où est-ce qu’il est allé chercher tous ces cheveux ?
Detta répondit :
Et elle a des potes à New York, oublie pas ça. En tout cas, elle veut c’oi’que c’est ses potes.
Alors elle est quelqu’un ou quelque chose en elle-même, aussi. Un être venu du monde invisible des démons familiers et des mabouls de service. Mais qui ? Est-elle vraiment un des démons premiers ?
Detta éclata de rire.
C’est c’qu’elle dit, mais elle ’aconte des caques, ché’ie ! Je l’sais !
Alors qu’est-elle ? Qu’était-elle, avant d’être Mia ?
Soudain une sonnerie de téléphone, amplifiée au point de vriller les tympans, se mit à résonner. Elle paraissait tellement déplacée, sur fond de château abandonné, que Susannah ne comprit d’abord pas de quoi il s’agissait. Les créatures de la Discordia — les chacals, les hyènes, peu importait — qui s’étaient calmées se remirent à glapir de plus belle.
Néanmoins, Mia, fille de personne, mère de Mordred, reconnut immédiatement la sonnerie. Elle passa devant. Susannah sentit instantanément le monde vaciller et perdre de sa réalité. Il parut se figer, en une sorte de tableau. Plutôt une croûte, d’ailleurs.
— Non ! cria-t-elle en se jetant sur Mia.
Mais Mia — enceinte ou non, égratignée ou non, chevilles gonflées ou pas — eut le dessus sans peine. Roland leur avait montré un certain nombre de tours de corps-à-corps (la partie Detta en elle s’était ouvertement réjouie de leur perversité), mais ils ne furent d’aucune utilité contre Mia. Elle contra chacun de ses gestes à peine amorcés.
Ben voyons, évidemment, elle connaît tes moindres mouvements à l’avance, de même qu’elle connaît Tantine Talitha de River Crossing et Topsy le Marin, de Lud, parce qu’elle a accès à tes souvenirs, parce que, dans une certaine mesure, elle est toi…
Et c’est là que ses pensées s’interrompirent, car Mia lui avait tordu les bras dans le dos et ô mon Dieu ce que ça faisait mal.
T’es v’aiment qu’une sal’ gamine, espèce de salope ! fit Detta avec un mépris haletant et presque engageant à la fois, et avant que Susannah ait pu ajouter quoi que ce soit, il se produisit une chose incroyable : le monde se déchira en deux comme une feuille de papier desséché. La déchirure s’étendait des pavés sales de l’allure jusqu’au merlon le plus proche, puis remontait vers le ciel. Elle fusa dans le firmament tout injecté d’étoiles, coupant nettement le croissant de lune en deux.
Pendant une seconde, Susannah se dit que ça y était, que l’un des deux, ou les deux derniers Rayons avaient lâché et que la Tour s’était effondrée. Puis, par la déchirure, elle aperçut deux femmes allongées sur l’un des lits jumeaux de la chambre 1919 du Plaza-Park. Elles se tenaient enlacées et avaient les yeux fermés. Elles portaient toutes deux le même jean, la même chemise tachée de sang. Leurs traits étaient semblables, mais l’une avait des jambes, des cheveux raides et soyeux et la peau blanche.
— Ne me cherche pas ! lui haleta Mia à l’oreille (Susannah sentit un mince filet de salive lui chatouiller la peau). Ne nous cherche pas, moi et mon p’tit gars. Parce que c’est moi la plus forte, tu m’entends ? Je suis la plus forte !
Il n’y avait aucun doute là-dessus, se dit Susannah en se sentant propulsée vers le trou qui allait en s’élargissant. Du moins pour l’instant.
Elle fut précipitée dans la fissure, dans le monde réel. Pendant une seconde, il lui sembla que sa peau était à la fois en feu et recouverte d’une pellicule de glace. Quelque part, le carillon du vaadasch résonnait, et alors…
… elle se redressa sur le lit. Une femme, non pas deux, mais au moins une femme avec des jambes. Elle envoya rouler Susannah en arrière. C’était Mia qui se trouvait aux commandes. Mia qui se précipitait vers le téléphone, le saisissait à l’envers, avant de comprendre comment l’engin fonctionnait.
— Allô ? Allô !
— Bonjour, Mia. Je m’appelle…
Elle l’interrompit.
— Est-ce que vous allez me laisser garder mon bébé ? Cette garce en moi me dit que non !
Il y eut un blanc, à l’autre bout. Long. Bien trop long. Susannah sentait la peur de Mia, un petit ruisseau qui devenait un raz-de-marée. Tu n’as pas à te sentir effrayée, tenta-t-elle de lui dire, c’est toi qui as ce qu’ils veulent, ce dont ils ont besoin, tu ne vois pas ça ?
— Allô, vous êtes là ? Grands dieux, vous êtes toujours là ? JE VOUS EN PRIE, DITES-MOI QUE VOUS ÊTES ENCORE Là !
— Je suis là, dit calmement la voix d’homme. Pouvons-nous reprendre de zéro, Mia, fille de personne ? Ou devrai-je raccrocher, en attendant que vous vous soyez… ressaisie ?
— Non ! Non, ne faites pas ça, ne faites pas ça, je vous prie !
— Vous ne m’interromprez plus ? Parce que cette inconvenance n’a pas lieu d’être.
— Promis !
— Je m’appelle Richard P. Sayre.
Ce nom était familier à Susannah, mais elle ne savait plus d’où.
— Vous savez où vous devez vous rendre, n’est-ce pas ?
— Oui.
Empressée. Empressée de faire plaisir — au Cochon du Sud, au coin de la 66e et de Lexingworth.
— Lexingion, corrigea Sayre. Odetta Holmes vous aidera à trouver les lieux, je n’en doute pas.
Susannah eut envie de hurler Ce n’est pas mon nom ! Mais elle demeura silencieuse. Ce Sayre aurait aimé l’entendre hurler, pas vrai ? Il aurait aimé qu’elle perde les pédales.
— Vous êtes là, Odetta ? demanda-t-il sur un ton de provocation plaisante. Vous êtes là, espèce d’emmerdeuse ?
Elle ne répondit rien.
— Elle est bien là, dit Mia. Je ne sais pas pourquoi elle ne répond pas. Je ne la retiens pas, là.
— Moi, je crois que je sais pourquoi, répondit Sayre avec indulgence. Pour commencer, elle n’aime pas ce nom.
Puis, faisant une allusion que Susannah ne comprit pas :
— Qu’on ne m’appelle plus Clay, Clay est mon nom d’esclave, appelez-moi Mohammed Ali ! C’est bien cela, Susannah ? Ou bien était-ce après votre époque ? Un peu après, il me semble. Désolé. Le temps est source de confusion, parfois, n’est-ce pas ? Peu importe. J’aurai quelque chose à vous dire d’ici une minute ou deux, très chère. Cela ne vous plaira pas beaucoup, je le crains, mais je pense que vous devriez être mise au courant.
Susannah ne dit toujours rien. Ce qui devenait de plus en plus difficile.
— Pour ce qui est de l’avenir immédiat de notre p’tit gars, Mia, je m’étonne même que vous posiez la question, ajouta Sayre.
C’était un beau parleur, il fallait le reconnaître, il mettait dans sa voix la dose exacte d’indignation requise.
— Le Roi tient ses promesses, contrairement à d’autres que je ne nommerai pas. Et sans même parler de notre intégrité, réfléchissez aux questions pratiques ! Qui d’autre pourrait avoir la garde de ce qui sera sans doute l’enfant le plus important de toute l’Histoire… Y compris le Christ, Bouddha et le prophète Mahomet ? Au sein de qui d’autre pourrions-nous confier sa bouche, si je puis me permettre l’image ?
Elle boit du petit-lait, constata Susannah. C’est tout ce qu’elle rêvait d’entendre. Et pourquoi ? Parce qu’elle est Mère.
— À moi, vous me le confieriez à moi ! s’écria Mia. Rien qu’à moi, bien sûr ! Merci ! Merci !
Susannah finit par prendre la parole. Par lui dire de ne pas faire confiance à cet homme. Mia, bien entendu, l’ignora royalement.
— Je ne pourrais pas plus vous mentir que rompre une promesse faite à ma propre mère, fit la voix au téléphone.
(T’es su que t’en avais une, T’ésor ? voulut savoir Detta.)
— Même si parfois la vérité fait mal, les mensonges se retournent toujours contre nous, n’est-ce pas ? Dans le cas présent, la vérité, c’est que vous n’aurez pas votre p’tit gars pour vous très longtemps, Mia, son enfance sera différente de celle des autres enfants, des enfants normaux…
— Je sais ! Oh, je sais !
— Mais pendant les cinq années où vous l’aurez bel et bien… peut-être même sept, avec un peu de chance… il aura tout ce qui se fait de mieux. Il le recevra de vous, bien sûr, mais aussi de nous. Notre intervention sera discrète…
Detta Walker se précipita devant, aussi rapide qu’une sale petite musaraigne. Elle ne put prendre possession des cordes vocales de Susannah Dean que pour un court instant, mais ce fut un instant précieux.
— C’est ça, biquet, pou’ sû’, gloussa-t-elle. C’est sû’ qu’il va pas v’ni’ vous taper su’ les ne’fs !
— Fais TAIRE cette garce ! lança Sayre comme un coup de fouet, et Susannah se sentit secouée quand Mia repoussa violemment Detta, cul par-dessus tête — mais toujours en train de glousser — à l’arrière de leur esprit commun. Au trou, une fois de plus.
— N’empêche, j’ai dit c’que j’avais à di’e, bon Dieu ! cria Detta. J’lui ai dit, à c’culé de cul’d’Blanc !
Dans le combiné, la voix de Sayre se fit froide et distincte.
— Mia, vous maîtrisez la situation, ou non ?
— Oui ! Bien sûr que oui !
— Alors que cela ne se reproduise plus.
— C’est promis !
Et quelque part — elle aurait dit que c’était au-dessus d’elle, même s’il était difficile de se repérer, dans un cerveau qu’on partageait avec d’autres — une porte sembla claquer. Avec un bruit métallique.
On est bel et bien au trou, dit-elle à Detta, mais Detta ne s’arrêta pas de rire.
Susannah pensa : Je suis presque certaine de savoir qui elle est. En plus de moi, je veux dire.
La vérité lui avait sauté aux yeux. Cette partie de Mia qui n’était ni Susannah ni quelque créature surgie du monde du néant à l’appel du Roi Cramoisi… cette troisième partie, c’était forcément l’Oracle, démon élémentaire ou non. La force femelle qui avait d’abord essayé de s’en prendre à Jake, avant de se rabattre sur Roland. Cet esprit triste et éperdu. Il avait fini par obtenir ce corps dont il avait besoin. Un corps capable de porter un p’tit gars.
— Odetta ? fit la voix de Sayre, taquine et cruelle. Ou Susannah, si vous préférez ? Je vous ai promis des nouvelles fraîches, n’est-ce pas ? Ce sont plutôt de bonnes nouvelles-mauvaises nouvelles, j’en ai bien peur. Vous voulez en savoir plus ?
Susannah ne dit mot.
— La mauvaise nouvelle, c’est que le p’tit gars de Mia ne sera peut-être pas en mesure d’accomplir la glorieuse destinée à laquelle il est promis en tuant son père, finalement. La bonne nouvelle, c’est que Roland sera très probablement mort dans les minutes qui viennent. Quant à Eddie, j’ai bien peur que la question ne se pose même pas. Il n’a ni les réflexes ni l’expérience du terrain de votre dinh. Ma chère, vous allez vous retrouver veuve très bientôt. C’est la mauvaise nouvelle.
Elle ne put se retenir plus longtemps, et Mia la laissa s’exprimer.
— Menteur ! Vous mentez sur tout !
— Pas du tout, répondit Sayre d’un ton calme, et Susannah se rappela où elle avait entendu ce nom : à la fin du récit de Callahan. À Détroit. Lorsqu’il avait violé le commandement le plus sacré de son Église et qu’il s’était suicidé, pour ne pas tomber aux mains des vampires. Callahan avait sauté à travers la baie vitrée d’un gratte-ciel pour éviter de finir de cette façon. Il avait d’abord atterri dans l’Entre-Deux-Mondes, et de là, par la Porte Dérobée, il avait rejoint les terres frontalières de La Calla. Et à ce moment précis, ce qu’avait pensé le Père, et il le leur avait raconté, c’était : Il ne devait pas les laisser gagner, il ne pouvait pas les laisser gagner. Et il avait raison là-dessus, raison, bon sang. Mais si Eddie mourait…
— Nous savions où votre dinh et votre mari atterriraient sans doute, s’ils empruntaient une certaine porte, lui dit Sayre. Et il a suffi d’appeler quelques personnes, des gens comme ce type, un certain Enrico Balazar, et je vous assure que c’était extrêmement facile, Susannah, vous pouvez me croire.
Susannah reconnut dans sa voix les accents de la sincérité. S’il ne pensait pas ce qu’il disait, alors elle avait affaire à un surdoué du mensonge.
— Comment avez-vous découvert un truc pareil ? demanda Susannah.
Elle ne reçut pas de réponse, aussi s’apprêta-t-elle à répéter la question. Mais elle se retrouva violemment repoussée en arrière. Peu importe ce que Mia avait été auparavant, car à l’intérieur de Susannah, elle avait développé une puissance incroyable.
— Elle est partie ? demandait Sayre.
— Oui, partie, à l’arrière.
Servile. Soucieuse de faire plaisir.
— Alors venez à nous, Mia. Plus tôt vous viendrez à nous, plus tôt vous pourrez regarder votre p’tit gars en face !
— Oui ! s’écria Mia, ivre de joie.
Et Susannah aperçut soudain comme un petit éclat brillant. Comme si elle jetait un œil sous la toile de tente d’un chapiteau de cirque, pour contempler une attraction fabuleuse. Ou funeste.
Ce qu’elle vit fut aussi simple que terrible : le Père Callahan, en train d’acheter du salami dans une épicerie. Une épicerie de Nouvelle-Angleterre. Une certaine épicerie générale située dans la ville d’East Stoneham, dans le Maine, en 1977. Callahan leur avait raconté toute son histoire, dans le presbytère… et Mia avait tout écouté.
La soudaine compréhension des événements surgit en elle comme le soleil se levant sur un champ de bataille où des milliers de cadavres mutilés gisaient. Susannah se précipita de nouveau devant, sans se soucier de la puissance de Mia, hurlant comme une démente :
— Garce ! Traîtresse ! Espèce de sale garce meurtrière ! Tu leur as dit où la Porte allait les conduire ! Où elle enverrait Eddie et Roland ! Oh, espèce de SALOPE !
Mia avait beau être puissante, cet assaut la prit de court. Assaut qui fut d’autant plus violent que Detta avait uni sa propre énergie meurtrière à l’entendement de Susannah.
Pendant une seconde, l’intruse fut repoussée en arrière, les yeux écarquillés. Dans la chambre d’hôtel, le combiné tomba des mains de Mia. Elle avança en titubant à travers la pièce, faillit se renverser en butant sur l’un des lits, puis s’affala en tourbillonnant comme une danseuse ivre. Susannah la gifla, et des marques rouges apparurent sur ses pommettes, comme des points d’exclamation.
Je me gifle moi-même, voilà ce que je suis en train de faire, se dit-elle. Je détériore le matériel, si c’est pas complètement crétin, ça ? Mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. L’énormité de ce que Mia avait fait, l’énormité de cette trahison…
À l’intérieur, sur ce ring qui n’était pas que physique (mais pas que mental non plus), Mia finit par reprendre le dessus ; elle attrapa Susannah/Detta par la gorge et la tira en arrière. Les yeux de Mia étaient toujours agrandis par le choc, devant la férocité de l’attaque. Et peut-être par la honte, aussi. Susannah espérait qu’elle était en mesure de ressentir de la honte, qu’elle n’était pas encore au-delà de ça.
J’ai fait ce que j’avais à faire, répétait Mia en forçant Susannah à rentrer au trou. C’est mon p’tit gars, tout le monde est contre moi, j’ai fait ce que j’avais à faire.
Tu as bradé Eddie et Roland contre ton monstre, voilà ce que tu as fait ! hurla Susannah. À cause de ce que tu as entendu en espionnant, et que tu es allée répéter, Sayre était certain qu’ils allaient se servir de la Porte, pour retrouver Tower, pas vrai ? Et combien il en a envoyé, contre eux ?
La seule réponse fut le claquement métallique. Sauf que cette fois-ci, il fut suivi d’un deuxième. Et d’un troisième. Mia avait senti les mains de son hôtesse serrées autour de sa gorge, et elle était bien décidée à ne plus prendre aucun risque. Cette fois-ci, la porte du trou avait été verrouillée à triple tour. Du trou ? Bon Dieu, autant l’appeler le Trou Noir de Calcutta.
Quand je sortirai d’ici, je retournerai au Dogan et j’éteindrai tous les interrupteurs ! s’écria-t-elle. Je ne peux pas croire que j’aie essayé de t’aider ! Eh bien va te faire foutre ! Tu peux accoucher dans la rue, en ce qui me concerne !
Tu ne peux pas sortir, répondit Mia, en ayant presque l’air de s’excuser. Plus tard, si je le peux, je te laisserai en paix…
Quel genre de paix y aura-t-il pour moi, si Eddie est mort ? Pas étonnant que tu aies voulu que je retire son anneau ! Comment aurais-tu pu en supporter le contact sur ta peau, sachant ce que tu avais fait ?
Mia ramassa le combiné et écouta, mais Richard P. Sayre n’était plus là. Il avait sans doute des rendez-vous, des maladies à répandre, et Susannah ne savait quoi d’autre.
Mia raccrocha le téléphone et inspecta du regard la chambre vide et stérile, comme le font ceux qui savent qu’ils ne reviendront pas dans un endroit, et qui veulent s’assurer qu’ils n’y ont rien oublié d’important. Elle tapota l’une des poches de son jean et y sentit la petite liasse de billets. Elle toucha l’autre et sentit la bosse de la tortue, de la skölpadda.
Je suis désolée, dit Mia. Je dois prendre soin de mon p’tit gars. Tout le monde est contre moi, à présent.
C’est faux, lança Susannah depuis la cellule dans laquelle l’avait enfermée Mia. Et où se trouvait-elle, d’ailleurs ? Dans les cachots les plus profonds et les plus noirs du Château sur l’Abysse ? Probablement. Quelle importance ? J’étais de ton côté. Je t’ai aidée. J’ai interrompu tes foutues contractions quand tu en as eu besoin. Et regarde ce que tu as fait. Comment as-tu pu te montrer aussi lâche et aussi vile ?
La main sur la poignée de la porte, Mia s’immobilisa. Ses joues prirent une teinte rouge brique. Oui, elle avait honte, c’était déjà ça. Mais la honte ne l’arrêterait pas. Rien ne l’arrêterait. Jusqu’au jour, bien sûr, où elle serait à son tour trahie par Sayre et ses sbires.
C’était inévitable, et pourtant cette certitude ne réconforta pas Susannah le moins du monde.
Tu es condamnée, dit-elle. Tu en as conscience, au moins ?
— Je m’en moque, répondit Mia. L’éternité en enfer, ce n’est pas cher payé, pour avoir l’occasion de voir mon p’tit gars de mes yeux. Entends-moi bien, je te prie.
Et alors, emmenant Susannah et Detta avec elle, Mia ouvrit la porte de la chambre d’hôtel, pénétra de nouveau dans le couloir et prit la direction du Cochon du Sud, où de terribles chirurgiens n’attendaient que de la libérer de son p’tit gars, tout aussi terrible.
SOLISTE :
Commala-kif-kif
Te voilà dans un sale pétrin !
Si dans son gant le traître te tend la main
Dans la tienne elle deviendra brindilles
CHŒUR :
Commala-cinq-six !
Rien que les épines et les brindilles !
Quand dans le gant du traître tu sens ta main
Tu es vraiment dans un sale pétrin.