9 LOCKE ET DÉMOSTHÈNE

— « Je ne vous ai pas fait venir pour perdre mon temps. Nom de Dieu, comment l’ordinateur a-t-il fait cela ? »

— « Je ne sais pas. »

— « Comment a-t-il pu se procurer une image du frère d’Ender et la glisser dans la structure du Pays des Fées ? »

— « Colonel Graff, je n’étais pas là quand il a été programmé. Je sais seulement que l’ordinateur n’a jamais conduit qui que ce soit à cet endroit avant. Le Pays des Fées est bizarre, mais ce n’est plus le Pays des Fées. C’est au-delà du Bout du Monde, et… »

— « Je connais les noms des endroits. Mais je ne sais pas ce qu’ils signifient. »

— « Le Pays des Fées a été programmé. Il est mentionné ici et là. Mais le Bout du Monde n’est indiqué nulle part. Nous n’en avons aucune expérience. »

— « Je n’aime pas l’idée que l’ordinateur s’amuse ainsi avec l’esprit d’Ender. Peter Wiggin est le personnage le plus important de son existence, à l’exception peut-être de sa sœur, Valentine. »

— « Et le jeu est conçu pour participer à leur formation, les aider à trouver des mondes où ils se sentent bien. »

— « Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas, Major Imbu ? Je ne veux pas qu’Ender se trouve bien, au Bout du Monde. Nous ne sommes pas ici pour qu’on se sente à l’aise au Bout du Monde ! »

— « Le Bout du Monde dans le jeu n’est pas nécessairement la fin de l’Humanité dans la guerre des doryphores. Il a, du point de vue d’Ender, un sens particulier. »

— « Bien. Quel sens ? »

— « Je ne sais pas, Colonel. Je ne suis pas le petit. Posez-lui la question. »

— « Major Imbu, c’est à vous que je pose la question. »

— « Il peut y avoir des milliers de sens. »

— « Proposez-en un. »

— « Nous avons isolé ce garçon. Peut-être souhaite-t-il la fin de ce monde, de l’École de Guerre. Ou bien peut-être est-ce la fin du monde où il a grandi, quand il était petit, son foyer, par opposition à l’existence qu’il mène ici. Ou peut-être est-ce sa façon de supporter le fait qu’il a brisé plusieurs autres garçons, depuis qu’il est ici. Ender est sensible, vous savez, et il a fait des choses plutôt laides au corps des autres, de sorte qu’il souhaite peut-être la fin de ce monde-là. »

— « Ou aucune de ces solutions. »

— « Le jeu établit une relation entre l’enfant et l’ordinateur. Ensemble, ils créent des histoires. Les histoires sont vraies, dans le sens où elles reflètent la réalité de la vie de l’enfant. Je n’en sais pas davantage. »

— « Et moi, je vais vous dire ce que je sais, Major Imbu. L’image de Peter Wiggin ne peut pas provenir des archives que nous avons ici. Nous n’avons rien sur lui, électroniquement ou autrement, depuis qu’Ender est ici. Et cette image est plus récente. »

— « Il ne s’est écoulé qu’un an et demi, Colonel. Dans quelle mesure un garçon peut-il changer, dans cet intervalle ? »

— « Il est peigné d’une façon totalement différente, à présent. Ses dents ont été remplacées. J’ai reçu des photos récentes et j’ai fait la comparaison. La seule façon dont l’ordinateur de l’École de Guerre a pu se procurer ces images, c’est en les prenant dans un ordinateur de la Terre. Et pas obligatoirement une machine reliée à la F.I. Cela exigerait des pouvoirs de réquisition. Nous ne pouvons pas simplement aller prendre une image dans l’ordinateur de l’école de Guilford, Caroline du Nord. Un responsable de l’école a-t-il donné son autorisation ? »

— « Vous ne comprenez pas, Colonel. L’ordinateur de l’École de Guerre n’est qu’une partie du réseau de la F.I. Si nous voulons une image, nous devons obtenir une autorisation, mais si le programme du jeu décide que l’image est nécessaire… »

— « Il peut aller la chercher. »

— « Pas dans n’importe quelles conditions. Seulement lorsque c’est dans l’intérêt de l’enfant. »

— « D’accord, dans son intérêt. Mais pourquoi ? Son frère est dangereux, son frère a été évincé de ce programme parce que je ne connais pas d’être humain plus malfaisant. Pourquoi compte-t-il tellement, pour Ender ? Pourquoi, après tout ce temps ? »

— « Franchement, Colonel, je ne sais pas. Et le programme du jeu est conçu de telle sorte qu’il ne peut pas nous l’indiquer. Il est même possible qu’il ne le sache pas. C’est un territoire inconnu. »

— « Vous voulez me dire que l’ordinateur fabrique tout cela au fur et à mesure ? »

— « On peut présenter les choses ainsi. »

— « Eh bien, cela me rassure un peu. Je croyais que j’étais le seul. »


Valentine fêta seule le huitième anniversaire d’Ender, dans la cour boisée de leur nouvelle maison de Greensboro. Elle dégagea un coin de terre, brossant les aiguilles de sapin et les feuilles, puis écrivit son nom avec une branche. Ensuite, elle construisit un petit tipi de branches et d’aiguilles, et alluma un feu. Sa fumée s’égara dans les branches de sapin qui se trouvaient au-dessus d’elle. Jusque dans l’espace, se dit-elle. Jusqu’à l’École de Guerre.

Aucune lettre n’était arrivée et, à leur connaissance, leurs lettres ne lui étaient pas parvenues. Après son départ, le Père et la Mère s’installaient autour de la table et programmaient de longues lettres tous les quelques jours. Bientôt, cependant, ce fut une fois par semaine et, comme il n’y avait pas de réponse, une fois par mois. À présent, il était parti depuis deux ans, il n’y avait plus de lettres et personne ne semblait se souvenir de son anniversaire. Il est mort, pensait-elle avec amertume, parce que nous l’avons oublié.

Mais Valentine ne l’avait pas oublié. Elle ne disait pas à ses parents, et surtout pas à Peter, qu’elle pensait souvent à lui et lui écrivait des lettres auxquelles elle savait qu’il ne répondrait pas. Et, quand le Père et la Mère annoncèrent qu’ils allaient quitter la ville et s’installer en Caroline du Nord, Valentine comprit qu’ils n’espéraient plus revoir Ender. Ils quittaient le seul endroit où il savait pouvoir les trouver. Comment Ender les retrouverait-il, parmi ces arbres, sous ce ciel lourd et changeant ? Il avait vécu toute son existence dans les couloirs et, s’il était toujours à l’École de Guerre, il était encore plus loin de la nature. Que penserait-il de cela ?

Valentine savait pourquoi ils s’étaient installés là. C’était à cause de Peter, pour que la vie parmi les arbres et les animaux, la nature sous une forme aussi brute que le Père et la Mère pouvaient imaginer, exercent une influence bénéfique sur leur fils étrange et effrayant. Et, dans un sens, ce fut le cas. Cela plut immédiatement à Peter. Il faisait de longues marches dans la campagne, coupant par bois et par champs, restant parfois absent toute la journée, son sac à dos ne contenant qu’un ou deux sandwiches et son bureau, n’ayant qu’un petit canif dans la poche.

Mais Valentine savait. Elle avait vu un écureuil partiellement écorché, de petites branches clouant ses petites mains et ses petits pieds dans la terre. Elle imagina Peter le prenant au piège, le clouant, puis l’ouvrant soigneusement et écartant la peau sans abîmer l’abdomen, regardant bouger les muscles. Combien de temps l’écureuil avait-il mis pour mourir ? Et, pendant tout ce temps, Peter était resté assis à proximité, appuyé contre l’arbre où se trouvait peut-être le nid de l’écureuil, jouant avec son bureau tandis que la vie de l’écureuil s’écoulait.

Tout d’abord, elle fut horrifiée, et faillit vomir, pendant le dîner, en voyant Peter manger vigoureusement, en l’écoutant parler avec animation. Mais, plus tard, elle réfléchit et se rendit compte que, peut-être, du point de vue de Peter, c’était une sorte de magie, comme ses petits feux ; un sacrifice capable d’apaiser les dieux ténébreux qui se disputaient son âme. Il valait mieux torturer les écureuils que les autres enfants. Peter avait toujours cultivé la douleur, la plantant, la soignant, la dévorant avec avidité lorsqu’elle était mûre ; ces petites doses violentes étaient préférables aux cruautés lugubres infligées aux autres élèves de l’école.

« Un élève modèle », disaient les professeurs. « Si seulement nous en avions cent comme lui, dans notre école ! Il étudie continuellement, rend toujours son travail à temps. Il aime apprendre. »

Mais Valentine savait que c’était une comédie. Peter aimait effectivement apprendre, mais les professeurs ne lui avaient jamais enseigné quoi que ce soit. Il apprenait par l’intermédiaire de son bureau, à la maison, pénétrant dans les bibliothèques et les banques de données, étudiant, réfléchissant et, surtout, parlant avec Valentine. Néanmoins, à l’école, il agissait comme si la leçon puérile du jour le passionnait. Oh, je n’aurais jamais imaginé que les grenouilles étaient ainsi, à l’intérieur, disait-il, puis, à la maison, il étudiait la façon dont l’ADN relie les cellules entre elles pour constituer des organismes. Peter était passé maître dans l’art de la flatterie, et tous ses professeurs marchaient.

Néanmoins, c’était bien. Peter ne se battait plus. Il n’était plus injurieux. Il s’entendait avec tout le monde. C’était un nouveau Peter.

Tout le monde le croyait. Le Père et la Mère le disaient si souvent que Valentine avait envie de hurler. Ce n’est pas un nouveau Peter. C’est le même, mais plus malin.

Malin jusqu’à quel point ? Plus malin que toi, Papa. Plus malin que toi, Maman. Plus malin que tous les gens que vous avez connus.

Mais pas plus malin que moi.

— Je me suis demandé, dit Peter, si je devais te tuer, ou quoi.

Valentine s’appuya contre le tronc d’un sapin, son petit feu n’étant plus que braises rougeoyantes.

— Je t’aime aussi, Peter.

— Ce serait facile. Tu fais toujours ces petits feux stupides. Il suffit de t’assommer et de te brûler. Tu t’enflammes toujours si facilement !

— J’ai envisagé de te castrer pendant ton sommeil.

— Non, ce n’est pas vrai. Tu ne penses à ce genre de chose que lorsque je suis avec toi. Je fais apparaître ce qu’il y a de meilleur en toi. Non, Valentine, j’ai décidé de ne pas te tuer. J’ai décidé que tu m’aiderais.

— Vraiment ?

Quelques années auparavant, les menaces de Peter auraient terrifié Valentine. À présent, toutefois, elle avait moins peur. Bien entendu, elle ne doutait pas qu’il soit capable de la tuer. Peter lui semblait capable de faire les choses les plus horribles. Elle savait également, en outre, que Peter n’était pas fou, pas au sens où il était incapable de se dominer. Il se dominait mieux que tout le monde. À l’exception, peut-être, d’elle-même. Peter était capable de renoncer provisoirement à tous les désirs, si les circonstances l’exigeaient ; il pouvait cacher toutes les émotions. Et, de ce fait, Valentine savait qu’il ne lui ferait jamais de mal dans un accès de rage. Il ne le ferait que si les avantages contrebalançaient les risques. Et ce n’était pas le cas. Dans un sens, elle préférait Peter aux autres, à cause de cela. Il agissait absolument toujours avec intelligence et dans son intérêt. Et, ainsi, pour se protéger, il lui suffisait de veiller à ce que Peter ait davantage intérêt à ce qu’elle soit vivante que morte.

— Valentine, les choses se précipitent. J’ai repéré des mouvements de troupes en Russie.

— De quoi parles-tu ?

— Du monde, Val. Tu connais la Russie ? Le grand Empire ? Le Pacte de Varsovie ? Qui domine l’Eurasie des Pays-Bas au Pakistan ?

— Ils ne publient pas leurs mouvements de troupes, Peter.

— Non, bien entendu, mais ils publient les horaires de leurs trains de marchandises et de voyageurs. J’ai demandé à mon bureau d’analyser ces horaires et de déterminer quand les trains secrets, chargés de soldats, utilisent les mêmes voies. Je l’ai fait sur ces trois dernières années. Depuis trois mois, cela s’est accéléré, ils préparent la guerre. Une guerre terrestre.

— Mais la Ligue ? Les doryphores ?

Valentine ignorait où Peter voulait en venir, mais il lançait souvent des conversations comme celle-ci, discussions pratiques concernant le monde. Cela lui permettait de mettre ses idées à l’épreuve, de les affiner. Dans ces occasions, elle affinait également sa pensée. Elle constatait que, bien qu’elle soit rarement de l’avis de Peter sur ce que le monde devrait être, ils s’opposaient tout aussi rarement sur ce qu’il était effectivement. Ils avaient appris à sélectionner rapidement les informations importantes dans les articles des journalistes ignorants et lisibles. Le troupeau, comme Peter les appelait.

— Le Polemarch est russe, n’est-ce pas ? Et il connaît tout sur la Flotte. Ou bien ils se sont rendu compte que les doryphores ne constituent pas une menace, après tout, ou bien nous sommes sur le point de livrer la grande bataille. D’une façon ou d’une autre, la guerre contre les doryphores arrive à son terme. Ils préparent l’après-guerre.

— S’il y a des mouvements de troupes, ils doivent se dérouler sous le contrôle du Stratèges.

— Ils sont internes au Pacte de Varsovie.

C’était troublant. La façade de paix et de coopération n’avait pratiquement pas été troublée depuis le début des guerres contre les doryphores. Ce que Peter avait détecté était un déséquilibre fondamental dans l’ordre du monde. Elle avait une image mentale, aussi nette qu’un souvenir, de la situation du monde avant que les doryphores le contraignent à la paix.

— Alors, les choses redeviennent comme avant ?

— Quelques changements. Les boucliers sont tels que personne ne se soucie plus des armes nucléaires. Nous devons nous entre-tuer par milliers et non plus par millions. (Peter ricana.)

— Val, cela arrivera forcément. Pour le moment, il existe une flotte et une armée internationale immenses, sous hégémonie américaine. Quand la guerre contre les doryphores sera terminée, toute cette puissance disparaîtra, parce qu’elle repose sur la peur des doryphores. Tout d’un coup, nous regarderons autour de nous et constaterons que les vieilles alliances n’existent plus, qu’elles sont mortes et enterrées, à l’exception d’une seule : le Pacte de Varsovie. Et ce sera le dollar contre cinq millions de lasers. Nous aurons la ceinture d’astéroïdes, mais ils auront la Terre et, là-haut, sans la Terre, on manque rapidement de raisin et de céleri.

Ce qui troublait Valentine était surtout le fait que Peter ne paraissait pas inquiet.

— Peter, pourquoi ai-je l’impression que tu penses que c’est une occasion en or pour Peter Wiggin ?

— Pour nous deux, Val.

— Peter, tu as douze ans. J’en ai dix. Il y a un mot qui s’applique aux gens de notre âge. Nous sommes des enfants, et ils nous traitent comme moins que rien.

— Mais nous ne réfléchissons pas comme les autres enfants, n’est-ce pas, Val ? Nous ne parlons pas comme les autres enfants. Et, surtout, nous n’écrivons pas comme les autres enfants.

— Pour une conversation qui a commencé par des menaces de mort, Peter, il me semble que nous nous éloignons du sujet.

Néanmoins, Valentine s’aperçut qu’elle était enthousiaste. Val écrivait mieux que Peter. Ils le savaient tous les deux. Peter lui-même s’en était aperçu puisqu’il avait dit, un jour, qu’il pouvait toujours voir ce que les gens détestaient le plus, en eux-mêmes, et les injurier, alors que Val pouvait toujours voir ce qu’ils préféraient, et les flatter. C’était une façon cynique de présenter les choses, mais c’était vrai. Valentine était capable d’amener les gens à partager son point de vue – elle pouvait les convaincre du fait qu’ils désiraient ce qu’elle voulait qu’ils désirent. Peter, en revanche, pouvait seulement les amener à avoir peur de ce dont il voulait qu’ils aient peur. Lorsqu’il fit remarquer cela à Val pour la première fois, elle n’accepta pas. Elle voulait croire qu’elle réussissait à convaincre les gens parce qu’elle avait raison, pas parce qu’elle était intelligente. Mais, bien qu’elle se dise et se répète qu’elle ne voulait pas exploiter les gens comme Peter le faisait, elle était heureuse de savoir qu’elle pouvait, à sa manière, les contrôler. Et pas seulement d’une certaine façon, contrôler ce qu’ils avaient envie de faire. Elle avait honte de prendre plaisir à ce pouvoir, pourtant elle constata qu’il lui arrivait de l’utiliser. Pour amener les professeurs à faire ce qu’elle voulait, ou les autres élèves. Pour amener son Père et sa Mère à partager son point de vue. Parfois, elle parvenait même à convaincre Peter. C’était le plus effrayant – cette aptitude à comprendre parfaitement Peter, à se mettre à sa place de façon à pouvoir pénétrer en lui. Elle ressemblait à Peter, bien qu’elle ne voulût pas le reconnaître, bien qu’il lui arrivât parfois d’avoir le courage d’envisager cette possibilité. Tandis qu’il parlait, elle se disait : « Tu rêves de puissance, Peter mais, à ma façon, je suis plus puissante que toi. »

— J’ai étudié l’histoire, dit Peter. J’ai fait des constatations sur les structures du comportement humain. Il y a des périodes où le monde se réorganise et, dans ces périodes, les mots adaptés peuvent transformer le monde. Vois ce que Périclès a fait, à Athènes, et Démosthène…

— Oui, ils ont réussi à détruire deux fois Athènes.

— Périclès, oui, mais Démosthène avait raison, à propos de Philippe…

— Ou l’a provoqué…

— Tu vois ? C’est ce que font généralement les historiens, ils discutent les causes et les effets alors que l’essentiel est qu’il y a des périodes où le monde est dans le flux convenable et où la bonne voix, au bon endroit, peut le transformer. Thomas Paine et Ben Franklin, par exemple. Bismarck. Lénine.

— Ce ne sont pas vraiment des cas parallèles, Peter.

À présent, elle s’opposait à lui par habitude ; elle voyait où il voulait en venir et se disait que c’était peut-être possible.

— Je n’espérais pas que tu comprendrais. Tu crois toujours que les professeurs sont capables de nous enseigner quelque chose.

— Je comprends très bien, Peter. Ainsi, tu te vois en Bismarck.

— Je me vois introduisant des idées dans l’opinion publique. Ne t’est-il jamais arrivé d’avoir pensé une phrase, Val, une chose intelligente, de l’avoir dite puis, deux ou trois semaines plus tard, d’avoir entendu un adulte la dire à un autre, alors qu’ils ne se connaissaient pas ? Ou bien tu la retrouves sur la vidéo, ou dans un réseau.

— J’ai toujours cru que je l’avais déjà entendue et que j’avais seulement l’impression de l’avoir trouvée.

— Tu te trompais. Il y a peut-être, dans le monde, deux ou trois mille personnes aussi intelligentes que nous. Enseignant à de pauvres crétins, ou faisant de la recherche. Rares sont ceux qui occupent effectivement des positions de pouvoir.

— Je suppose que nous sommes ces heureux élus.

— Aussi drôle qu’un lapin à une patte.

— Dont il y a certainement plusieurs exemplaires dans ces bois.

— Sautillant en petits cercles précis.

Cette image horrible fit rire Valentine, qui s’en voulut de trouver cela drôle.

— Val, nous pouvons dire les mots que tout le monde répétera dans deux semaines. Nous pouvons le faire. Nous ne sommes pas obligés d’attendre d’être adultes et mis à l’écart dans une carrière quelconque.

— Peter, tu as douze ans.

— Pas dans les réseaux. Dans les réseaux, je peux prendre n’importe quel nom, et toi aussi.

— Dans les réseaux, nous avons un statut d’élèves. Nous ne pouvons même pas accéder aux discussions importantes, sauf en tant que public, ce qui signifie que nous ne pouvons pas intervenir.

— J’ai un plan.

— Tu en as toujours un.

Elle feignit l’indifférence, mais elle écouta attentivement.

— Nous pouvons accéder aux réseaux, en tant qu’adultes, avec les noms que nous déciderons d’adopter, si Papa nous permet d’utiliser son accès de citoyen.

— Et pourquoi ferait-il cela ? Nous avons déjà notre accès d’élève. Que lui diras-tu ? « J’ai besoin de ton accès de citoyen pour prendre le contrôle du monde » ?

Non, Val. Moi, je ne lui dirai rien. Toi, tu lui diras que je t’inquiète terriblement, que je fais tout ce que je peux pour bien me tenir à l’école, mais que cela me rend fou parce que je ne peux jamais parler avec des gens intelligents, que tout le monde me méprise parce que je suis jeune, que je ne peux jamais m’entretenir avec mes pairs. Tu peux prouver que je subis une très forte pression.

Valentine pensa au cadavre de l’écureuil, dans les bois, et se rendit compte que cette découverte elle-même faisait partie du plan de Peter. Ou, du moins, il l’avait intégrée à son plan.

— Alors, tu le persuaderas de nous permettre de partager son accès de citoyen. D’y adopter des identités propres, de cacher qui nous sommes afin que les gens nous accordent le respect intellectuel que nous méritons.

Valentine pouvait le défier sur le plan des idées, mais jamais sur des choses comme celles-ci. Elle ne pouvait pas dire : Qu’est-ce qui te fait croire que tu mérites le respect ? Elle connaissait Adolf Hitler. Elle se demanda comment il était à douze ans. Pas aussi intelligent, pas comme Peter, mais probablement assoiffé d’honneurs.

Et que serait devenu le monde si, dans son enfance, il avait été tué par une batteuse ou piétiné par un cheval ?

— Val, dit Peter, je sais ce que tu penses de moi. À ton avis, je ne suis pas un type bien.

Valentine lui lança une aiguille de sapin.

— Une flèche qui te perce le cœur.

— Il y a longtemps que j’ai l’intention de te parler. Mais j’avais peur.

Elle glissa une aiguille de sapin entre ses lèvres et la souffla dans sa direction. Elle tomba presque directement par terre.

— Encore un lancement manqué.

Pourquoi feignait-il d’être faible ?

— Val, j’avais peur que tu ne me croies pas. Que tu ne croies pas que je pourrais le faire.

— Peter, je crois que tu peux faire n’importe quoi, et que tu le feras probablement.

— Mais j’avais encore plus peur que tu me croies et que tu tentes de m’arrêter.

— Allez, menace une nouvelle fois de me tuer, Peter.

Croyait-il sérieusement que son numéro de petit garçon humble pouvait vraiment la tromper ?

— Ainsi, mon sens de l’humour est écœurant. Je regrette. Tu sais que je plaisantais. J’ai besoin de ton aide.

— Tu es exactement ce dont le monde a besoin. Un enfant de douze ans pour résoudre tous ses problèmes.

— Ce n’est pas ma faute si j’ai douze ans. Et ce n’est pas ma faute si l’occasion se présente maintenant. Je suis actuellement en mesure de modeler les événements. Le monde est toujours une démocratie, dans les périodes de flux, et celui qui a la meilleure voix gagnera. Tout le monde croit qu’Hitler est arrivé au pouvoir à cause de ses armées parce qu’elles étaient prêtes à tuer, et c’est partiellement vrai parce que, dans le monde réel, le pouvoir repose toujours sur la menace de la mort et du déshonneur. Mais il est principalement arrivé au pouvoir à cause des mots, les mots qu’il fallait au moment où il fallait.

— J’envisageais justement de te comparer à lui.

— Je ne hais pas les Juifs, Val. Je ne veux détruire personne. Je ne veux pas non plus la guerre. Est-ce si mal ? Je ne veux pas que nous retournions à la situation du passé, voilà tout. Connais-tu les deux guerres mondiales ?

— Oui.

— Nous pouvons revenir à une telle situation. Ou une situation pire. Nous risquons de nous retrouver prisonniers du Pacte de Varsovie. Ce n’est pas une idée séduisante.

— Peter, nous sommes des enfants, tu ne comprends donc pas cela ? Nous allons à l’école, nous grandissons…

Mais, alors même qu’elle résistait, elle voulait qu’il la persuade. Elle voulait qu’il la persuade depuis le commencement.

Mais Peter ne savait pas qu’il avait déjà gagné.

— Si je crois cela, si j’accepte cela, je dois rester sans rien faire et regarder tandis que toutes les occasions s’évanouiront et, quand je serai assez âgé, il sera trop tard. Val, écoute. Je sais ce que tu ressens vis-à-vis de moi, ce que tu as toujours ressenti. J’ai été un frère méchant et désagréable. Je me suis montré cruel avec toi et plus cruel encore avec Ender, avant son départ. Mais je ne vous haïssais pas. Je vous aimais tous les deux, il fallait seulement que je sois… Il fallait que je me domine, comprends-tu ? C’est ma plus grande qualité, je peux voir où se trouvent les points faibles, je suis capable de les atteindre et de les utiliser, je vois ces choses-là sans faire le moindre effort. Je pourrais devenir homme d’affaires et diriger une grande entreprise, je lutterais et manœuvrerais pour arriver au sommet et qu’est-ce que j’aurais obtenu ? Rien. Je veux diriger, Val, je veux dominer quelque chose. Mais je veux que ce soit quelque chose qui en vaille la peine. Je veux accomplir des choses importantes. Une Pax americana dans le monde entier. De sorte que lorsque quelqu’un viendra pour nous vaincre, il constatera que nous nous sommes déjà installés sur mille mondes, que nous vivons en paix et qu’il est impossible de nous détruire. Comprends-tu ? Je veux sauver l’Humanité de l’autodestruction.

Elle ne l’avait jamais entendu parler avec une telle sincérité. Sa voix était dénuée de moquerie et de mensonge. Il s’améliorait, sur ce plan. Ou bien, peut-être, disait-il vraiment la vérité.

— Ainsi, un garçon de douze ans et sa petite sœur vont sauver le monde.

— Quel âge avait Alexandre ? Je ne vais pas réussir du jour au lendemain. Je vais seulement commencer maintenant. Si tu m’aides.

— Je ne crois pas que ce que tu as fait à ces écureuils était une comédie. Je crois que tu l’as fait parce que cela te plaît.

Soudain, Peter se cacha le visage entre les mains et pleura. Val supposa qu’il faisait semblant, mais s’interrogea. Il n’était pas impossible que ce ne soit pas le cas, qu’il l’aime et que, dans cette période d’occasions terrifiantes, il soit prêt à se montrer faible, devant elle, afin de gagner son affection. Il me manipule, se dit-elle, mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas sincère. Ses joues étaient mouillées, lorsqu’il écarta les mains, ses yeux étaient bordés de rouge.

— Je sais, dit-il. C’est de cela dont j’ai vraiment peur. D’être véritablement un monstre. Je n’ai pas envie d’être un tueur, mais je ne peux pas m’en empêcher.

Elle ne l’avait jamais vu manifester une telle faiblesse. Tu es terriblement intelligent, Peter. Tu as économisé ta faiblesse afin de pouvoir l’utiliser pour m’émouvoir. Cependant, elle fut émue. Parce que si c’était vrai, même partiellement, Peter n’était pas un monstre et elle pouvait assouvir sa soif de pouvoir, semblable à celle de Peter, sans craindre de devenir elle-même monstrueuse. Elle savait que Peter calculait, en ce moment même, mais elle croyait que, sous les calculs, il disait la vérité. Elle était bien cachée, mais il avait insisté jusqu’au moment où il avait gagné sa confiance.

— Val, si tu ne m’aides pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Mais si tu étais là associée à tout, tu pourrais m’empêcher de devenir… comme cela. Comme les mauvais.

Elle hocha la tête. Tu fais seulement semblant de partager le pouvoir avec moi, se dit-elle, mais, en fait, c’est moi qui dispose d’un pouvoir sur toi, bien que tu ne le saches pas.

— D’accord. Je t’aiderai.


Dès que le Père eut accepté de partager son accès de citoyen avec eux, ils testèrent l’ambiance. Ils restèrent à l’écart des réseaux exigeant l’utilisation d’un nom réel. Cela ne fut pas difficile car les noms véritables ne concernaient que les questions d’argent. Ils n’avaient pas besoin d’argent. Ils avaient besoin de respect et pouvaient le gagner. Avec des faux noms, sur les réseaux convenables, ils pouvaient être n’importe qui. Vieillards, femmes mûres, n’importe qui, à condition de se montrer prudents dans leur façon d’écrire. Les autres ne verraient que leurs mots, leurs idées. Tous les citoyens partaient à égalité, sur les réseaux.

Ils utilisèrent des noms sans importance, lors de leurs premières tentatives, pas les identités que Peter avait l’intention de rendre célèbres et influentes. Bien entendu, ils ne furent pas invités à prendre part aux grands forums politiques nationaux et internationaux – ils pouvaient seulement y assister tant qu’ils n’étaient pas invités ou élus. Mais ils s’inscrivirent et observèrent, lisant les essais publiés par les grands noms, assistant aux débats par l’intermédiaire de leurs bureaux.

Et, dans les conférences de moindre importance, où les gens ordinaires commentaient les grands débats, ils insérèrent leurs premiers commentaires. Au début, Peter voulut qu’ils soient délibérément provocateurs.

« Nous ne pouvons pas savoir si la façon dont nous écrivons fonctionne si nous n’obtenons pas de réponses – et si nous sommes ternes, personne ne répondra. »

Ils ne furent pas ternes et les gens répondirent. Les réponses transmises par les réseaux publics furent du vinaigre ; les réponses envoyées par la poste, afin que Peter et Valentine soient seuls à les connaître, étaient du poison. Mais ils déterminèrent quels éléments de leur style étaient considérés comme infantiles et immatures. Et ils s’améliorèrent.

Lorsque Peter eut acquis la conviction qu’ils pouvaient se faire passer pour des adultes, ils supprimèrent les anciennes identités et entreprirent d’attirer réellement l’attention.

« Nous devons paraître totalement distincts. Nous écrirons sur des sujets différents à des moments différents. Nous ne ferons jamais référence l’un à l’autre. Tu travailleras essentiellement sur les réseaux de la côte Ouest, et je travaillerai essentiellement dans le Sud. Les problèmes régionaux aussi. Alors, fais bien tes devoirs. »

Ils firent leurs devoirs. Le Père et la Mère s’inquiétaient, de temps en temps, du fait que Peter et Valentine étaient continuellement ensemble, leur bureau sous le bras. Mais ils ne pouvaient pas se plaindre – leurs notes étaient bonnes et Valentine exerçait une excellente influence sur Peter. Elle l’avait transformé. Et Peter et Valentine allaient ensemble dans les bois, lorsqu’il faisait beau, ou bien dans les restaurants et les jardins intérieurs, lorsqu’il pleuvait, et rédigeaient leurs commentaires politiques. Peter conçut soigneusement les deux personnages de façon à ce qu’aucun n’ait toutes ses idées ; il y eut même quelques identités de rechange qu’ils utilisèrent pour introduire des opinions divergentes.

« Il faut que les deux identités aient des partisans, » expliqua Peter.

Un jour, lasse d’écrire et de réécrire jusqu’à ce que Peter soit satisfait, Val désespéra et dit :

— Eh bien, écris toi-même !

— Je ne peux pas, répondit-il. Il ne faut pas qu’ils se ressemblent. Jamais. Tu oublies que, un jour, ils seront tellement célèbres que l’on fera des analyses. Nous devons toujours donner l’impression de gens différents.

De sorte qu’elle continua d’écrire. Son identité principale, dans les réseaux, était Démosthène – Peter avait choisi le nom. Il se faisait appeler Locke. Il s’agissait manifestement de pseudonymes, mais cela faisait partie du plan.

— Avec un peu de chance, ils vont tenter de deviner qui nous sommes.

— Si nous devenons véritablement célèbres, le gouvernement peut toujours obtenir un accès et établir notre identité réelle.

— Lorsque cela arrivera, nous serons tellement installés que cela ne nous gênera guère. Les gens seront peut-être surpris d’apprendre que Locke et Démosthène sont deux enfants, mais ils auront déjà pris l’habitude de nous écouter.

Ils entreprirent d’élaborer des débats à l’intention de leurs personnages. Valentine préparait une déclaration liminaire et Peter inventait un nom jetable qui lui répondait. Sa réponse était intelligente et le débat était animé, avec de nombreuses invectives fondées et une bonne rhétorique politique. Valentine avait un don pour l’allitération, de sorte que ses phrases étaient mémorables. Ensuite, ils introduisaient le débat dans le réseau, séparés par une quantité de temps raisonnable, comme s’ils venaient de composer les réponses. Parfois, quelques correspondants introduisaient des commentaires, mais Peter et Val n’en tenaient généralement aucun compte, ne transformant que très légèrement leurs propres commentaires en fonction de ce qui avait été dit.

Peter enregistrait soigneusement les phrases les plus mémorables, puis effectuait des recherches, de temps en temps, afin de voir si ces phrases apparaissaient ailleurs. Toutes n’étaient pas dans ce cas, mais nombreuses furent celles qui étaient répétées çà et là, et quelques-unes apparurent même dans les grands débats des réseaux de prestige.

— On nous lit, dit Peter. Les idées se répandent.

— Enfin, les phrases.

— C’est le seul instrument de mesure. Écoute, nous avons une influence. Personne ne cite encore notre nom, mais on discute les problèmes que nous soulevons. Nous participons à l’établissement des ordres du jour. Nous réussissons.

— Devons-nous essayer de participer aux grands débats ?

— Non. Nous attendrons qu’on nous le demande.

Ils travaillaient depuis sept mois quand les réseaux de la côte Ouest envoyèrent un message à Démosthène. On lui proposait une chronique hebdomadaire dans un bon réseau d’information.

— Je ne peux pas faire une chronique hebdomadaire, dit Valentine, je n’ai même pas encore eu mes premières règles.

— Il n’y a pas de rapport, releva Peter.

— Pour moi, il y en a un. Je suis encore une petite fille.

— Accepte mais, comme tu préfères que ton identité véritable ne soit pas connue, demande à être payée en temps de réseau. Un nouveau code d’accès dans leur ensemble d’identités.

— De sorte que lorsque le gouvernement me repérera…

— Tu seras seulement une personne capable d’accéder au Réseau d’Appel. L’accès de citoyen de Papa ne sera pas impliqué. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils ont voulu Démosthène avant Locke.

— Le talent accède aux sommets.

En tant que jeu, c’était amusant. Mais Valentine n’aimait pas toutes les positions que Peter faisait prendre à Démosthène. Démosthène devenait un adversaire paranoïaque du Pacte de Varsovie. Cela l’inquiétait parce que c’était Peter qui savait exploiter la peur, dans ce qu’il écrivait – de sorte qu’elle était toujours obligée de lui demander comment faire. En attendant, Locke suivait ses stratégies modérées, compréhensives. Cela se comprenait, dans un sens. Le fait qu’il lui fasse écrire Démosthène signifiait qu’il était également capable de compréhension, et que Locke pouvait aussi jouer sur les peurs des autres. Mais cela avait pour conséquence principale de la lier indissolublement à Peter. Elle ne pouvait pas se séparer de lui et utiliser Démosthène comme elle l’entendait. Elle en serait incapable. Néanmoins, l’inverse était également vrai. Il ne pouvait pas écrire Locke sans elle. Ou bien, pouvait-il ?

— Je croyais que l’objectif était d’unifier le monde. Si j’écris comme tu dis que je devrais le faire, Peter, j’appellerai, en fait, à la guerre pour la suppression du Pacte de Varsovie.

— Pas la guerre, simplement l’ouverture des réseaux et l’interdiction du filtrage. La libre circulation des informations. L’application des réglementations de la Ligue, bon sang !

Sans l’avoir voulu, Valentine se mit à parler dans le style de Démosthène, bien qu’elle n’exprimât manifestement pas ses opinions.

— Chacun sait que, dès le départ, le Pacte de Varsovie devait être considéré comme une entité distincte, relativement à ces réglementations. La circulation internationale est effectivement libre. Mais, au sein des nations du Pacte de Varsovie, c’est un problème intérieur. C’est pour cette raison que les Américains ont pu obtenir l’hégémonie de la Ligue.

— Tu défends l’opinion de Locke, Val. Fais-moi confiance. Tu dois demander la disparition du statut officiel du Pacte de Varsovie. Tu dois susciter la colère de beaucoup de gens. Ensuite, plus tard, lorsque tu estimeras nécessaire d’atténuer…

— Ils cesseront de m’écouter et partiront en guerre.

— Val, aie confiance en moi. Je sais ce que je fais.

— Comment le sais-tu ? Tu n’es pas plus intelligent que moi et, toi non plus, tu n’as jamais fait cela.

— J’ai treize ans et tu en as dix.

— Presque onze.

— Et je sais comment ces choses-là fonctionnent.

— Très bien, je ferai comme tu veux. Mais je ne présenterai pas les choses sous la forme de la liberté ou la mort.

— Tu le feras.

— Et, un jour, quand on nous prendra et qu’on se demandera pourquoi ta petite sœur était un tel foudre de guerre, je parie que tu diras que tu m’as demandé de faire cela.

— Es-tu sûre que tu n’as pas tes règles, petite femme ?

— Je te hais, Peter Wiggin.

Valentine fut encore plus troublée lorsque sa chronique fut reprise par plusieurs réseaux régionaux d’information et que son Père se mit à la lire et à la citer à table.

— Enfin un homme de bon sens, dit-il. (Puis il cita les passages que Valentine détestait particulièrement.) Il est acceptable de travailler avec les hégémonistes russes tant que les doryphores sont là mais, après la victoire, je n’imagine pas que nous puissions accepter l’asservissement virtuel de la moitié de l’humanité, n’est-ce pas, chérie ?

— Je crois que tu prends tout cela trop au sérieux, répondit la Mère.

— Ce Démosthène me plaît. Sa façon de penser me plaît. Je suis surpris qu’il ne soit pas sur les grands réseaux… Je l’ai cherché dans les débats de relations internationales et, tu sais, il n’y a jamais participé.

Valentine perdit l’appétit et quitta la table. Peter la suivit au terme d’un intervalle acceptable.

— Alors, tu n’aimes pas l’idée de mentir à Papa, dit-il. Et alors ? Tu ne lui mens pas. Il ne croit pas que tu sois vraiment Démosthène, et Démosthène ne dit pas ce que tu crois vraiment. Ils s’annulent mutuellement, leur somme est égale à zéro.

— C’est ce type de raisonnement qui rend Locke tellement stupide.

Mais ce qui la gênait n’était pas le fait de mentir à son Père, c’était le fait que son Père soit d’accord avec Démosthène. Elle avait cru que seuls des imbéciles le suivraient.

Quelques jours plus tard, Locke obtint une chronique dans un réseau de Nouvelle-Angleterre, essentiellement pour apporter la contradiction à la chronique extrêmement populaire de Démosthène.

— Pas mal pour deux enfants qui, ensemble, doivent avoir à peu près huit poils pubiens, commenta Peter.

— Il y a du chemin entre écrire une chronique dans un réseau d’information et gouverner le monde, lui rappela Valentine. Tellement long que personne ne l’a encore parcouru.

— Mais si. Du moins l’équivalent moral. Je vais faire des remarques insidieuses sur Démosthène, dans ma première chronique.

— Eh bien, Démosthène ne remarquera même pas l’existence de Locke. Jamais.

— Pour le moment.

Leurs identités étant à présent parfaitement établies par les revenus liés à leurs chroniques, ils n’utilisèrent l’accès de leur Père que pour des identités jetables. La Mère estima qu’ils consacraient trop de temps aux réseaux.

— Trop de travail et pas assez de jeu rend les enfants tristes, rappela-t-elle à Peter.

Peter fit légèrement trembler sa main et répondit :

— Si tu crois que je dois arrêter, je crois que je serai peut-être en mesure de contrôler les choses, à présent, vraiment.

— Non, non, dit la Mère. Je ne veux pas que tu cesses. Mais sois prudent, voilà tout.

— Je suis prudent, Maman.


Il n’y avait aucune différence ; en un an, rien n’avait changé. Ender en était certain pourtant, en un an, tout paraissait avoir tourné à l’aigre. Il était toujours premier au classement et, désormais, personne ne trouvait qu’il ne le méritait pas. À neuf ans, il était chef de cohorte dans l’Armée du Phénix, que commandait Petra Arkanian. Il dirigeait toujours ses entraînements du soir et, à présent, ils étaient suivis par un groupe de soldats d’élite nommés par les commandants, bien que tous les Nouveaux soient toujours acceptés. Alai était également chef de cohorte dans une autre armée, et ils étaient toujours amis ; Shen n’était pas chef, mais il n’y avait pas d’obstacle. Dink Meeker avait fini par accepter un commandement et succédé à Ray le Nez à la tête de l’Armée du Rat. Tout va bien, très bien, je ne pourrais rien demander de plus…

Alors, comment se fait-il que je déteste la vie ?

Il participait aux entraînements et aux parties. Il aimait former les garçons de sa cohorte, et ils le suivaient loyalement. Il avait le respect de tous, et était traité avec déférence pendant les entraînements du soir. Les commandants venaient étudier ce qu’ils faisaient. D’autres soldats, au réfectoire, demandaient la permission de s’asseoir à sa table. Les professeurs eux-mêmes étaient respectueux.

Il y avait tellement de ce foutu respect, qu’il avait envie de hurler.

Il voyait les jeunes de son armée, sortant tout juste de leur groupe de Nouveaux, les regardait jouer et se moquer de leurs chefs lorsqu’ils croyaient que personne ne les observait. Il voyait la camaraderie des vieux amis, qui avaient passé ensemble plusieurs années à l’École de Guerre, qui parlaient et riaient, évoquant des batailles anciennes et des commandants ou des soldats partis depuis longtemps.

Mais, avec ses vieux amis, il n’y avait ni rires ni souvenirs. Seulement le travail. Seulement l’intelligence et la passion du jeu, et rien au-delà. Ce soir-là, pendant l’entraînement, la situation s’était aggravée. Ender et Alai discutaient les détails d’une manœuvre quand Shen arriva, écouta quelques instants puis prit Alai par les épaules et cria soudain :

— Nova ! Nova ! Nova !

Alai éclata de rire et, pendant une ou deux minutes, Ender les regarda évoquer ensemble la bagarre où il avait fallu manœuvrer pour de bon sans points d’appui, lorsqu’ils avaient échappé aux grands et…

Soudain, ils se souvinrent qu’Ender était là.

— Désolé, Ender, dit Shen.

— Désolé ? Pourquoi ? Parce que nous sommes amis ? J’y étais aussi, vous savez ? dit Ender.

Et ils s’excusèrent à nouveau. Retour au travail. Retour au respect. Et Ender comprit qu’ils ne pouvaient imaginer de l’inclure dans leur rire, dans leur amitié.

Comment le pourraient-ils ? Ai-je ri ? Ai-je participé ? Je suis resté là, à les regarder, comme un professeur.

Et c’est comme cela qu’ils me considèrent. Comme un professeur. Un soldat de légende. Pas comme eux. Pas quelqu’un que l’on embrasse et à qui on murmure « Salaam » à l’oreille. Cela n’avait duré qu’aussi longtemps qu’Ender était apparu comme une victime. Lorsqu’il semblait vulnérable. À présent, il était un soldat d’exception et il était complètement, totalement, seul.

Sois complaisant avec toi-même, Ender. Il tapa les mots sur son bureau, allongé sur sa couchette. PAUVRE ENDER. Puis il se moqua de lui-même et effaça les mots. Il n’y a pas un garçon ou une fille, dans cette école, qui ne serait pas content de changer de place avec moi.

Il demanda le jeu. Il traversa, comme il le faisait souvent, le village que les nains avaient construit sur la colline constituée par le cadavre du Géant. Il était facile de construire des murs solides du fait que les côtes avaient déjà la courbe convenable, que l’espace qui les séparait permettait de faire aisément des fenêtres. Le cadavre était divisé en appartements donnant sur un chemin qui suivait la colonne vertébrale du Géant. L’amphithéâtre public était sculpté dans le bassin et le troupeau de poneys broutait entre les jambes du Géant. Ender ne comprenait jamais très bien ce que signifiaient les allées et venues des nains, mais ils ne l’ennuyaient pas lorsqu’il traversait le village, de sorte qu’il ne leur faisait pas de mal.

Il sauta par-dessus le bassin, à la base de la place publique, puis traversa le pâturage. Les poneys s’écartèrent devant lui. Il ne les poursuivit pas.

Ender ne comprenait plus comment fonctionnait le jeu. Autrefois, avant le jour où il avait atteint le Bout du Monde, tout n’était que combats et énigmes – vaincre l’ennemi avant de se faire tuer, ou bien trouver le moyen de franchir les obstacles. À présent, toutefois, personne n’attaquait, il n’y avait pas de guerre et, partout où il allait, il n’y avait pas d’obstacles.

Sauf, naturellement, dans la pièce du château du Bout du Monde. C’était le seul endroit qui soit resté dangereux. Et Ender, bien qu’il ait souvent promis de ne pas le faire, y retournait toujours, tuait le serpent, regardait toujours son frère en face et, toujours, quoi qu’il fasse, mourait.

Cela ne fut pas différent cette fois. Il tenta d’utiliser le poignard posé sur la table pour dégager une pierre en faisant tomber le mortier. Dès qu’il rompit le joint de mortier, l’eau jaillit de la fissure et Ender regarda fixement son bureau tandis que son personnage, qu’il ne pouvait désormais plus contrôler, se débattait frénétiquement dans l’espoir d’éviter la noyade. Les fenêtres de la pièce avaient disparu, l’eau monta et le personnage se noya. Pendant ce temps, dans le miroir, le visage de Peter Wiggin ne le quitta pas des yeux.

Je suis coincé ici, se dit Ender, coincé au Bout du Monde sans possibilité de m’en évader. Et il identifia enfin l’amertume dont il était victime, malgré tous ses succès à l’École de Guerre. C’était le désespoir.


Il y avait des hommes en uniforme, aux entrées de l’école, lorsque Valentine arriva. Ils ne gardaient rien mais semblaient plutôt aller et venir paresseusement comme s’ils attendaient quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur. Ils étaient en uniforme des Marines de la F.I., l’uniforme que l’on voyait dans les combats sanglants des vidéos. L’école, ce jour-là, baigna dans une atmosphère romantique ; tous les élèves étaient excités.

Valentine ne l’était pas. Tout d’abord, cela lui fit penser à Ender. Et, ensuite, cela lui fit peur. On avait récemment publié des commentaires violents sur les écrits de Démosthène. Les commentaires et, de ce fait, son travail, avaient été discutés au cours de la conférence publique du réseau des relations internationales, où des personnalités de premier plan avaient attaqué et défendu Démosthène. C’était surtout le commentaire d’un Britannique qui l’inquiétait :

— Que cela lui plaise ou non, Démosthène ne peut garder indéfiniment l’incognito. Il a vexé de trop nombreuses personnes sensées et fait plaisir à de trop nombreux imbéciles pour pouvoir se cacher encore longtemps derrière ce pseudonyme trop pratique. Soit il se démasquera afin de prendre la tête des forces de la stupidité qu’il a suscitées, soit ses ennemis le démasqueront afin de mieux comprendre la maladie produite par un esprit aussi taré et tortueux.

Peter avait été ravi, mais cela n’était pas surprenant. Valentine avait eu peur, du fait que de nombreuses personnalités puissantes supportaient mal la méchanceté de la personnalité de Démosthène, qu’on ne la recherche. La F.I. pouvait le faire, bien que cela soit constitutionnellement impossible au gouvernement américain. Et des soldats de la F.I. étaient rassemblés autour de l’école de Guilford. Pas exactement le genre d’endroit où les Marines de la F.I. avaient l’habitude de recruter.

Elle ne fut pas surprise de voir un message apparaître sur son bureau lorsqu’elle signala sa présence.


VOUS ÊTES PRIÉE DE VOUS RENDRE IMMÉDIATEMENT AU BUREAU DU DOCTEUR LINBERRY


Valentine attendit nerveusement, devant la porte de la principale jusqu’à ce qu’elle ouvre et lui fasse signe d’entrer. Ses derniers doutes disparurent lorsqu’elle vit l’homme corpulent, en uniforme de la F.I., assis dans le seul fauteuil confortable du bureau.

— Tu es Valentine Wiggin ? dit-il.

— Oui, souffla-t-elle.

— Je suis le Colonel Graff. Nous nous connaissons.

Le connaître ? Quand avait-elle entretenu des relations avec la F.I. ?

— Je suis venu te parler confidentiellement de ton frère.

Ce n’est pas seulement moi, alors, se dit-elle. Ils ont également Peter. Ou bien est-ce autre chose ? A-t-il fait des folies ? Je croyais qu’il ne faisait plus de bêtises.

— Valentine, tu parais effrayée. Il n’y a pas de raison. Assieds-toi. Je t’assure que ton frère va bien. Il s’est montré digne de nos espoirs.

Et, avec un soulagement intense, elle se rendit compte que c’était à propos d’Ender qu’ils étaient venus. Ender. Il ne s’agissait pas d’une punition, il s’agissait d’Ender, qui avait disparu depuis longtemps et ne faisait plus partie des plans de Peter. Tu as eu de la chance, Ender. Tu es parti alors que Peter n’avait pas encore pu te prendre au piège de sa conspiration.

— Quel est ton avis sur ton frère, Valentine ?

— Ender ?

— Naturellement.

— Comment pourrais-je avoir un avis sur lui ? J’avais huit ans quand il est parti, et je n’ai jamais eu de nouvelles.

— Docteur Linberry, voulez-vous nous excuser ?

Linberry fut contrariée.

— À la réflexion, docteur Linberry, je crois que nous aurons une conversation beaucoup plus féconde, Valentine et moi, si nous marchons un peu. Dehors. Loin des appareils d’enregistrement que votre adjoint a posés dans cette pièce.

Pour la première fois, Valentine vit le Dr Linberry rester sans voix. Le Colonel Graff souleva un tableau et retira la membrane sensible aux bruits qui était collée sur le mur, ainsi que l’unité émettrice.

— Primitif, estima Graff. Mais efficace. Je croyais que vous étiez au courant.

Linberry prit l’appareil et se laissa lourdement tomber dans son fauteuil. Graff et Valentine sortirent.

Ils marchèrent sur le terrain de football. Les soldats suivirent à distance respectueuse ; ils se séparèrent et se disposèrent en cercle, afin de surveiller un périmètre aussi étendu que possible.

— Valentine, nous avons besoin de ton aide à propos d’Ender.

— Quel genre d’aide ?

— Nous ne savons pas exactement. Il faut que tu définisses la façon dont tu peux nous aider.

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— C’est une partie du problème. Nous ne savons pas.

Valentine ne put s’empêcher de rire.

— Je ne l’ai pas vu depuis trois ans ! Il est continuellement avec vous, là-haut !

— Valentine, l’aller-retour entre l’École de Guerre et la Terre coûte davantage d’argent que ce que ton Père peut gagner pendant toute sa vie. Je ne me déplace pas pour rien.

— Le roi a fait un rêve, dit Valentine, mais il a oublié de quoi il s’agissait, alors il a demandé aux sages de l’interpréter, sinon ils mourraient. Seul Daniel a pu l’interpréter, parce qu’il était prophète.

— Tu lis la Bible ?

— Nous étudions les classiques, cette année. Je ne suis pas prophète.

— Je voudrais pouvoir t’expliquer précisément la situation dans laquelle se trouve Ender. Mais cela prendrait des heures, peut-être même des jours et, ensuite, je serais obligé de te faire enfermer parce que tout cela est strictement confidentiel. Alors, voyons ce que nous pouvons faire avec des informations limitées. Il y a un jeu auquel nos élèves jouent avec l’ordinateur.

Il lui raconta le Bout du Monde, la pièce close et le visage de Peter dans le miroir.

— C’est l’ordinateur qui met l’image à cet endroit. Pourquoi ne pas l’interroger ?

— L’ordinateur ne sait pas.

— Suis-je censée savoir ?

— C’est la deuxième fois, depuis qu’il est chez nous, qu’Ender a entraîné le jeu dans une impasse. Dans une situation qui paraît insoluble.

— A-t-il résolu la première situation ?

— Il y est finalement parvenu.

— Dans ce cas, laissez-lui du temps. Il résoudra probablement celle-ci.

— Je n’en suis pas sûr. Valentine, ton frère est un petit garçon très malheureux.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas grand-chose, pas vrai ?

Pendant quelques instants, Valentine crut que l’homme allait se mettre en colère. Toutefois, il décida de rire.

— Non, pas grand-chose. Valentine, pourquoi Ender voit-il continuellement votre frère Peter dans le miroir ?

— Il ne devrait pas. C’est stupide.

— Pourquoi est-ce stupide ?

— Parce que s’il y a quelqu’un qui soit le contraire d’Ender, c’est Peter.

— De quelle façon ?

Toutes les réponses qui lui vinrent à l’esprit lui parurent dangereuses. Les questions relatives à Peter pouvaient soulever de graves problèmes. Valentine connaissait assez bien le monde pour savoir que personne ne prendrait au sérieux les plans de Peter visant à la domination du monde, que personne n’y verrait une menace pour les gouvernements en place. Mais on pouvait parfaitement décider qu’il était fou et soigner sa mégalomanie.

— Tu te prépares à mentir, releva Graff.

— Je me prépare à cesser de vous parler, répondit Valentine.

— Et tu as peur. De quoi as-tu peur ?

— Je n’aime pas les questions sur ma famille. Laissez ma famille en dehors de tout cela.

— Valentine, je m’efforce de laisser ta famille en dehors de tout cela. Je viens te voir afin d’éviter de soumettre Peter à un ensemble de tests et d’interroger tes parents. Je m’efforce de résoudre le problème rapidement, avec la personne qu’Ender aime le plus au monde, et à qui il fait confiance, peut-être la seule personne qu’il aime et à qui il fasse confiance. Si je ne parviens pas à résoudre le problème de cette façon, nous séquestrerons ta famille et ferons comme nous l’entendons. Ce n’est pas une question banale, et je ne m’en irai pas.

La seule personne qu’Ender aime et à qui il fasse confiance. Elle éprouva de la douleur, des regrets, de la honte, parce que c’était de Peter, désormais, qu’elle était proche, Peter qui constituait le centre de son existence. Pour toi, Ender, j’allume un feu le jour de ton anniversaire. Et j’aide Peter à réaliser son rêve.

— Je n’ai jamais pensé que vous étiez un homme sympathique. Ni quand vous êtes venu chercher Ender ni maintenant.

— Ne fais pas semblant d’être une petite fille ignorante. J’ai vu tes tests, quand tu étais petite et, à présent, il n’y a pas beaucoup de professeurs d’université qui pourraient te suivre.

— Ender et Peter se haïssent.

— Je sais. Tu as dit qu’ils étaient le contraire l’un de l’autre. Pourquoi ?

— Peter est parfois détestable.

— Détestable dans quel sens ?

— Méchant. Simplement méchant, c’est tout.

— Valentine, dans l’intérêt d’Ender, dis-moi ce qu’il fait quand il est méchant.

— Il menace de tuer les gens. Il ne le pense pas. Mais, quand nous étions petits, nous avions peur de lui, Ender et moi. Il nous disait qu’il nous tuerait. En fait, il nous disait qu’il tuerait Ender.

— Nous avons enregistré cela, en partie.

— C’était à cause du moniteur.

— Est-ce tout ?

Alors, elle lui parla des élèves de toutes les écoles fréquentées par Peter. Il ne les frappait jamais, mais cela ne l’empêchait pas de les torturer. Il découvrait ce dont ils avaient honte et le disait à la personne dont ils voulaient gagner le respect. Découvrait ce qui leur faisait peur et veillait à ce qu’ils y soient souvent confrontés.

— Agissait-il ainsi avec Ender ?

Valentine secoua la tête.

— En es-tu sûre ? Ender n’avait-il pas un point faible ? Quelque chose dont il avait peur, ou honte ?

— Ender n’a jamais rien fait dont il puisse avoir honte.

Puis, soudain, succombant à la honte d’avoir oublié et trahi Ender, elle se mit à pleurer.

— Pourquoi pleures-tu ?

Elle secoua la tête. Elle ne pouvait expliquer ce qu’elle ressentait en pensant à son petit frère, qui était si bon, qu’elle avait protégé pendant si longtemps, puis de se souvenir qu’elle était désormais l’alliée de Peter, l’assistante de Peter, l’esclave de Peter dans son projet qu’elle ne contrôlait plus du tout. Ender n’a jamais cédé à Peter, mais j’ai changé, je suis devenue une partie de lui, ce qu’Ender n’a jamais été.

— Ender n’a jamais accepté, dit-elle.

— Quoi ?

— Peter. D’être comme Peter.

En silence, ils suivirent la ligne d’embut.

— Comment Ender pouvait-il être comme Peter ?

Valentine frémit.

— Je vous l’ai déjà dit.

— Mais Ender n’a jamais fait ce genre de chose. Ce n’était qu’un petit garçon.

— Mais nous voulions tous les deux. Nous voulions… tuer Peter.

— Ah.

— Non, ce n’est pas vrai. Nous ne l’avons jamais dit. Ender n’a jamais dit qu’il voulait faire cela. J’y ai seulement… pensé. C’était moi, pas Ender. Il n’a jamais dit qu’il voulait le tuer.

— Que voulait-il ?

— Il voulait simplement ne pas être…

— Être quoi ?

— Peter torture les écureuils. Il les crucifie sur le sol, puis il les écorche vivants et les regarde jusqu’à ce qu’ils meurent. Il faisait cela, il ne le fait plus. Mais il l’a fait. Si Ender avait su cela, s’il l’avait vu, je crois qu’il aurait…

— Il aurait quoi ? Sauvé les écureuils ? Essayé de les soigner ?

— Non, à cette époque, on ne… défaisait pas ce que Peter faisait. Nous ne le mettions pas en colère. Mais Ender était gentil avec les écureuils. Il leur donnait à manger.

— Mais, en leur donnant à manger, il les apprivoisait et il était d’autant plus facile à Peter de les capturer.

Valentine se remit à pleurer.

— Quoi que l’on fasse, cela sert les intérêts de Peter. Tout sert les intérêts de Peter, tout, on ne peut pas y échapper, quoi que l’on fasse.

— Sers-tu les intérêts de Peter ? demanda Graff.

Elle ne répondit pas.

— Peter est-il si mauvais, Valentine ?

Elle acquiesça.

— Peter est-il l’individu le plus mauvais du monde ?

— Comment cela serait-il possible ? Je ne sais pas. Je ne connais personne qui soit plus mauvais.

— Pourtant, Ender et toi, vous êtes son frère et sa sœur. Vous avez les mêmes gènes, les mêmes parents ; comment peut-il être tellement mauvais si…

Valentine pivota sur elle-même et hurla, hurla comme s’il la tuait.

— Ender n’est pas comme Peter ! Il n’est absolument pas comme Peter ! Sauf qu’il est intelligent, c’est tout… dans tous les autres domaines où on peut être comme Peter, il ne lui ressemble pas, absolument pas !

— Je vois, fit Graff.

— Je sais ce que vous pensez, salaud, vous pensez que je me trompe, qu’Ender est comme Peter ! Eh bien, je suis peut-être comme Peter, mais pas Ender, pas du tout, je le lui disais quand il pleurait, je le lui ai dit de nombreuses fois, tu n’es pas comme Peter, tu n’as jamais aimé faire du mal aux gens, tu es gentil et bon, et pas du tout comme Peter.

— Et c’est vrai.

Son approbation la calma.

— Oui, c’est vrai, fichtrement vrai !

— Valentine, veux-tu aider Ender ?

— Je ne peux plus rien faire pour lui.

— En fait, c’est ce que tu as toujours fait pour lui. Le réconforter et lui dire qu’il n’a jamais aimé faire du mal aux gens, qu’il est bon et gentil et pas du tout comme Peter. C’est le plus important. Qu’il n’est pas du tout comme Peter.

— Je peux le voir ?

— Non. Je veux que tu lui écrives.

— À quoi cela sert-il ? Ender n’a jamais répondu à une seule de mes lettres.

Graff soupira.

— Il a répondu à toutes les lettres qu’il a reçues.

Il ne lui fallut qu’une seconde pour comprendre.

— Vous puez.

— L’isolement… est l’environnement le plus propice à la créativité. C’étaient ses idées qui nous intéressaient, pas le… peu importe, je n’ai pas besoin de me justifier à tes yeux.

Dans ce cas, pourquoi le faites-vous ? faillit-elle demander.

— Mais il se relâche. Il se laisse aller. Nous voulons le pousser, mais il refuse.

— Je rendrai peut-être service à Ender en vous disant d’aller vous faire voir.

— Tu m’as déjà aidé. Tu peux m’aider davantage. Écris-lui.

— Promettez-moi de ne pas censurer ce que j’écrirai.

— Je ne promettrai rien de tel.

— Dans ce cas, laissez tomber.

— Aucun problème. J’écrirai la lettre moi-même. Nous pouvons utiliser tes lettres antérieures pour reproduire ton style. Simple.

— Je veux le voir.

— Il aura sa première permission à dix-huit ans.

— Vous lui avez dit que ce serait à douze ans.

— Nous avons changé le règlement.

— Pourquoi devrais-je vous aider ?

— Ce n’est pas moi que tu aides. C’est Ender. Quelle importance cela peut-il avoir, si cela nous aide également ?

— Quelles choses terrifiantes lui faites-vous, là-haut ?

Graff eut un rire étouffé.

— Valentine, ma chère petite, les choses terrifiantes sont seulement sur le point de commencer.


Ender était arrivé à la quatrième ligne quand il se rendit compte que la lettre n’émanait pas d’un autre soldat de l’École de Guerre. Elle était arrivée de la façon habituelle, son bureau lui ayant indiqué qu’il avait du courrier en attente, lorsqu’il l’avait mis en marche. Il lut quatre lignes, puis passa directement à la fin et lut la signature.

Ensuite, il revint au début et s’allongea sur son lit afin de lire et relire interminablement les mots.


ENDER,

LES SALAUDS N’ONT PAS VOULU TRANSMETTRE MES LETTRES AVANT AUJOURD’HUI. J’AI BIEN ÉCRIT CENT FOIS. MAIS TU AS DÛ PENSER QUE JE NE L’AI JAMAIS FAIT. JE NE T’AI PAS OUBLIÉ. JE N’OUBLIE PAS TON ANNIVERSAIRE. JE ME SOUVIENS DE TOUT. IL Y A SÛREMENT DES GENS QUI CROIENT QUE, PARCE QUE TU ES UN SOLDAT, TU ES DUR ET CRUEL ET TU AIMES FAIRE DU MAL AUX GENS, COMME LES MARINES DES VIDÉOS, MAIS JE SAIS QUE CE N’EST PAS VRAI. TU N’ES PAS DU TOUT COMME TU-SAIS-QUI. IL PARAÎT MOINS MÉCHANT MAIS C’EST TOUJOURS UN FUMIER À L’INTÉRIEUR. TU AS PEUT-ÊTRE L’AIR MÉCHANT, MAIS CELA NE ME TROMPE PAS. JE VAIS BIEN. JE T’AIME.

VAL

NE RÉPONDS PAS, ILS VONT PROBABLEMENT SYCHANALYSER TA LETTRE.


De toute évidence, cela était écrit avec la totale approbation des professeurs. Mais cela avait manifestement été écrit par Val. La façon d’écrire psychanalyse, ainsi que l’épithète fumier appliquée à Peter ne pouvaient être connus que de Val.

Pourtant, ces éléments étaient bien en évidence, comme si on avait voulu s’assurer qu’Ender ne mettrait pas l’authenticité de la lettre en doute. Pourquoi, si elle était effectivement réelle ?

De toute façon, ce n’est pas vrai. Même si elle l’avait écrite avec son sang, elle ne serait pas vraie, parce qu’ils lui ont demandé de l’écrire. Elle avait déjà écrit, et ses lettres ne lui étaient jamais parvenues. Les autres auraient peut-être été réelles, mais celle-ci avait été demandée, elle faisait partie de leurs manœuvres.

Et le désespoir s’empara à nouveau de lui. À présent, il comprenait pourquoi. Il savait ce qu’il détestait tellement. Il n’exerçait plus aucun contrôle sur sa vie. Ils dirigeaient tout. Ils prenaient toutes les décisions. Il ne lui restait que le jeu, un point c’est tout, tout le reste était constitué par leurs règlements, leurs plans, leurs cours et leurs programmes, de sorte qu’il pouvait seulement aller d’un côté ou de l’autre pendant la bataille. La seule chose réelle, la seule chose précieuse et réelle, était le souvenir de Valentine, la personne qui l’aimait alors qu’il ignorait encore tout du jeu, qui l’aimait avec ou sans la guerre contre les doryphores, et ils l’avaient prise dans leur camp. Elle était comme eux, à présent.

Il les haïssait, eux et leurs jeux. Il les haïssait si fort qu’il pleura, en lisant encore une fois la lettre vide, demandée, de Valentine. Ses camarades de l’Armée du Phénix s’en aperçurent et tournèrent la tête. Ender Wiggin qui pleurait ? C’était déconcertant. Des choses terrifiantes se produisaient. Le meilleur soldat de l’armée qui pleurait, allongé sur sa couchette. Le silence, dans la pièce, fut intense.

Ender fit disparaître la lettre, l’effaça de la mémoire et demanda son jeu. Il ne savait pas exactement pourquoi il avait une telle envie de jouer, d’aller au Bout du Monde, mais il s’y rendit rapidement. Ce n’est qu’au moment où il fut transporté par le nuage, planant au-dessus du paysage bucolique et automnal, qu’il comprit ce qu’il détestait le plus dans la lettre de Val. Elle ne parlait que de Peter. Elle rappelait qu’il n’était pas comme Peter. Les mots qu’elle avait souvent prononcés en le serrant contre elle, en le consolant lorsqu’il tremblait de peur, de fureur et de haine, après avoir été torturé par Peter – c’était tout ce que la lettre disait.

Et c’était ce qu’ils avaient demandé. Les salauds savaient et étaient également au courant de la présence de Peter dans le miroir de la salle du château, ils savaient pratiquement tout et, de leur point de vue, Val n’était qu’un outil permettant de le contrôler, un truc à utiliser. Dink avait raison, ils étaient l’ennemi, ils n’aimaient rien, ne respectaient rien et il ne ferait pas ce qu’ils voulaient, nom de Dieu, il ne ferait rien qui puisse servir leurs intérêts. Il n’avait qu’un souvenir réconfortant, une bonne chose, et ces salauds la lui avaient fait absorber avec le reste de l’engrais – alors, il n’acceptait plus, il ne jouerait plus.

Comme toujours, le serpent attendait dans la pièce du donjon, sortant du tapis. Mais, cette fois, Ender ne l’écrasa pas sous son pied. Cette fois, il le prit entre les mains, s’agenouilla devant lui et doucement, tout doucement, attira la gueule béante du serpent jusqu’à ses lèvres.

Et l’embrassa.

Il n’avait pas l’intention de faire cela. Il avait l’intention de laisser le serpent lui mordre les lèvres. Ou peut-être avait-il l’intention de dévorer le serpent vivant, comme l’avait fait le Peter du miroir, avec son menton couvert de sang et la queue sortant entre ses lèvres. Mais il l’embrassa.

Et le serpent, entre ses mains, grossit et changea d’apparence, prit forme humaine. C’était Valentine, et elle l’embrassa à nouveau.

Le serpent ne pouvait pas être Valentine. Il l’avait tué si souvent qu’il ne pouvait pas être sa sœur. Peter l’avait dévoré de si nombreuses fois qu’il était impossible qu’il ait été Valentine depuis le début.

Était-ce ce qu’ils avaient prévu en le laissant lire la lettre ? Peu lui importait.

Elle se leva et se dirigea vers le miroir. Ender fit lever son personnage et l’accompagna. Ils s’immobilisèrent devant le miroir où le reflet cruel de Peter fut remplacé par un dragon et une licorne. Ender tendit la main et toucha le miroir ; le mur s’ouvrit et révéla un large escalier tapissé et bordé de foules qui criaient et applaudissaient. Ensemble, bras dessus, bras dessous, Valentine et lui descendirent l’escalier. Ses yeux s’emplirent de larmes, de larmes de soulagement parce qu’il était enfin sorti de la pièce du Bout du Monde. Et, à cause des larmes, il ne remarqua pas que tous les visages de la foule étaient celui de Peter. Il savait seulement que, partout où il irait, Valentine serait avec lui.


Valentine lut la lettre que le Dr Linberry lui avait remise. « Chère Valentine », disait-elle. « Nous te remercions et te félicitons de ton attitude positive dans le cadre de l’effort de guerre. Tu es avertie par la présente que tu as été décorée de l’Étoile de l’Ordre de la Ligue de l’Humanité, Première Classe, qui est la plus importante décoration militaire qu’il soit possible d’octroyer à un civil. Malheureusement, les services de sécurité de la F.I. nous interdisent de rendre cette décoration publique avant l’aboutissement des opérations en cours mais nous voulons que tu saches que ton action a été couronnée de succès. Meilleurs sentiments, Général Shimon Levy, Strategos. »

Après sa deuxième lecture, le Dr Linberry lui prit la lettre.

— J’ai reçu l’ordre de te la faire lire et de la détruire.

Elle sortit un briquet de son tiroir et mit le feu à la feuille de papier.

— Bonnes ou mauvaises nouvelles ? demanda-t-elle.

— J’ai vendu mon frère, répondit Valentine. Et j’ai été payée.

— C’est un peu mélodramatique, n’est-ce pas, Valentine ?

Valentine retourna en classe sans avoir répondu. Ce soir-là, Démosthène publia une attaque virulente contre les lois relatives à la limitation de la population. Les gens devraient être autorisés à avoir tous les enfants qu’ils désiraient et le surplus de population devrait être envoyé sur d’autres planètes, afin que l’Humanité soit tellement répandue dans la Galaxie que ni les désastres ni les catastrophes ne puissent menacer l’espèce humaine de destruction totale. « Le titre le plus noble qu’un enfant puisse avoir, écrivit Démosthène, est celui de Troisième. »

Pour toi, Ender, se dit-elle en écrivant. Peter rit avec ravissement lorsqu’il lut l’article.

— Cela va les faire sursauter et les obliger à tenir compte de toi. Troisième ! Un titre de noblesse ! Oh, tu as un côté vicieux.

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