C’est peut-être le ka qui plaça là ce bus, lorsque le taxi de Mia s’arrêta — ou peut-être n’était-ce qu’une coïncidence. C’est le genre de question qui soulèverait un grand débat, aussi bien parmi le prêcheur de rue le plus humble (donnez-moi un alléluia) qu’entre grands pontes de la théologie (je vous demande un petit amen socratique). Certains jugeront sans doute qu’il s’agit là d’une question futile ; pourtant, les puissantes implications qu’elle soulève sont loin de l’être.
Un bus en route pour le centre-ville, à moitié vide.
Mais s’il ne s’était pas trouvé au coin de Lex et de la 61e, Mia n’aurait sans doute jamais remarqué l’homme à la guitare. Et si elle ne s’était pas arrêtée pour écouter l’homme à la guitare, qui sait combien ce qui suivit aurait été différent ?
— Waouhhh, vieux, r’gardez-moi un peu ça ! s’exclama le chauffeur de taxi, en levant la main derrière le pare-brise, exaspéré. Un bus était garé au coin de Lex et de la 61e, son moteur diesel ronronnant et ses feux arrière clignotant, dans ce que Mia prit pour une sorte de code de détresse. Le chauffeur du bus se tenait près de l’une des roues arrière, et il contemplait l’épais nuage noir se dégageant du pot d’échappement du véhicule.
— Madame, proposa-t-il, ça vous dérangerait de descendre au coin de la 60e ? Ça vous irait ?
Ça m’irait ? Qu’est-ce que je dois répondre ?
Pas de problème, répondit Susannah d’un air distrait. Au coin de la 60e, c’est parfait.
La question de Mia l’avait ramenée du Dogan, où elle essayait d’entrer en contact avec Eddie. La chance n’avait pas vraiment été de son côté, et l’état des lieux l’avait littéralement affolée. Les fissures dans le sol étaient beaucoup plus profondes, et l’un des panneaux du plafond s’était effondré, entraînant dans sa chute les néons fluorescents et des câbles électriques longs de plusieurs mètres. Certains des tableaux de commande s’étaient éteints. D’autres laissaient échapper des filets de fumée. L’aiguille du cadran Susannah-Mio était complètement dans le rouge. Sous ses pieds, le sol vibrait et les machines hurlaient. Et se dire que rien de tout ça n’était réel, que ce n’était là qu’une technique de visualisation, c’était passer à côté de l’essentiel, non ? Elle avait interrompu un processus très puissant, et son corps était en train d’en payer le prix. La Voix du Dogan l’avait prévenue que ce qu’elle faisait était dangereux. Qu’il n’était pas prudent de jouer avec Mère Nature (on aurait dit une pub à la télé). Susannah ne savait absolument pas lesquels de ses organes ou de ses glandes étaient les plus touchés, mais ce dont elle était certaine, c’est qu’il s’agissait bien des siens. Pas ceux de Mia. Il était temps de mettre fin à cette folie, avant que tout n’explose.
Mais d’abord, elle avait essayé d’entrer en contact avec Eddie, de hurler son nom dans le micro estampillé North Central Positronics, en long en large et en travers. Rien. Elle avait aussi hurlé le nom de Roland, sans plus de résultat. S’ils étaient morts, elle le saurait. Elle en était certaine. Mais pouvoir entrer en contact avec eux, ça, elle n’en était pas certaine du tout… qu’est-ce que ça voulait dire ?
Ça veut dïe que qu’tu t’es fait baiser dans les g’andes la’geu’s, ma biquette, lui dit Detta, avant de se mettre à glousser. Voilà c’qui s’passe, à fo’ce de f’icoter avec les sales ’culés d’culs blancs.
Je peux sortir d’ici ? demandait Mia, aussi timide qu’une débutante arrivant au bal. Vraiment ?
Susannah se serait bien frappé le front, si elle en avait eu un. Bon sang, dès qu’il s’agissait d’autre chose que de son bébé, ce que cette garce pouvait être empotée !
Oui, vas-y. On est à deux cents mètres à peine, et sur une avenue, c’est vite fait.
Le chauffeur… combien je dois donner au chauffeur ?
Donne-lui un billet de dix, et dis-lui de garder la monnaie. Attends, je vais te montrer…
Susannah sentit la réticence de Mia et eut une réaction de colère mêlée de lassitude. Ça avait son petit côté drôle, tout bien considéré.
Écoute-moi bien, ma chérie, je m’en lave les mains, de ce qui peut t’arriver. OK ? Donne-lui n’importe quel billet, j’en ai rien à foutre.
Non, non, ça va. Humble, tout à coup. Apeurée. Je te fais confiance, Susannah. Et elle tendit la liasse des billets de Mats à hauteur de ses yeux, disposés en éventail comme un jeu de cartes.
Susannah était à deux doigts de refuser, mais à quoi bon ? Elle passa devant, prit le contrôle des mains brunes qui tenaient l’argent, choisit un billet de dix, et le tendit au chauffeur.
— Gardez la monnaie.
— Merci, ma p’tite dame !
Susannah ouvrit la portière côté trottoir. Une voix synthétique se mit à parler au même moment, la faisant sursauter — les faisant sursauter toutes les deux. C’était quelqu’un du nom de Whoopi Goldberg, qui lui rappelait qu’il ne fallait pas qu’elle oublie ses sacs. Pour Susannah-Mia, la question de son gunna était discutable. Elles n’avaient plus qu’un seul bagage, désormais, et Mia s’apprêtait à s’en libérer.
Elle entendit une mélodie à la guitare. Au même instant, elle sentit lui échapper le contrôle de la main qui remettait à la hâte les billets dans sa poche, et de la jambe qui sortait du taxi. Mia reprenait les rênes, à présent que Susannah avait résolu encore un de ses petits dilemmes new-yorkais. Susannah commença par lutter, instinctivement, contre cette odieuse usurpation
(mon corps, bon sang, le mien, du moins au-dessus de la taille, et ça inclut la tête et le cerveau qu’elle contient !)
puis laissa tomber. À quoi bon ? Mia était la plus forte. Susannah n’avait aucun sens de la logique de tout ça, mais c’était un fait, Mia était la plus forte.
Susannah Dean se sentit soudain submergée par une espèce d’étrange fatalisme. Ce calme incompréhensible qui gagne le conducteur d’une voiture devenue folle qui fonce droit sur un passage à niveau, ou le pilote d’un avion qui amorce son dernier plongeon après que ses réacteurs ont lâché… ou le pistolero sur le point de dégainer, dans sa dernière embuscade. Plus tard elle aurait peut-être à se battre, si le combat paraissait digne d’intérêt ou honorable. Elle se battrait pour se sauver ou sauver le bébé, mais pas Mia — elle en avait décidé ainsi. Mia avait épuisé tout son mérite et toutes ses chances d’être sauvée, aux yeux de Susannah.
Pour l’instant, il n’y avait rien à faire, sauf peut-être remettre le compteur « FORCE DE TRAVAIL » sur 10. Elle se dit qu’elle réussirait sans doute à prendre suffisamment le contrôle pour y arriver.
Mais avant ça… la musique. La guitare. Elle connaissait cette chanson, elle la connaissait même bien. Elle en avait même chanté une version aux folken, la nuit de leur arrivée à Calla Bryn Sturgis.
Après tout ce qu’elle avait traversé, depuis sa rencontre avec Roland, entendre « A Man of Constant Sorrow » à un coin de rue en plein New York ne lui parut pas une seconde dû au hasard. Et c’était une chanson merveilleuse, pas vrai ? Peut-être même la quintessence de toutes les chansons folk qu’elle avait aimées dans sa jeunesse, ces chansons qui l’avaient envoûtée, la conduisant pas à pas jusqu’à l’activisme, pour finir à Oxford, dans le Mississippi. C’était du passé — elle se sentait tellement plus vieille qu’à l’époque —, pourtant la simplicité triste de cette chanson l’attirait toujours autant. Le Cochon du Sud se situait à quelques dizaines de mètres de là. Une fois que Mia leur aurait fait passer ces portes, Susannah se trouverait dans le Pays du Roi Cramoisi. Elle n’avait aucun doute et ne se faisait aucune illusion, à ce sujet. Elle ne s’attendait pas à en revenir, n’espérait pas revoir ses amis ou son bien-aimé, et avait dans l’idée qu’il lui faudrait mourir avec pour seuls compagnons les hurlements d’une Mia trahie… mais rien de tout cela ne devait interférer avec le plaisir qu’elle avait à écouter cette chanson, en cet instant. Était-ce son chant du cygne ? Si tel était le cas, ça lui allait.
Susannah, fille de Dan, se dit que ç’aurait pu être bien pire.
Le musicien des rues s’était installé devant un café, la Tortue Paresseuse. Il avait ouvert son étui à guitare à ses pieds, et la doublure en velours violet (exactement de la même couleur que le tapis dans la chambre de sai King, donnez-moi un petit amen) était jonchée de pièces et de billets, de manière que l’éventuel passant particulièrement innocent sache quoi faire. Le guitariste était assis sur un cube en bois, le frère jumeau de celui sur lequel avait grimpé le Révérend Harrigan, pour sa harangue.
À certains signes, on pouvait raisonnablement penser qu’il avait bientôt fini sa journée. Il avait enfilé son blouson, orné d’un écusson des Yankees, ainsi qu’une casquette sur laquelle un badge accroché au-dessus de la visière annonçait JOHN LENNON EST VIVANT. Il avait sans doute posé une pancarte en carton devant lui, mais il l’avait déjà rangée dans son étui, retournée. De toute façon, Mia n’aurait pas pu en déchiffrer un traître mot.
Il la regarda, sourit, et s’arrêta de jouer. Elle brandit un des billets qui lui restaient et dit :
— Il est pour vous si vous rejouez cette chanson. En entier, cette fois-ci.
Le jeune homme ne devait pas avoir plus de vingt ans, et s’il n’y avait rien de beau dans son teint pâle et boutonneux, son anneau doré dans la narine et sa cigarette au coin des lèvres, il avait un air attachant. Ses yeux s’agrandirent quand il reconnut la tête sur le billet.
— Ma bonne dame, pour cinquante je peux vous jouer tout le répertoire de Ralph Stanley que je connais… et j’en connais un paquet.
— Juste celle-ci, ça nous ira très bien, dit Mia en jetant le billet.
Il descendit comme une plume dans l’étui à guitare. Le musicien regarda le billet atterrir d’un air incrédule.
— Dépêchez-vous, ordonna Mia.
Susannah ne disait rien, mais Mia sentait bien qu’elle était tout ouïe.
— Mon temps est compté. Jouez.
Et alors le guitariste assis sur son cube de bois devant le café se mit à jouer une chanson que Susannah avait entendue pour la première fois dans un bar, une chanson qu’elle avait chantée elle-même dans Dieu sait combien de bouges, une chanson qu’elle avait aussi chantée une fois, derrière un motel, à Oxford, dans le Mississippi. La veille du jour où ils s’étaient tous retrouvés en prison. À cette date, les trois jeunes militants pour le droit de vote avaient disparu depuis presque un mois, disparu dans la terre noire du Mississippi aux alentours de Philadelphie (on avait fini par les retrouver dans la ville de Longdale, donnez-moi un petit alléluia, donnez-moi un petit amen). Le fameux Marteau Piqueur Blanc s’était remis à l’œuvre dans tous les bleds de bouseux, mais ça ne les avait pas empêchés de chanter. Odetta Holmes — Det, comme on l’appelait à l’époque — avait entonné cette chanson-là, et les autres s’étaient joints à elle, les garçons disaient man et les filles, maid. À présent, retenue dans ce Dogan qui était devenu son goulag, Susannah écoutait ce jeune homme, qui n’était même pas né en ces jours ignobles, la chanter à nouveau. Le bâtardeau de sa mémoire s’ouvrit une nouvelle fois à la volée et c’est Mia, peu préparée à la violence de ces souvenirs, qui fut emportée par la vague.
Dans le Pays des Souvenirs, le temps, c’est toujours maintenant.
Dans le Royaume de Jadis, les horloges font tic-tac… mais leurs aiguilles ne bougent jamais. Il y a une Porte Dérobée (Ô perdue) et la mémoire est la clé qui seule peut l’ouvrir.
Ils s’appellent Cheney, Goodman et Schwerner : ce sont eux qui tombent sous les coups du Marteau Piqueur Blanc, le 19 juin 1964. Ô Discordia !
Ils sont descendus au motel La Lune Bleue, du côté nègre d’Oxford, Mississippi. Le propriétaire du motel s’appelle Lester Bambry, et son frère John est pasteur de la première Église méthodiste afro-américaine d’Oxford, donnez-moi un alléluia, je veux entendre un amen.
On est le 19 juillet, soit un mois jour pour jour après la disparition de Cheney, Goodman et Schwerner. Trois jours après leur disparition, aux environs de Philadelphie, une réunion a eu lieu dans l’église de John Bambry, et les activistes nègres locaux ont dit aux trente ou quarante Blancs du Nord qui restaient qu’à la lumière de ce qui s’était passé, ils étaient bien sûr libres de rentrer chez eux. Et certains d’entre eux sont bel et bien rentrés chez eux, gloire à Dieu, mais Odetta Holmes et dix-huit autres sont restés. Oui. Ils sont installés au motel La Lune Bleue. Et parfois, le soir, ils vont à l’arrière, Delbert Anderson prend sa guitare et ils chantent.
« Je serai libéré », ils chantent et
« John Henry », ils chantent, on va les battre à plates coutures (Dieu le très haut, vivent les bombes divines), et ils chantent
« Hésitation Blues », du Révérend Gary Davis, et ils éclatent tous de rire en entendant les rimes gentiment équivoques : un dollar est un dollar, appelons un chat un chat, j’ai une maison pleine de mouflards, et pas un n’est de moi, et ils chantent
« I ain’t Marching Anymore » et ils chantent
au Pays des Souvenirs et au Royaume de Jadis ils chantent
avec le sang chaud de leur jeunesse, avec la force de leur corps, avec la confiance de leur esprit ils chantent
pour renier Discordia
pour renier les can toi
pour louer Gan le Créateur, Gan le Pourfendeur
ils ne connaissent pas ces noms-là
ils connaissent tous ces noms-là
le cœur chante ce qu’il doit chanter
le sang sait ce qu’il sait
sur le Sentier du Rayon nos cœurs connaissent tous les secrets
et ils chantent
et chantent
Odetta commence et Delbert Anderson joue ; elle chante
« I am a maid of constant sorrow… I’ve seen trouble all my days… I bid farewell… to old Kentucky[23]… »
Ainsi Mia fut-elle invitée à passer la Porte Dérobée, à pénétrer dans le Pays des Souvenirs, et fut-elle transportée dans l’arrière-cour envahie par les herbes folles, derrière le motel La Lune Bleue de Lester Bambry, et c’est là qu’elle entendit…
(entend)
Mia entend la femme qui deviendra Susannah, tandis qu’elle chante cette chanson. Elle entend les autres se joindre à elle, un par un, jusqu’à ce qu’ils soient tous en train de chanter en chœur, sous la lune du Mississippi, qui baigne leurs visages de sa riche lumière — des visages noirs, des visages blancs — et sur les rails d’acier glacial qui courent derrière l’hôtel, des rails qui courent vers le sud, qui courent jusqu’à Longdale, cette ville où, le 5 août 1964, on retrouverait les cadavres de leurs amigos, dans un sale état de décomposition — James Cheney, vingt et un ans ; Andrew Goodman, vingt et un ans ; Michael Schwerner, vingt-quatre ans ; ô Discordia ! Et vous qui préférez les ténèbres, recevez la joie de l’Œil rouge qui brille là-bas.
Elle les entend chanter.
All thro’this Earth I’m bound to ramble… Thro’storm and wind, thro’sleet and rain… I’m bound to ride that Northern railroad [24] …
Rien n’ouvre l’œil de la mémoire aussi bien qu’une chanson, et ce sont les souvenirs d’Odetta qui soulèvent Mia et qui la portent, tandis qu’ils chantent tous ensemble, Det et ses ka-mis sous la lune argentée. Mia les voit marcher bras dessus bras dessous, chantant
(oh au fond de mon cœur… je crois…)
une autre chanson, celle qui pour eux les représente le mieux. Dans la rue, les visages qu’ils croisent sont tordus par la haine. Les poings qui se tendent dans leur direction sont calleux. Les bouches des femmes qui crachent sur leurs joues souillent leurs cheveux tachent leurs chemises sont sans rouge à lèvres, leurs jambes ne portent pas de bas et leurs chaussures sont grossières et usées. Il y a des hommes en salopettes (Bou diou d’bou diou, que quelqu’un me donne un alléluia). Il y a des petits jeunes en pulls blancs immaculés et cheveux gominés, et l’un d’eux crie à Odetta, en articulant bien chaque mot :
On va buter ! tous les foutus nègres ! qui mettront un pied ! sur le campus du vieux Mississippi ! un par un !
Et en réponse, la camaraderie, malgré la peur. À cause de la peur. Et ce sentiment qu’ils sont en train de faire quelque chose d’extrêmement important : quelque chose pour l’avenir. Qu’ils vont changer l’Amérique, et si le prix à payer doit être le sang versé, eh bien alors ils le paieront. Dites vrai, alléluia, gloire à Dieu, faites-moi un bel amen.
Et c’est alors qu’apparaît ce petit Blanc, Darryl, au départ il ne pouvait pas, il était tout mou et il ne pouvait pas, et plus tard il a pu et le double secret d’Odetta — cette autre hurlant, riant, tellement laide — ne s’en est pas approché. Darryl et Det ont passé la nuit ensemble, ils ont dormi l’un contre l’autre jusqu’au matin, sous la lune du Mississippi. À écouter les grillons. À écouter les hiboux. À écouter le doux murmure de la Terre en train de tourner sur son cardan, tournant et tournant encore, toujours plus avant dans le XXe siècle. Ils sont jeunes, ils ont le sang chaud, pas une seconde ils ne doutent de leur aptitude à tout changer.
C’est l’heure des adieux, mon bel amant… C’est sa chanson à elle dans les hautes herbes derrière le motel La Lune Bleue ; c’est sa chanson à elle sous la lune Jamais plus je ne verrai ton visage…
C’est Odetta Holmes à l’apothéose de sa vie, et Mia est là ! Elle le voit, elle le sent, elle est perdue dans son espoir radieux — et stupide, d’aucuns diraient (ah mais je dis alléluia, et on dit tous bombe divine). Elle comprend combien le fait d’avoir peur tout le temps rend les amis plus précieux, rend chaque bouchée plus savoureuse, étire le temps jusqu’à faire croire que chaque journée dure une éternité, jusqu’à la nuit de velours, et ils savent que James Cheney est mort
(je dis vrai)
ils savent qu’Andrew Goodman est mort
(je dis alléluia)
ils savent que Michael Schwerner — le plus vieux d’entre eux, et pourtant encore un bébé — est mort,
(je veux entendre votre plus bel amen !)
Ils savent que n’importe lequel d’entre eux est sur la liste pour atterrir dans la vase de Longdale ou de Philadelphie. N’importe quand. La nuit qui suivra ces réjouissances à l’arrière de La Lune Bleue, la plupart d’entre eux (y compris Odetta) la passeront en prison. Et c’est alors que commencera pour elle le temps de l’humiliation. Mais ce soir elle est entourée de ses amis, de son amant, et ils ne font qu’un, et Discordia a été bannie. Ce soir ils chantent en se tenant par le bras. Les filles chantent maid et les garçons chantent man. Mia est submergée par l’amour qu’ils ressentent les uns pour les autres ; elle se sent exaltée par la simplicité de ce en quoi ils croient.
Au début, trop abasourdie pour rire ou pleurer, elle ne peut qu’écouter, captivée.
Alors que le guitariste entonnait le quatrième couplet, Susannah se joignit à lui, d’abord timidement, puis — en voyant son sourire d’encouragement — avec entrain, posant sa voix en harmonie avec celle du jeune homme, un ton plus haut :
Pour le petit déjeuner, on bouffait de la vache enragée
Et à midi, des fayots et du pain
Les mineurs ça dîne jamais
Et leur lit c’est dans le foin
Le guitariste s’interrompit après ce couplet et dévisagea Susannah-Mia avec de la surprise et du respect dans le regard.
— Je croyais que j’étais le seul à la connaître, celle-là. C’est comme ça que les Freedom Riders[25] la chant…
— Non, corrigea doucement Susannah. Pas eux. C’étaient les défenseurs du droit de vote qui chantaient le couplet avec la vache enragée. Ceux qui sont allés à Oxford, à l’été 1964. Quand ces trois gosses se sont fait tuer.
— Schwerner et Goodman, reprit le jeune homme. Je me souviens pas du nom du…
— James Cheney, dit-elle, toujours d’une voix calme. Il avait une chevelure magnifique.
— Vous parlez comme si vous l’aviez connu, dit-il. Mais vous avez… quoi… même pas trente ans ?
Susannah avait comme l’impression d’avoir l’air beaucoup plus vieux, surtout ce soir, mais ce jeune garçon venait de voir tomber du ciel cinquante dollars dans l’étui de sa guitare, ce qui avait peut-être altéré sa vision.
— Ma mère a passé l’été 1964 dans le comté de Neshoba, répondit Susannah.
Et ces deux mots qui lui étaient venus spontanément — ma mère — firent plus d’effet que prévu à sa ravisseuse. Ces mots ouvrirent une brèche dans le cœur de Mia.
— Balèze, la maman ! s’exclama le guitariste, avec un sourire.
Puis le sourire s’évanouit, et il alla rechercher le billet de cinquante dollars dans son étui. Il le lui tendit.
— Reprenez-le. C’était un vrai plaisir de chanter avec vous, madame.
— Je ne pourrai pas, vraiment, dit Susannah en souriant à son tour. Souvenez-vous de la lutte, ça me suffira largement. Et de Jimmy, d’Andy et de Michael, si cela vous sied. Je sais que ça me fera le plus grand bien.
— S’il vous plaît, insista le jeune homme.
Il souriait de nouveau, mais son sourire à présent était troublé, et il aurait pu être n’importe quel gamin du Royaume de Jadis, chantant au clair de lune, entre les bungalows pourris du motel de La Lune Bleue et les rails froids qui renvoyaient l’éclat lugubre de la lumière blanche. Il aurait pu être l’un d’entre eux, avec sa beauté et la douce insouciance de sa jeunesse, et combien Mia l’aimait, en cet instant. Même son p’tit gars lui apparaissait comme secondaire, dans ce halo. Elle savait que, par bien des aspects, ce halo était faux, influencé par les souvenirs de son hôte, et pourtant elle avait le pressentiment que, par d’autres aspects, il était bien réel. Il y avait une chose qu’elle savait avec certitude : seule une créature semblable à elle, qui avait possédé l’immortalité et y avait renoncé, pouvait apprécier à sa juste valeur le courage sauvage qu’il fallait, pour tenir tête aux forces de Discordia. Pour risquer cette beauté fragile en faisant passer les convictions avant sa sécurité individuelle.
Fais-lui plaisir, reprends-le, dit-elle à Susannah, mais elle ne voulait pas passer devant et forcer Susannah à obéir. Qu’elle choisisse, après tout.
Avant que Susannah ait pu répondre, l’alarme dans le Dogan se déclencha, submergeant leur cerveau commun de bruit et de lumière rouge.
Susannah se tourna dans cette direction, mais Mia la saisit par l’épaule, comme des griffes se refermant sur elle. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui cloche ? Laisse-moi !
Susannah se libéra d’un coup d’épaule. Et avant que Mia ait pu de nouveau l’en empêcher, elle avait disparu.
Dans le Dogan de Susannah, tous les voyants rouges clignotaient dans une atmosphère de panique totale. Un klaxon martelait une sorte de tatouage sonore dans les haut-parleurs suspendus. Tous les écrans de télé à part deux — l’un diffusait toujours des images du guitariste au coin de Lex et de la 60e, l’autre montrait le bébé endormi — avaient sauté. Le sol fendu bourdonnait sous les pieds de Susannah, envoyant des nuages de poussière dans la pièce. L’un des panneaux de contrôle s’était éteint et un autre était en flammes.
Ça allait mal.
Comme pour confirmer cet état des lieux, la voix synthétique ressemblant à celle de Blaine se déclencha de nouveau. « ALERTE ! SURCHAUFFE DU SYSTÈME ! SI LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 40 SECONDES ! »
Susannah ne se rappelait pas avoir entendu parler d’une Section Alpha lors de ses précédentes visites au Dogan, mais elle ne fut pas surprise de voir qu’entre-temps était apparu un nouveau cadran portant précisément cette mention. L’un des panneaux situés à proximité se mit à cracher des étincelles d’un orange criard, mettant le feu au dossier de la chaise. D’autres plaques tombèrent du plafond, entraînant des serpents de câbles.
« Si LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 30 SECONDES ! »
Et le cadran « TEMP. ÉMOTIONNELLE » ?
— Oublie ça, marmonna-t-elle pour elle-même.
OK. Et « P’TIT GARS » ? J’en fais quoi, de celui-là ?
Après un instant de réflexion, Susannah fit basculer l’interrupteur de la position « ENDORMI » à la position « RÉVEILLÉ », et les yeux d’un bleu dérangeant s’ouvrirent de nouveau, fixant Susannah avec ce qui ressemblait à de la curiosité farouche.
L’enfant de Roland, pensa-t-elle avec un mélange d’émotions à la fois douloureuses et étranges. Et le mien. Et Mia ? Ma pauvre, dans cette histoire, tu n’es rien d’autre qu’une ka-mai. Je suis désolée pour toi.
Une ka-mai, oui. Pas seulement le fou du roi, mais le jouet du ka — le jouet du destin.
« SI LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 25 SECONDES ! »
Ainsi, réveiller le bébé n’avait rien arrangé, du moins pour ce qui était d’empêcher l’implosion du système. Il était temps de passer au plan B.
Elle tendit la main vers l’absurde molette « FORCE DE TRAVAIL », celle qui ressemblait tellement au bouton en bakélite sur la cuisinière de sa mère. Le faire tourner jusqu’en position « 2 » lui avait paru difficile, et lui avait fait un mal de chien. Le faire tourner dans l’autre sens fut plus facile, et elle ne ressentit aucune douleur. Elle crut percevoir au contraire comme un relâchement soudain à l’intérieur de son crâne, comme si un réseau de muscles en état de tension pendant des heures se détendait subitement dans un petit gémissement de soulagement.
Le martèlement assourdissant du klaxon cessa.
Susannah fit tourner le cadran « FORCE DE TRAVAIL » jusqu’à 8, le laissa sur cette position et haussa les épaules. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, c’était l’heure du tout pour le tout, d’en finir avec tout ça. Elle poussa la molette jusqu’à 10. Dans la seconde qui suivit, une pointe de douleur aveuglante lui plomba l’estomac, puis la perfora plus bas, à hauteur du bassin. Elle dut serrer les lèvres pour ne pas hurler.
« RÉDUCTION DU VOLTAGE RÉUSSIE DANS LA SECTION ALPHA », fit la voix, avant de prendre un accent marqué à la John Wayne, que Susannah ne connaissait que trop bien. « MERCI D’TOUT CŒUR, GAMINE. »
Elle dut une fois encore serrer les lèvres pour retenir un nouveau cri — pas de douleur, cette fois-ci, mais de terreur pure. Elle avait beau se dire que Blaine le Mono était mort et que cette voix n’était que le fait d’un petit farceur malfaisant qui malmenait son subconscient, ça n’empêchait pas la peur.
« LE TRAVAIL… A COMMENCÉ », fit la voix dans les haut-parleurs, abandonnant l’imitation de John Wayne. « LE TRAVAIL… A COMMENCÉ. » Puis, avec des intonations nasales (et horribles) à la Bob Dylan qui fit grincer les dents de Susannah, la voix se mit à chanter : « JOYEUX ANNIVERSAIRE… BÉBÉ ! JOYEUX ANNIVERSAIRE ! JOYEUX… A-NNI–VER-SAIRE… CHER MORDRED… JOYEUX A-NNI–VER-SAIRE ! »
Susannah aperçut du coin de l’œil un extincteur accroché au mur derrière elle, et quand elle se retourna, il se trouvait, bien sûr, juste devant elle (ce n’était pas elle qui avait imaginé le petit écriteau « SEULS vous ET SOMBRA POUVEZ PRÉVENIR LES FEUX DE CONSOLES », néanmoins — tout comme le dessin de Shardik du Rayon avec un chapeau mou —, il s’agissait d’une autre farce d’un esprit pervers). Elle se précipita sur l’extincteur, zigzaguant entre les fissures et les bosses déformant le sol, contournant les panneaux du plafond écrasés au sol. C’est alors qu’elle fut assaillie d’une nouvelle vague de douleur, qui enflamma son ventre et ses cuisses, lui donnant envie de se courber en deux et d’appuyer de toutes ses forces sur l’odieux poids qui lui plombait les entrailles.
Il n’y en a plus pour longtemps, se dit-elle intérieurement, avec les voix mêlées de Susannah et de Detta. Non, m’dame ! Ce p’tit gars, il nous a p’is l’t’ain exp’ess !
Mais la douleur s’atténua légèrement. Au même moment, elle arracha l’extincteur du mur et dirigea la mince trompe noire vers le panneau de commande en feu, et appuya sur la gâchette. De la mousse jaillit, étouffant les flammes. Elle entendit un sifflement sinistre, accompagné d’une odeur de cheveux brûlés.
« INCENDIE… MAÎTRISÉ », proclama la Voix du Dogan. « INCENDIE… MAÎTRISÉ. » Puis, en un clin d’œil, elle passa en mode « lord anglais grand teint » : « LAISSEZ-MOI VOUS DIRE, TRÈS CHÈRE SUSANNAH, QUE C’EST Là UNE PERFORMANCE AB-SO-LU-MENT REMARQUABLE. »
Elle zigzagua de nouveau dans le champ de mines, s’empara du micro et appuya sur le petit interrupteur. Au-dessus d’elle, sur l’un des moniteurs encore en état de marche, elle vit que Mia s’était remise en route, et qu’elle traversait la 60e Rue.
Puis Susannah aperçut l’auvent vert avec le cochon de bande dessinée, et le désespoir l’envahit. Pas la 60e, la 61e. Cette garce de mère preneuse d’otage était arrivée à destination.
— Eddie ! hurla-t-elle dans le micro. Eddie ou Roland !
Et puis au diable les précautions, autant ratisser large.
— Jake ! Père Callahan ! Nous sommes arrivées au Cochon du Sud, on va avoir ce foutu bébé ! Venez nous chercher, si vous le pouvez, mais soyez prudents !
Elle leva de nouveau les yeux vers l’écran. Mia était à présent sur le trottoir du Cochon du Sud, à contempler l’auvent vert. Pouvait-elle déchiffrer les mots COCHON DU SUD ? Sans doute pas, mais elle comprenait à coup sûr le petit dessin. Le cochon tout sourire, en train de rôtir. Et quoi qu’il en soit elle n’hésiterait pas longtemps, à présent que le travail avait commencé.
— Eddie, il faut que j’y aille. Je t’aime, trésor ! Quoi qu’il arrive, souviens-toi de ça ! Ne l’oublie jamais ! Je t’aime ! C’est…
Son regard tomba sur le cadran semi-circulaire, sur le panneau près du micro. L’aiguille était sortie du rouge. Elle se dit qu’elle allait rester dans le jaune jusqu’à ce que les contractions s’achèvent, puis qu’elle passerait au vert.
Sauf en cas de problème, bien entendu.
Elle se rendit compte qu’elle tenait toujours le micro à pleines mains.
— Ici Susannah-Mio, je vous dis au revoir. Que Dieu vous accompagne, les garçons. Dieu et le ka.
Elle reposa le micro et ferma les yeux.
Susannah ressentit immédiatement la différence, à l’intérieur de Mia. Elle avait beau avoir atteint le Cochon du Sud et être au plus fort de ses contractions, elle avait pour une fois l’esprit ailleurs. Elle était concentrée sur Odetta Holmes, en fait, et sur ce que Michael Schwerner avait appelé le « Projet Été Mississippi » (quant à Michael lui-même, les bouseux d’Oxford l’avaient rebaptisé « le Youpin »). L’atmosphère émotionnelle dans laquelle se retrouva immergée Susannah était tendue, comme l’air immobile de septembre avant un violent orage.
Susannah ! Susannah, fille de Dan !
Oui, Mia.
J’ai dit oui à la mortalité.
C’est ce que tu m’as dit.
Et Mia avait bien eu l’air mortelle, à Fedic. Mortelle, et terriblement enceinte.
Pourtant j’ai raté presque tout ce qui fait la valeur de cette courte vie. N’est-ce pas ?
Le chagrin qui baignait sa voix était affreux ; l’expression de surprise était pire encore.
Et tu n’as pas le temps de me raconter. Pas maintenant.
Va ailleurs, répondit Susannah, sans aucun espoir. Hèle un taxi, va à l’hôpital. On l’aura ensemble, Mia. Peut-être même qu’on peut l’élever ens…
Si j’accouche ailleurs qu’ici, il mourra, et on mourra avec lui.
Elle parlait avec une certitude absolue.
Et je l’aurai, cet enfant, tu peux me croire. On m’a tout volé, sauf mon p’tit gars, et je l’aurai. Mais… Susannah… avant qu’on entre… tu as parlé de ta mère.
J’ai menti. C’était moi, à Oxford. Mentir était plus facile que d’essayer d’expliquer les voyages dans le temps et les mondes parallèles. Montre-moi la vérité. Montre-moi ta mère. Montre-moi, je te prie ! Elle n’avait pas le temps de peser le pour et le contre. Il fallait trancher : le faire ou pas, à l’instinct. Susannah décida de le faire. Regarde, dit-elle.
Au Pays des Souvenirs, le temps, c’est toujours maintenant.
Il y a une Porte Dérobée
(Ô perdue)
et quand Susannah la trouva et l’ouvrit, Mia vit une femme aux cheveux noirs tirés en arrière et aux yeux gris étonnants. Elle porte une broche en camée au cou. Elle est assise à une table, dans une cuisine, cette femme, dans une trouée de lumière éternelle. Dans ce souvenir, il est toujours deux heures dix de l’après-midi, un jour d’octobre 1946, la Grande Guerre a pris fin, ils passent Irene Daye à la radio, et il y a toujours cette odeur de pain d’épices, dans la pièce.
— Odetta, viens donc t’asseoir près de moi, dit la femme à la table, celle qui est mère. Viens prendre un petit quelque chose. Tu as l’air en pleine forme, ma chérie.
Et elle sourit.
Ô, tout errant que tu sois, chagriné par le vent, fantôme, reviens-moi !
Plutôt commun, me direz-vous, je n’en doute pas. Une jeune fille rentre de l’école avec son cartable dans une main et son sac de sport dans l’autre, elle porte son chemisier blanc et sa jupe plissée de Sainte-Anne, et ses chaussettes montantes avec les petits nœuds sur le côté (orange et noirs, aux couleurs de l’école). La mère, assise à la table, lève les yeux et tend à sa fille une part de pain d’épices tout juste sorti du four. Rien qu’un instant suspendu au milieu de millions d’autres instants, un atome errant dans une vie entière. Mais Mia en a le souffle coupé
(tu as l’air en pleine forme, ma chérie)
et elle vit de manière concrète qu’elle n’avait pas anticipé toute la richesse de la maternité… Si, bien sûr, on laissait à cette maternité le temps de s’épanouir.
Les récompenses ?
Innombrables.
Ce pourrait être toi, au bout du compte, cette femme assise dans son rayon de soleil. Toi qui escortes ton enfant tandis qu’il quitte courageusement le port de l’enfance. Tu pourrais être le vent qui souffle dans les voiles déployées de ton enfant.
Toi.
Odetta, viens donc t’asseoir à côté de moi.
Mia sentit l’air envahir de nouveau sa poitrine.
Viens prendre un petit quelque chose.
Ses yeux s’embuèrent, le cochon de bande dessinée sur son auvent vert se dédoubla, puis se dédoubla encore.
Tu as l’air en pleine forme, ma chérie.
Un peu de temps valait mieux que pas de temps du tout. Même cinq ans — ou trois ans — valaient mieux que pas de temps. Elle ne savait pas lire, elle n’était pas allée à Morehouse, ni dans aucune autre maison, mais elle savait faire ce calcul élémentaire : trois = mieux que zéro. Et même un = mieux que zéro. Oh…
Oh, mais…
Mia pensa à un jeune garçon aux yeux bleus passant la porte, une porte trouvée et non plus dérobée. Elle se vit en train de lui dire tu as l’air en pleine forme, mon garçon !
Qu’est-ce que j’ai fait ? était une question terrible. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? était peut-être encore pire.
Ô Discordia !
C’était pour Susannah sa seule chance d’agir : maintenant, alors que Mia se tenait au pied des marches qui la menaient vers son destin. Susannah mit la main dans la poche de son jean et sentit la tortue, la skölpadda. Ses doigts bruns, séparés de la peau blanche des cuisses de Mia par la seule épaisseur du tissu de la doublure, se refermèrent sur la figurine.
Elle l’extirpa de la poche et la lança dans son dos, l’envoyant rouler dans le caniveau. De sa main sur les genoux du ka.
Puis elle se fit emporter en haut des trois marches, vers la double porte du Cochon du Sud.
Une semi-pénombre régnait à l’intérieur et Mia ne vit au début que des lumières d’un rouge orangé terne. Des flambeaux électriques comme ceux qui éclairaient toujours certaines salles du Château Discordia. Pour l’odorat, elle n’eut pas besoin d’un temps d’adaptation, et alors même qu’une violente contraction venait à l’assaut de son bas-ventre, son estomac ne put résister à l’odeur de porc grillé et se mit à crier famine. Son p’tit gars se mit à crier famine.
Ce n’est pas du porc, Mia, lui dit Susannah, en vain.
Alors que les portes se refermaient derrière elle — un homme, ou ce qui en avait l’apparence, se tenait de chaque côté de l’entrée —, elle commença à y voir plus clair. Elle se trouvait au bout d’une longue et étroite salle à manger. Du linge blanc luisait dans le noir. Sur chaque table, une bougie trônait dans un chandelier orange. Elles scintillaient toutes comme des yeux de renard. Dans le vestibule, le sol était de marbre noir, mais au-delà du pupitre du maître d’hôtel s’étalait un lourd tapis d’un cramoisi sombre.
Près du comptoir se tenait un sai d’une soixantaine d’années, les cheveux blancs tirés en arrière, son visage mince rappelant celui d’un prédateur. C’était là le visage d’un homme intelligent, mais sa tenue — la veste sport jaune vif, la chemise rouge et la cravate noire — était plutôt celle d’un vendeur de voitures d’occasion, ou d’un joueur spécialisé dans les arnaques au péquenaud dans les trous paumés. Au milieu de son front brillait un cercle rouge d’environ trois centimètres de diamètre, comme s’il s’était pris une balle à bout portant. Le sang bouillonnait à l’intérieur, mais sans couler sur la peau blême.
Près des tables de la salle à manger se tenaient debout une cinquantaine d’hommes et une petite trentaine de femmes. La plupart portaient des vêtements aussi (voire plus) criards que ceux du majordome à cheveux blancs. De grosses bagues étincelaient sur les doigts boudinés, et les diamants scintillaient aux oreilles, reflétant la lueur orange des flambeaux.
Certains étaient habillés de manière plus sobre — le jean et la chemise blanche semblaient l’uniforme de cette minorité-là. Ces folken étaient pâles et attentifs, leurs pupilles leur mangeaient les yeux. Autour de chacun d’eux, tourbillonnant avec une telle légèreté qu’elle était à peine visible, une aura bleue tremblotait. Aux yeux de Mia, ces créatures pâles et fantomatiques paraissaient un peu plus humaines que les ignobles. Il s’agissait de vampires — elle n’eut pas à chercher les crocs acérés que révélait leur sourire pour en être convaincue —, pourtant ils avaient l’air plus humains que la bande de Sayre. Peut-être parce qu’ils avaient été humains, autrefois. Alors que les autres…
Leurs visages ne sont que des masques, remarqua-t-elle avec un désarroi croissant. Sous ceux que portent les Loups on découvre les hommes électriques — les robots — mais sous ceux-là ?
Dans la salle à manger régnait un silence suspendu, pourtant en fond sonore résonnaient des rires et des bribes de conversation, des tintements de verres qui s’entrechoquaient et de couverts cognant les assiettes. On entendit couler du liquide — du vin ou de l’eau, se dit-elle — puis un éclat de rire tonitruant.
Un ignoble et une ignoble — lui en smoking à revers écossais et cravate en velours rouge, elle en fourreau lamé argenté sans bretelles, tous les deux hideusement obèses — se retournèrent pour regarder (avec un mécontentement visible) du côté d’où provenaient ces sons, vraisemblablement de derrière une sorte de tapisserie tape-à-l’œil représentant des chevaliers et leurs dames, en train de souper. Lorsque le gros couple se tourna, Mia vit leurs joues se plisser vers le haut comme une couche de caoutchouc et l’espace d’un instant, sous l’angle arrondi de leur mâchoire, elle aperçut un lambeau rouge sombre et poilu.
Susannah, c’était de la peau ? demanda Mia. Juste ciel, est-ce que c’était leur peau ?
Susannah ne répondit rien, même pas Je t’avais prévenue ou Je te l’avais bien dit. Les choses n’en étaient plus là. Il était trop tard pour se sentir exaspérée (et même pour des sentiments plus légers que ça) et Susannah était sincèrement désolée pour cette femme qui l’avait amenée ici. Oui, Mia avait menti et trahi. Oui, elle avait tout tenté pour faire tuer Eddie et Roland. Mais avait-elle eu vraiment le choix ? Susannah se rendit compte avec une infinie amertume qu’elle était à présent en mesure de définir précisément ce qu’était un ka-mai : c’était celui à qui on avait donné de l’espoir mais pas le choix.
Comme offrir une moto à un aveugle, se dit-elle.
Richard Sayre — mince, la quarantaine, beau dans son genre avec ses lèvres pleines et son grand front — se mit à applaudir. Les bagues à ses doigts firent voler de petits reflets de lumière. Son blazer jaune ressortait dans la semi-pénombre.
— Aïle, Mia ! s’écria-t-il.
— Aïle, Mia ! reprirent les autres en chœur.
— Aïle, Mère !
— Aïle, Mère ! répétèrent les ignobles et les vampires, en se mettant eux aussi à applaudir.
Ils y mettaient certes de l’enthousiasme, mais l’acoustique des lieux semblait étouffer les sons, ne laissant entendre qu’un chuintement, comme le battement d’ailes de chauves-souris. Un chuintement affamé, qui donna la nausée à Susannah. Au même moment, une nouvelle contraction la prit d’assaut, lui coupant les jambes. Elle bascula en avant en accueillant presque la douleur avec reconnaissance, parce qu’elle muselait en partie sa panique. Sayre s’avança et la saisit sous les aisselles avant qu’elle s’écroule. Elle aurait cru que ses doigts seraient froids comme la glace, mais ils étaient bouillants comme ceux d’une victime du choléra.
À l’arrière-plan, elle vit une haute silhouette sortir de l’ombre, une silhouette qui n’était ni celle d’un vampire ni celle d’un ignoble. L’homme portait un jean et une chemise blanche toute simple, mais du col de cette chemise émergeait une tête d’oiseau. Elle était recouverte de plumes d’un jaune foncé et lustré. Les yeux étaient noirs. La créature esquissa un bref applaudissement de politesse et elle vit — avec un désespoir encore plus grand — que ses mains avaient non pas des doigts mais des serres.
Une demi-douzaine de punaises déboulèrent de sous une table et la regardèrent avec des yeux plantés au bout d’antennes. Des yeux effroyablement intelligents. Leurs mandibules claquèrent avec un bruit qui ressemblait à un rire.
Aïle, Mia ! entendit-elle à l’intérieur de son crâne. Un bourdonnement insectile. Aïle, Mère ! Et soudain ils disparurent de nouveau dans l’ombre.
Mia se tourna vers la porte et vit la paire d’ignobles bloquant le passage. Et oui, c’étaient bien des masques ; d’aussi près, impossible de se méprendre, de ne pas voir que les cheveux noirs et lustrés étaient peints. Mia se retourna vers Sayre, le cœur brisé.
Trop tard, à présent.
Il ne restait plus qu’à y aller.
Dans son mouvement, elle fit glisser les mains de Sayre. Ce dernier resserra son emprise sur elle en lui saisissant la main gauche. Au même instant, on lui prit aussi la main droite. Elle pivota et vit la femme obèse en lamé argent. Son énorme poitrine avait tendance à déborder de sa robe bustier, qui se débattait hardiment pour endiguer le mouvement. La chair de ses bras ballottait mollement, diffusant autour d’elle un parfum de talc étouffant.
C’est par là qu’ils respirent, se dit Mia. C’est par là qu’ils respirent, quand ils portent leurs…
Dans son désespoir croissant, elle avait un peu oublié Susannah Dean, et tout à fait Detta Walker. Aussi, quand Detta Walker passa devant — bon sang, elle sauta plutôt, sur le devant de la scène —, Mia n’eut aucun moyen de l’arrêter. Elle vit ses bras se tendre, comme mus par une volonté qui leur était propre, et ses doigts se planter dans la joue rebondie de la femme en robe argentée. La femme se mit à vagir, mais curieusement tous les autres, y compris Sayre, se mirent à rire à gorge déployée, comme si c’était ce qu’ils avaient vu de plus drôle de toute leur vie.
Le masque de l’humanité se déchira autour de l’œil affolé de la femme ignoble, puis s’arracha complètement. Susannah pensa à ses derniers instants sur l’allure du château, quand tout s’était soudain figé et que le ciel s’était déchiré comme du papier.
Detta tira sur le masque, qui se décolla presque complètement. Des lambeaux de ce qui ressemblait à du latex lui pendaient au bout des doigts. Sous le masque était apparue la tête d’un énorme rat rouge, un mutant avec des dents jaunes qui lui poussaient à travers les joues et des vers blancs qui s’agitaient dans ses narines.
— Vilaine fille, fit le rat en secouant un doigt vengeur devant le visage de Susannah-Mio. De l’autre main, il tenait toujours la sienne. Le compagnon de cette chose — l’ignoble en smoking — riait tellement fort qu’il en était plié en deux. Mia vit quelque chose pointer à l’arrière de son pantalon. C’était trop dur pour être une queue, mais elle se dit que c’en était une quand même.
— Viens, Mia, ordonna Sayre, en l’entraînant vers l’avant.
Et c’est alors qu’il se pencha vers elle, la regardant dans les yeux avec l’intensité d’un amant.
— Ou bien est-ce toi, Odetta ? C’est toi, n’est-ce pas ? C’est toi, espèce de sale négresse insupportable avec sa foutue éducation.
— Nan, c’est moi, espèce de sal’culé d’cul blanc avec ta sale gueule de ’at ! glapit Detta en lui crachant au visage.
Sayre se retrouva bouche bée. Puis il fit claquer sa mâchoire et eut un affreux rictus amer. La pièce était redevenue silencieuse. Il essuya le crachat sur son visage — sur le masque qui lui tenait lieu de visage — et le regarda d’un air incrédule.
— Mia ? Mia, tu l’as laissée me faire ça, à moi ? Moi qui serai comme un parrain pour ton bébé ?
— T’es ’ien d’aut’e qu’un tas d’me’de ! brailla Detta. Tu peux sucer ta bite de ka-papa pendant qu’tu t’colles ton foutu doigt dans l’t’ou d’balle, y a qu’à ça qu’t’es bon ! Espèce de…
— Débarrasse-moi d’elle ! tonna Sayre.
Et sous les yeux attentifs du public de vampires et d’ignobles du Cochon du Sud, c’est exactement ce que fit Mia. Le résultat fut extraordinaire. La voix de Detta se mit à décroître, comme si elle se faisait escorter à la porte du restaurant (par le videur, et par la peau du cou). Elle abandonna toute velléité de discours et éclata d’un rire rauque, qui bientôt s’éteignit, lui aussi.
Sayre se tenait debout, les mains serrées devant lui, observant Mia d’un air solennel. Les autres non plus ne la quittaient pas des yeux. Quelque part derrière la tapisserie des chevaliers et de leurs dames en train de festoyer, les rires et les conversations d’un autre groupe se poursuivaient.
— Elle est partie, finit par dire Mia. La sorcière, elle est partie.
Même dans le silence de la pièce, sa voix était à peine audible, presque un murmure. Elle avait timidement baissé les yeux, et ses joues étaient blêmes.
— S’il vous plaît, monsieur Sayre… sai Sayre… maintenant que j’ai fait ce que vous demandiez, je vous en prie, dites-moi que vous m’avez dit la vérité, et que je pourrai élever mon p’tit gars. Je vous en prie, dites-le ! Si vous le dites, vous n’entendrez plus jamais parler de l’autre, je le jure sur le visage de mon père et sur le nom de ma mère, je le jure.
— Tu n’as eu ni l’un ni l’autre, assena Sayre.
Il s’adressait à elle sur un ton froid chargé de mépris. Toute trace de la compassion et de la pitié qu’elle lui réclamait était absente de ses yeux. Et sur son front, le trou rouge se remplissait et se remplissait encore, sans jamais déborder.
Une autre pointe de douleur, la plus forte depuis le début, planta ses crocs dans son ventre. Mia vacilla et, cette fois-ci, Sayre ne prit pas la peine de la soutenir. Elle tomba à genoux devant lui, posa les mains sur la surface brute et miroitante de ses bottes en peau d’autruche, et leva les yeux vers son visage pâle. Il lui rendit son regard, par-dessus le violent cri jaune de sa veste.
— Je vous en prie, gémit-elle. S’il vous plaît, je vous prie : Tenez parole.
— Peut-être, répondit-il. Ou peut-être pas. Tu sais, on ne m’a jamais léché les bottes. Tu te rends compte ? J’ai traversé toutes ces années sans jamais me faire faire un bon petit léchage de bottes à l’ancienne.
Quelque part, une femme gloussa.
Mia s’inclina.
Non, Mia, tu ne dois pas, gémit Susannah, mais Mia ne répondit pas. Même la douleur fulgurante qui lui déchira les entrailles ne suffit pas à l’arrêter. Elle sortit la langue et se mit à lécher le cuir râpeux des bottes de Richard Sayre. Susannah en sentit le goût, de loin. Un goût de cuir épais et poussiéreux, et cette saveur particulière du repentir et de l’humiliation.
Sayre la laissa poursuivre un petit moment, puis ordonna :
— Assez. Ça suffit.
Il la tira rudement par les bras pour la faire lever et resta planté en face d’elle, son visage impassible à quelques centimètres à peine de celui de Mia. Maintenant qu’elle les avait vus, il lui était impossible de ne pas remarquer les masques qu’ils portaient, lui et les autres. Les joues tendues étaient presque transparentes, et des boucles de poils d’un rouge sombre se devinaient à travers.
Ou peut-être qu’il fallait appeler ça de la fourrure, quand ça recouvrait tout le visage.
— Cette supplique ne te fait pas honneur, dit-il, bien qu’il me faille admettre que c’est une sensation extraordinaire.
— Vous avez promis ! s’écria-t-elle, essayant de se dégager de son emprise.
Puis une nouvelle contraction frappa et elle se plia en deux, faisant de son mieux pour ne pas hurler. Dès qu’elle sentit la douleur s’atténuer légèrement, elle repassa à l’attaque.
— Vous avez dit cinq ans… peut-être même sept… oui, sept… ce qu’il y a de mieux pour mon p’tit gars, vous avez dit…
— Oui, acquiesça Sayre. Il est en effet possible que ça me revienne, Mia.
Il fronça les sourcils, comme s’il se retrouvait confronté à un problème particulièrement épineux, puis son visage s’éclaira. Au coin de sa bouche, un petit fragment du masque forma un pli, puis il sourit, révélant une rangée de chicots jaunes poussant dans le creux où ses lèvres supérieure et inférieure se rejoignaient. Il la lâcha d’une main pour brandir l’index en un geste pédagogique.
— Ce qu’il y a de mieux, oui. La véritable question, c’est : penses-tu remplir ces conditions ?
Des petits rires d’appréciation accueillirent cette saillie. Mia se rappela qu’ils l’avaient appelée Mère et l’avaient saluée d’un Aïle, mais tout ça avait l’air très loin, déjà, comme un fragment de rêve qui a perdu son sens.
Pour c’qui était d’se l’t’imballer, t’étais assez bonne, pas v’ai ? demanda Detta, depuis un recoin très enfoui, à l’intérieur d’elle — depuis le trou, en fait. Ça ouais ! T’étais juste assez bonne pou’ça, sû’ ?
— J’étais assez bonne pour le porter, n’est-ce pas ? cracha presque Mia à la face de Sayre. Assez bonne aussi pour envoyer l’autre gober des grenouilles dans les marécages en lui faisant croire qu’elles avaient un goût de caviar… pour ça j’étais assez bonne, n’est-ce pas ?
Sayre cligna des yeux, visiblement surpris par la véhémence de sa réaction.
Mia se radoucit.
— Sai, songez à tout ce à quoi j’ai dû renoncer !
— Foutaises ! Tu n’avais rien ! répliqua Sayre. Tu n’étais rien d’autre qu’un esprit insignifiant, dont le seul but dans l’existence était de baiser le cow-boy errant de passage. La pute des vents, c’est bien ainsi que t’appelait Roland, n’est-ce pas ?
— Alors repensez à l’autre, suggéra Mia. À celle qui se fait appeler Susannah. Je lui ai volé sa vie et sa quête, pour mon p’tit gars, et sur vos ordres.
Sayre se dédouana d’un vague geste de la main.
— Ta bouche ne te fait pas honneur, Mia. Aussi, ferme-la.
Il fit un signe de tête vers la gauche. Un ignoble avec un visage lunaire de bouledogue et une épaisse chevelure grise et bouclée s’avança. Le trou rouge dans son front à lui avait une forme en amande, un air vaguement chinois. Juste derrière lui venait un autre homme-oiseau, avec une tête de faucon brun sombre et féroce, émergeant de l’encolure ronde d’un T-shirt aux armes des DUKE BLUE DEVILS[26]. Ils empoignèrent Mia. L’emprise de la chose oiseau était répugnante — rugueuse et étrange.
— Tu as été un excellent gardien, fit Sayre. Là-dessus, nous sommes tous d’accord. Mais il ne faut pas oublier que c’est la gueuse de Roland de Gilead qui a réellement conçu cet enfant, n’est-ce pas ?
— C’est un mensonge ! hurla-t-elle. Mon Dieu, quel mensonge RÉPUGNANT !
Il poursuivit, comme s’il ne l’avait pas entendue.
— Et des tâches distinctes requièrent des compétences distinctes. Il y en a pour tous les goûts, comme on dit.
— JE VOUS EN PRIE ! supplia Mia.
L’homme-faucon porta ses serres à ses tempes, comme rendu sourd par son cri. Cette petite pantomime spirituelle souleva des rires, et même quelques acclamations.
Susannah ressentit vaguement une onde de chaleur descendre le long de ses cuisses — les cuisses de Mia — et vit son jean s’obscurcir à l’entrejambe. Elle venait enfin de perdre les eaux.
— Allons-yyyyyyyy… Allons ACCOUCHER ! proclama Sayre sur le ton surexcité d’un présentateur de jeu télévisé.
Il y avait trop de dents dans son sourire, une double rangée, aussi bien en haut qu’en bas.
— Après ça, nous verrons. Je te promets que ta requête sera prise en compte. En attendant… Aïle, Mia ! Aile, Mère !
— Aïle, Mia ! Aïle, Mère ! répéta en chœur le reste de l’assemblée.
Mia se retrouva subitement transportée vers le fond de la pièce, avec à sa gauche l’ignoble à tête de bouledogue et à sa droite l’homme-faucon, tous deux lui tenant fermement les bras. Le faucon émettait un sifflement déplaisant, à chaque fois qu’il expirait. Les pieds de Mia frôlaient à peine le tapis, alors qu’on la portait vers la créature oiseau à plumes jaunes. L’Homme Canari, le baptisa-t-elle.
Sayre la fit s’immobiliser d’un simple geste de la main et se mit à parler avec l’Homme Canari, tout en pointant le doigt en direction de la porte d’entrée du Cochon du Sud. Mia entendit prononcer le nom de Roland, et aussi celui de Jake. L’Homme Canari opina de la tête. Sayre agita de nouveau le doigt avec emphase, en direction de la porte, et secoua la tête. Rien n’entre par là, disait ce mouvement de la tête. Rien !
L’Homme Canari acquiesça une nouvelle fois et s’exprima par gazouillis confus qui donnèrent à Mia l’envie de hurler. Elle détourna le regard, qui se posa sur la tapisserie aux chevaliers et aux dames. Ils se trouvaient assis à une table qu’elle reconnut — c’était celle de la salle de banquet de Château Discordia. Arthur l’Aîné présidait, couronne au front, son épouse à sa droite. Ses yeux étaient d’un bleu qu’elle avait vu en rêve.
C’est sans doute le moment que choisit le ka pour faire glisser un souffle errant dans la salle à manger du Cochon du Sud et écarter légèrement la tapisserie. L’effet ne dura qu’une seconde ou deux, ce qui suffit à Mia pour apercevoir derrière la tenture une autre salle — une salle privée.
Installés autour d’une table en bois, sous les mille feux ardents d’un lustre en cristal, lui apparurent une douzaine d’hommes et de femmes, leurs visages de poupées de chiffon déformés et fripés par l’âge et la malveillance. Leurs lèvres retroussées révélaient de gros bouquets de dents vermoulues ; l’époque à laquelle ces monstres de la Nature pouvaient refermer la bouche était de l’histoire ancienne. Des coins de leurs yeux noirs suintait une substance goudronneuse et méphitique. Ils avaient la peau jaune, parsemée de dents et recouverte de plaques de fourrure galeuse.
— Qu’est-ce que c’est ? se mit à hurler Mia. Qu’est-ce que c’est, pour l’amour des dieux ?
Des mutants, lui répondit Susannah. Ou peut-être que le mot « hybrides » serait plus juste. Et ça n’a pas d’importance, Mia. Tu as vu ce qui avait de l’importance, n’est-ce pas ?
Elle l’avait vu, en effet, et Susannah le savait. Bien que la tenture ne se fût écartée qu’un instant, elles avaient toutes deux eu le temps d’apercevoir la rôtissoire installée au beau milieu de la table, et le cadavre décapité qui tournait sur la broche, sa peau brunissant et se plissant, dégorgeant des sucs de cuisson grésillants au fumet délicieux. Non, cette odeur dans l’air n’était pas celle du porc grillé. La chose tournant sur sa broche, marron comme un pigeonneau, était un bébé humain. Les créatures attablées glissaient leurs tasses en porcelaine fine sous le corps pour récupérer les gouttelettes de jus, trinquaient ensemble… et buvaient.
Le courant d’air s’évanouit. La tenture retomba en place. Et avant de se faire à nouveau saisir par les bras et emmener toujours plus profond, dans les entrailles de ce repaire à cheval sur de nombreux mondes traversés par le Rayon, la femme en plein travail vit l’astuce, dans la tapisserie. Ce n’était pas un pilon qu’Arthur l’Aîné portait à ses lèvres, comme pouvait le laisser croire un premier regard distrait ; c’était une jambe de bébé. Le verre que la Reine Rowena brandissait pour porter un toast n’était pas rempli de vin, mais de sang.
— Aile, Mia ! s’exclama de nouveau Sayre.
Oh, il était d’humeur toute guillerette, à présent que le pigeon voyageur était de retour au bercail.
— Aile, Mia, hurlèrent les autres, en réponse.
On se serait cru un soir de match de football, dans un asile de fous. L’assemblée derrière la tapisserie joignit ses cris aux leurs, bien que leurs voix ne fussent plus que des grondements diffus. Et, bien sûr, ils avaient la bouche pleine.
— Aile, Mère ! fit Sayre en accompagnant cette fois-ci son apostrophe d’une petite révérence grotesque.
— Aile, Mère ! répétèrent les vampires et les ignobles, et elle fut emportée par la vague cynique de leurs applaudissements, d’abord vers la cuisine, puis dans l’office, puis dans les escaliers au-delà.
Et pour finir, bien sûr, il y eut la porte ultime.
Susannah reconnut la cuisine du Cochon du Sud à ses odeurs de cuisson obscènes : pas du porc, certes, mais sans doute ce que les pirates du XVIIIe siècle appelaient du porc sur pied.
Depuis combien d’années cet avant-poste servait-il aux vampires et aux ignobles de New York ? Depuis l’époque de Callahan, dans les années 1970 et 1980 ? Depuis son époque à elle, dans les années 1960 ? Probablement bien plus loin encore. Susannah se doutait qu’il existait une version ou une autre du Cochon du Sud ici depuis le temps des Hollandais, ceux qui avaient acheté les Indiens avec de la verroterie et implanté leurs croyances chrétiennes meurtrières plus profondément qu’ils avaient planté leur drapeau dans le sol. Un peuple pragmatique, les Hollandais, avec un goût prononcé pour les côtes de porc et peu de patience à l’égard de la magie, qu’elle soit blanche ou noire.
Elle en vit assez pour constater que cette cuisine était la jumelle de celle qu’elle avait visitée dans les sous-sols de Château Discordia. C’est là que Mia avait tué un rat qui revendiquait ses droits sur la seule nourriture restante dans les lieux, un rôti de porc dans un des fours.
Sauf qu’il n’y avait ni rôti de porc ni four, se dit-elle. Bon Dieu, ni même de cuisine. Il y avait un porcelet dans l’étable, qui appartenait à Tian et Zalia Jaffords. Et c’est moi qui l’ai tué et qui ai bu son sang encore chaud, pas elle. Mais à l’époque elle me possédait déjà presque, même si je ne le savais pas encore. Je me demande si Eddie…
Tandis que Mia l’emmenait pour la dernière fois, l’arrachant à ses pensées et la précipitant dans les ténèbres, Susannah mesura combien cette garce gourmande et redoutable lui avait dérobé de sa vie. Elle savait pourquoi Mia l’avait fait — pour son p’tit gars. La question était plutôt de savoir pourquoi Susannah Dean l’avait laissée faire. Parce qu’elle avait déjà été possédée auparavant ? Parce qu’elle était accro à cette présence étrangère en elle comme Eddie l’avait été à l’héroïne ?
Elle craignit d’avoir vu juste.
Les ténèbres tourbillonnantes. Et quand elle rouvrit les yeux, ce fut pour voir cette lune sauvage veillant sur Discordia, et la lumière rouge pulsatile
(forge du Roi)
à l’horizon.
— Par ici ! lança une voix de femme, tout comme la première fois. Par ici, à l’abri du vent !
Susannah baissa les yeux et constata qu’elle était cul-de-jatte, et assise dans ce même chariot grossier que lors de sa première visite sur l’allure. La même femme, grande et belle, ses cheveux noirs flottant au vent, lui faisait signe. Mia, bien sûr. Et tout ça pas plus réel que les vagues souvenirs que Susannah gardait de la salle de banquet, comme en rêve.
Elle se dit : Fedic, pourtant, était bien réel. Le corps de Mia est bien là-bas, de même que le mien en ce moment même se fait blackbouler dans l’arrière-cuisine du Cochon du Sud, où d’indescriptibles repas se préparent, pour des convives inhumains. L’allure du château est le décor du rêve de Mia, son refuge, son Dogan.
— À moi, Susannah de l’Entre-Deux-Mondes ! Viens à l’abri du vent, et du pouls maléfique du Roi Rouge ! Viens à l’abri du vent, derrière ce merlon !
Susannah secoua la tête.
— Dis ce que tu as à dire, qu’on en finisse, Mia. Il faut qu’on accouche de ce bébé — si fait, d’une manière ou d’une autre, entre nous — et une fois qu’il sera sorti, nous serons quittes. Tu m’as empoisonné la vie, ô combien.
Mia la contempla avec une intensité chargée de désespoir, debout avec son ventre rond soulevant son poncho et le vent tirant ses cheveux en arrière.
— C’est toi qui as pris le poison, Susannah ! C’est toi qui l’as avalé ! Si fait, quand l’enfant n’était encore qu’une graine non éclose au creux de ton ventre !
Était-ce vrai ? Et si ça l’était, laquelle des deux avait invité Mia à entrer, comme le vampire qu’elle était, en réalité ? Était-ce Susannah, ou Detta ?
Aucune des deux, conclut Susannah.
Pour elle, c’était peut-être bien Odetta Holmes. Odetta, qui n’aurait jamais brisé l’assiette des grandes occasions de la vilaine vieille dame bleue. Odetta qui aimait ses poupées, même si la plupart d’entre elles étaient aussi blanches que ses culottes sages en coton blanc.
— Que me veux-tu, Mia, fille de personne ? Parle et qu’on en finisse !
— Bientôt nous serons réunies — si fait, réunies pour de bon, ensemble en couches. Et tout ce que je demande, c’est que, si se présente une occasion pour moi de m’échapper avec mon p’tit gars, tu me prêtes main-forte.
Susannah y réfléchit. Dans les étendues rocailleuses et crevassées, les hyènes gloussaient. Le vent tombait peu à peu, mais la douleur qui lui attrapa soudain le bas-ventre à pleines dents était effroyable. Elle vit se peindre sur les traits de Mia une douleur identique, et se répéta que sa vie n’était plus qu’un jeu de miroirs infini. Mais quel mal pouvait faire une promesse de ce genre ? Cette occasion ne se présenterait sans doute pas, mais dans le cas contraire, allait-elle laisser cette chose que Mia voulait appeler Mordred aux mains des hommes du Roi ?
— Oui, dit-elle. D’accord. Si je peux t’aider à en réchapper avec lui, je t’aiderai.
— N’importe où ! s’exclama Mia dans un chuchotement désespéré. Même…
Elle se tut soudain. Elle déglutit. Se força à poursuivre.
— Même dans les ténèbres vaadasch. Car si je devais errer pour toujours avec mon fils à mes côtés, ce ne serait pas une punition.
Peut-être pas pour toi, ma fille, pensa Susannah, mais elle s’abstint de le dire à voix haute. Pour tout dire, elle en avait assez des simagrées de Mia.
— Et s’il n’y a pas moyen de nous libérer, ajouta Mia, tue-nous.
Bien que tout fût silencieux là-haut, à l’exception du vent et des gloussements des hyènes, Susannah sentait son corps bouger, qu’on lui faisait descendre un escalier. Toute la matière du monde réel, séparé d’elles par une membrane diaphane. Pour que Mia ait réussi à la transporter dans ce monde-ci, particulièrement au beau milieu des tourments de l’accouchement, il fallait qu’il s’agisse d’un être d’une puissance hors du commun.
Dommage que cette puissance ne pût être domestiquée, d’une manière ou d’une autre.
Mia parut interpréter le silence prolongé de Susannah comme une certaine réticence, car elle se précipita le long du chemin de ronde circulaire de l’allure, dans ses solides huaraches, et fonça presque sur le chariot grossier et impraticable dans lequel Susannah était engoncée. Elle saisit la jeune femme par les épaules et se mit à la secouer.
— Oui-là ! s’écria-t-elle avec véhémence. Tue-nous ! Mieux vaut être unis dans la mort que…
Elle s’interrompit, puis reprit, d’une voix morne et amère :
— Je me suis fait cozer, depuis le début. N’est-ce pas ?
Et à présent que le moment était venu, Susannah ne ressentait ni colère, ni compassion, ni chagrin. Elle se contenta de hocher la tête.
— Est-ce qu’ils ont l’intention de le manger ? De nourrir ces horribles croûtons avec son cadavre ?
— Je suis pratiquement certaine que non, répondit Susannah.
Pourtant il y avait bien du cannibalisme derrière tout ça.
Quelque part. Son cœur le lui chuchotait.
— Ils se moquent totalement de moi, dit Mia. La nounou, rien de plus, n’est-ce pas comme ça que tu m’as appelée ? Mais même ça, ils ne vont pas me le donner, pas vrai ?
— Tu auras peut-être six mois pour t’occuper de lui, mais même ça…
Elle secoua la tête, puis se mordit la lèvre quand une nouvelle contraction la traversa, transformant tous les muscles de son ventre et de ses cuisses en filaments de verre. Dès que la douleur s’apaisa quelque peu, elle acheva sa phrase.
— J’en doute.
— Alors tue-nous, si on en arrive là. Dis que tu le feras, Susannah, je te prie !
— Et si je fais ça pour toi, Mia, que feras-tu pour moi ? Si tant est que je puisse croire la moindre parole qui sort de ta bouche de menteuse ?
— Je te libérerai, si j’en ai l’occasion.
Susannah y réfléchit, et décida qu’un marché de dupes valait mieux que pas de marché du tout. Elle attrapa les mains agrippées à ses épaules.
— Très bien. Je suis d’accord.
Et comme au cours de leur première palabre en ce lieu, c’est alors que le ciel se déchira, ainsi que le merlon derrière elles et l’air qu’elles échangeaient. Dans la fente, Susannah aperçut un couloir qui tanguait, de l’autre côté. L’image était floue et sombre. Elle comprit qu’elle regardait par ses propres yeux, qu’elle avait presque fermés. Bouledogue et Faucon la tenaient toujours. Ils l’emmenaient vers la porte au bout du couloir — toujours, depuis l’arrivée de Roland dans sa vie, il y avait eu une porte à atteindre — et elle se dit qu’ils devaient croire qu’elle s’était évanouie. Et elle se dit aussi que c’était le cas, en un sens.
Puis elle fut soudain de retour dans ce corps hybride, avec ses jambes blanches… qui savait quelle proportion de sa peau brune était maintenant devenue blanche ? Elle se réjouissait qu’au moins cette situation-là soit sur le point de prendre fin. C’est bien volontiers qu’elle échangerait ces jambes blanches, si fortes fussent-elles, contre un peu de tranquillité d’esprit.
Contre un peu de tranquillité dans son esprit.
— Elle revient à elle, grommela quelqu’un.
Celui à tête de bouledogue, crut reconnaître Susannah. Non pas que ça ait la moindre importance. Sous le masque, ils avaient tous l’air de rats humanoïdes avec de la fourrure qui pointait à travers leur chair croustillante.
— Parfait, commenta Sayre, qui marchait derrière eux.
Elle regarda autour d’elle et constata que son escorte était constituée de six ignobles, de Faucon et d’un trio de vampires. Les ignobles portaient des pistolets dans des crocs de débardeurs… sauf que dans ce monde, on les appelait sans doute des holsters. À Rome, ma chère, il faut faire comme les Romains. Deux des vampires portaient des bahs, l’espèce d’arc typique des Calla. Le troisième avait un sabre électrique qui bourdonnait, assez proche du modèle que maniaient les Loups.
Dix contre un, pensa froidement Susannah. Pas bon… Mais ça pourrait être pire.
Peux-tu — la voix de Mia, quelque part à l’intérieur d’elle.
La ferme, lui ordonna Susannah. Fini de parler.
Devant elle, sur la porte dont ils s’approchaient, elle lut :
L’inscription lui était familière, et Susannah se rappela instantanément pourquoi. Elle avait vu un panneau similaire durant sa brève visite à Fedic. Fedic, où la Mia réelle — l’être qui avait endossé le destin des mortels dans ce qui devait être le pire marché de l’histoire de l’humanité — restait prisonnière.
Lorsqu’ils atteignirent la porte, Sayre la poussa, côté Faucon. Il se pencha vers la porte et émit un son guttural, un mot inconnu que Susannah n’aurait jamais su reproduire d’elle-même. Peu importe, chuchota Mia. Moi je sais le dire et, s’il le faut, je peux t’en apprendre un autre. Mais pour l’instant… Susannah, je te demande pardon pour tout. Adieu, porte-toi bien.
La porte menant à la Gare expérimentale de l’Arc 16 de Fedic s’ouvrit. Susannah entendit comme un bourdonnement martelé, et sentit l’ozone. Nulle magie n’actionnait cette porte entre les mondes ; c’était l’œuvre des Grands Anciens, et leur erreur. Ceux qui l’avaient conçue avaient perdu foi en la magie, avaient renoncé à croire à la Tour. Pour remplacer la magie, ils avaient réalisé cette chose mourante et bourdonnante. Cette stupide chose mortelle. Et au-delà, Susannah aperçut une gigantesque pièce, remplie de lits. De centaines de lits.
C’est là qu’ils opèrent les enfants. Là qu’ils leur arrachent ce dont les Briseurs ont besoin.
Un seul des lits était occupé. Au pied se tenait une femme avec une de ces effroyables têtes de rats. Une infirmière, peut-être. À ses côtés, Susannah vit un être humain — elle ne pensait pas qu’il s’agissait d’un vampire, mais n’avait aucun moyen d’en être certaine, car ce qu’elle entrevoyait par la porte entrebâillée était aussi flou que l’air tremblotant au-dessus d’un incinérateur.
Il leva les yeux et les vit.
— Dépêchons ! s’écria-t-il. Bougez-vous ! Il faut qu’on les branche et qu’on en finisse, ou bien elle mourra ! Ils mourront tous les deux !
Le médecin — qui d’autre qu’un médecin aurait été capable d’une telle arrogance en présence de Richard P. Sayre ? — agitait les mains en petits gestes impatients, leur faisant signe d’approcher.
— Mettez-la là-dedans ! Vous êtes en retard, bon Dieu !
Sayre la poussa brutalement par la porte. Elle entendit un bourdonnement au plus profond de son crâne, et une brève mesure de carillon du vaadasch. Elle baissa les yeux, mais trop tard. Les jambes d’emprunt de Mia avaient déjà disparu et elle s’étala par terre, avant que Faucon et Bouledogue aient pu la suivre et la rattraper.
Elle se hissa sur les coudes et regarda vers le haut, consciente que, pour la première fois depuis Dieu savait combien de temps — probablement depuis qu’elle s’était fait violer dans le cercle de pierre —, elle ne s’appartenait qu’à elle-même. Mia n’était plus.
Puis, comme pour lui prouver le contraire, l’invitée surprise et indésirable de Susannah laissa échapper un cri. Susannah y ajouta le sien — la douleur était à présent trop insupportable pour être tue — et l’espace d’un instant, leurs voix chantèrent l’arrivée du bébé dans une harmonie parfaite.
— Doux Jésus, fit l’un des gardiens de Susannah — vampire, ignoble, comment savoir ? Est-ce que j’ai les oreilles en sang ? J’ai bien l’impression d’avoir les o…
— Ramasse-la, Haber ! aboya Sayre. Jey ! Remets-la debout ! Relevez-la, au nom de vos pères !
Bouledogue et Faucon — ou Haber et Jey, pour faire plus réaliste — l’attrapèrent sous les aisselles et lui firent remonter la travée au pas de course, faisant défiler les rangées de lits vides.
Mia se tourna vers Susannah et réussit à lui adresser un faible sourire épuisé. Elle avait le visage baigné de sueur et ses cheveux collaient à sa peau écarlate.
— Heureuse rencontre que la nôtre… heureuse et douloureuse, articula-t-elle tant bien que mal.
— Poussez-moi un lit par là ! hurla le médecin. Grouillez-vous, bons dieux ! Comment est-ce qu’on peut être aussi lent ?
Deux des ignobles qui avaient accompagné Susannah depuis le Cochon du Sud attrapèrent le lit vide le plus proche et le poussèrent à côté de Mia pendant que Haber et Jey la tenaient toujours entre eux. Sur le lit reposait ce qui ressemblait à un croisement entre un sèche-cheveux et le genre de casque de l’espace qu’on voyait dans les vieux épisodes de Flash Gordon. L’engin n’inspira rien de bon à Susannah. Il avait comme un air de suceur de cervelles.
Pendant ce temps, l’infirmière à tête de rat était penchée entre les jambes écartées de la patiente, examinant la zone située sous la blouse d’hôpital qu’elle portait désormais. Elle tapota le genou droit de Mia d’une main potelée et poussa une sorte de vagissement. L’intention en était très probablement de rassurer Susannah, pourtant elle frissonna.
— Ne restez pas plantés là comme des cons, glapit le médecin.
C’était un homme corpulent aux yeux marron et au teint rougeaud. Sa chevelure noire était tirée en arrière et chaque dent du peigne avait laissé un sillon bien net. Il portait une blouse blanche en nylon par-dessus un costume de tweed. Sa cravate écarlate était ornée d’un œil dessiné en plein milieu. Ce sigleu ne surprit pas Susannah outre mesure.
— Nous attendons votre feu vert, fit Jey, l’homme-faucon.
Il s’exprimait d’une voix étrange, inhumaine et monocorde, aussi déplaisante que le vagissement de l’infirmière à tête de rat, mais parfaitement compréhensible.
— Vous ne devriez même pas avoir besoin de mon feu vert ! aboya le médecin.
Il claqua des mains en un geste gaulois, censé exprimer du dégoût.
— Vos mères n’ont donc pas eu d’enfants qui aient survécu ?
— Je… tenta Haber, mais le médecin s’en prit immédiatement à lui. Il était visiblement remonté.
— Depuis combien de temps on attend ça, hein ? Combien de fois on a répété cette procédure ? Comment on peut être aussi crétin, bordel ? Aussi lent ? Grouillez-vous de l’allonger sur ce l…
Sayre bondit avec une rapidité que même Roland n’aurait sans doute pas pu égaler. Il se tenait à côté d’Haber, l’ignoble à tête de bouledogue, et la seconde d’après il avait fondu sur le médecin, lui plantant son menton dans l’épaule et lui retournant le bras dans le dos.
L’expression d’irascibilité et de condescendance qui se peignait sur le visage de l’homme un instant auparavant disparut en un clin d’œil et il se mit à gémir comme un enfant, d’une voix aiguë et déchirante. De la bave coula de sa lèvre inférieure et l’entrejambe de son pantalon de tweed fut bientôt noir d’urine.
— Arrêtez ! brailla-t-il. Je ne vous serai plus d’aucune utilité, si vous me cassez le bras ! Oh, arrêtez, ça fait MAAAAL !
— Si vous n’étiez pas déjà un bras cassé et que je devais vous casser celui-là, Scowther, je ramasserais n’importe quel demeuré en blouse blanche pour finir le boulot, et je le tuerais ensuite. Et pourquoi pas ? Ce n’est jamais qu’une femme qui accouche, pas de la chirurgie du cerveau, pour l’amour de Gan !
Puis il relâcha légèrement son emprise. Scowther sanglotait et se contorsionnait en gémissant et en pouffant comme quelqu’un en train de copuler par 50 °C à l’ombre.
— Et quand ce serait fait et que vous n’auriez rien à voir là-dedans, poursuivit Sayre, c’est vous que je leur donnerais comme amuse-gueule, fit-il avec un mouvement du menton.
Susannah regarda dans la direction qu’il désignait et constata que tout le mur entre la porte et le lit sur lequel reposait Mia était recouvert d’insectes comme ceux qu’elle avait aperçus au Cochon du Sud. Leurs yeux gourmands et furieusement intelligents étaient fixés sur le médecin replet. Leurs mandibules cliquetaient.
— Qu’est-ce que… que dois-je faire, sai ?
— Implore mon pardon.
— J’im… j’implore votre pardon !
— Et le leur aussi, car tu les as insultés, eux aussi.
— Messieurs, je… j’implore…
— Docteur ! s’exclama l’infirmière à tête de rat.
Lorsqu’elle parlait, sa voix était épaisse, mais compréhensible.
Elle était toujours penchée entre les jambes de Mia.
— Je vois la tête du bébé !
Sayre libéra le bras de Scowther.
— Allez, docteur Scowther. Faites votre devoir. Mettez cet enfant au monde.
Sayre se pencha en avant et caressa la joue de Mia avec une sollicitude extraordinaire.
— Gardez joie et espoir, dame-sai. Certains de vos rêves pourraient bien se réaliser.
Elle leva les yeux vers lui avec un air de gratitude épuisée qui déchira le cœur de Susannah.
Ne le crois pas, ses mensonges sont infinis, essaya-t-elle de lui faire entendre, mais pour l’instant, tout contact entre elles était rompu.
Elle se retrouva jetée comme un sac de grain sur le lit qu’on avait approché près de celui de Mia. On lui mit de force un des casques sur la tête, et elle fut dans l’incapacité de se débattre. Une nouvelle contraction la traversa, et une fois encore, les deux femmes hurlèrent à l’unisson.
Susannah entendait Sayre et les autres entre eux. En dessous et derrière elles, elle percevait aussi le cliquetis déplaisant des insectes. Dans le casque, des protubérances métalliques lui appuyaient sur les tempes, au point de lui faire mal.
Soudain, une voix de femme charmante s’éleva.
— Bienvenue dans le monde de North Central Positronics, filière du groupe Sombra ! « Sombra, là où le progrès ne s’arrête jamais ! » Veuillez patienter, liaison en cours.
Susannah entendit un fort bourdonnement. Tout d’abord dans ses oreilles, puis lui vrillant les deux côtés de la tête. Elle visualisa deux balles rougeoyantes se rapprochant l’une de l’autre.
Faiblement, comme de l’autre bout de la pièce et non du lit voisin du sien, elle perçut le hurlement de Mia.
— Oh non, je vous en supplie, ça fait tellement mal !
Le bourdonnement à gauche et le bourdonnement à droite se rejoignirent au centre du cerveau de Susannah, en une onde télépathique qui allait détruire toute capacité de réflexion, si elle durait trop longtemps. C’était une torture indescriptible, mais elle garda les lèvres serrées. Elle avait décidé de ne pas crier. Qu’ils voient les larmes qui suintaient de sous ses paupières closes, mais elle était un pistolero, et ils ne la feraient pas crier.
Au bout de ce qui lui parut une éternité, le bourdonnement se tut.
Susannah eut une seconde ou deux pour savourer ce silence béni dans sa tête, puis la vague de contractions suivante la frappa, ce coup-ci très bas dans le ventre, avec la force d’un typhon. Cette fois, elle s’autorisa à hurler sa douleur. Parce que c’était différent, étrangement. Hurler pour la venue du bébé était un honneur.
Elle tourna la tête et vit qu’on avait équipé Mia d’un casque similaire, fixé sur sa chevelure noire et trempée. Les tuyaux d’acier articulés sortant des deux casques étaient reliés au milieu. C’était le genre de gadgets dont ils se servaient avec les jumeaux volés, mais à présent ils remplissaient visiblement une autre fonction. Laquelle ?
Sayre se pencha vers elle, assez près pour qu’elle sente les effluves de son eau de Cologne. Cuir anglais, devina-t-elle.
— Pour accomplir la dernière phase du travail, et faire sortir le bébé, nous avons besoin de ce lien physique, expliqua-t-il. Vous amener jusqu’ici, à Fedic, était absolument vital.
Il lui tapota l’épaule.
— Bonne chance. Il n’y en a plus pour longtemps.
Il lui adressa un sourire engageant. Le masque qu’il portait se plissa vers le haut, découvrant une partie de l’horreur écarlate qui se cachait dessous.
— Après nous pourrons vous tuer.
Son sourire s’élargit.
— Et vous manger, bien sûr. Rien ne se perd, dans le Cochon… du Sud. Pas même une espèce de garce arrogante comme toi.
Avant que Susannah ait pu répondre quoi que ce soit, la voix de femme dans sa tête se remit à parler.
— Veuillez décliner votre nom lentement, à voix haute et distincte.
— Va te faire foutre ! glapit Susannah pour toute réponse.
— Vat Pher-Phut n’est pas un nom valide pour une personne d’origine non asiatique, commenta la voix de femme, toujours aussi charmante. Nous détectons des signes d’hostilité, et vous prions de nous excuser par avance pour la gêne occasionnée par la procédure en cours.
Pendant quelques secondes il ne se passa rien, puis le cerveau de Susannah s’embrasa de douleur, une souffrance inimaginable, bien au-delà de ce qu’elle avait eu à endurer de toute sa vie. Au-delà de ce qu’elle pensait pouvoir exister. Elle l’affronta pourtant les lèvres closes. Elle repensa à cette chanson, et l’entendit même à travers les roulements de tonnerre de la souffrance : I am a maid… of constant sorrow… I’ve seen trials ail my days…
Puis le tonnerre se tut enfin.
— Veuillez décliner votre nom lentement, à voix haute et distincte, fit la voix de femme charmante au centre de son crâne. Ou bien cette procédure sera amplifiée de l’ordre de un à dix.
Pas besoin de ça, répliqua intérieurement Susannah à la voix de femme. Tu m’as convaincue.
— Suuuuu-zaaaa-nahhhh, prononça-t-elle. Suuuuu-zaaaa-na-hhhh…
Ils se tenaient là à la regarder, tous sauf Mamzelle Tête-de-Rat, qui contemplait avec extase l’orifice par lequel surgissait de nouveau la tête couverte de duvet de bébé, entre les lèvres retroussées du vagin de Mia.
— Miiiii-aaaaahhh…
— Suuuu-zaaa…
— Miiii…
— Annnn-ahhhh…
Quand pointa la contraction suivante, le Dr Scowther s’empara d’une paire de forceps. Les voix des deux femmes se fondirent en une seule, prononçant un mot, un nom qui n’était ni Susannah ni Mia, mais une combinaison des deux.
— La liaison a été établie, annonça la voix de femme charmante.
Elles entendirent un faible clic.
— Je répète, la liaison a été établie. Merci de votre coopération.
— Nous y sommes, messieurs, déclara Scowther.
Il semblait avoir oublié sa douleur et sa peur panique : il avait l’air surexcité. Il se tourna vers son infirmière.
— Il va peut-être pleurer, Alia. Si c’est le cas, laissez faire, au nom de votre père ! S’il ne crie pas, nettoyez-lui tout de suite la bouche !
— Oui, docteur.
Les lèvres de la chose se mirent à trembler, puis découvrirent une double rangée de crocs. S’agissait-il d’une grimace, ou d’un sourire ?
Scowther se tourna vers eux, retrouvant une once de son arrogance passée.
— Restez tous exactement où vous êtes, jusqu’à ce que je vous dise quoi faire. Aucun de nous ne sait précisément ce qui nous attend. Tout ce que nous savons, c’est que cet enfant appartient au Roi Cramoisi lui-même…
À ces mots, Mia poussa un hurlement strident. Un hurlement de douleur et de révolte mêlées.
— Espèce d’idiot, fit Sayre.
Il leva la main et gifla Scowther avec une telle force que ses cheveux voletèrent et que des gouttelettes de sang allèrent éclabousser le mur blanc.
— Non ! s’écria Mia.
Elle tenta de se redresser sur les coudes, échoua et retomba sur l’oreiller.
— Non ! Vous disiez que je pourrais l’élever ! Oh, s’il vous plaît… rien qu’un petit peu, pas longtemps, je vous en prie…
C’est alors que la douleur la plus atroce la chavira — les chavira toutes deux, les engloutissant complètement. Elles hurlèrent en tandem, et Susannah n’eut pas besoin d’attendre les commentaires de Scowther, qui lui ordonnait de pousser, depousser MAINTENANT !
— Il arrive, docteur ! s’écria l’infirmière, à la fois nerveuse et extasiée.
Susannah ferma les yeux et poussa de toutes ses forces et lorsqu’elle sentit la douleur s’échapper d’elle comme de l’eau jaillissant en tourbillonnant dans un tuyau noir, elle ressentit le chagrin le plus intense qu’elle ait jamais connu. Car c’était en Mia que s’enfuyait le bébé. Les tout derniers mots du message vivant que le corps de Susannah avait été conçu pour transmettre. C’était la fin. Quoi qu’il se passe ensuite, c’était la fin de cette étape, et Susannah Dean émit un gémissement de soulagement et de regret mêlés. Un gémissement qui était presque un chant.
Et c’est ainsi, sur les ailes de ce chant, que Mordred Deschain, fils de Roland (et d’une autre, répétez tous Discordia), vint au monde.
SOLISTE :
Commala-vienne-kass !
L’enfant est là enfin !
Entonne ton chant, chante-le bien
L’enfant est là, regarde-le bien.
CHŒUR :
Commala-vienne-kass,
Le pire est en chemin.
La Tour tremble sur ses bases ;
L’enfant est là, enfin.