13 VALENTINE

— « Des enfants ? »

— « Le frère et la sœur. Ils ont élaboré un système de sécurité à cinq niveaux, dans les réseaux… Ils écrivaient pour des sociétés qui payaient leur appartenance, ce genre de chose. J’ai eu un mal fou à les identifier. »

— « Que cachent-ils ? »

— « Cela pourrait être n’importe quoi. La chose la plus évidente est leur âge. Le garçon a quatorze ans, la fille douze. »

— « Lequel est Démosthène ? »

— « La fille. Celle de douze ans. »

— « Excusez-moi. Je ne trouve vraiment pas cela drôle, mais je ne peux pas m’empêcher de rire. Pendant tout ce temps, nous nous sommes inquiétés, pendant tout ce temps, nous nous sommes efforcés de convaincre les Russes de ne pas prendre Démosthène trop au sérieux, nous avons présenté Locke comme preuve que tous les Américains n’étaient pas des fauteurs de guerre déments. Le frère et la sœur, pas encore pubères… »

— « Et leur nom de famille est Wiggin. »

— « Ah ? Coïncidence ? »

— « Le Wiggin est un Troisième. Ce sont les numéros un et deux. »

— « Oh, excellent. Les Russes ne croiront jamais… »

— « Que Démosthène et Locke ne sont pas aussi bien contrôlés que le Wiggin ? »

— « Y a-t-il un complot ? Sont-ils contrôlés par quelqu’un ? »

— « Nous n’avons pas pu mettre en évidence le moindre contact entre ces deux enfants et un adulte susceptible de les diriger. »

— « Ce qui ne signifie pas que quelqu’un n’a pas mis au point une méthode que vous ne pouvez pas détecter. Il est difficile de croire que deux enfants… »

— « J’ai interrogé le Colonel Graff, à son retour de l’École de Guerre. À son avis, ce que ces enfants ont fait n’est absolument pas hors de leur portée. Leurs capacités sont virtuellement identiques à celles du Wiggin. Seuls leurs caractères sont différents. Ce qui l’a surpris, toutefois, c’est l’orientation des deux personnages. Démosthène est indubitablement la fille mais, selon Graff, la fille n’a pas pu entrer à l’École de Guerre parce qu’elle était trop pacifique, trop diplomate, et, surtout, trop sensible à la volonté des autres. »

— « Manifestement pas Démosthène. »

— « Et le garçon a une âme de chacal. »

— « N’est-ce pas Locke que l’on a récemment surnommé : « Le seul esprit réellement ouvert d’Amérique » ? »

— « Il est difficile de savoir ce qui se passe véritablement. Mais Graff nous a conseillé de les laisser tranquilles, et je suis d’accord. Ne pas les dénoncer. Ne pas rédiger de rapport, sauf pour indiquer que Locke et Démosthène n’entretiennent aucune relation avec l’étranger et ne sont pas davantage liés à un groupe national quelconque, sauf ceux dont l’existence sur les réseaux est publique. »

— « En d’autres termes, déclarer qu’ils sont en bonne santé. »

— « Je sais que Démosthène paraît dangereux, en partie parce qu’il – ou elle – a de nombreux partisans. Mais je crois qu’il est significatif que le plus ambitieux ait choisi le personnage modéré, sage. Et, pour le moment, ils ne font que parler. Ils ont de l’influence, mais aucun pouvoir. »

— « À mon avis, l’influence, c’est le pouvoir. »

— « S’ils s’égaraient, nous pourrions facilement les dénoncer. »

— « Seulement pendant quelques années. Plus nous attendons, plus ils vieillissent et moins la découverte de leurs personnalités réelles est choquante. »

— « Vous connaissez les mouvements des troupes russes. Il est toujours possible que Démosthène ait raison et, dans ce cas… »

— « Nous pourrions avoir besoin de Démosthène. Très bien. Nous dirons qu’ils sont corrects. Pour le moment. Mais surveillez-les. Quant à moi, naturellement, je dois trouver le moyen de calmer les Russes. »


En dépit de toutes ses réticences, Valentine aimait bien être Démosthène. Sa chronique était à présent reprise par presque tous les réseaux d’information du pays, et il était amusant de voir l’argent s’entasser sur les comptes de son avocat. De temps en temps, Peter et elle, au nom de Démosthène, donnaient une somme soigneusement calculée à un candidat ou une cause particuliers : assez d’argent pour que la donation soit remarquée, mais pas assez pour que le candidat puisse croire qu’elle tentait d’acheter un partisan. Elle recevait de si nombreuses lettres que son réseau d’information engagea une secrétaire chargée de répondre à la correspondance ordinaire. Les lettres drôles, émanant de leaders nationaux ou internationaux, parfois hostiles, parfois favorables, cherchant toujours, avec diplomatie, à sonder l’esprit de Démosthène – ces lettres-là, Peter et elle, les lisaient ensemble, riant parfois de plaisir parce que ces gens-là écrivaient à des enfants, et ne le savaient pas.

Parfois, cependant, elle avait honte. Son Père lisait régulièrement Démosthène ; il ne lisait jamais Locke ou bien, s’il le faisait, n’en parlait pas. Au dîner, toutefois, il leur exposait souvent un point important, soulevé par Démosthène dans la chronique du jour. Peter était ravi lorsque cela arrivait.

— Tu vois, disait-il, cela montre que le citoyen moyen est sensible à ce que tu écris.

Mais Valentine était humiliée pour son Père. S’il apprenait que j’écris les chroniques dont il nous parle, et que je n’en crois pas la moitié, il serait vexé et furieux. À l’école, elle faillit avoir des ennuis le jour où le professeur d’histoire demanda à la classe de rédiger une dissertation sur les opinions opposées de Démosthène et Locke telles qu’elles étaient exprimées dans deux de leurs premières chroniques. Valentine fut imprudente et fit une analyse brillante. En conséquence, elle eut toutes les peines du monde à dissuader le directeur de faire publier son essai sur le réseau d’information qui distribuait la chronique de Démosthène. Peter s’emporta violemment.

— Tu écris trop comme Démosthène, tu ne peux pas être publiée, je devrais tuer Démosthène tout de suite, tu deviens incontrôlable !

Si cette erreur le mit en rage, Peter l’effrayait davantage quand il restait silencieux. Cela se produisit lorsque Démosthène fut invité au Séminaire Présidentiel sur l’Avenir de l’Enseignement, assemblée prestigieuse qui ne devait rien faire, mais devait le faire avec éclat. Valentine crut que Peter y verrait une victoire, mais ce ne fut pas le cas.

— Refuse, dit-il.

— Pourquoi ? demanda-t-elle. Cela ne représente aucun travail et ils ont même dit que, puisque Démosthène tient tellement à son incognito, toutes les réunions se dérouleraient par l’intermédiaire du réseau. Cela transforme Démosthène en individu respectable et…

— Et tu es contente d’avoir obtenu cela avant moi.

— Peter, ce n’est pas toi et moi, c’est Démosthène et Locke. Nous les avons fabriqués. Ils ne sont pas réels. En outre, cette invitation ne signifie pas qu’ils préfèrent Démosthène à Locke, elle signifie simplement que Démosthène a une base populaire plus large. Tu savais que cela arriverait. Son invitation fait plaisir aux nationalistes et à ceux qui haïssent les Russes.

— Ce n’était pas censé fonctionner ainsi. Locke devait devenir le personnage respectable.

— Il l’est. Le respect réel est plus long à venir que le respect officiel. Peter, ne te mets pas en colère contre moi parce que j’ai bien fait ce que tu m’as demandé de faire.

Mais il fut en colère, pendant des jours et, par la suite, la laissa élaborer seule ses chroniques, au lieu de lui indiquer ce qu’elle devait écrire. Il supposait probablement que cela exercerait une influence néfaste sur la qualité des chroniques de Démosthène mais, si tel fut le cas, personne ne s’en aperçut. Elle n’alla jamais le supplier de l’aider, et cela accentua peut-être sa colère. Elle était Démosthène depuis tellement longtemps qu’elle n’avait plus besoin qu’on lui explique ce que pensait Démosthène.

Et, à mesure que sa correspondance avec d’autres citoyens politiquement engagés se développa, elle apprit des choses, des informations dont la masse de la population ne disposait pas. Des militaires, qui correspondaient avec elle, faisaient des allusions sans s’en rendre compte, et Peter, et elle, en les confrontant, construisirent une image fascinante et terrifiante des activités du Pacte de Varsovie. Il préparait effectivement la guerre, une guerre terrestre impitoyable et sanguinaire. Démosthène n’avait pas tort de croire que le Pacte de Varsovie ne se conformait pas aux termes de la Ligue.

Et le personnage de Démosthène acquit progressivement une existence propre. Parfois, après avoir écrit, elle s’apercevait qu’elle pensait comme Démosthène, acceptait des idées qui étaient censées n’être que des positions calculées. Et parfois, en lisant la chronique de Locke, elle était contrariée parce qu’il ne voyait manifestement pas ce qui se passait réellement.

Peut-être est-il impossible de prendre une identité sans devenir ce que l’on feint d’être. Elle réfléchit, rumina pendant quelques jours, puis écrivit une chronique en partant de cette idée, montrant que les politiciens qui faisaient des concessions aux Russes en vue de protéger la paix finiraient inévitablement par devenir leurs serviteurs dans tous les domaines. C’était une attaque contre le parti au pouvoir, et elle reçut un courrier intéressant à ce propos. Elle cessa également d’avoir peur de devenir, progressivement, Démosthène. Il est plus malin que nous le pensions, Peter et moi, se dit-elle.


Graff l’attendait à la sortie de l’école. Il était debout, appuyé contre sa voiture. Il était en civil et il avait pris du poids, de sorte qu’elle ne le reconnut pas immédiatement. Mais il lui adressa un signe et, avant qu’il ait pu se présenter, elle se souvint de son nom.

— Je n’écrirai pas une deuxième lettre, dit-elle. Je n’aurais jamais dû écrire la première.

— Dans ce cas, je suppose que tu n’aimes pas les médailles.

— Pas beaucoup.

— Viens faire un tour avec moi, Valentine.

— Je ne vais pas en promenade avec des inconnus.

Il lui donna un morceau de papier. C’était un formulaire d’autorisation, et ses parents l’avaient signé.

— Je suppose que vous n’êtes pas un inconnu. Où allons-nous ?

— Voir un jeune soldat qui est en permission à Greensboro.

Elle monta en voiture.

— Ender n’a que dix ans, dit-elle. Vous nous aviez pourtant dit qu’il n’obtiendrait sa première permission qu’à douze ans.

— Il a sauté quelques classes.

— Alors, il travaille bien ?

— Pose-lui la question quand tu le verras.

— Pourquoi moi ? Pourquoi pas toute la famille ?

Graff soupira.

— Ender voit le monde à sa façon. Nous avons dû le convaincre de te rencontrer. En ce qui concerne Peter et tes parents, cela ne l’intéressait pas. La vie, à l’École de Guerre, était… intense.

— Que voulez-vous dire ? Qu’il est devenu fou ?

— Au contraire, c’est l’individu le plus sain que je connaisse. Il est tellement sain qu’il sait que ses parents ne sont pas particulièrement impatients de rouvrir un livre de sentiments qui a été brutalement fermé il y a quatre ans. En ce qui concerne Peter, nous n’avons même pas suggéré une rencontre, de sorte qu’il n’a pas eu l’occasion de nous dire d’aller nous faire foutre !

Ils prirent la route du lac Brandt et la quittèrent juste après le lac, suivant un chemin tortueux qui montait et descendait, arrivant finalement devant une grande demeure blanche posée au sommet d’une colline. Elle dominait le lac Brandt, d’un côté, et un lac privé de trois hectares de l’autre.

— Cette demeure appartenait au propriétaire des Parfums Medly, expliqua Graff. La F.I. l’a achetée au cours d’une liquidation fiscale il y a une vingtaine d’années. Ender tenait absolument à ce que votre conversation ne soit pas enregistrée. Je lui ai promis qu’elle ne le serait pas et, pour créer un climat de confiance, vous partirez tous les deux sur un radeau qu’il a lui-même construit. Néanmoins, je t’avertis. J’ai l’intention de te poser quelques questions, après votre conversation. Tu ne seras pas obligée de répondre, mais j’espère que tu le feras.

— Je n’ai pas de maillot de bain.

— Nous pouvons en fournir un…

— Sans micro ?

— Il y a toujours un moment où la confiance doit s’instaurer. Par exemple, je connais l’identité réelle de Démosthène.

Un frisson la parcourut, mais elle ne dit rien.

— Je suis au courant depuis mon retour de l’École de Guerre. Il y a à peu près six personnes, au monde, qui savent. Sans compter les Russes – Dieu seul sait ce que savent les Russes. Mais Démosthène n’a pas de raison d’avoir peur de nous. Démosthène peut faire confiance à notre discrétion. Tout comme je fais confiance à Démosthène pour qu’il ne raconte pas à Locke ce qui se passe aujourd’hui. Condition mutuelle. Nous nous confions des choses.

Valentine se demanda si c’était Démosthène qui leur plaisait, ou Valentine Wiggin. Dans le premier cas, elle ne leur ferait pas confiance ; dans le deuxième cas, ce serait peut-être possible. Leur volonté de l’empêcher d’évoquer ce sujet avec Peter suggérait qu’ils connaissaient peut-être la différence existant entre eux. Elle ne prit pas le temps de se demander si elle était encore capable de faire cette différence.

— Vous dites qu’il a construit un radeau. Depuis combien de temps est-il ici ?

— Deux mois. Nous avions l’intention de le garder seulement quelques jours. Mais, vois-tu, la poursuite de sa formation ne semble pas l’intéresser.

— Oh, alors je suis à nouveau une thérapie ?

— Cette fois-ci, nous ne pouvons pas censurer ta lettre. Nous acceptons les risques. Nous avons terriblement besoin de ton frère. L’Humanité est au bord du gouffre.

Cette fois, Val était assez âgée pour connaître les dangers qui menaçaient le monde. Et elle était Démosthène depuis si longtemps qu’elle n’hésita pas face à son devoir.

— Où est-il ?

— Près de l’embarcadère.

— Où est le maillot de bain ?

Ender ne lui fit pas signe lorsqu’elle descendit la colline, ne sourit pas quand elle monta sur l’embarcadère flottant. Mais elle comprit qu’il était content de la voir, parce que ses yeux ne quittèrent pas un instant son visage.

— Tu es plus grand que dans mes souvenirs, dit-elle bêtement.

— Toi aussi, répondit-il. Je me souvenais également que tu étais belle.

— La mémoire joue des tours.

— Non. Ton visage n’a pas changé, mais je ne sais plus ce que signifie : beau. Viens. Allons sur le lac.

Elle regarda le petit radeau avec appréhension.

— Il ne faut pas se mettre debout dessus, c’est tout.

Il monta dessus à quatre pattes, comme une araignée.

— C’est le premier objet que j’aie construit de mes mains depuis que nous jouions avec des cubes, toi et moi. Des constructions que Peter ne pouvait pas démolir.

Elle rit. Ils aimaient construire des choses qui restaient debout même après que tous les points d’appui évidents eussent été supprimés. Peter, à son tour, aimait retirer un bloc ici et là, afin que la structure soit tellement fragile que le moindre choc puisse la faire tomber. Peter était un con, mais il avait occupé leur enfance.

— Peter a changé, dit-elle.

— Ne parlons pas de lui, dit Ender.

— Très bien.

Elle se hissa sur le radeau, moins adroitement qu’Ender. Il utilisa une pagaie pour gagner lentement le milieu du lac privé. Elle lui dit qu’il était très bronzé et fort.

— La force vient de l’École de Guerre. Le bronzage vient de ce lac. Je passe beaucoup de temps sur l’eau. Quand je nage, j’ai l’impression d’être en apesanteur. L’apesanteur me manque. Et, aussi, quand je suis sur ce lac, le paysage monte dans toutes les directions.

— C’est comme vivre dans un bol.

— J’ai vécu quatre ans dans un bol.

— Alors, nous ne nous connaissons plus ?

— Nous connaissons-nous, Valentine ?

— Non, répondit-elle.

Elle tendit la main et lui toucha la jambe. Puis, soudain, elle lui pinça le genou à l’endroit où il avait toujours été chatouilleux.

Mais, presque au même instant, il lui saisit le poignet. Son étreinte était puissante, bien que ses mains soient plus petites que les siennes, que ses bras soient minces et secs. Pendant quelques instants, il parut dangereux ; puis il se détendit.

— Oh, oui, fit-il. Tu me chatouillais.

— C’est fini, dit-elle, dégageant son poignet.

— Tu veux nager ?

En guise de réponse, elle bascula sur le bord du radeau. L’eau était claire, propre, et ne contenait pas de chlore. Elle nagea pendant un moment, puis elle regagna le radeau et s’allongea au soleil. Une guêpe tourna autour d’elle, puis se posa sur le radeau, près de sa tête. Elle savait qu’elle était là et, en temps ordinaire, elle aurait eu peur. Mais pas aujourd’hui. Pourquoi ne se promènerait-elle pas sur le radeau, pourquoi ne profiterait-elle pas du soleil comme je le fais ?

Puis le radeau tangua et, lorsqu’elle se retourna, elle vit Ender écraser calmement l’insecte sous son doigt.

— Elles sont méchantes, dit-il. Elles piquent alors qu’elles n’ont même pas été insultées. (Il sourit.) J’ai étudié les stratégies préventives. Je suis très fort. Imbattable. Ils n’ont jamais eu de meilleur soldat.

— Comment pourrait-il en être autrement ? Tu es un Wiggin.

— Quel que soit le sens de cela, dit-il.

— Cela signifie que tu vas changer le monde.

Et elle lui raconta ce qu’ils faisaient, Peter et elle.

— Quel âge a Peter ? Quatorze ans ? Et il projette déjà de dominer le monde ?

— Il se prend pour Alexandre le Grand. Et pourquoi pas ? Pourquoi pas toi, aussi ?

— Nous ne pouvons pas être tous les deux Alexandre.

— Les deux côtés de la même pièce. Et je suis le métal qui se trouve entre.

Alors même qu’elle disait cela, elle se demandait si c’était vrai. Elle partageait trop de choses avec Peter, depuis quelques années, de sorte que, bien qu’elle le méprisât, elle le comprenait. Alors qu’Ender, jusqu’ici, n’avait été qu’un souvenir. Un petit garçon très petit et fragile qui avait besoin de sa protection. Pas ce petit homme à la peau bronzée et au regard froid qui écrasait les guêpes sous ses doigts. Peut-être sont-ils identiques, Peter et lui, et l’ont-ils toujours été. Peut-être était-ce par jalousie que nous les trouvions différents.

— Le problème, avec les pièces, c’est que lorsqu’un côté est dessus, l’autre est dessous. Et, en ce moment, tu crois que tu es dessous.

— Ils veulent que je t’encourage à poursuivre tes études.

— Ce ne sont pas des études, ce sont des jeux. Seulement des jeux, du début à la fin, mais ils changent les règles quand ça leur chante.

Il leva le bras, laissant pendre la main.

— Tu vois les fils ?

— Mais tu peux également te servir d’eux.

— Seulement s’ils veulent être utilisés. Seulement s’ils croient qu’ils se servent de toi. Non, c’est trop dur, je ne veux plus jouer. Au moment même où je commence à être heureux, au moment même où j’ai l’impression de dominer la situation, ils enfoncent un autre poignard. J’ai continuellement des cauchemars, depuis que je suis ici. Je rêve que je suis dans la salle de bataille mais, au lieu d’être en apesanteur, ils s’amusent avec la gravité. Ils changent continuellement son orientation. De sorte que j’aboutis sur la paroi que je viens de quitter. Je n’atteins jamais ma destination. Et je les supplie de me permettre d’aller jusqu’à la porte et ils refusent de me laisser sortir, m’en éloignent à chaque fois.

Elle perçut la colère dans sa voix et supposa qu’elle était dirigée contre elle.

— Je suppose que c’est pour cela que je suis ici. Pour t’empêcher d’atteindre la porte.

— Je ne voulais pas te voir.

— On me l’a dit.

— J’avais peur de t’aimer encore.

— J’espérais que ce serait le cas.

— Ma peur, ton espoir – en accord tous les deux.

— Ender, c’est parfaitement vrai. Nous sommes jeunes, mais nous ne sommes pas impuissants. Nous jouons pendant quelque temps selon leurs règles, puis nous nous approprions le jeu.

Elle gloussa.

— Je fais partie d’une commission présidentielle. Peter est terriblement furieux.

— Ils ne m’autorisent pas à utiliser les réseaux. Il n’y a pas un seul ordinateur, ici, sauf les machines domestiques responsables de la sécurité et de l’éclairage. Des trucs antiques. Installés il y a plus d’un siècle, quand on fabriquait des ordinateurs qui n’étaient reliés à rien. Ils m’ont pris mon armée, ils m’ont pris mon bureau et, tu sais, cela ne m’embête même pas.

— Tu dois te sentir bien avec toi-même.

— Pas moi. Mes souvenirs.

— Peut-être est-on ce dont on se souvient.

— Non, mes souvenirs d’inconnus. Mes souvenirs des doryphores.

Valentine frissonna, comme si une brise froide s’était soudain levée.

— À présent, je refuse de regarder les vidéos des doryphores. Elles sont toutes semblables.

— Je les ai étudiées pendant des heures. La façon dont leurs vaisseaux se déplaçaient dans l’espace. Et une chose drôle, qui m’est seulement venue à l’esprit alors que j’étais couché là, sur le lac. J’ai constaté que toutes les batailles au cours desquelles les doryphores et les hommes se sont battus au corps à corps, absolument toutes, datent de la Première Invasion. Toutes les scènes de la Deuxième Invasion, lorsque nos soldats portent l’uniforme de la F.I., dans toutes les scènes, les doryphores sont toujours déjà morts. Allongés, affaissés sur leurs commandes. Pas le moindre indice de lutte, rien. Et la bataille de Mazer Rackham… on ne nous montre jamais cette bataille.

— C’est peut-être à cause d’une arme secrète.

— Non, non, ce n’est pas la façon dont nous les avons tués qui m’intéresse. Ce sont les doryphores eux-mêmes. J’ignore tout d’eux et pourtant, un jour, il faudra que je les combatte. J’ai connu de nombreux combats, dans ma vie, parfois des jeux, parfois pas. Chaque fois, j’ai gagné parce que j’étais en mesure de comprendre comment réfléchissait mon ennemi. En fonction de ce qu’il faisait. Je savais ce qu’il croyait que je faisais, je connaissais la façon dont il voulait que la bataille prenne forme. Et je jouais là-dessus. Je suis très fort sur ce plan. Comprendre comment pensent les autres.

— Le fléau des petits Wiggin.

Elle plaisantait, mais cela lui faisait peur, qu’Ender puisse la comprendre aussi bien qu’il comprenait ses ennemis. Peter la comprenait toujours, ou du moins le croyait-il, mais c’était un égout moral, de sorte qu’elle n’était jamais gênée, même lorsqu’il devinait ses pensées les plus laides. Mais Ender… elle ne voulait pas qu’il la comprenne. Cela la dénuderait devant lui. Elle aurait honte.

— Tu ne crois pas pouvoir battre les doryphores si tu ne les connais pas ?

— C’est plus compliqué que cela. Seul ici, sans activité, je me suis interrogé sur moi-même. J’ai essayé de comprendre pourquoi je me déteste tellement.

— Non, Ender.

— Ne me dis pas : « Non, Ender. ». Il m’a fallu longtemps pour comprendre que c’était le cas mais, crois-moi, c’est vrai. Et le problème est le suivant : au moment où je comprends véritablement mon ennemi, où je le comprends assez pour le vaincre, alors, à ce moment même, je l’aime également. Je crois qu’il est impossible de comprendre réellement quelqu’un, ce qu’il désire, ce qu’il croit, sans l’aimer comme il s’aime lui-même. Et, à ce moment-là, quand je l’aime…

— Tu le bats.

Pendant quelques instants, elle ne craignit pas qu’il la comprenne.

— Non, tu ne comprends pas. Je le détruis. Je le mets dans l’incapacité totale de me nuire à nouveau. Je l’écrase impitoyablement, jusqu’à ce qu’il ait cessé d’exister.

— Mais non, pas du tout.

Et la peur réapparut, plus intense que précédemment. Peter s’est calmé mais toi, ils t’ont transformé en tueur. Les deux côtés de la même pièce, mais comment les distinguer ?

— J’ai vraiment blessé des gens. Val, je n’invente pas cela.

— Je sais, Ender. Comment me blesseras-tu ?

— Tu vois ce que je deviens, Val ? dit-il d’une voix douce. Même toi, tu as peur de moi.

Et il lui caressa la joue, si tendrement qu’elle eut envie de pleurer. Comme la caresse de cette douce main d’enfant, quand il était petit. Elle se souvenait de la caresse de sa main douce et innocente sur sa joue.

— Non, dit-elle.

Et, à ce moment-là, c’était vrai.

— Tu devrais.

— Non, je ne devrais pas.

— Tu vas être tout ridé, si tu restes dans l’eau. Et les requins pourraient t’attaquer.

Il sourit.

— Il y a longtemps que les requins savent qu’il faut me laisser tranquille.

Mais il se hissa sur le radeau, qui se couvrit d’eau lorsqu’il s’enfonça. Cela glaça le dos de Valentine.

— Ender, Peter va réussir. Il est assez intelligent pour prendre le temps nécessaire, mais il se frayera un chemin jusqu’au pouvoir – sinon maintenant, du moins plus tard. J’en suis encore à me demander si c’est bien ou mal. Peter est parfois cruel, mais il sait comment obtenir et conserver le pouvoir, et certains signes indiquent que, après la guerre contre les doryphores, et peut-être même avant, le monde retombera dans le chaos. Le Pacte de Varsovie était sur le chemin de l’hégémonie, avant la Première Invasion. S’ils essaient après…

— Peter lui-même serait une meilleure solution.

— Tu as pris conscience du destructeur qui est en toi, Ender. Eh bien, moi aussi. Peter n’avait pas le monopole de cela, quelle que soit l’opinion de ceux qui nous ont testés. Et Peter a également, en lui, un constructeur. Il n’est pas gentil, mais il a renoncé à briser tout ce qui est bon. Lorsqu’on sait que le pouvoir échoit toujours à ceux qui le désirent, je crois qu’il pourrait tomber entre des mains moins compétentes que celles de Peter.

— Compte tenu de cette recommandation chaleureuse, même moi je pourrais voter pour lui.

— Parfois, cela paraît absolument stupide. Un garçon de quatorze ans et sa petite sœur projetant de dominer le monde. (Elle voulut rire. Ce n’était pas drôle.) Nous ne sommes pas des enfants ordinaires, n’est-ce pas ? Ni nous ni toi.

— Ne t’arrive-t-il pas de le regretter ?

Elle tenta de s’imaginer semblable à ses camarades d’école. Tenta de s’imaginer l’existence si elle ne se sentait pas responsable de l’avenir du monde.

— Ce serait terriblement ennuyeux.

— Je ne crois pas.

Et il écarta paresseusement les bras, comme s’il pouvait rester indéfiniment sur le radeau.

C’était vrai. Elle ignorait ce qu’ils avaient fait à Ender, à l’École de Guerre, mais cela l’avait dépouillé de son ambition. Il n’avait véritablement pas envie de quitter les eaux chaudes de son bol.

Non, constata-t-elle. Il croit qu’il ne veut pas quitter cet endroit, mais il est encore trop semblable à Peter. Ou à moi. Nous ne pouvons pas nous contenter longtemps de l’oisiveté. Ou bien nous ne pouvons pas être heureux avec nous-mêmes pour seule compagnie.

Alors, elle insista :

— Quel est le nom que le monde entier connaît ?

— Mazer Rackham.

— Et si tu gagnais la prochaine guerre, comme l’a fait Mazer Rackham ?

— Mazer Rackham était un coup de veine. Une réserve. Personne ne croyait en lui. Il s’est trouvé là au bon moment, c’est tout.

— Mais suppose que tu réussisses. Suppose que tu battes les doryphores et que ton nom soit aussi connu que celui de Mazer Rackham.

— Je laisse la célébrité aux autres. Peter veut être célèbre. À lui de sauver le monde.

— Je ne parle pas de célébrité, Ender. Je ne parle pas non plus de pouvoir. Je parle d’accidents, tout comme l’accident qui s’est produit quand Mazer Rackham s’est trouvé là au moment où il fallait quelqu’un pour arrêter les doryphores.

— Si je suis là, dit Ender, je ne serai pas ailleurs. Quelqu’un d’autre y sera. C’est lui qui aura l’accident.

Son indifférence blasée la mit en colère.

— Je parle de ma vie, espèce de petit salaud égoïste !

Si ses paroles le troublèrent, il n’en montra rien. Il resta simplement couché, les yeux fermés.

— Quand tu étais petit et que Peter te torturait, heureusement que je ne suis pas restée sans rien faire en attendant que Papa et Maman viennent te sauver. Ils n’ont jamais compris à quel point Peter était dangereux. Je savais que tu avais le moniteur, mais je ne comptais pas davantage sur eux. Sais-tu ce que me faisait Peter, sous prétexte que je l’empêchais de te faire du mal ?

— La ferme, souffla Ender.

Comme elle constata que sa poitrine tremblait, comme elle vit qu’elle l’avait véritablement blessé, comme elle savait que, exactement comme avec Peter, elle avait trouvé son point faible et avait frappé à cet endroit précis, elle se tut.

— Je ne peux pas les battre, dit Ender à voix basse. Un jour, je serai là-bas, comme Mazer Rackham, je serai responsable de tout le monde et je ne pourrai pas réussir.

— Si tu ne réussis pas, Ender, c’est que c’était impossible. Si tu ne peux pas les battre, ils méritent de gagner parce qu’ils sont plus forts que nous, et meilleurs. Cela ne sera pas ta faute.

— Va le dire aux morts.

— À défaut de toi, qui ?

— N’importe qui.

— Personne, Ender. Je vais te dire une chose. Si tu essaies et que tu échoues, ce ne sera pas ta faute. Mais si tu n’essaies pas et que nous perdons, ce sera entièrement ta faute. Tu nous auras tous tués.

— De toute façon, je suis un tueur.

— Que pourrais-tu être d’autre ? Les êtres humains ne sont pas dotés d’un cerveau pour rester couchés sur les lacs. Tuer est la première chose que nous ayons apprise. Et heureusement parce que, dans le cas contraire, les tigres posséderaient la Terre, et nous serions morts.

— Je n’ai jamais pu battre Peter. Quoi que je dise ou fasse. Je n’ai jamais pu.

Ainsi, on en revenait à Peter.

— Il avait plusieurs années de plus que toi. Et il était plus fort.

— Les doryphores aussi.

Elle percevait son raisonnement. Ou, plutôt, son absence de raisonnement. Il pouvait gagner chaque fois qu’il le voulait mais il savait, au fond de son cœur, qu’il y avait quelqu’un qui pouvait toujours le détruire. Il savait toujours qu’il n’avait pas réellement gagné, à cause de Peter, le champion invaincu.

— Tu veux battre Peter ? demanda-t-elle.

— Non, répondit-il.

— Bats les doryphores. Puis reviens, et tu verras si l’on fait encore attention à Peter Wiggin. Regarde-le dans les yeux, quand le monde entier te respectera. Dans ses yeux, tu liras la défaite, Ender. C’est ainsi que tu peux gagner.

— Tu ne comprends pas, dit-il.

— Je comprends.

— Non, pas du tout. Je ne veux pas battre Peter.

— Alors, qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux qu’il m’aime.

Elle ne sut pas quoi répondre. À sa connaissance, Peter n’aimait personne.

Ender n’ajouta rien. Il resta couché, interminablement.

Finalement, Valentine, couverte de sueur et constatant que les moustiques tournaient autour d’eux à l’approche du crépuscule, se baigna une dernière fois puis poussa le radeau jusqu’au rivage. Ender ne montra pas qu’il savait ce qu’elle faisait, mais l’irrégularité de sa respiration lui indiqua qu’il ne dormait pas. Lorsqu’ils atteignirent la rive, elle monta sur l’embarcadère et dit :

— Moi, je t’aime, Ender. Plus que jamais. Quelle que soit ta décision.

Il ne répondit pas. Il ne la croyait certainement pas. Elle gravit à nouveau la pente, absolument furieuse contre ceux qui l’avaient amenée auprès d’Ender dans ces conditions. Parce que, après tout, elle avait fait exactement ce qu’ils voulaient. Elle avait persuadé Ender de reprendre sa formation et il n’était sans doute pas près de le lui pardonner.


Ender entra, encore mouillé parce qu’il venait de se baigner. Il faisait noir dehors, et noir aussi dans la pièce où Graff l’attendait.

— Partons-nous, à présent ? demanda Ender.

— Si tu veux, répondit Graff.

— Quand ?

— Quand tu seras prêt.

Ender prit une douche et s’habilla. Il avait fini par s’habituer à la façon de mettre les vêtements civils, mais il se sentait toujours bizarre sans uniforme ou combinaison de combat. Il se dit qu’il ne porterait plus jamais ce type de combinaison de combat. C’était le jeu de l’École de Guerre et, à présent, c’est terminé. Il entendit les criquets qui chantaient follement dans les bois ; à quelque distance, il entendit le crissement des pneus d’une voiture s’avançant lentement sur le gravier.

Que pouvait-il emporter d’autre ? Il avait lu plusieurs livres trouvés dans la bibliothèque, mais ils appartenaient à la maison et il ne pouvait pas les emporter. Il ne possédait que le radeau construit de ses mains. Lui aussi resterait ici.

La lumière s’alluma dans la pièce où Graff attendait. Lui aussi s’était changé. Il avait remis son uniforme.

Ils prirent place à l’arrière de la voiture, roulant sur des routes de campagne afin d’arriver à l’aéroport par l’arrière.

— Autrefois, quand la population augmentait, dit Graff, on n’a pas touché aux forêts et aux fermes de cette région. Terres inondables. Les pluies, ici, font grossir les rivières ainsi que les cours d’eau souterrains. La Terre est profonde et vivante jusqu’au plus profond d’elle-même, Ender. Nous, les gens, nous habitons seulement sa surface, comme les insectes qui vivent sur l’écume des eaux immobiles proches du rivage.

Ender ne répondit pas.

— Nous entraînons nos commandants de cette façon parce que c’est nécessaire… Ils doivent réfléchir d’une manière donnée, ils ne peuvent pas se permettre d’être distraits, de sorte que nous les isolons. Nous t’isolons. Te maintenons à l’écart. Et cela fonctionne. Mais il est terriblement facile, lorsqu’on ne voit personne, lorsqu’on ne connaît pas la Terre, lorsque l’on vit derrière des parois métalliques protégeant contre le froid de l’espace, il est facile d’oublier que la Terre vaut la peine d’être sauvée. Pourquoi le monde est digne du prix que tu paies.

Ainsi, c’est pour cela que vous m’avez amené ici, se dit Ender. Malgré votre impatience, c’est pour cela que vous avez sacrifié trois mois, pour me faire aimer la Terre. Eh bien, c’est réussi. Toutes vos ruses ont fonctionné. Valentine aussi ; c’était encore une de vos ruses, afin que je n’oublie pas que je ne vais pas à l’école pour moi. Eh bien, je n’oublie pas.

— Il est possible que je me sois servi de Valentine, dit Graff, et il est possible que tu me haïsses à cause de cela, Ender, mais souviens-toi bien d’une chose, Ender : cela a pu réussir parce que ce qu’il y a entre vous est réel, et c’est cela qui compte. Des milliards de relations semblables entre les êtres humains. Tu te bats pour qu’elles continuent d’exister.

Ender se tourna vers la vitre et regarda le ballet incessant des hélicoptères.

Ils gagnèrent le spatioport de la F.I., Stumpy Point, en hélicoptère. Officiellement, il portait le nom d’un Hégémon décédé, mais tout le monde l’appelait Stumpy Point, à cause de la pauvre petite ville qui avait été détruite lors de la construction des moyens d’accès aux énormes îles de béton et d’acier parsemant Pamlico Sound. Les oiseaux aquatiques allaient et venaient toujours dans les eaux salées, près des arbres moussus qui se penchaient pour boire. Il se mit à pleuvoir ; le béton était noir et glissant ; il était difficile de dire où il disparaissait et où commençait l’eau.

Graff le guida dans un labyrinthe de contrôles. L’autorité était une petite boule de plastique que transportait Graff. Il la glissait dans des conduits, les portes s’ouvraient, les gens se levaient et saluaient, puis les conduits recrachaient la boule et Graff continuait son chemin. Ender remarqua que, au début, tout le monde regardait Graff. Mais, à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le spatioport, les gens regardaient de plus en plus Ender. Au début, c’était l’homme puissant qui attirait l’attention mais, plus tard, alors que tout le monde était puissant, c’était sa cargaison qui attirait l’œil.

Ce n’est qu’au moment où Graff boucla sa ceinture sur le siège voisin du sien, dans la navette, qu’Ender comprit que Graff partait avec lui.

— Jusqu’où ? demanda Ender. Jusqu’où allez-vous m’accompagner ?

Graff eut un pâle sourire.

— Jusqu’au bout, Ender.

— Avez-vous été nommé directeur de l’École de Commandement ?

— Non.

Ainsi, Graff avait été muté simplement pour pouvoir l’accompagner dans la suite de sa formation. Quelle est exactement son importance ? se demanda-t-il. Et, comme le murmure de la voix de Peter, dans son esprit, il entendit la question : Comment puis-je me servir de cela ?

Il frémit et tenta de penser à autre chose. Peter rêvait sans doute de dominer le monde, mais pas Ender. Cependant, évoquant ce qu’il avait vécu à l’École de Guerre, il s’aperçut que, bien qu’il n’eût jamais recherché le pouvoir, il l’avait toujours eu. Mais il décida que ce pouvoir procédait de l’excellence, pas de la manipulation. Il n’avait aucune raison d’en avoir honte. Jamais, sauf peut-être dans le cas de Bean, il n’avait utilisé son pouvoir pour nuire aux autres. Et, avec Bean, les choses s’étaient finalement arrangées. Bean était devenu un ami, remplaçant Alai qui, lui, avait remplacé Valentine. Valentine qui participait au complot de Peter. Valentine qui aimait toujours Ender, quelles que soient les circonstances. Et ces pensées le ramenèrent sur Terre, à ces heures tranquilles passées au milieu du lac clair entouré de collines boisées. Telle est la Terre, se dit-il. Pas un globe faisant des milliers de kilomètres de circonférence, mais une forêt avec un lac scintillant, une maison cachée au sommet d’une colline, au milieu des arbres, une pente herbue au bord de l’eau, des poissons qui sautent et des oiseaux qui planent pour capturer les insectes vivant à la frontière de l’eau et du ciel. La Terre, c’était le bruit continuel des criquets, des vents et des oiseaux. Et la voix d’une petite fille qui lui parlait de son enfance disparue. Cette voix qui le protégeait autrefois contre la terreur. Il était prêt à tout pour que cette voix reste vivante, même retourner à l’école, même quitter la Terre pendant encore quatre ans, quarante ou quatre mille. Même si elle aimait davantage Peter.

Ses yeux étaient fermés et il n’avait fait aucun bruit en dehors de celui de sa respiration ; cependant, Graff tendit le bras et lui toucha la main. Ender se crispa sous l’effet de la surprise, et Graff retira rapidement la main mais, pendant un bref instant, Ender eut l’impression troublante que Graff avait peut-être un peu d’affection pour lui. Mais non, ce n’était encore qu’un geste calculé. Graff transformait un petit garçon en commandant. L’Unité 17 du processus de formation recommandait certainement un geste affectueux de la part du professeur.

La navette atteignit le satellite du LIP quelques heures plus tard. Lancement Inter-Planétaire était une ville de trois mille habitants qui respiraient l’oxygène produit par les plantes dont ils se nourrissaient, buvaient une eau qui était déjà passée dix mille fois dans leur corps et s’occupaient exclusivement des remorqueurs qui effectuaient tout le travail de traction à l’intérieur du Système Solaire, ainsi que des navettes qui transportaient marchandises et passagers sur la Terre ou la Lune. C’était un univers où Ender se sentit rapidement chez lui, du fait que les planchers étaient courbes, comme ceux de l’École de Guerre.

Leur remorqueur était pratiquement neuf ; la F.I. réformait continuellement les véhicules anciens et achetait les modèles les plus récents. Il venait de décharger une quantité énorme d’acier produit par un vaisseau-usine qui découpait de petites planètes dans la ceinture d’astéroïdes. L’acier était stocké sur la Lune et, présentement, le remorqueur était relié à quatorze péniches. Graff introduisit sa boule dans un conduit, cependant, et les péniches furent détachées. Il effectuerait un trajet rapide, cette fois, jusqu’à une destination choisie par Graff, qui ne serait indiquée qu’au large du LIP.

— C’est un secret de polichinelle, dit le capitaine du remorqueur. Chaque fois que la destination est inconnue, c’est le LIS.

Par analogie avec LIP, Ender décida que le sigle signifiait : Lancement Inter-Stellaire.

— Pas cette fois, dit Graff.

— Où, alors ?

— Quartier Général de la F.I.

— Mon niveau d’accréditation ne me permet pas de savoir où cela se trouve, Colonel.

— Votre vaisseau le sait, répondit Graff. Faites prendre connaissance de ceci à votre ordinateur et suivez la trajectoire qu’il indiquera.

Il donna la boule en plastique au capitaine.

— Et je suis censé fermer les yeux pendant tout le voyage, pour ne pas deviner où nous sommes ?

— Non, bien entendu. Le Quartier Général de la F.I. se trouve sur Éros, qui est à environ trois mois d’ici à la vitesse la plus élevée qu’il soit possible d’atteindre. Vitesse que vous utiliserez, naturellement.

— Éros ? Mais je croyais que les doryphores avaient rendu cette petite planète totalement radioactive… Quand ai-je obtenu le niveau d’accréditation m’autorisant à savoir cela ?

— Vous ne l’avez pas. De sorte que, lorsque nous serons arrivés sur Éros, vous y serez nommé en poste permanent.

Le capitaine comprit immédiatement et cela ne lui plut pas.

— Je suis pilote, connard, et vous n’avez pas le droit de me coincer sur un rocher !

— Je ne tiendrai pas compte des injures adressées à un officier de grade supérieur. Je vous présente mes excuses sincères mais, selon mes instructions, je devais prendre le premier remorqueur militaire disponible. Au moment où je suis arrivé, c’était le vôtre. Ce n’était pas dirigé spécialement contre vous. Prenez les choses du bon côté. La guerre sera sans doute terminée dans quinze ans et, à cette époque, la position du Quartier Général de la F.I. n’aura plus besoin d’être secrète. À propos, vous devez savoir, au cas où vous auriez l’habitude d’apponter à vue, qu’Éros a été noircie. Sa luminosité est à peine supérieure à celle d’un trou noir. Vous ne la verrez pas.

— Merci, répliqua le capitaine.

Ce ne fut qu’un mois plus tard qu’il parvint à parler poliment au Colonel Graff.


L’ordinateur du vaisseau avait une bibliothèque limitée – elle était centrée davantage sur les loisirs que sur la culture. Ainsi, pendant le voyage, après le petit déjeuner et la gymnastique, Ender et Graff parlèrent. De l’École de Commandement. De la Terre. D’astronomie, de physique, de tout ce qui intéressait Ender.

Il s’intéressait surtout aux doryphores.

— Nous ne savons pas grand-chose, dit Graff. Nous n’avons jamais eu de prisonniers vivants. Même lorsque nous en prenions un désarmé et vivant, il mourait au moment où sa capture devenait indubitable. Le il lui-même n’est pas certain – il est plus probable, en réalité, que presque tous les soldats doryphores sont des femmes aux organes sexuels atrophiés ou résiduels. Nous n’avons pas d’éléments précis. C’est surtout leur psychologie qui te serait utile, et nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de les interroger.

— Dites-moi ce que vous savez et je trouverai peut-être ce dont j’ai besoin.

Alors, Graff expliqua. Les doryphores étaient des êtres qui auraient parfaitement pu apparaître sur Terre, si les choses avaient tourné autrement un milliard d’années auparavant. Au niveau moléculaire, il n’y avait aucune surprise. Le matériel génétique lui-même était identique. Ce n’était pas par hasard si, aux yeux des êtres humains, ils évoquaient des insectes. Bien que leurs organes fussent beaucoup plus complexes et spécialisés que ceux des insectes, et possédassent un squelette interne, ayant renoncé presque complètement à leur squelette externe, leur structure physique rappelait toujours leurs ancêtres, qui devaient beaucoup ressembler aux fourmis de la Terre.

— Mais tu ne dois pas te laisser abuser par cela, précisa Graff. C’est à peu près aussi significatif que si je disais que nos ancêtres devaient beaucoup ressembler aux écureuils.

— Si c’est tout ce que nous avons, c’est quelque chose, dit Ender.

— Les écureuils n’ont jamais construit de vaisseaux spatiaux, souligna Graff. Il y a généralement quelques transformations sur le chemin qui conduit de la cueillette de noisettes et de graines à l’exploitation des astéroïdes et l’installation de centres de recherche permanents sur les lunes de Saturne.

Les doryphores percevaient approximativement le même spectre lumineux que les êtres humains, et leurs vaisseaux, ainsi que leurs installations au sol, étaient dotés d’un éclairage artificiel. Cependant, leurs antennes paraissaient presque résiduelles. Rien, dans leur corps, ne permettait d’affirmer que l’odorat, le goût et l’ouïe soient particulièrement importants.

— Bien entendu, nous ne pouvons pas en être certains. Mais nous n’avons trouvé aucun indice d’utilisation du bruit pour les transmissions. Le plus étrange est que leurs vaisseaux ne comportaient pas d’appareils de transmission. Pas de radios, rien qui puisse émettre ou capter des signaux.

— Ils communiquaient entre les vaisseaux. J’ai vu les vidéos, ils se parlaient.

— Exact. Mais par le corps, par l’esprit. C’est notre découverte la plus importante. Leurs transmissions, quelle que soit la technique utilisée, sont instantanées. La vitesse de la lumière n’est pas un obstacle. Quand Mazer Rackham a vaincu leur flotte d’invasion, ils ont tous fermé boutique. Immédiatement. Il n’y a pas eu le temps d’envoyer un signal. Tout s’est arrêté d’un coup.

Ender se souvint des images montrant les doryphores indemnes, morts à leur poste.

— Nous avons compris alors que c’était possible. Communiquer plus vite que la lumière. C’était il y a soixante-dix ans et, lorsque nous avons su que cela était réalisable, nous l’avons réalisé. Pas moi, naturellement, je n’étais pas encore né.

— Comment est-ce possible ?

— Je ne peux pas t’expliquer la physique philotique. De toute manière, personne ne la comprend. Ce qui compte, c’est que nous avons construit l’ansible. Le nom officiel est : Émetteur Instantané à Parallaxe Philotique, mais quelqu’un a exhumé : ansible, d’un vieux livre, et le mot est resté. En réalité, l’immense majorité des gens ignore l’existence de cette machine.

— Cela signifie que les vaisseaux pouvaient communiquer même s’ils se trouvaient aux extrémités opposées du Système Solaire, déduisit Ender.

— Cela signifie qu’un vaisseau pouvait communiquer avec un autre même s’ils se trouvaient aux extrémités opposées de la Galaxie. Et les doryphores peuvent le faire sans machines.

— Ainsi, ils ont été avertis de leur défaite au moment même où elle se produisait, estima Ender. Je me suis toujours demandé… Tout le monde dit qu’ils ne savent certainement pas qu’ils ont perdu la bataille depuis plus de vingt-cinq ans.

— Cela empêche les gens de paniquer, expliqua Graff. Je te dis des choses que tu ne peux pas savoir, à propos, si tu quittes le Quartier Général de la F.I. avant la fin de la guerre.

Ender se mit en colère.

— Si vous me connaissez, vous savez que je peux garder un secret !

— C’est le règlement. Les gens âgés de moins de vingt-cinq ans constituent un risque. C’est tout à fait injuste vis-à-vis de nombreux enfants parfaitement responsables, mais cela permet de réduire le nombre de gens susceptibles de laisser échapper quelque chose.

— À quoi sert le secret, de toute façon ?

— Nous avons pris des risques terrifiants, Ender, et nous ne voulons pas que tous les réseaux de la Terre mettent ces décisions en doute. Tu vois, dès que nous avons eu un ansible en état de fonctionner, nous l’avons installé à bord de nos meilleurs vaisseaux interstellaires et nous les avons lancés à l’attaque des Systèmes des doryphores.

— Savons-nous où ils sont ?

— Oui.

— Dans ce cas, nous n’attendons pas la Troisième Invasion ?

— Nous sommes la Troisième Invasion.

— Nous les attaquons. Personne ne le sait. Tout le monde croit que nous avons une flotte gigantesque de vaisseaux de guerre derrière le bouclier de comètes…

— Pas un seul. Ici, nous sommes absolument sans défense.

— Et s’ils ont envoyé une flotte chargée de nous attaquer ?

— Dans ce cas, nous sommes morts. Mais nos vaisseaux n’ont pas vu une telle flotte, aucun indice de son existence.

— Peut-être ont-ils abandonné et ont-ils l’intention de nous laisser tranquilles ?

— Peut-être. Tu as vu les vidéos. Jouerais-tu l’espèce humaine sur l’éventualité de leur renoncement ?

Ender tenta de prendre la mesure du temps écoulé.

— Et les vaisseaux voyagent depuis soixante-dix ans…

— Certains. D’autres depuis quarante ans, et d’autres depuis vingt. Nous construisons de meilleurs vaisseaux. Nous savons mieux utiliser l’espace. Mais tous les vaisseaux interstellaires qui ne sont pas en construction sont en route pour les planètes ou les avant-postes des doryphores. Tous les vaisseaux interstellaires, avec des croiseurs et des chasseurs dans leur ventre, se dirigent sur les doryphores. Ils décélèrent. Parce qu’ils sont presque arrivés. Nous avons envoyé les premiers vaisseaux sur les objectifs les plus éloignés, les autres sur des objectifs plus proches. Ils atteindront la zone de combat à quelques mois d’intervalle. Nos calculs étaient excellents. Malheureusement, notre matériel le plus primitif, le plus dépassé, va attaquer leur planète d’origine. Néanmoins, ils sont très bien armés… Nous avons des armes dont les doryphores ignorent tout.

— Quand arriveront-ils ?

— Dans les cinq années à venir, Ender. Tout est prêt, au Quartier Général de la F.I. L’ansible centrale s’y trouve, en contact avec la flotte d’invasion ; les vaisseaux sont en état de marche, prêts à combattre. Il ne nous manque qu’un commandant, Ender. Quelqu’un qui sache ce qu’il faudra foutre, avec ces vaisseaux, quand ils seront en place !

— Et si personne ne sait quoi en faire ?

— Nous ferons de notre mieux, avec le meilleur commandant possible.

Moi, se dit Ender. Ils veulent que je sois prêt dans cinq ans.

— Colonel Graff, il est impossible que je sois prêt à commander la flotte à temps.

Graff haussa les épaules.

— Eh bien, fais de ton mieux. Si tu n’es pas prêt, nous nous débrouillerons avec ce que nous avons.

Cela rassura Ender.

Mais seulement quelques instants.

— Naturellement, Ender, pour le moment, nous n’avons personne.

Ender comprit que c’était encore un des jeux de Graff. Me faire croire que tout dépend de moi, afin que je ne me relâche pas, que je fasse tout mon possible.

Jeu ou pas, cependant, c’était peut-être vrai. De sorte qu’il ferait effectivement tout son possible. C’était ce que Val attendait de lui. Cinq ans. Cinq ans seulement avant l’arrivée de la flotte, et je ne sais rien.

— Je n’aurai que quinze ans, dans cinq ans, dit Ender.

— Tu iras sur seize, précisa Graff. Tout dépendra de ce que tu sais.

— Colonel Graff, dit-il, j’ai envie de rentrer et de nager dans le lac.

— Quand nous aurons gagné la guerre, répondit Graff. Ou perdu. Nous aurons quelques décennies avant la destruction, le temps qu’ils arrivent. La maison sera là et je te promets que tu pourras nager autant que tu voudras.

— Mais je serai encore trop jeune pour obtenir une accréditation.

— Tu seras continuellement sous surveillance armée. Les militaires savent organiser ce genre de chose.

Ils rirent et Ender dut faire l’effort de se rappeler que Graff jouait seulement le jeu de l’amitié, que tout ce qu’il disait était mensonges ou tricheries destinés à transformer Ender en machine de combat efficace. Je deviendrai exactement l’outil que vous souhaitez, se dit Ender, mais, au moins, ce sera consciemment. Je le ferai parce que je l’aurai décidé, pas parce que vous m’aurez trompé, salauds sournois !

Le remorqueur atteignit Éros avant qu’ils aient pu la voir. Le capitaine leur montra l’image visuelle, puis superposa celle du détecteur de chaleur. Ils étaient pratiquement dessus – à quatre mille kilomètres – mais Éros, qui ne faisait que vingt-quatre kilomètres de long, était invisible si le soleil ne se réfléchissait pas dessus.


Le capitaine apponta sur une des trois plates-formes qui tournaient autour d’Éros. Il ne pouvait se poser dessus car Éros disposait d’une pesanteur accentuée et que le remorqueur, conçu pour tirer des cargaisons, ne pouvait pas échapper à la pesanteur. Il leur dit au revoir avec mauvaise humeur, mais Ender et Graff restèrent souriants. Le capitaine était mécontent de se trouver dans l’obligation d’abandonner son remorqueur ; Ender et Graff avaient l’impression d’être des détenus enfin libérés sur parole. Lorsqu’ils montèrent dans la navette qui les conduirait sur Éros, ils répétèrent des citations perverties des dialogues des vidéos que le capitaine regardait interminablement, et rirent comme des fous. Le capitaine se vexa et, pour éviter de répondre, feignit de s’endormir. Puis, presque comme si cela venait seulement de lui traverser l’esprit, Ender posa une dernière question à Graff :

— Pourquoi combattons-nous les doryphores ?

— On donne toutes sortes de raisons, répondit Graff. Parce que leur Système est surpeuplé et qu’ils sont obligés de coloniser. Parce qu’ils ne supportent pas l’idée qu’il puisse exister d’autres êtres intelligents dans l’univers. Parce qu’ils ne croient pas que nous soyons des êtres intelligents. Parce qu’ils ont une religion bizarre. Parce qu’ils ont vu nos anciennes émissions vidéo et ont décidé que nous étions désespérément violents. Toutes sortes de raisons.

— Que croyez-vous ?

— Peu importe ce que je crois.

— Je veux savoir tout de même.

— Ils doivent se parler directement, Ender, d’un esprit à l’autre. Ce que pense l’un, l’autre peut également le penser ; ce dont l’un se souvient, l’autre peut également s’en souvenir. Pourquoi auraient-ils élaboré un langage ? Pourquoi apprendraient-ils à lire et écrire ? Comment sauraient-ils ce que sont la lecture et l’écriture s’ils y étaient confrontés ? Ou les signaux ? Ou les nombres ? Ou tout ce que nous utilisons pour communiquer ? Il ne s’agit pas seulement de traduire d’une langue dans une autre. Ils n’ont pas de langue. Nous avons utilisé tous les moyens possibles pour tenter de communiquer avec eux, mais ils ne possèdent même pas de machines qui leur permettraient de voir que nous envoyons des signaux. Et peut-être ont-ils essayé de nous projeter des pensées et ne comprennent-ils pas pourquoi nous ne répondons pas.

— Ainsi, toute cette guerre repose sur le fait que nous ne pouvons pas nous parler ?

— Si l’autre type ne peut pas te raconter son histoire, tu ne peux jamais être certain qu’il ne cherche pas à te tuer.

— Et si nous les laissions tranquilles ?

— Ender, nous ne sommes pas allés chez eux, ils sont venus chez nous. S’ils avaient voulu nous laisser tranquilles, ils l’auraient fait il y a un siècle, avant la Première Invasion.

— Peut-être ne savaient-ils pas alors que nous sommes des êtres intelligents. Peut-être…

— Ender, crois-moi, on discute sur ce sujet depuis un siècle. Personne ne connaît la réponse. En ce qui nous concerne, toutefois, la décision réelle est inévitable. Si l’un d’entre nous doit être détruit, faisons tout pour être encore en vie à la fin. De toute façon, nos gènes ne nous permettront pas de prendre une autre décision. La nature ne peut pas élaborer une espèce qui n’a pas la volonté de survivre. Il est possible d’inculquer l’idée du sacrifice aux individus, mais l’espèce dans son ensemble ne peut pas décider de cesser d’exister. De sorte que si nous ne pouvons pas tuer les doryphores jusqu’au dernier, eux nous tueront jusqu’au dernier.

— Personnellement, dit Ender, je suis favorable à la survie.

— Je sais, dit Graff. C’est pour cette raison que tu es ici.

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