— « Vous n’avez tout de même pas l’intention d’appliquer ce programme de batailles ? »
— « J’en ai la ferme intention. »
— « Il n’a son armée que depuis trois semaines et demie. »
— « Je vous ai déjà expliqué. Nous avons fait des simulations par ordinateur des résultats probables. Et voici ce que, selon l’ordinateur, Ender fera. »
— « Nous voulons le former, pas provoquer une dépression nerveuse. »
— « L’ordinateur le connaît mieux que nous. »
— « Mais l’ordinateur manque souvent de compassion. »
— « Si vous vous intéressiez à la compassion, vous auriez dû aller dans un monastère. »
— « Vous voulez dire que ceci n’est pas un monastère ? »
— « C’est ce qu’il y a de mieux pour Ender. Nous permettons à la totalité de son potentiel de s’exprimer. »
— « Je pensais que nous lui accorderions deux ans de commandement. En général, nous programmons une bataille toutes les deux semaines, au bout de trois mois. C’est un peu extrême. »
— « Avons-nous deux ans à perdre ? »
— « Je sais. Mais j’imagine Ender dans un an. Totalement inutilisable, épuisé, parce qu’il aura été poussé au-delà des limites du supportable. »
— « Nous avons indiqué à l’ordinateur que notre priorité essentielle était la possibilité d’utilisation ultérieure du sujet après le programme de formation. »
— « Eh bien, tant qu’il sera utilisable… »
— « Écoutez, Colonel Graff, c’est vous qui m’avez fait préparer cela, malgré mes protestations, vous vous en souvenez ? »
— « Je sais, vous avez raison, je ne devrais pas vous encombrer avec mes problèmes de conscience. Mais je n’ai plus tellement envie de sacrifier des enfants pour sauver l’Humanité. Le Polemarch est allé voir l’Hégémon. Apparemment, des citoyens appartenant au réseau américain envisagent déjà la façon dont l’Amérique pourrait utiliser la F.I. pour détruire le Pacte de Varsovie, après la victoire sur les doryphores, et cela inquiète les services secrets russes. »
— « Cela semble prématuré. »
— « Cela semble dément. La liberté d’expression est une chose, mais torpiller la Ligue en raison de rivalités nationalistes – et c’est pour des gens comme ceux-là, des gens myopes et suicidaires, que nous poussons Ender au-delà de ce qu’un être humain peut supporter. »
— « Je crois que vous sous-estimez Ender. »
— « Mais je crois que je sous-estime également la stupidité du reste de l’espèce humaine. Sommes-nous absolument certains qu’il faille gagner cette guerre ? »
— « Colonel, ces mots sonnent comme une trahison. »
— « C’était de l’humour noir. »
— « Ce n’était pas drôle. Quand il s’agit des doryphores, rien… »
— « Rien n’est drôle, je sais. »
Ender Wiggin, allongé sur son lit, fixait le plafond. Depuis qu’il était commandant, il ne dormait jamais plus de cinq heures par nuit. Mais la lumière s’éteignait à 2200 et ne revenait qu’à 0600. Parfois, il travaillait sur son bureau, se fatiguant la vue à la pâle lueur de l’écran. En général, toutefois, il fixait le plafond invisible et réfléchissait.
Ou bien les professeurs avaient finalement fait preuve de gentillesse, après tout, ou bien il était particulièrement doué pour le commandement. Son petit groupe d’anciens, sans gloire dans leurs armées précédentes, devenaient des chefs compétents. Dans des proportions telles que, au lieu des quatre cohortes habituelles, il en avait créé cinq, chacune avec un chef de cohorte et un second ; tous les anciens avaient une fonction. Il faisait manœuvrer son armée en cohortes de huit hommes, ou en demi-cohortes de quatre hommes, de sorte qu’un ordre permettait à son armée d’effectuer dix opérations distinctes et de les réaliser simultanément. Aucune armée ne s’était fragmentée de la sorte auparavant mais, de toute façon, Ender n’avait pas l’intention de se conformer à ce qui se faisait habituellement. Pratiquement toutes les armées utilisaient les manœuvres massives et les stratégies élaborées. Ender n’utilisa ni les unes ni les autres. Il apprit à ses chefs de cohorte à utiliser efficacement leurs petites unités dans le cadre d’objectifs limités. Sans soutien, seuls, de leur propre initiative. Il organisa des simulacres de guerre, après la première semaine, entraînements acharnés qui épuisèrent tout le monde. Mais il savait, après moins d’un mois d’exercice, que son armée pouvait devenir le meilleur groupe de combat ayant jamais participé au jeu.
Dans quelle mesure cela correspondait-il aux projets des professeurs ? Savaient-ils qu’ils lui donnaient des garçons obscurs mais excellents ? Lui avait-on donné trente Nouveaux, souvent très jeunes, parce que l’on savait que les petits garçons apprenaient vite et pensaient vite ? Ou bien tout groupe similaire se comporterait-il de la sorte sous les ordres d’un commandant sachant ce qu’il voulait que son armée fasse, et capable de lui apprendre à le faire ?
La question l’inquiétait parce qu’il ne savait pas s’il réalisait leurs espoirs ou les contrecarrait.
Sa seule certitude était qu’il était impatient de se battre. Les autres armées avaient besoin de trois mois parce qu’elles devaient mémoriser des dizaines de formations complexes. Nous sommes prêts, à présent. Lancez-nous dans la bataille.
La porte s’ouvrit dans le noir. Ender écouta. Un pas étouffé. La porte se referma.
Il descendit de son lit et parcourut à quatre pattes, dans le noir, les deux mètres qui le séparaient de la porte. Il y avait un morceau de papier. Il ne pouvait le lire, naturellement, mais il savait ce que c’était. Une bataille. Comme c’est gentil de leur part. J’espère et ils exaucent.
Ender portait déjà sa combinaison de combat de l’Armée du Dragon quand la lumière s’alluma. Il partit aussitôt en courant dans le couloir et, à 0601, il était à la porte du dortoir de son armée.
— Nous avons une bataille contre l’Armée du Lapin à 0700. Je veux que vous vous échauffiez en pesanteur et que vous soyez prêts à agir. Déshabillez-vous et allez au gymnase. Prenez vos combinaisons de combat, nous irons directement à la salle de bataille.
— Et le petit déjeuner ?
— Je ne veux pas que vous vomissiez dans la salle de bataille.
— Pouvons-nous tout de même pisser ?
— Pas plus d’un décalitre.
Ils rirent. Ceux qui ne dormaient pas nus se déshabillèrent ; ils prirent leur combinaison sous le bras et suivirent Ender, au pas de course, dans les couloirs. Il leur fit parcourir deux fois la course d’obstacles, puis les divisa et les fit passer tour à tour sur la poutre, le tapis et l’échelle.
— Ne vous fatiguez pas, échauffez-vous.
Il n’avait pas de raison de s’inquiéter. Ils étaient en pleine forme, souples et agiles et, surtout, enthousiasmés par la perspective de la bataille. Quelques-uns se mirent spontanément à lutter – la gymnastique, au lieu d’être ennuyeuse, devint soudain amusante à cause de la bataille imminente. Leur assurance était l’assurance suprême de ceux qui n’ont pas connu la compétition et croient être prêts. Eh bien, pourquoi ne le croiraient-ils pas ? Ils le sont. Et moi aussi.
À 0640, il les fit habiller. Pendant qu’ils enfilaient leur combinaison, il parla aux chefs de cohorte et à leurs seconds.
— L’Armée du Lapin est presque entièrement composée d’anciens, mais Carn Carby ne les commande que depuis cinq mois et je ne les ai jamais affrontés sous son commandement. C’était un très bon soldat, et l’Armée du Lapin a toujours été bien classée. Mais je prévois des formations, de sorte que je ne m’inquiète pas.
À 0650, il les fit allonger sur les tapis et se détendre. Puis, à 0656, il les fit lever et ils partirent en petites foulées dans le couloir conduisant à la salle de bataille. Ender, de temps en temps, sautait pour toucher le plafond. Tous les garçons sautèrent également pour le toucher au même endroit. Leur ruban coloré conduisait à gauche ; l’Armée du Lapin avait déjà pris le couloir de droite. À 0658, ils arrivèrent devant la porte de la salle de bataille.
Les cohortes s’alignèrent en cinq colonnes. La A et la E devaient saisir les poignées latérales et occuper les côtés. La B et la D devaient saisir les deux rangées parallèles de poignées fixées au plafond. La cohorte C devait filer vers le bas dès l’ouverture de la porte.
En haut, en bas, à droite, à gauche ; Ender se tenait devant, entre deux colonnes afin de ne pas gêner la manœuvre, et les réorienta :
— Dans quelle direction se trouve la porte de l’ennemi ?
— En bas, répondirent-ils en riant.
Et, au même moment, le haut devint le nord, le bas devint le sud, la droite et la gauche devinrent l’est et l’ouest.
Le mur gris qui se trouvait devant eux disparut et la salle de bataille fut visible. Ce n’était pas une partie dans le noir, mais il ne faisait pas vraiment clair – la lumière évoquait un crépuscule. Au loin, dans la pénombre, il aperçut la porte adverse, que les ennemis franchissaient déjà. Ender connut un instant de plaisir. Tout le monde avait mal interprété la façon dont Bonzo avait mal utilisé Ender Wiggin. Ils franchissaient tous rapidement la porte, de sorte qu’ils pouvaient seulement créer la formation qu’ils utiliseraient. Les commandants n’avaient pas le temps de réfléchir. Eh bien, Ender prendrait le temps et compterait sur le fait que ses soldats pouvaient combattre avec les jambes gelées pour les conserver intacts lorsqu’ils franchiraient la porte.
Ender examina la salle de bataille. Le réseau ouvert de presque toutes les premières batailles, avec sept ou huit étoiles éparpillées. Il y en avait plusieurs dont la position était assez avancée pour justifier leur prise.
— Déployez-vous jusqu’aux premières étoiles ! ordonna Ender. C, essayez de suivre la paroi. Si ça marche, A et E suivront. Sinon, je prendrai une autre décision. Je serai avec D. Allez !
Tous les soldats savaient ce qui arrivait, mais les décisions tactiques dépendaient exclusivement des chefs de cohorte. Malgré les instructions d’Ender, ils ne franchirent la porte qu’avec dix secondes de retard. L’Armée du Lapin exécutait déjà une danse complexe, à l’autre extrémité de la salle. Dans toutes les armées où il avait combattu, Ender aurait veillé, dans cette situation, à s’assurer que sa cohorte occupait bien la place qui lui était assignée dans la formation. Au lieu de cela, ses hommes et lui pensaient seulement à trouver le moyen de contourner la formation, de contrôler les étoiles et les coins de la pièce, puis à découper la force adverse en morceaux dépourvus de sens qui ne sauraient pas ce qu’ils feraient. Bien qu’ils n’aient que quatre semaines de travail derrière eux, la façon dont ils combattaient semblait déjà être la seule façon intelligente, la seule façon possible. Ender fut presque surpris de constater que l’Armée du Lapin ne savait pas déjà qu’elle était désespérément démodée.
La cohorte C glissa le long de la paroi, les genoux repliés, face à l’ennemi. Crazy Tom, chef de la cohorte C, avait apparemment ordonné à ses hommes de geler leurs jambes. C’était une excellente idée, dans cette pénombre, parce que les combinaisons perdaient leur luminosité lorsqu’elles étaient gelées. Cela les rendait moins visibles. Ender le féliciterait.
L’Armée du Lapin parvint à repousser l’attaque de la cohorte C, mais Crazy Tom les avait taillés en pièces, gelant une douzaine de Lapins avant de gagner la protection d’une étoile. Mais c’était une étoile située derrière la formation des Lapins, de sorte qu’ils ne bénéficieraient que d’un sursis.
Han Tzu, plus communément appelé Hot Soup[4], commandait la cohorte D. Il suivit l’arête de l’étoile, rejoignant Ender.
— Pourquoi ne pas rebondir sur la paroi nord et leur tomber dessus ? demanda-t-il.
— D’accord, répondit Ender. Je vais conduire la B au sud et les prendre à revers. (Puis il cria :) A et E, lentement sur les parois !
Il longea l’étoile, prit appui sur le bord et fila jusqu’à la paroi supérieure, son rebond lui permettant d’atteindre l’étoile de la cohorte E. Quelques instants plus tard, il la conduisit jusqu’à la paroi sud. Ils rebondirent dans un ensemble presque parfait et se retrouvèrent entre deux étoiles que défendaient les soldats de Carn Carby. Cela revint à couper du beurre avec un couteau brûlant. L’Armée du Lapin avait perdu, il ne restait plus qu’à nettoyer un peu. Ender divisa ses cohortes en demi-cohortes et les chargea de poursuivre les soldats ennemis qui étaient indemnes ou simplement endommagés. Trois minutes plus tard, ses chefs de cohorte vinrent lui annoncer que le nettoyage était terminé. Un seul soldat de l’armée d’Ender était complètement gelé – un membre de la cohorte C, qui avait supporté l’essentiel de l’assaut – et il n’y avait que cinq mutilés. Presque tous étaient endommagés, mais ils étaient touchés aux jambes et les avaient souvent eux-mêmes gelées. Dans l’ensemble, le résultat dépassait les espoirs d’Ender.
Ender accorda à ses chefs de cohorte les honneurs de la porte – un casque à chaque coin et Crazy Tom franchissant le seuil. En général, les commandants devaient se contenter des soldats encore vivants ; Ender aurait pu choisir pratiquement n’importe qui. Une bonne bataille.
La lumière s’alluma. Le major Anderson en personne sortit de la porte des professeurs, située à l’extrémité sud de la salle de bataille. Il paraissait très solennel et donna à Ender le crochet professoral qui était rituellement remis au vainqueur d’une partie. Ender dégela d’abord les combinaisons de ses soldats, bien entendu, puis les disposa en cohortes avant de dégeler l’ennemi. Une formation militaire disciplinée, voilà ce qu’il voulait lorsque Carn Carby de l’Armée du Lapin serait à nouveau en mesure de bouger. Il est possible qu’ils nous maudissent et mentent, mais ils se souviendront que nous les avons détruits et, quoi qu’ils disent, les autres soldats et les autres commandants le liront dans leurs yeux ; dans ces yeux de Lapins, ils nous verront en formation, victorieux et presque indemnes après notre première bataille. L’Armée du Dragon ne restera pas longtemps obscure.
Carn Carby rejoignit Ender dès qu’il fut dégelé. Il avait douze ans et n’avait apparemment été nommé commandant que lors de sa dernière année d’école. De sorte qu’il n’était pas crâneur, contrairement à ceux qui étaient nommés à onze ans. Je me souviendrai de cela, se dit Ender, lorsque je serai vaincu. Rester digne, rendre les honneurs dus, afin que la défaite ne soit pas honteuse. Et j’espère que je ne serai pas obligé de le faire souvent.
Anderson congédia l’Armée du Dragon en dernier, après que l’Armée du Lapin fut sortie par la porte que les soldats d’Ender avaient empruntée pour entrer. Puis Ender fit passer son armée par la porte de l’ennemi. Les lumières, au pied de la porte, leur indiquèrent où se trouvait le bas, lorsqu’ils furent à nouveau soumis à la pesanteur. Ils se posèrent tous légèrement sur leurs pieds. Ils se rassemblèrent dans le couloir.
— Il est 0715, dit Ender, et cela signifie que vous avez quinze minutes pour prendre le petit déjeuner avant de me retrouver dans la salle de bataille pour l’exercice du matin.
Il les entendit marmonner :
— Allons, nous avons gagné, fêtons la victoire.
Très bien, se dit Ender, d’accord.
— Et votre commandant vous autorise à vous battre avec la nourriture pendant le petit déjeuner.
Ils rirent, ils applaudirent, puis il les congédia et les renvoya en petites foulées au dortoir. Il rejoignit ses chefs de cohorte et leur dit qu’il n’attendrait personne à l’entraînement avant 0745 et que l’exercice serait bref afin que les garçons puissent se doucher. Une demi-heure pour le petit déjeuner et pas de douche après une bataille, c’était encore juste – mais cela paraîtrait indulgent, comparativement à un quart d’heure. Et Ender voulait que l’annonce du quart d’heure supplémentaire soit faite par les chefs de cohorte. Les garçons devaient savoir que l’indulgence venait de leurs chefs de cohorte et l’exigence de leur commandant – cela les rassemblera en petits groupes unis, serrés.
Ender ne prit pas de petit déjeuner. Il n’avait pas faim. Il gagna la salle de bains et se doucha, mettant sa combinaison de combat dans le nettoyeur afin qu’elle soit prête au moment où il serait sec. Il se lava deux fois et fit inlassablement couler l’eau sur lui. Elle serait entièrement recyclée. Il faut que tout le monde boive un peu de ma sueur, aujourd’hui. Ils lui avaient donné une armée sans expérience et il avait gagné, et pas de justesse. Il avait gagné avec seulement six gelés ou hors de combat. Voyons combien de temps les autres commandants continueront d’utiliser leurs formations maintenant qu’ils ont vu ce que peut accomplir une stratégie souple.
Il flottait au milieu de la salle de bataille lorsque les soldats arrivèrent. Personne ne lui adressa la parole, naturellement. Ils savaient qu’il parlerait lorsqu’il serait prêt, et pas avant.
Quand ils furent tous là, Ender s’accrocha près d’eux et les regarda un par un.
— Bonne première bataille, dit-il, ce qui suffit à déclencher des acclamations et une tentative de chanter : Dragon, Dragon, à laquelle il mit rapidement un terme. L’Armée du Dragon s’est bien comportée contre les Lapins. Mais l’ennemi ne sera pas toujours mauvais. Si l’armée avait été bonne, cohorte C, votre approche était si lente qu’elle vous aurait attaqués par les flancs avant que vous soyez en bonne position. Vous auriez dû vous diviser et arriver de deux directions, afin qu’ils ne puissent pas vous déborder par les flancs. A et E, vous visez mal. Les statistiques montrent qu’il y a eu en moyenne un tir au but par groupe de deux soldats. Cela signifie que tous les tirs réussis ont été faits de près. Cela ne peut pas continuer – un ennemi compétent aurait taillé les attaquants en pièces, sauf si les soldats qui se trouvaient loin avaient fourni une couverture plus efficace. Je veux que toutes les cohortes s’entraînent au tir de précision sur des cibles fixes et mobiles. Les demi-cohortes se succéderont dans le rôle des cibles. Je dégèlerai les combinaisons de combat toutes les cinq minutes. Allez !
— Travaillerons-nous avec des étoiles ? demanda Hot Soup. Pour stabiliser notre visée ?
— Je ne veux pas que vous soyez habitués à avoir quelque chose pour stabiliser votre bras. Si votre bras n’est pas stable, gelez votre coude. Maintenant, au travail !
Les chefs de cohorte s’organisèrent rapidement et Ender alla d’un groupe à l’autre, faisant des suggestions et aidant les soldats qui éprouvaient des difficultés particulières. Les soldats savaient, à présent, qu’Ender pouvait être brutal lorsqu’il s’adressait à des groupes mais que, lorsqu’il travaillait avec un individu, il se montrait toujours patient, expliquant le nombre de fois nécessaire, faisant tranquillement des suggestions, écoutant les questions, les problèmes et les explications. Mais il ne riait jamais quand ils tentaient de plaisanter avec lui, de sorte qu’ils renoncèrent rapidement. Il était commandant pendant tout le temps qu’il passait avec eux. Il n’avait jamais besoin de le leur rappeler ; il l’était, tout simplement.
Ils travaillèrent toute la journée avec le goût de la victoire dans la bouche, et poussèrent de nouvelles acclamations lorsqu’ils cessèrent, une demi-heure avant le déjeuner. Ender retint les chefs de cohorte jusqu’à l’heure normale, évoquant avec eux les tactiques utilisées et le travail des soldats. Puis il gagna sa chambre et, méthodiquement, mit son uniforme ordinaire en prévision du déjeuner. Il arriverait au mess des commandants avec une dizaine de minutes de retard. Exactement ce qu’il avait prévu. Comme c’était sa première victoire, il ne connaissait pas l’intérieur du mess des commandants et ignorait ce que les nouveaux commandants étaient censés faire, mais il savait qu’il voulait arriver le dernier, lorsque les résultats des batailles du matin seraient affichés. L’Armée du Dragon ne sera plus obscure, à présent.
Il n’y eut guère d’agitation, à son arrivée. Mais lorsque quelques commandants constatèrent à quel point il était petit, et virent les dragons sur les manches de son uniforme, ils le dévisagèrent sans se cacher et, lorsqu’il eut pris son plateau et se fut assis à une table, la salle était silencieuse. Ender se mit à manger, lentement et soigneusement, feignant de ne pas remarquer que tous les regards étaient posés sur lui. Les conversations reprirent progressivement de sorte qu’Ender put se détendre et regarder autour de lui.
Tout un mur de la pièce était occupé par un tableau d’affichage. Les soldats étaient tenus informés des résultats d’une armée sur les deux années écoulées ; ici, toutefois, c’étaient les résultats des commandants qui étaient indiqués. Un nouveau commandant ne pouvait hériter des bons résultats de son prédécesseur… Il était classé en fonction de ce qu’il avait fait.
Ender avait le meilleur classement. Un résultat parfait, naturellement, mais, dans les autres catégories, il avait beaucoup d’avance. Moyenne des soldats hors de combat, moyenne des ennemis hors de combat, moyenne du temps écoulé avant la victoire… Dans toutes les catégories, il était premier.
Alors qu’il avait presque terminé son repas, quelqu’un s’immobilisa derrière lui et lui posa la main sur l’épaule.
— Je peux m’asseoir ?
Ender n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que c’était Dink Meeker.
— Salut, Dink, dit Ender. Assieds-toi.
— Cul-bordé-de-nouilles ! lança joyeusement Dink. On est tous en train de se demander si tes résultats sont un miracle ou une erreur.
— Une habitude, dit Ender.
— Une victoire n’est pas une habitude, releva Dink. Ne crâne pas. Au début, on t’oppose à des commandants faibles.
— Carn Carnby n’est pas exactement en bas du tableau.
C’était vrai. Carn Carnby était à peu près au milieu.
— Il est valable, admit Dink. Considérant qu’il vient de commencer. Il promet. Toi, tu ne promets pas. Tu menaces.
— Qu’est-ce que je menace ? Vous donne-t-on moins à manger quand je gagne ? Je croyais que tu m’avais dit que ce jeu était stupide et n’avait aucune importance.
Dink accepta mal que ses paroles lui soient ainsi jetées au visage, pas dans ces circonstances.
— C’est à cause de toi que j’ai joué le jeu. Mais je ne joue pas avec toi, Ender. Tu ne me battras pas.
— Probablement pas.
— Je t’ai formé, rappela Dink.
— Tout ce que je sais, reconnut Ender. À présent, je me contente d’appliquer.
— Félicitations, dit Dink.
— C’est bien d’avoir un ami ici.
Mais Ender n’était pas certain que Dink soit encore son ami. Et Dink non plus. Après quelques phrases vides, Dink regagna sa table.
Ender regarda autour de lui, lorsqu’il eut terminé son repas. Les conversations allaient bon train. Ender aperçut Bonzo, qui comptait à présent parmi les commandants les plus âgés. Ray le Nez était parti. Petra était avec un groupe, dans un coin, et elle ne lui adressa pas un regard. Comme presque tous les autres le regardaient en tapinois, de temps en temps, y compris ceux avec qui Petra parlait, il acquit la certitude qu’elle évitait délibérément son regard. C’est le problème, lorsqu’on gagne dès le début, se dit Ender. On perd des amis.
Donne-leur le temps de s’habituer. Quand j’aurai gagné ma deuxième bataille, la situation sera stabilisée, ici.
Carn Carnby prit la peine de venir saluer Ender avant la fin du repas. Ce fut, à nouveau, un geste élégant et, contrairement à Dink, Carnby ne paraissait pas méfiant.
— Pour le moment, je suis en disgrâce, dit-il avec franchise. Ils ne veulent pas me croire quand je leur dis que tu as fait des choses qui ne se sont jamais vues. Alors, j’espère que tu foutras une raclée à la prochaine armée que tu rencontreras. Pour me faire plaisir.
— Pour te faire plaisir, accorda Ender. Et merci d’être venu me voir.
— Je trouve qu’ils te traitent plutôt mal. En général, les nouveaux commandants sont acclamés lorsqu’ils viennent pour la première fois au mess. Mais, naturellement, un nouveau commandant a généralement encaissé quelques défaites quand il arrive ici. Il n’y a qu’un mois que je viens ici. Si quelqu’un mérite des acclamations, c’est bien toi. Mais c’est la vie. Fais-les mordre la poussière.
— Je vais essayer.
Carn Carnby s’en alla et, mentalement, Ender l’ajouta à la liste des gens qui étaient également des êtres humains.
Cette nuit-là, Ender dormit bien, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il dormit si bien, en fait, qu’il ne se réveilla qu’au moment où la lumière s’alluma. Il se sentait en pleine forme, alla prendre sa douche au pas de gymnastique et ne remarqua le morceau de papier posé par terre qu’au moment où il revint et enfila son uniforme. Il ne vit le morceau de papier que parce qu’il s’envola, au moment où il secoua son uniforme avant de l’enfiler. Il ramassa le morceau de papier et lut.
PETRA ARKANIAN, ARMÉE DU PHÉNIX, 0700
C’était son ancienne armée, celle qu’il avait quittée moins de quatre semaines auparavant, et il connaissait parfaitement ses formations. En partie à cause de l’influence d’Ender, c’était l’armée la plus souple, s’adaptant avec une rapidité relative aux situations nouvelles. L’Armée du Phénix était la plus apte à résister aux attaques fluides, imprévisibles, d’Ender. Les professeurs avaient manifestement décidé de lui rendre la vie intéressante.
0700, indiquait le morceau de papier. Il était déjà 0630. Des garçons devaient déjà être partis prendre le petit déjeuner. Ender jeta son uniforme, saisit sa combinaison de combat et, quelques instants plus tard, s’immobilisa sur le seuil du dortoir de son armée.
— Messieurs, j’espère que vous avez tiré profit de la leçon d’hier, parce que nous recommençons aujourd’hui !
Ils ne comprirent pas immédiatement que cela signifiait une bataille, pas un entraînement. C’était certainement une erreur, protestèrent-ils. Il n’y avait jamais de bataille deux jours de suite.
Il donna le morceau de papier à Fly Molo, chef de la cohorte A, qui cria immédiatement :
— Combinaisons de combat !
Puis il se changea.
— Pourquoi ne nous as-tu pas avertis plus tôt ? demanda Hot Soup.
Il avait l’habitude de poser à Ender les questions que personne n’osait exprimer.
— J’ai pensé que la douche vous ferait du bien, répondit Ender. Hier, les Lapins ont prétendu que nous avons gagné parce que notre puanteur leur a fait perdre leurs moyens.
Les soldats qui entendirent, rirent.
— Tu as trouvé le morceau de papier en revenant de la douche, pas vrai ?
Ender se tourna dans la direction de la voix. C’était Bean, déjà en combinaison de combat, avec une expression insolente. C’est le moment de rembourser les humiliations, pas vrai, Bean ?
— Bien sûr, répliqua Ender. Je ne suis pas aussi près du sol que toi.
Nouveaux rires. Bean rougit de colère.
— Il est évident que nous ne pouvons pas compter sur les réglementations antérieures, dit Ender. Vous devez vous tenir continuellement prêts pour la bataille. Et elles seront fréquentes. La façon dont ils nous traitent ne me plaît pas, mais il y a une chose qui me plaît : J’ai une armée capable de résister.
Ensuite, s’il leur avait demandé de le suivre sur la Lune sans combinaison spatiale, ils l’auraient fait.
Petra n’était pas Carn Carnby ; elle avait des structures plus souples et réagissait beaucoup plus rapidement aux attaques éclairs, improvisées et imprévisibles, d’Ender. En conséquence, Ender avait trois garçons gelés et neuf hors de combat à la fin de la bataille. Et Petra n’accepta pas la défaite avec bonne humeur. La colère qui étincelait dans ses yeux semblait dire : J’étais ton amie et tu m’humilies ainsi ?
Ender feignit de ne pas voir sa fureur. Il estimait que, après quelques batailles, elle constaterait qu’elle avait marqué davantage de points contre lui qu’il n’avait l’intention d’en laisser aux autres. Et il apprenait toujours, grâce à elle. Pendant l’entraînement, ce jour-là, il montrerait à ses chefs de cohorte comment contrer les assauts mis au point par Petra. Bientôt, ils seraient à nouveau amis. Il l’espérait.
À la fin de la semaine, le Dragon avait livré sept batailles en sept jours. Le score était de 7 victoires et 0 défaite. Ender n’avait jamais eu davantage de pertes que dans la bataille contre le Phénix et, au cours de deux batailles, il n’eut pas un seul soldat gelé ou mis hors de combat. Personne ne croyait plus que c’était à la chance qu’il devait d’être en tête du classement. Il avait battu des armées de premier plan avec des marges exceptionnelles. Les autres commandants ne pouvaient plus l’ignorer. Quelques-uns prirent leurs repas en sa compagnie, tentant prudemment de comprendre comment il avait vaincu ses adversaires. Il ne se fit pas prier, convaincu que rares étaient ceux qui pourraient apprendre à leurs soldats et leurs chefs de cohorte la façon de reproduire ce que faisaient les siens. Et, tandis qu’Ender s’entretenait avec quelques commandants, des groupes plus nombreux se rassemblaient autour des vaincus, dans l’espoir de trouver le moyen de battre Ender.
Beaucoup, en outre, le haïssaient. Ils le haïssaient parce qu’il était jeune, parce qu’il était excellent, parce que, à cause de lui, leurs victoires paraissaient pauvres et sans éclat. Ender s’en aperçut tout d’abord sur les visages, lorsqu’il les croisait dans les couloirs ; puis il constata que des garçons se levaient en groupe et allaient s’installer à une autre table s’il prenait place près d’eux, au mess des commandants ; puis il y eut des coudes qui le heurtèrent accidentellement dans la salle de jeux, des pieds qui se mirent en travers des siens lorsqu’il entrait au gymnase ou en sortait, des crachats ou des boules de papier mouillé qui le frappaient par-derrière lorsqu’il courait dans les couloirs. Ils ne pouvaient pas le vaincre dans la salle de bataille, et ils le savaient – de sorte qu’ils l’attaquaient quand ils ne risquaient rien, quand il n’était pas un géant, mais un petit garçon. Ender les méprisait mais, secrètement, si secrètement qu’il n’en avait pas conscience, il avait peur d’eux. C’était ce type de tourment que Peter avait toujours employé, et Ender commençait à se sentir beaucoup trop comme chez lui.
Ces désagréments étaient mesquins, toutefois, et Ender décida de les accepter comme s’il s’agissait de compliments. Déjà, les autres armées commençaient d’imiter Ender. À présent, presque tous les soldats attaquaient avec les jambes pliées ; les formations explosaient, désormais, et presque tous les commandants envoyaient des cohortes tenter des débordements contre les parois. Personne n’avait encore compris l’organisation en cinq cohortes… Cela lui conférait un léger avantage du fait que, lorsqu’ils avaient localisé quatre unités, ils ne s’attendaient pas à se trouver confrontés à une cinquième.
Ender leur apprenait la tactique du combat en apesanteur. Mais qui pouvait enseigner quoi que ce soit à Ender ?
Il se mit à utiliser la salle de vidéo, pleine de bandes de propagande concernant Mazer Rackham et les autres grands commandants des forces de l’Humanité pendant les Première et Deuxième Invasions. Ender écourta les entraînements quotidiens d’une heure et autorisa ses chefs de cohorte à diriger leurs exercices en son absence. En général, ils opposaient les cohortes les unes aux autres. Ender restait le temps de s’assurer que tout se déroulait correctement, puis allait voir les batailles du passé.
Presque toutes les bandes étaient une perte de temps. Musique héroïque, gros plans des commandants et des soldats décorés, plans confus de Marines envahissant les installations des doryphores. Mais, de temps en temps, il trouva des séquences utiles : vaisseaux, semblables à des points lumineux, manœuvrant dans la nuit de l’espace ou, surtout, les écrans de contrôle des vaisseaux, montrant l’ensemble d’une bataille. Il était difficile, sur les vidéos, de voir les trois dimensions, et ces scènes étaient souvent brèves et sans commentaire. Mais Ender commença à voir comment les doryphores utilisaient des trajectoires apparemment erratiques pour créer la confusion, comment ils se servaient de leurres et de fausses retraites pour attirer les vaisseaux de la F.I. dans des pièges. Certaines batailles avaient été découpées en nombreuses scènes éparpillées sur des bandes différentes ; en les regardant dans l’ordre, Ender parvint à reconstruire des batailles entières. Il fit alors des constatations que les commentateurs officiels ne mentionnaient jamais. Ils s’efforçaient toujours d’exalter l’orgueil lié aux succès humains et de susciter la haine des doryphores, mais Ender commença à se demander comment l’Humanité avait vaincu. Les vaisseaux humains étaient peu maniables ; les flottes réagissaient aux transformations de la situation avec une lenteur insupportable, tandis que la flotte des doryphores paraissait manœuvrer d’une façon parfaitement unie, réagissant immédiatement à tous les défis. Bien entendu, lors de la Première Invasion, les vaisseaux humains étaient totalement inaptes au combat rapide, mais tel était également le cas des vaisseaux des doryphores ; ce ne fut que lors de la Deuxième Invasion que les vaisseaux devinrent rapides et terrifiants.
Ainsi, ce fut grâce aux doryphores qu’Ender apprit la stratégie. Il en éprouva de la honte et cela lui fit peur, car c’étaient des ennemis terrifiants, laids, assoiffés de sang et haïssables. Mais ils étaient également très compétents. Jusqu’à un certain point. Ils paraissaient appliquer systématiquement une stratégie fondamentale : rassembler le plus grand nombre possible de vaisseaux au point clé de l’affrontement. Ils n’agissaient jamais par surprise, ne faisaient jamais rien qui puisse manifester la stupidité ou l’intelligence d’un officier. La discipline était apparemment très rigide.
Et il y avait une chose étrange. On parlait beaucoup de Mazer Rackham, mais les vidéos de la bataille elle-même étaient extrêmement rares. Quelques scènes du début de la bataille, la petite force de Rackham paraissant pathétique face à la puissance énorme de la flotte principale des doryphores. Les doryphores avaient déjà battu la flotte humaine principale dans la barrière de comètes, détruisant les premiers vaisseaux interstellaires et déjouant facilement les tentatives humaines d’appliquer une stratégie subtile – ce film était souvent projeté, afin de susciter la souffrance et la terreur provoquées par la victoire des doryphores. Puis la flotte arrivant près de la petite force de Mazer Rackham, non loin de Saturne, l’impossibilité de vaincre, et puis…
Puis un tir effectué par le petit croiseur de Mazer Rackham, l’explosion d’un vaisseau ennemi. On ne montrait rien d’autre. De nombreux films montraient les Marines se frayant un chemin dans les vaisseaux des doryphores. De nombreux cadavres de doryphores gisaient çà et là à l’intérieur. Mais aucune image montrant des doryphores tués en combat, sauf lorsqu’elles provenaient de la Première Invasion. Ender éprouva de la frustration, du fait que la victoire de Mazer Rackham était manifestement censurée. Mazer Rackham pouvait apprendre de nombreuses choses aux élèves de l’École de Guerre, et tout ce qui concernait sa victoire était caché. Le goût du secret ne pouvait guère aider les enfants qui devaient apprendre à accomplir une nouvelle fois ce que Mazer Rackham avait fait.
Bien entendu, dès que l’on sut qu’Ender Wiggin regardait continuellement les bandes, la salle de vidéo attira la foule. Elle était presque exclusivement composée de commandants qui regardaient les mêmes images qu’Ender, feignaient de comprendre pourquoi il les regardait et ce qu’il en tirait. Ender ne donna aucune explication. Même lorsqu’il montra sept scènes de la même bataille, mais provenant de bandes différentes, un seul garçon demanda, hésitant :
— Proviennent-elles de la même bataille ?
Ender se contenta de hausser les épaules, comme si cela n’avait aucune importance.
Pendant la dernière heure d’entraînement du septième jour, quelques heures après que l’armée d’Ender eut gagné sa septième bataille, le Major Andersen en personne entra dans la salle de vidéo. Il donna un morceau de papier à un des commandants qui se trouvaient là, puis se tourna vers Ender :
— Le Colonel Graff veut te voir immédiatement dans son bureau.
Ender se leva et suivit Anderson dans les couloirs. Anderson ouvrit le sas qui empêchait les élèves de pénétrer dans les quartiers des officiers ; finalement, ils arrivèrent à l’endroit où Graff avait pris racine sur un fauteuil pivotant vissé dans le plancher métallique. Son ventre débordait sur les accoudoirs, à présent, même lorsqu’il se tenait droit. Ender chercha dans ses souvenirs. Graff ne lui était pas paru particulièrement gros, lorsqu’Ender l’avait rencontré, quatre ans auparavant. Le temps et la tension jouaient de mauvais tours au directeur de l’École de Guerre.
— Sept jours depuis ta première bataille, Ender, dit Graff.
Ender ne répondit pas.
— Et tu as gagné sept batailles, une par jour.
Ender hocha la tête.
— En outre, tes scores sont exceptionnellement élevés.
Ender battit des paupières.
— À quoi, commandant, attribues-tu ce succès exceptionnel ?
— Vous m’avez donné une armée capable d’exécuter tout ce que je demande.
— Et que lui demandes-tu ?
— Nous nous orientons vers le bas, en direction de la porte ennemie, et nous nous servons de nos jambes comme bouclier. Nous évitons les formations et conservons notre mobilité. J’ai cinq cohortes de huit au lieu de quatre de dix, et c’est un avantage. De plus, nos ennemis n’ont pas encore eu le temps de s’adapter efficacement à nos techniques nouvelles, de sorte que nous continuons à les battre avec les mêmes méthodes. Cela ne durera pas longtemps.
— Ainsi, tu ne crois pas que tu vas continuer de gagner.
— Pas avec les mêmes méthodes.
Graff hocha la tête.
— Assieds-toi, Ender.
Ender et Anderson prirent place. Graff fixa Anderson et ce fut ce dernier qui prit la parole.
— Dans quel état se trouve ton armée, après ces batailles successives ?
— À présent, ce sont tous des anciens.
— Mais comment vont-ils ? Sont-ils fatigués ?
— S’ils le sont, ils refusent de le reconnaître.
— Sont-ils toujours vifs ?
— C’est vous les responsables des jeux produits par l’ordinateur. C’est à vous de me le dire.
— Nous connaissons ce que nous savons. Nous voulons savoir ce que tu sais.
— Ce sont de très bons soldats, Major Anderson. Je suis certain qu’ils ont des limites, mais nous ne les avons pas encore atteintes. Quelques-uns, parmi les plus jeunes, éprouvent des difficultés parce qu’ils ne dominent pas véritablement certaines techniques de base, mais ils travaillent dur et s’améliorent. Que voulez-vous que je vous dise ? Qu’ils ont besoin de repos ? Naturellement, ils ont besoin de repos. Ils n’ont plus le temps d’étudier et nous avons de mauvaises notes en classe. Mais vous le savez et, apparemment, vous vous en fichez, alors pourquoi n’en ferais-je pas autant ?
Graff et Anderson se regardèrent.
— Ender, pourquoi étudies-tu les vidéos des guerres contre les doryphores ?
— Pour apprendre la stratégie, naturellement.
— Ces vidéos ont été réalisées dans un but de propagande. Toutes nos stratégies ont été coupées…
— Je sais.
Graff et Anderson se regardèrent une nouvelle fois. Graff tambourinait du bout des doigts sur le bureau.
— Tu ne joues plus avec l’ordinateur.
Ender ne répondit pas.
— Explique-nous pourquoi tu ne joues plus.
— Parce que j’ai gagné.
— On ne gagne jamais complètement, dans ce jeu. Il n’est pas terminé.
— J’ai complètement gagné.
— Ender, nous voulons t’aider à être aussi heureux que possible, mais si tu…
— Vous voulez que je devienne le meilleur soldat possible. Allez voir les tableaux d’affichage. Regardez les classements depuis le début. Jusqu’ici, vous m’avez parfaitement manœuvré. Félicitations. À présent, allez-vous m’opposer à une bonne armée ?
Les lèvres de Graff esquissèrent un sourire, et un rire silencieux le secoua légèrement.
Anderson donna un morceau de papier à Ender.
— Maintenant, dit-il.
BONZO MADRID, ARMÉE DE LA SALAMANDRE, 1200
— C’est dans dix minutes, releva Ender. Mon armée est en train de se doucher après l’entraînement.
Graff sourit.
— Eh bien, tu devrais te dépêcher, petit.
Il arriva cinq minutes plus tard dans le dortoir de son armée. Presque tous les soldats s’habillaient après la douche ; quelques-uns étaient déjà allés à la salle de jeux, ou la salle de vidéo, en attendant le déjeuner. Il envoya trois petits chercher les absents et ordonna aux autres de s’habiller aussi rapidement que possible.
— C’est difficile et nous manquons de temps, dit Ender. Ils ont averti Bonzo il y a à peu près vingt minutes et, quand nous arriverons à la porte, ils seront à l’intérieur depuis au moins cinq minutes.
Les garçons furent scandalisés, protestant haut et fort dans un langage qu’ils évitaient généralement en présence du commandant.
— Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? Ils sont cinglés, hein ?
— Laissez tomber le pourquoi, nous y penserons ce soir. Êtes-vous fatigués ?
Fly Molo répondit :
— On s’est crevé le cul à l’entraînement. Sans parler de la victoire contre l’Armée du Furet, ce matin.
— Personne n’a deux batailles le même jour, dit Crazy Tom.
Ender répondit sur le même ton :
— Personne ne bat l’Armée du Dragon. Est-ce votre occasion de perdre ?
La question défiante d’Ender fut la réponse à leurs protestations. Gagner d’abord, poser des questions après.
Ils étaient tous dans la salle, et presque tous habillés.
— En avant ! cria Ender, et ils coururent derrière lui, quelques-uns n’ayant pas fini de s’habiller quand ils arrivèrent dans le couloir de la salle de bataille. Beaucoup étaient essoufflés, ce qui était mauvais signe ; ils étaient trop fatigués pour se battre. La porte était déjà ouverte. Il n’y avait pas d’étoiles. Seulement le vide dans une salle à l’éclairage aveuglant. Aucun moyen de se cacher, pas même l’obscurité.
— Seigneur, dit Crazy Tom, ils ne sont pas encore sortis !
Ender posa la main sur la bouche, pour leur dire de se taire. La porte étant ouverte, l’ennemi pouvait naturellement entendre tout ce qu’ils disaient. Ender montra le pourtour de la porte, pour leur indiquer que l’Armée de la Salamandre était vraisemblablement déployée contre la paroi tout autour de la porte, où les soldats étaient invisibles mais pouvaient facilement tirer sur tous ceux qui sortaient.
Ender fit signe à tout le monde de reculer. Puis il fit avancer les plus grands, leur disant de s’agenouiller, pas assis sur les talons, mais droits, de sorte que leur corps formait un L. Il les gela. En silence, l’armée le regarda. Il choisit le plus petit, Bean, lui donna le pistolet de Crazy Tom et le fit agenouiller sur les jambes gelées de Tom. Puis il glissa les mains de Bean, chacune armée d’un pistolet, sous les aisselles de Tom.
À ce moment-là, les garçons comprirent. Tom était un bouclier, un vaisseau spatial blindé, et Bean se cachait à l’intérieur. Il n’était pas invulnérable, mais il aurait du temps.
Ender fit signe à deux garçons de se préparer à lancer Tom et Bean dans la salle, mais leur indiqua d’attendre. Il passa rapidement son armée en revue, définissant rapidement des groupes de quatre : un bouclier, un tireur et deux lanceurs. Puis quand tous furent gelés, armés ou prêts à tirer, il fit signe à ses lanceurs de soulever leur fardeau, de le projeter dans la salle, puis de sauter à leur tour.
— Allez ! cria Ender.
Ils y allèrent. Deux par deux, les paires franchirent la porte, en arrière afin que le bouclier se trouve entre l’ennemi et le tireur. L’ennemi ouvrit immédiatement le feu mais ne toucha que le garçon gelé. Pendant ce temps, disposant de deux pistolets et les cibles étant parfaitement alignées contre la paroi, les Dragons se donnèrent du bon temps. Il était presque impossible de manquer. Lorsque les lanceurs sautèrent également, ils s’accrochèrent à la même paroi que l’ennemi, tirant selon un angle parfait de sorte que les Salamandres ne savaient plus s’ils devaient tirer sur les paires qui les massacraient d’en haut ou sur les lanceurs qui, placés au même niveau qu’eux, leur tiraient dessus. Lorsqu’Ender franchit la porte, la bataille était terminée. Il ne s’était pas écoulé une minute entre le moment où le premier Dragon avait franchi la porte et celui où on avait cessé de tirer. Le Dragon avait vingt gelés ou hors de combat et seulement douze garçons indemnes. C’était son plus mauvais score, mais il avait gagné.
Lorsque le Major Andersen sortit et donna le crochet à Ender, celui-ci ne put contenir sa colère.
— Je croyais que vous deviez nous opposer à une armée capable de nous résister dans une bataille régulière !
— Félicitations pour ta victoire, commandant.
— Bean ! cria Ender. Si tu avais commandé l’Armée de la Salamandre, qu’aurais-tu fait ?
Bean, hors de combat mais pas complètement gelé, répondit, de l’endroit où il dérivait, non loin de la porte ennemie :
— Changer continuellement de position autour de la porte. On ne reste jamais immobile quand l’ennemi sait où on se trouve.
— Puisque vous trichez, dit Ender à Anderson, pourquoi n’apprenez-vous pas à l’autre armée à tricher intelligemment ?
— Je te suggère de rassembler ton armée, dit Anderson. Ender appuya sur les deux boutons, dégelant les deux armées en même temps.
— Dragons, rompez ! cria-t-il aussitôt.
Il n’y aurait pas de formation pour accepter la capitulation de l’autre armée. La bataille n’avait pas été régulière, bien qu’il eût gagné – les professeurs voulaient qu’ils perdent et seule l’incompétence de Bonzo les avait sauvés. Cela n’avait rien de glorieux.
Ce n’est qu’au moment où il quitta la salle de bataille qu’Ender se rendit compte que Bonzo ne comprendrait pas qu’il était en colère contre les professeurs. L’honneur espagnol. Bonzo comprendrait seulement qu’il avait été vaincu alors même qu’il possédait un avantage ; qu’Ender n’était même pas resté pour accepter la capitulation honorable de Bonzo. Si Bonzo ne haïssait pas déjà Ender, il avait sûrement commencé ; et, comme il le détestait, sa fureur devenait sûrement meurtrière. Bonzo a été la dernière personne à me frapper, se dit Ender. Je suis sûr qu’il n’a pas oublié.
Il n’avait pas davantage oublié l’épisode sanglant de la salle de bataille, au cours duquel les grands avaient tenté d’empêcher les séances d’entraînement d’Ender. Beaucoup d’autres non plus. À cette époque, ils avaient soif de sang ; Bonzo doit être dans ce cas, à présent. Ender envisagea de prendre à nouveau des cours d’autodéfense ; mais, à présent, comme les batailles pouvaient survenir non seulement tous les jours, mais aussi deux fois par jour, il savait qu’il n’en aurait pas le temps. Il faudra que je prenne les risques. Les professeurs m’ont mis dans cette situation. À eux d’assurer ma sécurité.
Bean se jeta sur sa couchette, totalement épuisé – de nombreux garçons dormaient déjà alors que l’extinction des feux n’était que dans un quart d’heure. Las, il sortit son bureau de son tiroir et le brancha. Il y avait un examen de géométrie, le lendemain, et Bean n’était absolument pas prêt. Il pouvait toujours déduire, s’il en avait le temps, et il avait lu Euclide à cinq ans, mais l’examen avait une durée limitée et il n’aurait pas la possibilité de réfléchir. Il devait savoir. Et il ne savait pas. Et il échouerait probablement. Mais ils avaient gagné deux fois une journée et il était content.
Dès qu’il eut branché son bureau, toutefois, tous les problèmes de géométrie s’envolèrent. Un message traversa l’écran :
VIENS ME VOIR IMMÉDIATEMENT.
Il était 2150, dix minutes avant l’extinction des feux. Quand Ender l’avait-il envoyé ? Néanmoins, il valait mieux en tenir compte. Peut-être y aurait-il une autre bataille le lendemain matin – cette idée l’épuisait – et il n’aurait certainement plus le temps de s’entretenir avec Ender. Bean se leva et, d’un pas lent, suivit le couloir jusqu’à la porte d’Ender. Il frappa.
— Entrez, dit Ender.
— Je viens de voir ton message.
— Bien, dit Ender.
— C’est presque l’heure de l’extinction des feux.
— Je t’aiderai à retrouver ton chemin dans le noir.
— Je me demandais seulement si tu savais quelle heure…
— Je sais toujours l’heure qu’il est.
Bean soupira intérieurement. Cela ne manquait jamais. Chaque fois qu’il avait une conversation avec Ender, elle tournait à la dispute. Bean détestait cela. Il reconnaissait le génie d’Ender et le respectait. Pourquoi Ender ne pouvait-il pas voir ce qu’il y avait de bon chez lui ?
— Bean, tu te souviens que, il y a quatre semaines, tu m’as dit que je devais te nommer chef de cohorte ?
— Ouais.
— Depuis, j’ai nommé cinq chefs de cohorte et cinq adjoints. Et tu n’en es pas. (Ender haussa les sourcils.) Ai-je eu raison ?
— Oui, Commandant.
— Alors, dis-moi comment tu t’es comporté, pendant ces huit batailles.
— Aujourd’hui, j’ai été mis hors de combat pour la première fois mais, selon l’ordinateur, j’ai gelé onze ennemis avant de devoir m’arrêter. Je n’ai jamais gelé moins de quatre ennemis pendant une bataille. J’ai également accompli toutes les missions qui m’ont été confiées.
— Pourquoi t’a-t-on nommé soldat aussi jeune, Bean ?
— Pas plus jeune que toi.
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Tu le sais, et moi aussi.
— J’ai essayé de deviner, mais ce ne sont que des déductions. Tu es très fort. Ils le savaient, ils t’ont poussé…
— Dis-moi pourquoi, Bean.
— Parce qu’ils ont besoin de nous, voilà pourquoi. (Bean s’assit par terre et fixa les pieds d’Ender.) Parce qu’ils ont besoin de quelqu’un qui puisse battre les doryphores. Il n’y a que cela qui les intéresse.
— Il est important que tu saches cela, Bean. Parce que presque tous les élèves de l’école croient que le jeu est important en lui-même, mais ce n’est pas vrai. Il est important seulement dans la mesure où il leur permet de trouver des garçons capables de devenir de vrais commandants dans une vraie guerre. Mais le jeu, ils s’en foutent. C’est ce qu’ils font. Ils foutent le jeu en l’air.
— Marrant. Je croyais qu’ils étaient contre nous.
— Une partie neuf semaines avant le moment où elle aurait dû arriver. Une partie par jour. Et, à présent, deux parties dans la même journée. Bean, je ne sais pas ce que font les professeurs, mais mon armée est fatiguée, je suis fatigué et ils ne tiennent plus aucun compte des règles du jeu. J’ai sorti les archives de l’ordinateur. Personne n’a jamais détruit autant d’ennemis en perdant aussi peu de soldats dans toute l’histoire du jeu.
— Tu es le meilleur, Ender.
Ender secoua la tête.
— Peut-être. Mais ce n’est pas par hasard que j’ai les soldats que j’ai. Des Nouveaux, des rebuts d’autres armées mais, ensemble, mon plus mauvais soldat pourrait être chef de cohorte dans une autre armée. Ils ont triché en ma faveur mais, à présent, ils trichent contre moi. Bean, ils veulent nous briser.
— Ils ne peuvent pas te briser.
— Tu ne peux pas savoir.
Ender eut soudain le souffle court, comme sous l’effet d’une douleur inattendue, ou comme s’il lui avait fallu soudain respirer dans le vent ; Bean le regarda et constata que l’impossible se produisait. Ender Wiggin ne l’appâtait pas, il se confiait à lui. Pas beaucoup. Mais un peu. Ender était un être humain et Bean avait été autorisé à voir.
— C’est peut-être toi qui ne peux pas savoir, émit Bean.
— Il y a une limite au nombre d’idées intelligentes que je peux avoir par jour. Quelqu’un trouvera une solution à laquelle je n’ai pas pensé, et je ne serai pas prêt.
— Quel est le pire qui puisse arriver ? Tu perds une partie.
— Oui. C’est le pire qui puisse arriver. Je ne veux pas perdre une seule partie, parce que si j’en perdais une seule…
Il n’expliqua pas, et Bean ne l’interrogea pas.
— J’ai besoin de ton intelligence, Bean. Il faut que tu trouves des solutions aux problèmes que nous n’avons pas encore rencontrés. Je veux que tu tentes des choses que personne n’a tentées parce qu’elles sont totalement stupides.
— Pourquoi moi ?
— Parce que, bien qu’il y ait quelques meilleurs soldats dans l’Armée du Dragon – pas beaucoup, mais quelques-uns – personne ne réfléchit mieux et plus rapidement que toi.
Bean ne répondit pas. Ils savaient tous les deux que c’était vrai.
Ender lui montra son bureau. Dessus, il y avait douze noms. Deux ou trois membres de chaque cohorte.
— Choisis cinq soldats, dit Ender. Un dans chaque cohorte. Ce sera une unité spéciale que tu entraîneras. Seulement pendant les séances d’entraînement supplémentaires. Explique-leur ce à quoi tu les entraînes. Ne consacre pas trop de temps à une seule chose. Le plus souvent, ton unité spéciale et toi, vous ferez partie de l’ensemble de l’armée, des cohortes ordinaires. Mais quand j’aurai besoin de vous, quand il faudra faire quelque chose que vous seuls pourrez faire…
— Ce sont tous des Nouveaux, releva Bean. Aucun ancien.
— Après cette semaine, Bean, tous nos soldats sont des anciens. Te rends-tu compte que, au classement individuel des soldats, nos quarante hommes sont tous dans les cinquante premiers ? Qu’il faut descendre jusqu’à la dix-septième place pour trouver un soldat qui ne soit pas un Dragon ?
— Et si je ne trouve rien ?
— Dans ce cas, je me suis trompé sur ton compte.
Bean sourit.
— Tu ne t’es pas trompé.
La lumière s’éteignit.
— Peux-tu retrouver ton chemin, Bean ?
— Probablement pas.
— Dans ce cas, reste ici. Si tu écoutes très attentivement, tu entendras la bonne fée qui viendra, au milieu de la nuit, nous apporter le programme de demain.
— Ils ne vont pas nous mettre une nouvelle bataille demain, n’est-ce pas ?
Ender ne répondit pas. Bean l’entendit s’allonger. Il se leva et fit de même. Il envisagea une demi-douzaine d’idées, avant de s’endormir. Ender serait content : elles étaient toutes stupides.