7 SALAMANDRE

— « N’est-il pas agréable de savoir qu’Ender peut faire l’impossible ? »

— « Les morts du joueur ont toujours été écœurantes. J’ai toujours pensé que le Verre du Géant était la partie la plus pervertie du jeu, mais s’attaquer ainsi aux yeux – est-ce lui que nous voulons placer à la tête de nos flottes ? »

— « Ce qui compte, c’est qu’il a gagné une partie qu’il était impossible de gagner. »

— « Je suppose que vous allez le déplacer, à présent. »

— « Nous attendions de savoir comment il résoudrait le conflit qui l’opposait à Bernard. Il l’a parfaitement résolu. »

— « Ainsi, dès qu’il domine une situation, vous le placez dans une autre, qu’il ne domine pas. Il n’a donc jamais de repos ? »

— « Il aura un mois ou deux, peut-être trois, avec son groupe d’origine. C’est une longue période, pour un enfant. »

— N’avez-vous pas de temps en temps l’impression que ces garçons ne sont pas des enfants ? Je regarde ce qu’ils font, la façon dont ils parlent, et ils ne me font pas l’effet d’enfants. »

— « Ce sont les enfants les plus intelligents du monde, chacun à sa manière. »

— « Mais ne devraient-ils pas agir tout de même comme des enfants ? Ils ne sont pas normaux. Ils agissent comme… l’Histoire. Napoléon et Wellington. César et Brutus. »

— « Nous tentons de sauver le monde, pas de guérir les cœurs brisés. Vous êtes trop sensible. »

— « Le général Levy n’a pitié de personne. Toutes les vidéos le montrent. Mais ne faites pas de mal à ce petit. »

— « Est-ce que vous plaisantez ? »

— « Enfin, ne lui faites pas plus de mal que nécessaire. »


Alai était assis en face d’Ender, pendant le dîner.

— J’ai enfin compris comment tu as envoyé ce message. En utilisant le nom de Bernard.

— Moi ? demanda Ender.

— Allons, qui d’autre ? Il est certain que ce n’était pas Bernard. Et Shen n’est pas très fort avec l’ordinateur. Et je sais que ce n’était pas moi. Alors, qui ? Peu importe. J’ai trouvé comment créer un élève. Tu as simplement établi l’existence d’un élève nommé Bernard-point, B-E-R-N-A-R-D-espace, de sorte que l’ordinateur n’a pas établi la relation avec un élève existant.

— Il semble que cela pourrait marcher, accorda Ender.

— D’accord. D’accord. Ça marche. Mais tu as fait cela pratiquement le premier jour.

— Ou quelqu’un d’autre. Dap, peut-être, pour empêcher Bernard de devenir trop puissant.

— J’ai découvert autre chose. Je ne peux pas le faire avec ton nom.

— Oh ?

— Tout ce qui contient Ender est rejeté. Je ne peux pas non plus accéder à tes dossiers. Tu as réalisé ton propre système de sécurité.

— Peut-être.

Alai sourit.

— Je viens d’entrer quelque part et de déclasser les dossiers de quelqu’un. Il me suit de près et ne tardera pas à percer le système. J’ai besoin de protection, Ender. J’ai besoin de ton système.

— Si je te donne mon système, tu sauras comment faire et tu viendras déclasser mes dossiers.

Moi ? demanda Alai. Moi, ton meilleur ami ?

Ender rit.

— Je vais te fournir un système.

— Tout de suite ?

— Puis-je terminer de manger ?

— Tu ne termines jamais de manger.

C’était vrai. Il restait toujours de la nourriture, sur le plateau d’Ender, après les repas. Ender regarda son assiette et décida qu’il avait terminé.

— Eh bien, allons-y.

Lorsqu’ils furent arrivés au dortoir, Ender s’accroupit près de son lit et dit :

— Va chercher ton bureau et apporte-le ici. Je vais te montrer.

Mais, lorsqu’Alai revint, Ender était assis, ses placards étant toujours fermés.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Alai.

En guise de réponse, Ender posa la main sur le scanner. « Accès non autorisé. » indiqua-t-il. Les placards ne s’ouvrirent pas.

— Tu t’es fait doubler, mon petit vieux, dit Alai. On t’a mangé la laine sur le dos.

— Es-tu sûr de vouloir mon système de sécurité, à présent ?

Ender se leva et s’éloigna du lit.

— Ender, dit Alai.

Ender se retourna. Alai avait un morceau de papier à la main.

— Qu’est-ce que c’est ?

Alai le regarda.

— Tu ne sais donc pas ? C’était sur ton lit. Tu devais être assis dessus.

Ender prit le morceau de papier.


ENDER WIGGIN

AFFECTÉ À L’ARMÉE DE LA SALAMANDRE

COMMANDÉ PAR BONZO MADRID

EFFET IMMÉDIAT

CODE VERT-VERT-MARRON

AUCUN EFFET TRANSFÉRABLE


— Tu es malin, Ender, mais tu n’es pas meilleur que moi dans la salle de bataille.

Ender secoua la tête. Il ne pouvait imaginer de décision plus stupide que celle qui consistait à le transférer à ce moment-là. Personne n’était promu avant ses huit ans. Ender n’avait pas encore sept ans. Et les groupes passaient généralement d’un seul bloc dans les armées, presque toutes les armées ayant un nouveau au même moment. Il n’y avait pas de feuille de transfert sur les autres lits.

Juste quand les choses finissaient par s’arranger. Juste quand Bernard s’entendait avec tout le monde, même Ender. Juste quand Ender et Alai devenaient véritablement amis. Juste au moment où sa vie devenait enfin vivable.

Ender tendit le bras et fit lever Alai.

— De toute façon, l’Armée de la Salamandre est en crise, dit Alai.

L’injustice du transfert mit Ender dans une colère telle que les larmes lui montèrent aux yeux. Faut pas pleurer, se dit-il.

Alai vit les larmes, mais eut la gentillesse de ne rien dire.

— C’est des merdeux, Ender, ils ne veulent même pas te laisser emporter ce qui t’appartient.

Ender ricana et, finalement, ne pleura pas.

— Crois-tu que je devrais me déshabiller et y aller tout nu ?

Alai rit également.

Répondant à une impulsion, Ender le serra, fort, presque comme s’il avait été Valentine. Il pensa même à Valentine, à ce moment-là, et eut envie de rentrer chez lui.

— Je n’ai pas envie de partir, dit-il.

Alai lui rendit son étreinte.

— Je les comprends, Ender. Tu es le meilleur. Ils sont peut-être pressés de tout t’apprendre.

— Ils ne veulent pas tout m’apprendre, releva Ender. J’avais envie d’apprendre quel effet cela fait d’avoir un ami.

Alai hocha la tête avec gravité.

— Toujours mon ami, toujours mon meilleur ami, dit-il.

Puis il ricana.

— Va découper les doryphores en morceaux.

— Ouais.

Ender lui rendit son sourire.

Soudain, Alai embrassa Ender sur la joue et lui souffla à l’oreille :

— Salaam.

Puis, rouge, il pivota sur lui-même et gagna son lit, qui se trouvait au fond du dortoir. Ender supposa que le baiser et le mot étaient plus ou moins interdits. Une religion réprimée, peut-être. Ou peut-être le mot avait-il une signification intime et puissante uniquement pour Alai. Quelle qu’en soit la signification pour Alai, Ender comprit qu’il était sacré ; qu’il s’était livré à Ender, comme la Mère d’Ender l’avait fait, quand il était tout petit, avant qu’on ne lui implante le moniteur, qu’elle avait posé les mains sur sa tête, alors qu’elle le croyait endormi, et qu’elle avait prié pour lui. Ender n’avait jamais parlé de cela, même pas à sa Mère, mais il avait conservé ce souvenir comme un objet saint, cette façon dont sa Mère l’aimait alors qu’elle croyait que personne, même pas lui, ne pouvait voir ou entendre. C’était ce qu’Alai lui avait donné ; un cadeau tellement sacré qu’Ender lui-même ne pouvait être autorisé à comprendre ce qu’il signifiait. Après cela, on ne pouvait rien ajouter. Alai arriva près de son lit et se tourna vers Ender. Ils se regardèrent dans les yeux pendant quelques instants, conscients de l’affection qui les liait. Puis Ender s’en alla.

Il n’y avait pas de vert-vert-marron dans cette partie de l’école ; il lui faudrait rejoindre cet itinéraire dans une zone publique. Les autres ne tarderaient pas à terminer leur dîner ; il n’avait pas envie d’aller près du réfectoire. La salle de jeux serait pratiquement vide.

Les jeux ne lui faisaient pas envie, dans l’état d’esprit où il se trouvait. Alors, il gagna les bureaux publics situés au fond de la salle et demanda son jeu personnel. Il gagna rapidement le Pays des Fées. Le Géant était mort lorsqu’il arrivait, à présent ; il devait descendre prudemment de la table, sauter sur un des pieds de la chaise renversée du Géant, puis sauter sur le sol. Pendant quelque temps, des rats avaient rongé le cadavre du Géant, mais Ender en avait tué un avec une aiguille provenant de la chemise déchirée du Géant et, ensuite, ils l’avaient laissé tranquille.

Le cadavre du Géant avait pratiquement fini de se décomposer. Ce qui pouvait être arraché par les petits nécrophages avait été arraché ; les vers avaient fait leur œuvre sur les organes ; c’était à présent une momie desséchée, creuse, au ricanement fixe, aux yeux vides et aux doigts repliés. Ender se souvenait de la façon dont il avait creusé dans l’œil, quand il était vivant, méchant et intelligent. Furieux et frustré comme il l’était, Ender avait envie de revivre ce meurtre. Mais le Géant faisait partie du paysage, désormais, et on ne pouvait pas se mettre en colère contre lui.

Ender avait toujours emprunté le pont conduisant au château de la Reine de Cœur, où il y avait de nombreux jeux ; mais ceux-ci ne lui faisaient plus envie. Il contourna le cadavre du Géant et remonta le cours du ruisseau, jusqu’à l’endroit où il sortit d’une forêt. Il y avait une aire de jeux : toboggan et assemblage de tubes, balançoire et manège, avec une douzaine d’enfants qui jouaient en riant. Ender constata que, dans le jeu, il était devenu un enfant bien que le personnage des jeux soit généralement adulte. En fait, il était plus petit que les autres enfants.

Il fit la queue au toboggan. Les autres enfants firent comme s’il n’existait pas. Il monta en haut de l’échelle, regarda le garçon qui était devant lui glisser rapidement le long de la spirale. Puis il s’assit et commença de glisser.

Il ne glissait que depuis quelques instants quand il traversa soudain la bordure et atterrit sur le sol, au pied de l’échelle. Le toboggan ne l’acceptait pas.

L’assemblage de tubes non plus. Il pouvait grimper pendant quelque temps mais, à un moment donné, une barre quelconque paraissait perdre toute substance, et il tombait. Il pouvait rester sur la balançoire basculante jusqu’au moment où elle atteignait le maximum de son ascension ; puis il tombait. Lorsque le manège allait vite, il ne pouvait plus tenir les barres, et la force centrifuge le jetait par terre.

Quant aux autres enfants, leurs rires étaient rauques, vexants. Ils tournaient autour de lui, le montraient du doigt et riaient longtemps avant de retourner à leurs jeux.

Ender eut envie de les frapper, de les jeter dans le ruisseau. Mais il se contenta d’entrer dans la forêt. Il trouva un chemin qui devint bientôt une antique route de brique, presque entièrement recouverte de mauvaises herbes, mais toujours utilisable. Il y eut des suggestions de jeux possibles, de part et d’autre, mais Ender n’en suivit aucune. Il voulait savoir où conduisait le chemin.

Il aboutissait dans une clairière avec un puits au milieu et une pancarte indiquant : « Bois, Voyageur ». Ender avança et regarda le puits. Presque au même moment, il entendit un grondement. De la forêt, sortirent une douzaine de loups à face humaine, la bave aux lèvres. Ender les reconnut – c’étaient les enfants de l’aire de jeux. Mais, à présent, leurs dents étaient capables de déchirer ; Ender, sans armes, fut rapidement dévoré.

Son personnage suivant apparut, comme d’habitude, au même endroit et il fut à nouveau dévoré, bien qu’il ait essayé de descendre dans le puits.

L’apparition suivante, toutefois, eut lieu sur l’aire de jeux. Les enfants se moquèrent à nouveau de lui. Riez toujours, se dit Ender. Je sais ce que vous êtes. Ender poussa une petite fille. Elle le suivit, furieuse. Ender l’entraîna en haut de l’échelle du toboggan. Bien entendu, il tomba ; mais, cette fois, comme elle le suivait de très près, elle tomba également. Lorsqu’elle heurta le sol, elle se transforma en loup et resta immobile, morte ou assommée.

Successivement, Ender entraîna tous les autres dans un piège. Mais, alors qu’il n’en avait pas encore terminé avec le dernier, les loups ressuscitèrent et ne redevinrent pas des enfants. Ender fut une nouvelle fois déchiqueté.

Cette fois, tremblant et couvert de sueur, Ender retrouva son personnage sur la table du Géant. Je devrais abandonner, se dit-il, je devrais rejoindre mon armée.

Mais il fit descendre son personnage, contourna le cadavre du Géant et gagna l’aire de jeux.

Cette fois, dès qu’un enfant tombait par terre et se transformait en loup, Ender traînait le corps jusqu’au ruisseau et le jetait dedans. Chaque fois, le corps crépitait comme si l’eau était un acide ; le loup se consumait, un nuage de fumée noire s’élevait et s’éloignait. Il était facile de se débarrasser des enfants bien que, à la fin, ils se soient mis à le suivre en groupe de deux ou trois. Les loups n’attendaient pas Ender dans la clairière, et il descendit dans le puits par la corde du seau.

La lumière, dans la caverne, était faible, mais il distingua des tas de pierres précieuses. Il ne s’arrêta pas, remarquant que, derrière lui, des yeux brillaient parmi les gemmes. Une table chargée de nourriture ne l’intéressa pas. Il passa parmi les cages suspendues au plafond et contenant chacune une créature exotique et d’aspect amical. Je jouerai avec vous plus tard, se dit Ender. Finalement, il arriva devant une porte sur laquelle était écrit en émeraudes étincelantes :


LE BOUT DU MONDE


Il n’hésita pas. Il ouvrit la porte et franchit le seuil.

Il se retrouva sur une étroite plate-forme, au flanc d’une falaise dominant un paysage de forêt au vert intense et clair avec des traînées de couleurs automnales et, ça et là, des taches de terrain dégagé, avec des villages et des charrues tirées par des bœufs, un château sur une éminence, au loin, et des nuages poussés par le vent, juste au-dessous de lui. Au-dessus de lui, le ciel était le plafond d’une caverne immense, avec des cristaux suspendus à l’extrémité de stalactites brillantes.

La porte se referma derrière lui ; Ender étudia attentivement la scène. Compte tenu de sa beauté, il se soucia moins de la survie que d’ordinaire. Il ne se demandait guère, à ce moment-là, quel pouvait bien être le jeu correspondant à cet endroit. Il l’avait trouvé, et le contempler était en soi une récompense. Et, sans penser aux conséquences, il sauta.

Il planait en direction d’une rivière tumultueuse et de rochers sauvages ; mais un nuage s’interposa entre lui et le sol, pendant sa chute, le soutint et l’emmena. Il le conduisit jusqu’au donjon du château et le fit entrer par une fenêtre ouverte. Puis il le laissa dans une pièce sans porte apparente dans le plafond ou le plancher, et les fenêtres donnant sur une chute vraisemblablement fatale.

Quelques instants plus tôt, il avait sauté de la plateforme avec insouciance ; cette fois, il hésitait.

Le petit tapis qui se trouvait devant la cheminée se transforma en serpent long et mince, aux dents acérées.

— Je suis ton unique espoir de fuite, dit-il. La mort est ton unique espoir de fuite.

Ender regarda autour de lui à la recherche d’une arme, puis l’écran s’obscurcit brusquement. Des mots clignotèrent en faisant le tour du bureau.


PRÉSENTE-TOI IMMÉDIATEMENT À TON COMMANDANT

TU ES EN RETARD

VERT-VERT-MARRON


Furieux, Ender ferma le bureau, gagna le tableau des codes de couleurs, où il trouva le ruban vert-vert-marron, le toucha et le suivit tandis qu’il s’allumait devant lui. Le vert foncé, vert clair et marron du ruban lui rappelèrent le royaume de début d’automne qu’il avait découvert dans le jeu. Je dois y retourner, se dit-il. Le serpent est une longue corde ; je peux descendre le long du mur du donjon et visiter cet endroit. Peut-être s’appelle-t-il le Bout du Monde parce que c’est la fin des jeux, parce que je peux aller dans un village et devenir un des petits garçons qui y travaillent et y jouent, sans rien à tuer ni rien pour me tuer, en vivant, tout simplement.

Lorsque cette idée lui vint à l’esprit, cependant, il ne put imaginer ce que pouvait bien signifier : « Vivre, tout simplement. » Cela ne lui était jamais arrivé. Mais, de toute façon, il avait envie de le faire.


Les armées étaient plus grandes que les groupes de nouveaux, et les casernes des armées étaient également plus grandes. Elles étaient longues et étroites, avec des couchettes des deux côtés ; tellement longues, en réalité, que l’on apercevait, au fond, la courbe de la roue de l’École de Guerre.

Ender s’arrêta sur le seuil. Quelques garçons, qui se trouvaient près de la porte, lui adressèrent un bref regard, mais ils étaient plus âgés et il sembla qu’ils ne l’avaient même pas vu. Ils continuèrent leurs conversations, allongés sur les couchettes, ou appuyés contre elles. Ils parlaient des batailles, naturellement – les grands le faisaient toujours. Ils étaient tous beaucoup plus grands qu’Ender. Ceux qui avaient dix et onze ans le dominaient de toute leur taille ; les plus jeunes avaient huit ans et Ender n’était pas grand pour son âge.

Il tenta de déterminer lequel d’entre eux était le commandant mais presque tous étaient à mi-chemin entre la combinaison et ce qu’ils appelaient leur uniforme de nuit – de la peau de la tête aux pieds. Beaucoup avaient sorti leur bureau, mais rares étaient ceux qui étudiaient.

Ender entra dans la salle. L’attention se porta immédiatement sur lui.

— Qu’est-ce que tu veux ? s’enquit le garçon qui occupait la couchette supérieure proche de la porte.

C’était le plus grand. Ender l’avait déjà remarqué, un jeune géant qui avait déjà quelques poils au menton.

— Tu ne fais pas partie des Salamandres.

— Je crois que je suis censé en faire partie, dit Ender. Vert-vert-marron, exact ? J’ai été transféré.

Il montra son morceau de papier au garçon, qui était manifestement chargé de garder la porte.

Le garde voulut le prendre. Ender le recula, juste hors de sa portée.

— Je suis censé le donner à Bonzo Madrid.

Un autre garçon se joignit à la conversation, plus petit, mais tout de même plus grand qu’Ender.

— Pas Bahn-zow, tête de con ! C’est un nom espagnol. Bonzo Madrid. Aquí nosotros hablamos español, Señor Gran Fedor.

— Tu dois être Bonzo, alors ? demanda Ender, prononçant le nom correctement.

— Non, j’ai seulement un talent pour les langues. Petra Arkanian. La seule fille de l’Armée de la Salamandre. Avec davantage de couilles que tous ceux qui sont ici.

— Mama Petra parle, dit un garçon, elle parle, elle parle.

Un autre psalmodia :

— Elle dit que des conneries ! Elle dit que des conneries ! Elle dit que des conneries !

Nombreux furent ceux qui rirent.

— Entre nous, dit Petra, si on donnait un lavement à l’École de Guerre, on le brancherait en vert-vert-marron.

Ender désespérait. Il n’avait déjà rien pour lui – terriblement sous-entraîné, petit, inexpérimenté, condamné à faire des jaloux en raison de la précocité de son avancement. Et, à présent, par hasard, il avait gagné exactement l’amitié qui ne convenait pas. Tenue à l’écart dans l’Armée de la Salamandre, Petra venait de se lier à lui dans l’esprit des autres membres de l’armée. Du bon travail. Pendant quelques instants, en regardant les visages joyeux, ironiques, des garçons qui l’entouraient, Ender imagina leurs corps couverts de poils, leurs dents pointues, faites pour déchirer. Suis-je le seul être humain de cet endroit ? Tous les autres sont-ils des animaux ne pensant qu’à dévorer ?

Puis il se souvint d’Alai. Dans toute armée, il y avait certainement au moins une personne valant la peine d’être connue.

Soudain, bien que personne n’ait demandé le calme, les rires cessèrent et le groupe devint silencieux. Ender se tourna vers la porte. Un garçon se tenait sur le seuil, grand, brun et mince, avec de beaux yeux noirs et des lèvres étroites suggérant le raffinement. J’ai envie de suivre cette beauté, se dit Ender. J’ai envie de voir comme voient ces yeux.

— Comment t’appelles-tu ? demanda calmement le garçon.

— Ender Wiggin, commandant, répondit Ender. Affecté à l’Armée de la Salamandre.

Il tendit ses ordres.

Le garçon prit le morceau de papier d’un geste rapide, sans toucher la main d’Ender.

— Quel âge as-tu, Wiggin ? demanda-t-il.

— J’ai six ans, neuf mois et douze jours.

— Depuis combien de temps travailles-tu dans la salle de bataille ?

— Quelques mois. Je vise mieux.

— Connais-tu les manœuvres ? As-tu déjà appartenu à une cohorte ? As-tu déjà participé à un exercice commun ?

Ender n’avait jamais entendu parler de ces choses-là. Il secoua la tête.

Madrid le regarda dans les yeux.

— Je vois. Comme tu ne tarderas pas à t’en rendre compte, les officiers qui commandent cette école, et notamment le Major Andersen, qui dirige le jeu, aiment beaucoup les blagues. L’Armée de la Salamandre sort tout juste d’une obscurité indécente. Nous avons gagné douze fois sur les vingt dernières parties que nous avons disputées. Nous avons vaincu le Rat, le Scorpion et le Lévrier, et nous sommes en mesure de prendre la tête du jeu. Alors, naturellement, on me donne un spécimen de sous-développement tel que toi, inutilisable, sans entraînement et irrécupérable.

Petra dit à voix basse :

— Il n’est pas très heureux de te rencontrer.

— Ta gueule, Arkanian ! lança Madrid. Nous avions un problème, en voilà un autre. Mais quels que soient les obstacles que les officiers jugent bon de placer en travers de notre route, nous sommes toujours…

— Les Salamandres ! crièrent les soldats d’une seule voix.

Instinctivement, la perception qu’avait Ender de ces événements se transforma. C’était une structure, un rituel. Madrid ne cherchait pas à le blesser, il prenait simplement le contrôle d’un événement inattendu et se servait de lui pour renforcer son emprise sur son armée.

— Nous sommes le feu qui les consume, ventre et tripes, tête et cœur ; nous sommes de nombreuses flammes, mais un seul feu.

— Salamandres ! crièrent-ils à nouveau.

— Même lui ne pourra pas nous affaiblir.

Pendant un instant, Ender se prit à espérer.

— Je travaillerai dur et j’apprendrai vite, dit-il.

— Je ne t’ai pas donné la permission de parler, répliqua Madrid. J’ai l’intention de t’échanger aussi rapidement que possible. Je serai probablement obligé de renoncer également à quelqu’un d’utile, en même temps que toi mais, petit comme tu es, tu es pire qu’inutile. Un gelé de plus, inévitablement, dans chaque bataille, voilà tout ce que tu es, et nous en sommes à présent au point où chaque soldat gelé a son importance au classement. Je n’ai rien contre toi personnellement, Wiggin, mais je suis sûr que tu peux t’entraîner aux dépens de quelqu’un d’autre.

— C’est un grand cœur, dit Petra.

Madrid s’approcha de la fille et la gifla avec le dos de la main. Cela ne fit pas beaucoup de bruit car seuls ses ongles l’avaient touchée. Mais quatre traînées rouges apparurent sur la joue et de petites gouttes de sang marquèrent l’endroit où les bouts de doigts avaient frappé.

— Voici tes instructions, Wiggin. J’espère que je n’aurai plus besoin de t’adresser la parole. Tu resteras à l’écart lorsque nous nous entraînerons dans la salle de bataille. Ta présence est obligatoire, naturellement, mais tu n’appartiendras à aucune cohorte et tu ne prendras pas part aux batailles. Quand nous livrerons bataille, tu t’habilleras rapidement et tu te présenteras à la porte avec les autres. Mais tu ne franchiras la porte que quatre minutes après le début de la partie et, ensuite, tu resteras près de la porte, sans dégainer ton arme ni tirer, jusqu’à la fin de la partie.

Ender acquiesça. Ainsi, il ne serait rien. Il espéra que l’échange ne tarderait pas.

Il remarqua en outre que Petra ne poussa pas de cri de douleur et ne toucha même pas sa joue, bien qu’une goutte de sang ait coulé, faisant une traînée jusqu’au menton. Peut-être était-elle maintenue à l’écart mais comme, de toute manière, Bonzo Madrid ne deviendrait sous aucun prétexte l’ami d’Ender, il avait intérêt à se lier avec elle.

On lui donna une couchette située à l’extrémité opposée de la salle. C’était une couchette supérieure de sorte que, lorsqu’il était couché, il ne voyait même pas la porte ; la courbe du plafond la cachait. Il y avait d’autres garçons, près de lui, fatigués, tristes, les moins appréciés. Ils ne souhaitèrent pas la bienvenue à Ender.

Ender posa la main sur le scanner afin d’ouvrir les placards, mais il ne se passa rien. Puis il se rendit compte que les placards n’étaient pas fermés à clé. Ils comportaient tous un anneau permettant de les ouvrir. Ainsi, il n’aurait plus d’intimité à présent qu’il était dans l’armée.

Il y avait un uniforme, dans le placard. Pas l’uniforme bleu pâle des Nouveaux, mais l’uniforme vert foncé, bordé d’orange, des Salamandres. Il ne lui allait pas bien. Mais on n’avait probablement jamais fourni ce type d’uniforme à un enfant aussi jeune.

Il était en train de le quitter quand il s’aperçut que Petra se dirigeait vers sa couchette. Il descendit pour l’accueillir.

— Détends-toi, dit-elle. Je ne suis pas un officier.

— Tu es chef de cohorte, n’est-ce pas ?

Quelqu’un ricana.

— Qu’est-ce qui a bien pu te donner cette idée, Wiggin ?

— Tu as une couchette sur le devant.

— J’ai une couchette sur le devant parce que je suis la meilleure tireuse de l’Armée de la Salamandre et parce que Bonzo a peur que je ne déclenche une révolution si les chefs de cohorte ne sont pas là pour me surveiller. Comme si je pouvais déclencher quoi que ce soit avec des garçons comme ceux-là.

Elle montra les jeunes gens tristes des couchettes voisines.

Que cherchait-elle à faire ? Rendre la situation encore plus pénible ?

— Tout le monde est meilleur que moi, dit Ender, dans l’espoir de se dissocier du mépris qu’elle manifestait à l’égard des garçons qui seraient, après tout, ses voisins.

— Je suis une fille, dit-elle, et tu es un pisseur de six ans. Nous avons beaucoup de choses en commun. Pourquoi ne serions-nous pas amis ?

— Je ne ferai pas tes devoirs, dit-il.

Quelques instants plus tard, elle s’aperçut que c’était une plaisanterie.

— Ha ! fit-elle. Tout est tellement militaire, quand on est dans le jeu. L’école est différente de celle des Nouveaux. Histoire, stratégie, tactique, doryphores, maths, étoiles, ce dont on a besoin en tant que pilote et commandant. Tu verras.

— Alors, tu es mon amie. Qu’est-ce que j’y gagne ? demanda Ender.

Il imitait sa façon traînante de parler, comme si tout lui était égal.

— Bonzo ne te laissera pas t’entraîner. Il t’obligera à emporter ton bureau dans la salle de bataille et à étudier. Il a raison, dans un sens – il ne veut pas qu’un petit garçon totalement inexpérimenté vienne désorganiser ses manœuvres. (Elle se mit à parler giria, argot imitant le petit-nègre des gens sans éducation.) Bonzo, lui précis. Lui très prudent, lui pisser dans un bol sans faire éclaboussures.

Ender sourit.

— La salle de bataille est continuellement ouverte. Si tu veux, j’irai avec toi, en dehors des heures, et je te montrerai ce que je sais. Je ne suis pas un soldat exceptionnel, mais je suis bonne et, de toute façon, j’en sais forcément plus long que toi.

— Si tu veux, répondit Ender.

— Début demain matin après le petit déjeuner.

— Et si la salle est occupée ? Nous y allions tout de suite après le petit déjeuner, avec mon groupe.

— Aucun problème. En fait, il y a neuf salles de bataille.

— Je n’ai jamais entendu parler des autres.

— Elles ont la même entrée. Tout le centre de l’École de Guerre, le moyeu de la roue, est occupé par les salles de bataille. Elles ne tournent pas avec le reste de la station. C’est de cette façon qu’ils réalisent l’apesanteur. Pas de rotation, pas de bas. Mais il est possible d’amener les neuf salles de bataille devant l’entrée du couloir que nous utilisons tous. Lorsqu’on est à l’intérieur, ils déplacent l’ensemble et une autre salle se trouve en position.

— Oh !

— Comme j’ai dit. Juste après le petit déjeuner.

— Bien, dit Ender.

Elle s’éloigna.

— Petra ! appela-t-il.

Elle se retourna.

— Merci.

Elle ne répondit pas, se contentant de pivoter à nouveau sur elle-même et de s’éloigner dans l’allée.

Ender regagna sa couchette et termina de quitter son uniforme. Il resta couché, nu, sur son lit, tripotant son nouveau bureau, essayant de déterminer si on avait touché ses codes d’accès. Bien entendu, son système de sécurité avait été effacé. Il ne pouvait pas posséder quoi que ce soit, même pas son bureau.

La lumière baissa légèrement. L’heure du coucher arrivait. Ender ignorait quelle salle de bains il devait utiliser.

— Tourne à gauche après la porte, dit son voisin. Nous la partageons avec les Rats, les Condors et les Écureuils.

Ender le remercia et s’éloigna.

— Hé ! dit le garçon. Tu ne peux pas y aller comme ça. Il faut toujours être en uniforme en dehors de cette salle.

— Même pour aller aux toilettes ?

— Surtout. Et il est interdit de parler aux soldats des autres armées. Aux repas ou dans les toilettes. C’est parfois possible dans la salle de jeux et, naturellement, quand les profs le demandent. Mais si Bonzo t’attrape, t’es mort, pigé ?

— Merci.

— Et, euh, Bonzo pique sa crise si tu restes à poil devant Petra.

— Elle était nue quand elle est venue, pas vrai ?

— Elle fait ce qu’elle veut, mais tu restes habillé. Ordre de Bonzo.

C’était stupide. Petra ressemblait à un garçon, c’était une règle stupide. Cela la maintient à l’écart, la distingue, divise l’armée. Stupide, stupide. Comment Bonzo avait-il pu devenir commandant s’il n’était pas plus malin que cela ? Alai aurait commandé plus intelligemment que Bonzo. Il savait créer des liens au sein d’un groupe.

Moi aussi je sais créer des liens au sein d’un groupe, se dit Ender. Un jour, je serai peut-être commandant.

Dans la salle de bains, il se lavait les mains lorsque quelqu’un lui adressa la parole.

— Hé, on fait porter l’uniforme des Salamandres aux bébés, à présent ?

Ender ne répondit pas, se contentant de se sécher les mains.

— Hé, regardez, les Salamandres prennent les bébés, à présent ! Regardez-moi ça ! Il pourrait me passer entre les jambes sans toucher mes couilles !

— C’est parce que t’en as pas, Dink, répondit un autre.

En sortant de la pièce, Ender entendit quelqu’un dire :

— C’est Wiggin. Vous savez, le petit malin de la salle de jeux.

Il s’éloigna dans le couloir avec un sourire. Il était petit, mais ils connaissaient son nom. À cause de la salle de jeux, naturellement, de sorte que cela ne signifiait rien. Mais ils verraient. Il serait également un bon soldat. Ils ne tarderaient pas à tous connaître son nom. Pas dans l’Armée de la Salamandre, peut-être, mais très bientôt.


Petra attendait dans le couloir conduisant à la salle de bataille.

— Une minute, dit-elle à Ender. L’Armée du Lapin vient d’entrer, et la mise en place de la salle de bataille suivante prend quelques minutes.

Ender s’assit près d’elle.

— En ce qui concerne les salles de bataille, il n’y a pas seulement le passage de l’une à l’autre, dit-il. Par exemple, pourquoi y a-t-il de la pesanteur, dans le couloir, juste avant d’entrer dans la salle ?

Petra ferma les yeux.

— Et si les salles de bataille sont réellement en apesanteur, que se passe-t-il lorsque l’une d’entre elles est reliée ? Pourquoi ne subit-elle pas la rotation de l’école ?

Ender acquiesça.

— Il y a des mystères, reprit Petra à voix basse. Ne cherche pas à les résoudre. Des choses terribles sont arrivées au dernier soldat qui ait essayé. On l’a découvert pendu par les pieds au plafond d’une salle de bains, la tête dans la cuvette des toilettes.

— Ainsi, d’autres ont posé la question avant moi.

— N’oublie pas ceci, petit (la façon dont elle dit : petit, évoquait la gentillesse, pas le mépris) : ils ne disent la vérité que lorsque c’est absolument nécessaire. Mais tous les gens intelligents savent que la science a évolué depuis l’époque de Mazer Rackham et de la Flotte Victorieuse. De toute évidence, nous sommes à présent en mesure de contrôler la pesanteur. De la créer ou de la supprimer, de changer son orientation, peut-être de la réfléchir… À mon avis, on pourrait faire des tas de choses avec des armes utilisant la pesanteur et des vaisseaux propulsés grâce à la pesanteur. Et pense à la façon dont les vaisseaux pourraient manœuvrer près des planètes. Peut-être en arracher de gros morceaux en réfléchissant la pesanteur de la planète sur elle-même, mais dans une direction différente, et en la concentrant sur un point. Mais ils ne disent rien.

Ender comprenait ce qu’elle sous-entendait ; la manipulation de la pesanteur était une chose ; les omissions volontaires des officiers en étaient une autre ; mais le message le plus important était le suivant : les adultes sont les ennemis, pas les autres armées. Ils ne disent pas la vérité.

— Viens, petit, dit-elle. La salle de bataille est prête. Les mains de Petra ne tremblent pas. L’ennemi est mort.

Elle gloussa.

— Ils m’appellent : Petra la poétesse.

— Ils disent aussi que tu es cinglée.

— Faut les croire, trou du cul.

Elle avait dix boules dans un sac. Ender la tint par la combinaison, s’accrochant à la paroi avec l’autre main, afin de la stabiliser tandis qu’elle les lançait, violemment, dans des directions différentes. Compte tenu de l’absence de pesanteur, elles rebondirent au hasard.

— Lâche-moi, reprit-elle.

Elle s’éloigna, tournoyant délibérément ; grâce à quelques mouvements précis de la main, elle se stabilisa et visa soigneusement les boules, l’une après l’autre. Lorsqu’elle en touchait une, sa couleur passait du blanc au rouge. Ender savait que le changement de couleur durait moins de deux minutes. Une seule balle était redevenue blanche lorsqu’elle toucha la dernière.

Elle rebondit avec précision contre une paroi et rejoignit Ender à toute vitesse. Il la prit par la main et l’empêcha de rebondir – une des premières techniques apprises avec son groupe d’origine.

— Tu es forte, apprécia-t-il.

— La plus forte. Et tu vas apprendre comment faire.

Petra lui apprit à tenir le bras droit, à viser avec la totalité du bras.

— Ce que presque tous les soldats ne comprennent pas, c’est que plus on est loin de la cible, plus il faut maintenir longtemps le rayon dans un cercle de deux centimètres. La différence varie entre un dixième de seconde et une demi-seconde mais, pendant la bataille, c’est long. De nombreux soldats croient qu’ils ont manqué alors qu’ils ont fait mouche mais sont partis trop vite. Ainsi, tu ne peux pas utiliser ton pistolet comme une épée, splash-splash, pour les couper en deux. Tu es obligé de viser.

Elle manœuvra l’appareil permettant de récupérer les boules, puis les lança lentement, une par une. Ender tira sur elles. Il les manqua toutes.

— Bien, releva-t-elle. Tu n’as pas de mauvaises habitudes.

— Je n’en ai pas non plus de bonnes, fit-il remarquer.

— Tu en auras.

Ils ne réalisèrent pas grand-chose, ce matin-là. Ils parlèrent, surtout. Comment réfléchir tandis que l’on visait. Tu dois garder présents à l’esprit tes mouvements et ceux de l’ennemi, pendant que tu vises. Tu dois maintenir le bras tendu et viser avec ton corps de sorte que, si ton bras est gelé, tu peux toujours tirer. Apprends l’ampleur du jeu de ta détente et reste continuellement à la limite, pour ne pas être obligé d’appuyer fort chaque fois que tu tires. Détends-toi, ne sois pas crispé, cela te fait trembler.

Ce fut le seul entraînement dont Ender bénéficia ce jour-là. Pendant l’exercice de l’armée, au cours de l’après-midi, Ender reçut l’ordre d’emporter son bureau et de faire ses devoirs, assis dans un coin de la salle. Bonzo était obligé d’emmener tous ses soldats dans la salle de bataille, mais il n’était pas obligé de les utiliser.

Toutefois, Ender ne fit pas ses devoirs. S’il ne pouvait pas participer à l’exercice, il pouvait étudier les qualités de tacticien de Bonzo. L’Armée de la Salamandre était naturellement divisée en quatre cohortes de dix soldats. Certains commandants les constituaient de telle sorte que la cohorte A se composait des meilleurs éléments tandis que la cohorte D réunissait les plus mauvais. Bonzo avait panaché, de sorte que chaque cohorte comportait de bons soldats et de moins bons.

Mais la cohorte B n’avait que neuf soldats. Ender se demandait qui avait été transféré pour lui faire de la place. Il ne tarda pas à constater que le chef de la cohorte B était nouveau. Pas étonnant que Bonzo soit dégoûté – il avait perdu un chef de cohorte et gagné Ender.

Et Bonzo avait raison sur un autre plan. Ender n’était pas prêt. L’exercice fut entièrement consacré à la pratique des manœuvres. Des cohortes précises suivant un chronométrage exact ; les cohortes s’entraînaient à s’appuyer les unes sur les autres pour effectuer des changements brusques de direction sans rompre leur formation. Tous les soldats tenaient pour acquises des compétences qu’Ender ne possédait pas. L’aptitude à atterrir en douceur en absorbant l’essentiel de l’impact. La précision de la trajectoire. Les changements de direction en utilisant des soldats gelés répartis ça et là dans la salle. Sauts périlleux, chandelles, esquives. Progression le long des parois – manœuvre extrêmement difficile mais très utile puisque l’ennemi ne pouvait pas vous prendre à revers.

Tout en prenant conscience de tout ce qu’il ne savait pas, Ender vit des choses qu’il pouvait améliorer. Les formations effectuant des mouvements rigides constituaient une erreur. Elles permettaient aux soldats d’obéir immédiatement aux ordres, mais elles signifiaient également qu’ils étaient prévisibles. Une fois la structure établie, ils la suivaient jusqu’au bout. Il n’y avait aucune possibilité d’adaptation aux mesures prises par l’ennemi contre la formation. Ender étudia les formations de Bonzo comme l’aurait fait un commandant ennemi, trouvant les moyens de les désorganiser.

Pendant le temps libre, ce soir-là, Ender demanda à Petra de s’entraîner avec lui.

— Non, dit-elle. Je veux être commandant, un jour, alors je dois fréquenter la salle de jeux.

Tout le monde croyait que les professeurs enregistraient les parties et identifiaient ainsi les commandants potentiels. Mais Ender en doutait. Les chefs de cohorte avaient davantage de chances de manifester leurs aptitudes que les adeptes des jeux vidéo.

Mais il ne discuta pas avec Petra. L’entraînement consécutif au petit déjeuner représentait déjà un acte de générosité. Néanmoins, il devait s’entraîner. Et il ne pouvait le faire seul, sauf en ce qui concernait les techniques de base. Presque toutes les choses importantes nécessitaient la présence d’un partenaire ou d’une équipe. Si seulement Alai ou Shen avaient encore pu s’entraîner avec lui !

Mais, qu’est-ce qui l’empêchait de s’entraîner avec eux ? Il n’avait jamais entendu parler de soldats s’entraînant avec des Nouveaux, mais aucune règle ne l’interdisait. Cela ne se faisait pas, voilà tout ; les Nouveaux étaient méprisés. Eh bien, de toute manière, Ender était toujours considéré comme un Nouveau. Il avait besoin de camarades prêts à s’entraîner avec lui et, en échange, il pouvait montrer ce que faisaient les grands.


— Hé, le grand soldat est de retour ! dit Bernard.

Ender s’arrêta sur le seuil de son ancien dortoir. Il n’était parti que depuis une journée, mais l’endroit lui paraissait déjà étranger, tout comme les camarades avec qui il était arrivé. Il faillit pivoter sur lui-même et s’en aller. Mais il y avait Alai, qui avait sacralisé leur amitié. Alai n’était pas un étranger.

Ender ne prit pas la peine de cacher la façon dont il était traité dans l’Armée de la Salamandre.

— Et ils ont raison. Je suis à peu près aussi utile qu’un rhume dans une combinaison spatiale.

Alai rit et d’autres camarades se rassemblèrent autour d’eux. Ender proposa un marché. Tous les jours, pendant le temps libre, dur travail dans la salle de bataille, sous la direction d’Ender. Ils apprendraient grâce aux armées, aux batailles qu’Ender verrait ; et il bénéficierait de l’entraînement qui lui était nécessaire pour devenir un bon soldat.

— Nous nous préparerons ensemble.

De nombreux garçons voulurent venir.

— Sûr, dit Ender. Si vous venez pour travailler. Si vous venez pour faire les cons, ce n’est pas la peine. Je n’ai pas de temps à perdre !

Ils ne perdirent pas de temps. Ender se montra maladroit, en essayant d’expliquer ce qu’il avait vu, et d’élaborer les moyens de le reproduire. Mais, à la fin du temps libre, ils avaient fait quelques progrès. Ils étaient fatigués, mais ils commençaient à comprendre quelques techniques.


— Où étais-tu ? demanda Bonzo.

Ender était figé devant la couchette du commandant.

— Je m’entraînais dans la salle de bataille.

— J’ai entendu dire que tu étais avec des Nouveaux de ton ancien groupe.

— Je ne pouvais pas m’entraîner seul.

— Je ne veux pas que les soldats de l’Armée de la Salamandre traînent avec des Nouveaux. Tu es un soldat, à présent.

Ender le considéra en silence.

— Tu as compris, Wiggin ?

— Oui, commandant.

— Plus d’entraînement avec ces petits connards.

— Puis-je te parler en privé ? demanda Ender.

C’était une requête à laquelle les commandants étaient obligés d’accéder. Le visage de Bonzo exprima la colère, et il entraîna Ender dans le couloir.

— Écoute, Wiggin, je ne veux pas de toi, je tente de me débarrasser de toi, mais ne me pose pas de problèmes, sinon je t’écrase contre le mur.

Un bon commandant, se dit Ender, n’est pas obligé de faire des menaces stupides.

Le silence d’Ender contraria Bonzo.

— Écoute, tu m’as demandé un entretien, alors parle.

— Commandant, tu as raison de ne pas me mettre dans une cohorte. Je ne sais rien faire.

— Je n’ai pas besoin de toi pour savoir que j’ai raison.

— Mais je deviendrai un bon soldat. Je ne désorganiserai pas tes exercices, mais je m’entraînerai, et je m’entraînerai avec les seules personnes qui veuillent bien le faire avec moi, c’est-à-dire mes anciens camarades.

— Tu feras ce que je te dirai, petit fumier !

— C’est exact, Commandant. J’exécuterai les ordres que tu es autorisé à donner. Mais le temps libre est libre. Les ordres ne l’affectent pas. Absolument pas. D’où qu’ils viennent.

Il constata que Bonzo perdait le contrôle de sa colère. La colère incontrôlée était mauvaise. La colère d’Ender était contrôlée, de sorte qu’il pouvait l’utiliser. Bonzo subissait la sienne.

— Commandant, je dois penser à ma carrière. Je ne me mêlerai pas de vos exercices ni de vos batailles, mais je dois apprendre. Je n’ai pas demandé à faire partie de ton armée, tu vas m’échanger dès que possible. Mais personne ne m’acceptera si je ne sais rien, pas vrai ? Permets-moi d’apprendre et tu pourras te débarrasser de moi d’autant plus rapidement et obtenir un bon soldat utilisable.

Bonzo n’était pas stupide au point de ne pas reconnaître le bon sens lorsqu’il était confronté à lui. Néanmoins, il ne pouvait renoncer immédiatement à sa colère.

— Aussi longtemps que tu seras dans l’Armée de la Salamandre, tu m’obéiras !

— Si tu tentes de contrôler le temps libre, je peux te faire geler.

Ce n’était probablement pas vrai. Mais c’était possible. Quoi qu’il en soit, si Ender se plaignait, l’intervention dans le temps libre pouvait coûter à Bonzo son poste de commandant. En outre, il y avait le fait que les officiers faisaient manifestement confiance à Ender, puisqu’ils l’avaient promu.

Peut-être Ender avait-il assez d’influence sur les professeurs pour faire geler quelqu’un.

— Fumier ! dit Bonzo.

— Ce n’est pas ma faute si tu m’as donné cet ordre devant tout le monde, répondit Ender. Mais, si tu veux, je ferai croire que tu as eu le dernier mot. Ensuite, demain matin, tu pourras me dire que tu as changé d’avis.

— Je n’ai pas besoin de toi pour savoir ce que j’ai à faire !

— Je ne veux pas que les autres croient que tu as reculé. Ton autorité s’en trouverait diminuée.

Bonzo le haïssait, à cause de cette gentillesse. C’était comme si Ender lui accordait son commandement comme une faveur. Furieux, il n’avait cependant pas le choix. Aucun choix. Bonzo n’imagina pas un instant que c’était sa faute, du fait qu’il avait donné à Ender un ordre déraisonnable. Il savait seulement qu’Ender l’avait battu et retournait le couteau dans la plaie en se montrant magnanime.

— Un jour, je te péterai la gueule, menaça Bonzo.

— Probablement, admit Ender.

La sonnerie annonçant l’extinction des feux retentit. Ender regagna le dortoir, l’air désespéré. Battu. Furieux. Les autres tirèrent la conclusion qui s’imposait.

Et, le matin, alors qu’Ender allait prendre son petit déjeuner, Bonzo l’arrêta et dit d’une voix forte :

— J’ai changé d’avis, connard ! Tu apprendras peut-être quelques trucs, en t’entraînant avec les Nouveaux, et je pourrai peut-être t’échanger plus facilement. N’importe quoi pour être rapidement débarrassé de toi.

— Merci, Commandant, répondit Ender.

— N’importe quoi, souffla Bonzo. J’espère que tu seras gelé.

Ender eut un sourire reconnaissant et sortit de la pièce. Après le petit déjeuner, il s’entraîna à nouveau avec Petra. Pendant l’après-midi, il regarda Bonzo faire ses exercices et imagina des moyens de détruire son armée. Pendant le temps libre, Alai, lui et d’autres travaillèrent jusqu’à l’épuisement. Je peux réussir, se dit Ender, allongé sur son lit, tandis que ses muscles contractés se dénouaient. Je peux y arriver.


L’Armée de la Salamandre eut une bataille quatre jours plus tard. Ender resta derrière les vrais soldats, qui suivirent au pas de course les couloirs conduisant à la salle de bataille. Il y avait deux rubans, le long des parois : le vert-vert-marron des Salamandres et le noir-blanc-noir, des Condors. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où se trouvait habituellement la salle de bataille, le couloir se divisa, le vert-vert-marron conduisant à gauche et le noir-blanc-noir à droite. Puis, après une nouvelle courbe à droite, l’armée s’immobilisa devant un mur vide.

Les cohortes se formèrent en silence. Ender resta derrière. Bonzo donna ses instructions.

— La A utilise les poignées pour monter. B à gauche, C à droite, D en bas.

Il s’assura que les cohortes étaient correctement placées pour suivre les instructions, puis ajouta :

— Et toi, petit connard, attends quatre minutes avant de franchir la porte. Ne dégaine pas ton pistolet.

Ender acquiesça. Soudain, le mur qui se trouvait derrière Bonzo devint transparent. Pas un mur, dans ce cas, mais un champ de force. La salle de bataille était différente. De grosses caisses marron flottaient ça et là, bloquant partiellement la vision. Ainsi, c’étaient les obstacles que les soldats appelaient : étoiles. Ils étaient apparemment distribués au hasard. Bonzo ne parut pas tenir compte de leur disposition. Apparemment, les soldats savaient déjà comment utiliser les étoiles.

Mais Ender comprit rapidement, assis dans le couloir et regardant la bataille, qu’ils ne savaient pas les utiliser. Ils savaient se poser en douceur sur elles et se servir d’elles pour se protéger, connaissaient la tactique permettant d’attaquer une étoile tenue par l’ennemi. Mais ils paraissaient ignorer quelles étoiles comptaient. Ils s’acharnèrent à attaquer une étoile qui aurait pu être contournée en glissant contre la paroi, ce qui aurait permis d’avancer davantage.

L’autre commandant tira profit de la négligence stratégique de Bonzo. L’Armée du Condor contraignit les Salamandres à des assauts coûteux. Les Salamandres qui n’étaient pas gelés et pouvaient se lancer à l’assaut de l’étoile suivante se firent de moins en moins nombreux. Il devint clair, au bout de cinq à six minutes, que les Salamandres ne pourraient pas vaincre l’ennemi en attaquant.

Ender franchit la porte. Il descendit légèrement. Les salles de bataille dans lesquelles il s’était entraîné avaient toujours la porte au niveau du plancher. Pour les batailles réelles, toutefois, la porte se trouvait au milieu de la paroi, à égale distance entre le plafond et le plancher.

D’un seul coup, il se réorienta, comme il l’avait fait dans la navette. Ce qui avait été le bas devint le haut, puis le côté. En apesanteur, il n’y avait aucune raison de rester orienté comme on l’était dans le couloir. Il était impossible de dire, en regardant les portes parfaitement carrées, quel côté était le haut. Et cela n’avait aucune importance. Car, à présent, Ender avait établi l’orientation intelligente. La porte de l’ennemi était en bas.

L’objectif du jeu consistait à descendre jusqu’à la porte de l’ennemi.

Ender effectua les mouvements l’orientant dans cette direction. Au lieu d’être bras et jambes écartés, offrant la totalité de son corps au feu ennemi, il dirigeait ses jambes sur lui. Il constituait une cible beaucoup plus petite.

Quelqu’un le vit. Après tout, il dérivait sans but à découvert. Instinctivement, il remonta les jambes. À ce moment-là, il fut touché et les jambes de sa combinaison se figèrent dans cette position. Ses bras restèrent libres car, faute d’être touché au corps, seuls les membres atteints gelaient. Ender comprit que si ses jambes n’avaient pas été tournées vers l’ennemi, son corps aurait été touché. Il aurait été immobilisé.

Comme Bonzo lui avait ordonné de ne pas sortir son arme, Ender continua de dériver, sans bouger la tête ni les bras, comme s’il était gelé. L’ennemi l’ignora et concentra son feu sur les soldats qui lui tiraient dessus. C’était une bataille acharnée. Inférieurs en nombre, à présent, les Salamandres cédaient parcimonieusement du terrain. La bataille se désintégra en une dizaine de duels. La discipline de Bonzo se révéla payante, à ce moment-là, car chaque Salamandre gelé emportait au moins un ennemi avec lui. Personne ne prit la fuite ni ne céda à la panique, tous restèrent calmes et visèrent soigneusement.

Petra était particulièrement efficace. L’Armée du Condor s’en aperçut et fit tout son possible pour la geler. Ils lui gelèrent d’abord le bras, et sa bordée de jurons ne s’interrompit que lorsqu’elle fut complètement gelée et que le casque lui immobilisa la bouche. Quelques minutes plus tard, ce fut terminé. L’Armée de la Salamandre cessa de résister.

Ender remarqua avec plaisir que les Condors pouvaient tout juste rassembler les cinq soldats nécessaires à l’ouverture de la porte de la victoire. Quatre d’entre eux posèrent le casque contre les points lumineux situés aux quatre coins de la porte des Salamandres, tandis que le cinquième passait. Cela mettait un terme à la partie. La lumière normale revint et Anderson sortit de la porte des professeurs.

J’aurais pu dégainer mon pistolet, se dit Ender, tandis que l’ennemi approchait de la porte. J’aurais pu sortir mon pistolet et en geler un, et ils n’auraient pas été assez nombreux. S’ils n’avaient pas disposé de quatre hommes pour toucher les quatre coins et d’un cinquième pour franchir la porte, les Condors n’auraient pas gagné. Bonzo, crétin, j’aurais pu t’éviter la défaite. Peut-être même la transformer en victoire puisqu’ils constituaient des cibles faciles et qu’ils n’auraient pas compris immédiatement d’où venait le feu. Je suis assez bon tireur pour cela.

Mais les ordres étaient les ordres, et Ender avait promis d’obéir. Il tira toutefois une certaine satisfaction du fait que, dans le résultat officiel, l’Armée de la Salamandre ne comptait pas quarante et un mutilés ou éliminés, mais quarante éliminés et un endommagé. Bonzo ne comprit qu’après avoir consulté le livre d’Anderson et établi de qui il s’agissait. Endommagé, Bonzo, se dit Ender. Je pouvais encore tirer.

Il pensait que Bonzo viendrait le voir et lui dirait : « La prochaine fois, si la même situation se présente, tu pourras tirer. » Mais Bonzo ne lui dit rien avant le lendemain matin, après le petit déjeuner. Bien entendu, Bonzo prenait ses repas au mess des commandants, mais Ender était convaincu que le résultat avait dû y causer autant d’émotion que dans le réfectoire des soldats. Dans toutes les parties qui n’étaient pas nulles, tous les membres de l’équipe perdante étaient soit éliminés – totalement gelés – soit mutilés, ce qui signifiait qu’une partie de leur corps n’était pas gelée, mais qu’ils étaient incapables de tirer ou d’infliger des pertes à l’adversaire. La Salamandre était la seule équipe perdante avec un homme dans la catégorie des endommagés mais encore actifs.

Ender ne proposa aucune explication, mais les autres membres de l’Armée de la Salamandre indiquèrent les raisons de cette situation. Quand les autres garçons lui demandèrent pourquoi il n’avait pas désobéi et tiré, il répondit calmement :

— J’exécute les ordres.

Après le petit déjeuner, Bonzo le considéra.

— L’ordre tient toujours, dit-il, et n’oublie pas. Tu le regretteras, imbécile. Je ne suis sans doute pas un bon soldat, mais je peux me rendre utile et tu n’as pas de raison de m’en empêcher.

Ender ne répondit pas.

Un effet secondaire bizarre de la bataille fut qu’Ender prit la tête du classement des soldats par ordre d’efficacité. Comme il n’avait pas tiré, son résultat était excellent – aucune cible manquée. Et, comme il n’avait jamais été éliminé ou mutilé, son pourcentage était parfait. Personne n’arrivait à sa hauteur. Cela fit rire de nombreux élèves, et en mit d’autres en colère mais Ender occupait désormais la première place du fameux classement d’efficacité.

Il continua d’assister en spectateur aux exercices, et continua de travailler dur, avec Petra le matin et avec ses amis le soir. D’autres Nouveaux se joignirent à eux, pas pour s’amuser, mais parce que les résultats étaient visibles – ils progressaient continuellement. Ender et Alai, toutefois, les précédaient. En partie, c’était parce qu’Alai expérimentait continuellement des techniques nouvelles, ce qui contraignait Ender à mettre au point des tactiques susceptibles de les contrer. En partie, c’était parce qu’ils faisaient encore des erreurs stupides qui les conduisaient à expérimenter des choses qu’un soldat orgueilleux, bien entraîné, n’aurait osé appliquer. Ces choses se révélèrent souvent inutiles. Mais c’était drôle, toujours passionnant, et celles qui fonctionnaient les encourageaient à continuer. La soirée était le meilleur moment de la journée.

Les Salamandres remportèrent facilement les deux batailles suivantes ; Ender entra au bout de cinq minutes et ne fut pas touché par l’ennemi vaincu. Ender comprit alors que l’Armée du Condor, qui les avait vaincus, était exceptionnellement forte ; les Salamandres, malgré les faiblesses de la stratégie de Bonzo, comptaient parmi les meilleures équipes, montant continuellement au classement, se disputant la quatrième place avec l’Armée du Rat.

Ender eut sept ans. Les dates et les calendriers n’avaient guère de place, dans l’École de Guerre, mais Ender avait trouvé le moyen de faire apparaître la date sur son bureau et marqua le jour de son anniversaire. L’École fit de même ; on prit ses mesures et on lui fournit un nouvel uniforme de Salamandre ainsi qu’une nouvelle combinaison pour la salle de bataille. Il regagna le dortoir avec ses nouveaux vêtements. Ils lui paraissaient bizarres et amples, comme si sa peau ne lui allait plus correctement.

Il voulut s’arrêter près de la couchette de Petra et lui parler de chez lui, de la façon dont se déroulaient les anniversaires, simplement pour lui indiquer que c’était son anniversaire afin qu’elle réponde quelque chose de gentil. Mais personne ne parlait des anniversaires. C’était enfantin. C’était une habitude de rampant. Gâteaux et coutumes stupides. Valentine avait fait un gâteau, le jour de ses six ans. Il n’avait pas levé et n’était pas bon. Personne ne savait plus faire la cuisine, mais ce genre de folie était dans le caractère de Valentine. Tout le monde taquina Valentine à cause de ce gâteau, mais Ender en garda un morceau qu’il cacha dans son placard. Ensuite, on lui avait retiré son moniteur, puis il était parti et le petit morceau de poussière jaune et grasse devait toujours se trouver au même endroit. Les soldats ne parlaient jamais de chez eux ; la vie commençait à l’École de Guerre. On ne recevait pas de lettres et on n’en envoyait pas. Tout le monde faisait comme si cela ne comptait pas.

Mais, pour moi, cela compte, se dit Ender. Je suis ici uniquement pour qu’un doryphore ne brûle pas les yeux de Valentine, ne lui fasse pas éclater la tête, comme les soldats, dans les vidéos des premières batailles contre les doryphores. Ne lui fende pas la tête avec un rayon tellement brûlant que son cerveau fasse éclater le crâne en gonflant comme de la pâte à pain, comme cela se produit dans mes pires cauchemars, pendant les nuits les plus horribles, lorsque je me réveille tremblant et silencieux, que je dois rester silencieux parce qu’ils entendraient et comprendraient que ma famille me manque.

Au matin, il se sentait mieux. La famille n’était plus qu’une douleur sourde au fond de sa mémoire. Une lassitude dans les yeux. Ce matin-là, Bonzo entra tandis qu’ils s’habillaient.

— Combinaison de combat ! cria-t-il.

C’était une bataille. La quatrième partie d’Ender.

L’ennemi était l’Armée du Léopard. Ce serait facile. L’Armée du Léopard était nouvelle et restait toujours dans le dernier quart du classement. Elle n’existait que depuis six mois et était commandée par Pol Slattery. Ender enfila sa combinaison de combat neuve et prit sa place dans la file ; Bonzo le poussa rudement et l’installa à la queue. Tu n’étais pas obligé de faire cela, se dit intérieurement Ender. Tu aurais pu me laisser avec les autres.

Ender regarda depuis le couloir. Pol Slattery était jeune, mais il était vif et avait des idées nouvelles. Ses soldats bougeaient continuellement, passant d’une étoile à l’autre, glissant contre les parois afin de passer derrière les formations rigides des Salamandres, et au-dessus d’elles. Ender sourit. Bonzo était complètement déconcerté, ainsi que ses hommes. Les Léopards semblaient avoir des hommes dans toutes les directions. Toutefois, la bataille n’était pas aussi inégale qu’il y paraissait. Ender constata que les Léopards perdaient de nombreux hommes – leur tactique de mobilité les exposait trop. Ce qui comptait, toutefois, c’était que les Salamandres se sentaient battus. Ils avaient totalement perdu l’initiative. Bien qu’ils soient pratiquement à égalité avec l’ennemi, ils se serraient les uns contre les autres comme les derniers survivants d’un massacre, comme s’ils espéraient que l’ennemi les oublierait dans le carnage.

Ender sortit lentement de la porte, s’orienta de façon que la porte ennemie soit en bas et dériva lentement vers l’est, en direction d’un coin où il ne se ferait pas remarquer. Il alla même jusqu’à tirer sur ses jambes, les maintenant dans la position fléchie qui procurait la meilleure protection. Il ressemblait, lorsque l’on n’y regardait pas de trop près, aux autres soldats gelés qui avaient dérivé loin de la bataille.

Comme l’Armée de la Salamandre attendait, impuissante, la destruction, les Léopards ne se firent pas prier pour la détruire. Il lui restait neuf soldats lorsque la Salamandre cessa finalement de tirer. Ils se rassemblèrent et prirent la direction de la porte des Salamandres. Ender visa soigneusement, le bras tendu, comme Petra le lui avait enseigné. Avant que quiconque ait compris ce qui se passait, il gela trois des soldats qui étaient sur le point de poser leur casque contre les coins éclairés de la porte. Puis les autres le localisèrent et tirèrent – mais ne touchèrent au début que ses jambes déjà gelées. Cela lui donna le temps de toucher les deux hommes qui se trouvaient encore près de la porte. Le Léopard n’avait plus que quatre hommes valides lorsqu’Ender fut finalement touché au bras et mutilé. La partie fut nulle et il n’avait pas été touché au corps.

Pol Slattery était furieux, mais il n’y avait rien d’irrégulier. Tous les membres de l’Armée du Léopard supposèrent que la stratégie de Bonzo avait consisté à garder un homme en réserve jusqu’à la dernière minute. Il ne leur vint pas à l’esprit qu’Ender avait pu tirer malgré les ordres. Mais l’Armée de la Salamandre savait. Bonzo savait et, compte tenu de la façon dont son commandant le regarda, Ender constata que Bonzo le haïssait parce qu’il lui avait évité la défaite totale. Je m’en fiche, se dit Ender. Cela facilitera mon échange et, en attendant, tu ne descendras pas autant au classement. Échange-moi. Je sais tout ce que tu pouvais m’apprendre. Comment échouer avec style, c’est tout ce que tu sais, Bonzo.

Qu’ai-je appris, jusqu’ici ? Ender repassa les choses dans son esprit, tout en se déshabillant, sur sa couchette. La porte de l’ennemi est en bas. Utiliser les jambes comme bouclier pendant la bataille. Une petite réserve, conservée jusqu’à la fin de la partie, peut être décisive. Et les soldats peuvent parfois prendre des décisions plus intelligentes que les ordres qu’ils ont reçus.

Nu, il était sur le point de se coucher quand Bonzo se dirigea vers lui, le visage dur et fermé. J’ai déjà vu Peter ainsi, se dit Ender, silencieux, avec le meurtre dans les yeux. Mais Bonzo n’est pas Peter. Bonzo a davantage peur.

— Wiggin, j’ai fini par t’échanger. J’ai pu persuader l’Armée du Rat que ta place incroyable, dans le classement d’efficacité, n’était pas un accident. Tu pars demain matin.

— Merci, Commandant, répondit Ender.

Peut-être sa reconnaissance fut-elle trop voyante.

Soudain, Bonzo le frappa violemment, du plat de la main, à la mâchoire. Ender fut projeté latéralement contre sa couchette et faillit tomber. Bonzo lui donna alors un puissant coup de poing dans l’estomac. Ender tomba à genoux.

— Tu as désobéi, dit Bonzo, d’une voix forte, pour que tout le monde entende. Les bons soldats ne désobéissent jamais !

Bien que la douleur le fît pleurer, Ender ne put s’empêcher d’éprouver un plaisir vengeur en entendant les murmures qui s’élevèrent dans le dortoir. Tu es un idiot, Bonzo. Tu n’appliques pas la discipline, tu la détruis. Ils savent que j’ai transformé la défaite en nul. Et, à présent, ils voient la façon dont tu me récompenses. Tu es passé pour un imbécile devant tout le monde. Que vaut ta discipline, à présent ?

Le lendemain, Ender dit à Petra que, dans son intérêt, leur séance de tir du matin devait cesser. Bonzo ne supporterait pas le moindre acte de défi, et il était préférable qu’elle se tienne à l’écart d’Ender pendant quelque temps. Elle comprit parfaitement.

— En outre, fit-elle ressortir, tu tires déjà très bien.

Il laissa son bureau et sa combinaison de combat dans le placard. Il garderait son uniforme de Salamandre jusqu’à ce qu’il puisse aller à l’intendance et se procurer le costume marron et noir des Rats. Il était arrivé sans objets personnels, il n’en emportait pas. Ils ne servaient à rien – tout ce qui avait de la valeur était dans l’ordinateur de l’école, dans sa tête ou ses mains.

Il utilisa un des bureaux publics de la salle de jeux pour s’inscrire à un cours d’autodéfense en pesanteur terrestre pendant l’heure suivant immédiatement le petit déjeuner. Il ne projetait pas de se venger sur Bonzo parce qu’il l’avait frappé. Mais il voulait s’assurer que personne ne serait en mesure de recommencer.

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