5 JEUX

— « Vous avez droit à toute mon admiration. Un bras cassé – c’était un coup de maître. »

— « C’était un accident. »

— « Vraiment ? Je vous ai déjà félicité dans votre rapport officiel. »

— « C’était trop. Cela fait un héros de cet autre petit connard. Cela pourrait bousiller la formation de nombreux enfants. J’ai cru qu’il demanderait de l’aide. »

— « Demander de l’aide ? Je croyais que c’était ce à quoi vous accordiez, le plus de valeur, en lui – sa façon de régler lui-même ses problèmes. Quand il sera encerclé par une flotte ennemie, il n’y aura personne pour lui prêter main-forte, s’il appelle à l’aide. »

— « Qui aurait pu deviner que ce petit crétin aurait quitté son siège et qu’il heurterait la coque dans une mauvaise position ? »

— « Encore une illustration de la stupidité des militaires. Si vous étiez véritablement intelligent, vous exerceriez un vrai métier, agent d’assurances, par exemple. »

— « Vous aussi, super-tête. »

— « Nous devons nous faire à l’idée que nous ne sommes pas les meilleurs. Et que le destin de l’Humanité repose entre nos mains. Cela nous procure un délicieux sentiment de puissance, n’est-ce pas ? Surtout que, cette fois, si nous échouons, personne ne pourra nous critiquer. »

— « Je n’ai jamais vu les choses sous cet angle. Mais n’échouons pas. »

— « Voyez la façon dont Ender prend les choses en main. Si nous avons déjà échoué avec lui, s’il ne peut pas s’en tirer, qui, ensuite ? Qui d’autre ? »

— « Je dresserai une liste. »

— « En attendant, trouvez un moyen de récupérer Ender. »

— « Je vous ai expliqué cela. Son isolement ne peut être rompu. Il ne doit jamais pouvoir croire que quelqu’un l’aidera, jamais. S’il pouvait croire, une seule fois, qu’il y a une solution facile, il serait fini. »

— « Vous avez raison. Ce serait terrible, s’il croyait qu’il a un ami. »

— « Il peut avoir des amis. Mais il ne peut pas avoir de parents. »


Les autres élèves avaient déjà choisi leurs couchettes quand Ender arriva. Il s’arrêta sur le seuil du dortoir, cherchant le seul lit inoccupé. Le plafond était bas – Ender pouvait le toucher en levant le bras. Une pièce à la taille d’un enfant, la couchette inférieure reposant sur le sol. Les autres enfants l’observaient furtivement. Bien entendu, seule la couchette inférieure située à droite de la porte était libre. Pendant un instant, Ender se dit qu’en laissant les autres le mettre à la plus mauvaise place, il acceptait d’être à nouveau tourmenté par la suite. Toutefois, il ne pouvait guère chasser quelqu’un.

De sorte qu’il eut un large sourire.

— Hé, merci, dit-il sans la moindre trace de sarcasme. (Il le dit aussi sincèrement que si on lui avait réservé la meilleure place.) Je croyais que je serais obligé de demander la couchette inférieure, près de la porte.

Il s’assit et regarda le placard ouvert, au pied de la couchette. Un morceau de papier était collé sur l’intérieur de la porte.


Poser la main sur le scanner situé à la tête de la couchette et donner deux fois son nom.


Ender localisa le scanner, feuille de plastique opaque. Il posa la main dessus et dit :

— Ender Wiggin. Ender Wiggin.

Le scanner émit une brève lueur verte. Ender ferma le placard et tenta de l’ouvrir. Il n’y parvint pas. Puis il posa la main sur le scanner et dit :

— Ender Wiggin.

Le placard s’ouvrit ainsi que trois autres compartiments.

Le premier contenait trois combinaisons semblables à celle qu’il portait, et une blanche. Le deuxième contenait un petit bureau, exactement similaire à celui de l’école. Ainsi, les études n’étaient pas encore terminées.

Mais le plus important se trouvait dans le troisième compartiment. Au premier coup d’œil, cela ressemblait à une combinaison spatiale, avec casque et gants. Mais ce n’en était pas une. Il n’y avait pas de joints étanches. Néanmoins, cela recouvrait efficacement la totalité du corps. Le rembourrage était épais et un peu raide.

Et il y avait également un pistolet. Un laser, apparemment, puisque l’extrémité était constituée de verre épais et transparent. Mais on ne confierait certainement pas des armes mortelles à des enfants.

— Ce n’est pas un laser, dit un homme.

Ender leva la tête. Il ne l’avait jamais vu. Un jeune homme à l’air doux.

— Mais il projette un rayon mince. Et dense. On peut faire un cercle de lumière de cinq centimètres de diamètre sur une paroi située à cent mètres.

— À quoi cela sert-il ? demanda Ender.

— À un des jeux que nous pratiquons pendant les récréations. Avez-vous ouvert vos placards ? (L’homme regarda autour de lui.) Je veux dire : Avez-vous suivi les instructions et codé votre voix et votre main ? Vous ne pourrez pas ouvrir les placards avant de l’avoir fait. Cette pièce sera votre foyer pendant la première année de votre séjour à l’École de Guerre, alors choisissez une couchette et gardez-la. En général, nous vous permettons d’élire un responsable et l’installons sur la couchette inférieure, près de l’entrée, mais cette place est apparemment déjà prise. Nous ne pouvons pas recommencer le codage des placards. Alors, réfléchissez au choix que vous voulez faire. Dîner dans sept minutes. Suivez les points lumineux du sol. Vos couleurs sont : rouge-jaune-jaune… Chaque fois qu’une destination vous sera assignée, le chemin sera indiqué en rouge-jaune-jaune – trois points côte à côte. Suivez-les. Quelles sont vos couleurs ?

— Rouge-jaune-jaune.

— Très bien. Je m’appelle Dap. Je serai votre Maman pendant quelques mois.

Les enfants rirent.

— Vous pouvez toujours rire, mais n’oubliez pas. Si vous vous perdez dans l’école, ce qui est tout à fait possible, ne vous mettez pas à ouvrir les portes, il y en a qui donnent sur l’extérieur.

Nouveaux rires.

— Dites seulement à quelqu’un que Dap est votre Maman, et on m’appellera. Ou bien indiquez vos couleurs et on éclairera un itinéraire à votre intention. Si vous avez un problème, venez m’en parler. N’oubliez pas : je suis la seule personne payée pour être gentille avec vous. Mais pas trop gentille. À la moindre occasion, je vous démolis le portrait. Compris ?

Ils rirent à nouveau. Dap n’avait que des amis, dans le dortoir. Il est terriblement facile de gagner l’affection d’enfants effrayés.

— Où est le bas ? Quelqu’un peut me le dire ?

Ils le lui dirent.

— D’accord, c’est juste. Mais cette direction conduit vers l’extérieur. Le vaisseau tourne sur lui-même et c’est cela qui donne l’impression que le bas existe. En fait, le plancher décrit une courbe dans cette direction. Suivez cette courbe et vous reviendrez à l’endroit d’où vous êtes parti. Mais n’essayez pas. Parce que, par ici, il y a les quartiers des professeurs et, de l’autre côté, les élèves plus âgés. Et les grands n’aiment pas que les bizuths viennent les déranger. Il pourrait vous arriver des bricoles. En fait, il vous arrivera des bricoles. Et, dans ce cas, ne venez pas pleurnicher. Compris ? Ici, c’est l’École de Guerre, pas le jardin d’enfants.

— Que devons-nous faire, dans ce cas ? demanda un garçon, jeune Noir réellement petit qui occupait la couchette supérieure voisine de celle d’Ender.

— Si vous ne voulez pas être embêtés, débrouillez-vous pour que cela n’arrive pas. Mais je vous avertis – le meurtre est strictement interdit. Tout comme les blessures délibérées. J’ai entendu dire qu’il y avait eu une tentative de meurtre pendant le voyage. Un bras cassé. Si cela se reproduisait, quelqu’un serait gelé. Compris ?

— Que veut dire : gelé ? demanda le garçon au bras immobilisé par des attelles.

— La glace. Projeté dans le froid. Renvoyé sur Terre. Viré de l’École de Guerre.

Personne ne regarda Ender.

— Alors, les enfants, si vous voulez faire les malins, soyez discrets, compris ?

Dap s’en alla. Les autres ne regardèrent toujours pas Ender.

Ender sentit la peur grandir dans son ventre. Le garçon à qui il avait cassé le bras, il n’avait pas pitié de lui. C’était un Stilson. Et, comme Stilson, il constituait déjà une bande. Un petit nœud de garçons, dont plusieurs comptaient parmi les plus grands. Ils riaient, à l’autre extrémité de la pièce et, de temps en temps, l’un d’entre eux se retournait pour regarder Ender.

De tout son cœur, Ender eut envie de rentrer chez lui. En quoi cela était-il lié au sauvetage du monde ? Il n’y avait plus de moniteur. C’était à nouveau Ender contre la bande mais, cette fois, elle était dans sa chambre. C’était à nouveau Peter, mais sans Valentine.

La peur resta, pendant tout le dîner, personne ne s’asseyant près de lui dans la salle du réfectoire. Les autres parlaient – du tableau d’affichage occupant tout un mur, de la nourriture, des grands. Ender, isolé, ne pouvait que regarder.

Le tableau d’affichage indiquait le classement des équipes. Récapitulation des victoires et des défaites, avec les scores récents. Apparemment, les grands pariaient sur les résultats. Deux équipes, les Mantes et les Aspics, n’avaient pas de score récent – leurs noms clignotaient. Ender décida qu’elles devaient être en train de jouer.

Il remarqua que les grands étaient divisés en deux groupes, en fonction de l’uniforme qu’ils portaient. Il arrivait que des garçons portant des uniformes différents parlent ensemble mais, en général, chaque groupe avait sa zone distincte. Les nouveaux, son groupe et deux ou trois groupes plus âgés, avaient un uniforme bleu uni. Mais les grands, ceux qui faisaient partie des équipes, portaient des vêtements beaucoup plus voyants. Ender tenta de deviner à quels noms ils correspondaient. Les Scorpions et les Araignées étaient faciles ; tout comme les Flammes et les Marées.

Un grand vint s’asseoir près de lui. Pas seulement un peu plus grand – il paraissait avoir douze ou treize ans. Il entrait déjà dans l’adolescence.

— Salut, fit-il.

— Salut, dit Ender.

— Je m’appelle Mick.

— Ender.

— C’est un nom ?

— Depuis que je suis petit. C’est ma sœur qui m’appelait comme ça.

— Pas mal comme nom, Ender. Terminateur. Hé ?

— J’espère.

— Ender, c’est toi le doryphore de ton groupe ?

Ender haussa les épaules.

— J’ai remarqué que tu manges tout seul. Il y en a un comme toi dans chaque groupe. Un type qui ne plaît à personne. Parfois, j’ai l’impression que les professeurs le font exprès. Les profs ne sont pas très gentils. Tu verras.

— Ouais.

— Alors, c’est toi le doryphore ?

— Je suppose.

— Hé ! Pas de quoi pleurer, tu sais !

Il donna son sablé à Ender, et prit son pudding.

— Mange des trucs nourrissants. Ça te donnera des forces.

Mick entama le pudding.

— Et toi ? demanda Ender.

— Moi ? Je ne suis rien. Je suis un pet dans le système de conditionnement d’air. Je suis toujours là mais, la plupart du temps, personne ne s’en aperçoit.

Ender eut un sourire hésitant.

— Ouais, c’est drôle, mais c’est pas une blague. Je n’arrive à rien. Je suis grand, à présent. Ils vont bientôt m’envoyer dans l’école suivante. Pour moi, cela ne sera certainement pas l’École de Tactique. Je n’ai jamais été chef, tu comprends. Il n’y a que les types qui ont été chefs qui peuvent espérer y aller.

— Comment devient-on chef ?

— Hé, si je le savais, tu crois que j’en serais là ? Combien de types de ma taille as-tu vus, ici ?

Pas beaucoup. Mais Ender ne le dit pas.

— Quelques-uns. Je ne suis pas le seul morceau de chair à doryphore à moitié gelé. Les autres types, ils sont tous commandants. Tous les types de mon groupe d’origine ont leur équipe, à présent. Pas moi.

Ender hocha la tête.

— Écoute, petit, je vais te faire une fleur. Trouve des amis. Deviens chef. Embrasse des culs s’il le faut, même si les autres te méprisent – tu vois ce que je veux dire ?

Ender hocha une nouvelle fois la tête.

— Non, tu ne sais rien. Vous, les bizuths, vous êtes tous pareils. Vous savez rien. La tête aussi vide que l’espace. Rien, là-dedans. Au moindre coup, vous vous cassez la figure. Écoute, quand tu en seras au même point que moi, oublie pas que quelqu’un t’a prévenu. C’est sûrement la dernière fois qu’on est sympa avec toi.

— Alors pourquoi m’as-tu parlé de cela ?

— Pour qui tu te prends, petit malin ? Ferme ta gueule et bouffe !

Ender se tut et mangea. Mick ne lui plaisait pas. Et il savait qu’il ne risquait pas de finir de la même façon. C’était peut-être ce que les professeurs avaient prévu, mais Ender n’avait pas l’intention de se conformer à leurs projets.

Je ne serai pas le doryphore de mon groupe, se dit Ender. Je n’ai pas quitté Valentine, Maman et Papa pour venir ici et être gelé.

Lorsqu’il porta sa fourchette à sa bouche, il sentit sa famille autour de lui, comme elle l’avait toujours été. Il savait exactement de quel côté tourner la tête pour voir sa Mère, essayant d’empêcher Valentine de faire du bruit en mangeant sa soupe. Il savait exactement où se trouvait son Père, fixant les nouvelles, sur la table, tout en feignant de prendre part à la conversation. Peter, feignant de sortir un petit pois écrasé de son nez – même Peter pouvait être drôle.

Penser à eux était une erreur. Un sanglot lui serra la gorge et il le ravala ; il ne voyait plus son assiette.

Il ne devait pas pleurer. Il n’y avait pas la moindre chance qu’il soit traité avec compassion. Dap n’était pas sa Mère. La moindre faiblesse indiquerait aux Stilson et aux Peter qu’il était possible de le briser. Ender fit ce qu’il faisait toujours lorsque Peter le tourmentait. Il se mit à compter les doubles. 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64. Puis il continua, tant qu’il put calculer mentalement : 128, 256, 512, 1.024, 2.048, 4.096, 8.192, 16.384, 32.768, 65.536, 131.072, 262.144. À 67.108.864, il hésita – avait-il oublié une retenue ? En était-il aux dizaines de millions, aux centaines de millions ou, simplement, aux millions ? Il tenta de doubler à nouveau, mais échoua. 1.342 quelque chose. 16 ? Ou 17.738 ? Cela lui échappait. Recommencer. Doubler aussi longtemps que possible. La douleur avait disparu. Les larmes ne menaçaient plus. Il ne pleurerait pas.

Jusqu’au soir, lorsque la lumière baissa et que, autour de lui, il entendit quelques élèves gémir en appelant leur Mère, leur Père ou leur chien. Il ne put s’en empêcher. Ses lèvres formèrent le nom de Valentine. Il l’entendait rire, tout près, dans le couloir. Il vit Maman passer devant la porte, regardant à l’intérieur pour s’assurer qu’il dormait bien. Il entendit son Père rire, devant la vidéo. Tout était terriblement net, et cela ne serait plus jamais ainsi. Je serai vieux, quand je les reverrai. Douze ans, au moins. Pourquoi ai-je dit oui ? Pourquoi ai-je été aussi stupide ? Aller à l’école n’aurait pas été difficile. Voir Stilson tous les jours. Et Peter. C’était un trouillard. Ender n’avait pas peur de lui.

Je veux rentrer à la maison, murmura-t-il.

Mais son murmure fut celui qu’il utilisait lorsqu’il hurlait de douleur, quand Peter le tourmentait. Le bruit n’allait pas plus loin que ses propres oreilles et même, parfois, ne les atteignait pas.

Et ses larmes involontaires pouvaient toujours tomber sur l’oreiller, ses sanglots étaient si discrets qu’ils ne secouaient même pas le lit ; si silencieux qu’ils étaient inaudibles. Mais la douleur était là, lui contractant la gorge et le visage, lui brûlant la poitrine et les yeux. Je veux rentrer à la maison.

Dap entra, cette nuit-là, et passa silencieusement entre les lits, touchant une main de temps en temps. Partout où il allait, il y avait davantage de larmes, pas moins. Cette manifestation de gentillesse, dans cet endroit effrayant, suffit pour faire basculer quelques enfants dans les larmes. Mais pas Ender. Quand Dap arriva, il avait fini de pleurer et son visage était sec. C’était le visage trompeur qu’il présentait à Papa et Maman lorsque Peter avait été cruel avec lui et qu’il n’osait pas le montrer. Merci, Peter. Pour les yeux secs et les sanglots silencieux. Tu m’as appris à cacher tout ce que je ressens. Plus que jamais, j’en ai besoin, à présent.


Il y avait une école. Des cours tous les jours. Lecture. Calcul. Histoire. Des vidéos de batailles sanglantes, dans l’espace, les tripes des Marines giclant contre les parois des vaisseaux des doryphores. Des holos des guerres propres de la flotte, les vaisseaux se muant en éclairs lumineux lorsque les appareils se tuaient mutuellement dans la nuit dense de l’espace. Beaucoup de choses à apprendre. Ender travailla aussi dur que les autres ; tous luttaient pour la première fois de leur vie car, pour la première fois de leur vie, ils étaient opposés à des condisciples au moins aussi intelligents qu’eux.

Mais les jeux – c’était pour eux qu’ils vivaient. C’étaient eux qui emplissaient les heures entre le moment où ils se réveillaient et celui où ils se couchaient.

Dap leur présenta la salle de jeux le lendemain de leur arrivée. Elle était en haut, nettement au-dessus des niveaux où les enfants vivaient et travaillaient. Ils gravirent des échelles conduisant à des endroits où la pesanteur était moindre et là, dans la caverne, ils aperçurent les lumières aveuglantes des jeux.

Il y avait des jeux qu’ils connaissaient ; ils y avaient même joué, chez eux. Des jeux simples et des jeux difficiles. Ender passa devant les jeux vidéo en deux dimensions et entreprit d’étudier les jeux qui occupaient les grands, les jeux holographiques, avec des objets suspendus. Il était le seul nouveau dans cette partie de la salle et, de temps en temps, un grand l’écartait brutalement. Qu’est-ce que tu fiches ici ? Fous le camp ! Du vent ! Et, naturellement, compte tenu de la pesanteur réduite, il s’envolait littéralement, planant jusqu’à ce qu’il rencontre quelque chose ou quelqu’un.

Chaque fois, cependant, il se dégageait et retournait, souvent à un endroit différent, afin de voir le jeu sous un autre angle. Il était trop petit pour voir les commandes, la façon dont on jouait effectivement. Cela n’avait pas d’importance. Il voyait les mouvements. La façon dont le joueur creusait des tunnels dans le noir, des tunnels de lumière que l’ennemi traquait et suivait impitoyablement jusqu’à ce qu’il ait capturé le vaisseau adverse. Le joueur pouvait tendre des pièges : mines, bombes, boucles qui contraignaient l’ennemi à tourner en rond indéfiniment. Il y avait des joueurs adroits. D’autres perdaient rapidement.

Ender préférait, toutefois, que deux joueurs s’affrontent. Chacun était obligé d’utiliser les tunnels de l’autre et la valeur des individus, sur le plan de cette stratégie, apparaissait rapidement.

Au bout d’une heure, cependant, cela devint lassant. Ender comprenait les structures, les règles que l’ordinateur appliquait de sorte qu’il savait qu’il pourrait toujours, lorsqu’il aurait maîtrisé les commandes, déborder l’ennemi. Spirales lorsque l’ennemi occupait telle position ; boucles lorsqu’il occupait telle autre. Attendre près d’un piège. Tendre sept pièges puis l’attirer de telle façon. Ainsi, il n’y avait aucun problème ; il suffisait de jouer jusqu’à ce que l’ordinateur devienne trop rapide pour que les réflexes humains puissent le suivre. Ce n’était pas drôle. C’était contre les autres enfants qu’il avait envie de jouer. Ces enfants tellement habitués à l’ordinateur que, même lorsqu’ils jouaient les uns contre les autres, ils s’efforçaient de l’imiter. De penser comme des machines et non comme des enfants.

Je pourrais les battre de cette façon. Je pourrais les battre, de cette façon.

— Je voudrais jouer contre toi, dit-il au garçon qui venait de gagner.

— Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le garçon. Une punaise ou un doryphore ?

— Un nouveau troupeau de nains vient d’arriver, dit un autre.

— Mais ça parle ! Tu savais qu’ils pouvaient parler ?

— Je vois, dit Ender. Tu as peur de jouer contre moi en deux manches et une belle.

— Te battre, répondit le garçon, serait aussi facile que pisser sous la douche.

— Et pas aussi drôle, ajouta un autre.

— Je m’appelle Ender Wiggin.

— Écoute, face de rat, tu es personne. Compris ? Absolument personne, compris ? Tu seras personne tant que tu auras pas tué quelqu’un. Pigé ?

L’argot des grands avait son rythme propre. Ender le domina très rapidement.

— Si je suis personne, comment ça se fait que tu as peur de jouer contre moi en deux manches et une belle ?

Les autres s’énervèrent.

— Bousille ce connard et passons à autre chose.

Ainsi, Ender prit place devant les commandes inconnues. Ses mains étaient petites mais les commandes étaient très simples. Quelques expériences lui permirent de déterminer quels boutons correspondaient aux diverses armes. Les mouvements étaient dirigés par un levier ordinaire. Ses réflexes furent lents, au début. L’autre garçon, dont il ignorait toujours le nom, prit rapidement de l’avance. Mais Ender continua d’apprendre et avait fait de gros progrès lorsque la partie arriva à son terme.

— Satisfait, bizuth ?

— Deux manches et une belle.

— On joue pas en deux manches et une belle.

— Alors tu m’as battu alors que je n’ai jamais joué, fit ressortir Ender. Si tu ne peux pas le faire deux fois, tu ne peux pas le faire du tout.

Ils jouèrent à nouveau et, cette fois, Ender avait acquis assez d’adresse pour réaliser quelques manœuvres auxquelles son adversaire n’avait manifestement jamais été confronté. Ses habitudes ne pouvaient les contrer. Ender ne gagna pas facilement, mais il gagna.

Les grands cessèrent alors de rire et de plaisanter. La troisième partie se déroula dans le silence le plus complet. Ender gagna rapidement et efficacement.

Lorsque la partie fut terminée, un grand dit :

— Il est temps qu’ils remplacent cette machine. N’importe quel crétin peut la battre, à présent.

Pas la moindre félicitation. Seulement le silence tandis qu’Ender s’éloignait.

Il n’alla pas loin. Il s’arrêta à proximité et regarda les joueurs suivants tenter d’appliquer ce qu’il venait de leur montrer. N’importe quel crétin ? Ender sourit intérieurement. Ils ne m’oublieront pas.

Il était content. Il avait gagné, et contre un garçon plus âgé. Probablement pas le meilleur, mais il n’avait plus peur de ne pas être à sa place, de ne pas être assez fort pour mériter l’École de Guerre. Il lui suffisait d’étudier le jeu, d’en comprendre le fonctionnement et, ensuite, il pouvait se servir du système, et même exceller.

C’étaient l’attente et l’étude qui lui coûtaient le plus. Car, pendant ce temps, il lui fallait durer. Le garçon à qui il avait cassé le bras voulait se venger. Ender apprit rapidement que son nom était Bernard. Il prononçait son nom avec l’accent français du fait que les Français, avec leur séparatisme arrogant, tenaient à ce que l’enseignement du standard ne commence pas avant l’âge de quatre ans, alors que les structures du français étaient déjà fixées. Son accent le rendait exotique et intéressant ; son bras cassé faisait de lui un martyr ; son sadisme en faisait le point de rencontre naturel de tous ceux qui aimaient faire du mal aux autres.

Ender devint leur ennemi.

De petites choses. Donner des coups de pied dans son lit chaque fois qu’ils entraient ou sortaient de la pièce. Le bousculer lorsqu’il avait son repas sur son plateau. Ender apprit rapidement à ne rien laisser hors de ses placards ; il apprit également à se méfier des crocs-en-jambe. Bernard le traita un jour de « maladroit[2] », et le surnom lui resta.

Il y avait des moments où Ender était très en colère. Face à Bernard, bien entendu, la colère ne convenait pas. À cause de ce qu’il était : un tortionnaire. Ce qui mettait Ender en fureur, c’était la promptitude avec laquelle les autres se rangeaient à ses côtés. Ils savaient certainement que la vengeance de Bernard n’était pas juste. Ils savaient certainement qu’il avait frappé Ender le premier, dans la navette, qu’Ender n’avait fait que répondre à la violence. S’ils le savaient, ils agissaient comme s’ils l’ignoraient ; même s’ils ne le savaient pas, la personnalité de Bernard montrait, à elle seule, que c’était un serpent.

Après tout, Ender n’était pas son unique cible. Bernard se taillait un royaume, n’est-ce pas ?

Ender observa, aux frontières du groupe, la façon dont Bernard établit sa hiérarchie. Certains garçons lui étaient utiles et il les flattait outrageusement. D’autres le servaient volontairement, faisant tout ce qu’il voulait, bien qu’il les traitât avec mépris.

Mais quelques-uns acceptaient mal l’autorité de Bernard.

Ender, en observant, identifia ceux qui n’aimaient pas Bernard. Shen était petit, ambitieux et s’emportait facilement. Bernard s’en était rapidement aperçu et l’avait surnommé : Ver.

— Parce qu’il est tout petit, dit Bernard, et parce qu’il se tortille. Regardez comme il bouge son cul quand il marche !

Shen s’en alla, vexé, mais ils se contentèrent de rire plus fort.

« Regardez son cul ! Salut, Ver ! »

Ender ne dit rien à Shen – il aurait été trop visible, à ce moment-là, qu’il tentait de réunir une bande concurrente. Il resta simplement assis, son bureau sur les genoux, paraissant aussi studieux que possible.

Il n’étudiait pas. Il ordonnait à son bureau d’envoyer un message toutes les trente secondes. Le message était adressé à tout le monde et il était court et précis. La difficulté consistait à trouver le moyen d’en déguiser l’origine, ce que les professeurs pouvaient faire. Les messages des élèves comportaient obligatoirement l’insertion de leur nom. Ender n’avait pas encore compris le système de sécurité des professeurs, de sorte qu’il ne pouvait se faire passer pour l’un d’entre eux. Mais il parvint à établir l’existence d’un élève imaginaire qu’il appela ironiquement : Dieu.

Il ne se risqua à regarder Shen que lorsque le message fut prêt. Comme tous les autres, il fixait Bernard et ses acolytes qui plaisantaient et riaient, se moquant du prof de math, lequel s’interrompait souvent au milieu d’une phrase et regardait autour de lui comme s’il était descendu du bus au mauvais arrêt et ne savait pas où il se trouvait.

Shen, toutefois, finit par se retourner. Ender lui adressa un signe de tête, montra son bureau et sourit. Shen parut troublé. Ender souleva légèrement son bureau et le montra. Shen sortit le sien. Ender envoya alors le message. Shen le vit presque immédiatement. Il le lut, puis rit. Il regarda Ender, comme pour dire : C’est toi ? Ender eut un haussement d’épaules qui signifiait : Je ne sais pas qui c’est, mais ce n’est pas moi.

Shen rit à nouveau et plusieurs autres garçons, qui n’appartenaient pas vraiment à la bande de Bernard, sortirent leur bureau et regardèrent. Toute les trente secondes, le message apparaissait sur tous les bureaux, traversait rapidement l’écran et disparaissait. Les enfants rirent en même temps.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Bernard.

Ender veilla à ne pas sourire lorsque Bernard jeta un coup d’œil circulaire dans la salle, et imita la peur que de nombreux autres éprouvaient. Shen, naturellement, avait un sourire de défi. Cela dura quelques instants ; puis Bernard dit à un de ses amis d’aller chercher un bureau. Ensemble, ils lurent le message.


FAIS GAFFE À TON CUL. BERNARD VEILLE.

DIEU


Bernard devint rouge de colère.

— Qui a fait ça ? hurla-t-il.

— Dieu, répondit Shen.

— C’est sûrement pas toi. Les vers sont trop stupides !

Le message d’Ender disparut au bout de cinq minutes. Un peu plus tard, un message de Bernard apparut sur son bureau.


JE SAIS QUE C’EST TOI.

BERNARD


Ender ne leva pas la tête. Il agit, en fait, comme s’il n’avait pas vu le message. Bernard veut seulement voir si j’ai l’air coupable. Il ne sait rien.

Bien entendu, qu’il sache ou non ne comptait pas. Bernard le tourmenterait d’autant plus, parce qu’il lui fallait, à présent, consolider sa position. Il ne pouvait, en aucun cas, supporter que les autres garçons se moquent de lui. Il devait affirmer son autorité. De sorte qu’Ender fut attaqué, dans les douches, ce matin-là. Un des amis de Bernard feignit de trébucher et parvint à lui donner un coup de genou dans le ventre. Ender accepta en silence. Il observait encore, sur le plan de la guerre ouverte. Il se refusait à réagir.

Mais dans l’autre guerre, la guerre des bureaux, son attaque suivante était déjà prête. Lorsqu’il revint des douches, Bernard était fou de rage, donnant des coups de pied dans les lits et hurlant :

— Je n’ai pas écrit ça ! Vos gueules !

Le message suivant traversait continuellement tous les bureaux :


J’AIME TON CUL. JE VEUX L’EMBRASSER.

BERNARD


— Je n’ai pas écrit ce message ! criait Bernard.

Le chahut s’étant prolongé pendant quelque temps, Dap apparut sur le seuil.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— Il y a quelqu’un qui écrit des messages en utilisant mon nom !

Bernard était démoralisé.

— Quel message ?

— Peu importe quel message !

— Ce n’est pas mon avis.

Dap prit le bureau le plus proche, qui appartenait au garçon occupant la couchette située au-dessus de celle d’Ender. Dap lut, eut un léger sourire et rendit le bureau.

— Intéressant, fit-il.

— Allez-vous chercher qui c’est ? s’enquit Bernard.

— Oh, je sais qui c’est, répondit Dap.

Oui, se dit Ender. Il est trop facile de contourner le système. Ils veulent que nous le contournions, du moins en partie. Ils savent que c’est moi.

— Alors, qui est-ce ? cria Bernard.

— Me manquerais-tu de respect, soldat ? demanda Dap d’une voix très douce.

Aussitôt, l’ambiance se transforma. La fureur des proches de Bernard et la joie à peine dissimulée des autres se muèrent en gravité. L’autorité était sur le point de s’exprimer.

— Non, Monsieur, dit Bernard.

— Chacun sait que le système insère automatiquement le nom de l’auteur du message.

— Je n’ai pas écrit ça ! cria Bernard.

— Tu cries ? s’enquit Dap.

— Hier, quelqu’un a envoyé un message signé : DIEU, dit Bernard.

— Vraiment ? fit Dap. Je ne savais pas qu’il s’était inscrit dans le système.

Dap pivota sur lui-même et s’en alla, puis les rires éclatèrent dans la salle.

Bernard n’avait pas réussi à prendre le commandement du dortoir – seuls quelques fidèles restèrent à ses côtés. Mais c’étaient les plus méchants. Et Ender comprit que, jusqu’à la fin de son étude, il serait confronté aux difficultés. Néanmoins, la manipulation du système avait accompli son œuvre. Bernard était bloqué et tous les garçons intéressants étaient débarrassés de lui. Mais, surtout, Ender avait atteint son objectif sans l’envoyer à l’hôpital. C’était beaucoup mieux ainsi.

Puis il s’attela à la tâche difficile consistant à concevoir un système de sécurité destiné à protéger son bureau puisque, de toute évidence, les garanties fournies par le système étaient inadaptées. Si un enfant de six ans pouvait les contourner, elles constituaient manifestement un jeu, pas un système de sécurité viable. Encore un jeu imaginé par les professeurs. Et, là, je suis bon.

— Comment as-tu fait ? lui demanda Shen au petit déjeuner.

Ender nota intérieurement que c’était la première fois qu’un élève de sa classe s’asseyait près de lui pendant un repas.

— Fait quoi ? demanda-t-il.

— Envoyé le message avec un faux nom ! Et avec le nom de Bernard ! C’était formidable. À présent, on l’appelle : Baiseur de Cul. Seulement Baiseur, devant les profs, mais tout le monde sait ce qu’il baise.

— Pauvre Bernard, murmura Ender. Lui qui est tellement sensible.

— Allons, Ender ! Tu as réussi à pénétrer le système. Comment as-tu fait ?

Ender secoua la tête et sourit.

— Merci de croire que je suis assez malin pour y arriver. J’ai été le premier à comprendre, voilà tout.

— D’accord, tu n’es pas obligé de me le dire, reconnut Shen. Mais c’était formidable.

Ils mangèrent en silence pendant quelques instants.

— Est-ce que je tortille du cul en marchant ?

— Non, répondit Ender. Juste un peu. Fais des moins grands pas, c’est tout.

Shen hocha la tête.

— Bernard est la seule personne qui l’ait remarqué.

— C’est un porc, dit Shen.

Ender haussa les épaules.

— Dans l’ensemble, les porcs ne sont pas si mauvais.

Shen rit.

— Tu as raison. J’étais injuste avec les porcs.

Ils rirent et deux autres garçons se joignirent à eux. L’isolement d’Ender était terminé. La guerre venait de commencer.

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