14 LE PROFESSEUR D’ENDER

— « Vous avez pris votre temps, pas vrai, Graff ? Le voyage n’est pas court, mais trois mois de vacances, cela semble excessif. »

— « Je tiens à livrer une marchandise en bon état. »

— « Il y a des gens qui sont incapables de faire vite. Enfin, il ne s’agit que du sort du monde. Ne m’en veuillez pas. Vous devez comprendre mon impatience. Ici, avec l’ansible, nous sommes continuellement tenus au courant de la progression de nos vaisseaux. Nous devons affronter quotidiennement l’approche de la guerre. Si on peut appeler cela des jours. Il est tellement jeune, ce petit. »

— « Il y a de la grandeur en lui. Et une ouverture d’esprit exceptionnelle. »

— « Et aussi un instinct de tueur, j’espère. »

— « Oui. »

— « Nous avons élaboré une formation spéciale à son intention. Soumise à votre approbation, naturellement. »

— « Je la verrai. Je ne prétends pas connaître le sujet à fond, Amiral Chamrajnagar. Je suis ici seulement parce que je connais Ender. Alors, n’ayez pas peur que je conteste l’ordre de votre programme. Seulement le rythme. »

— « Que pouvons-nous lui dire ? »

— « Ne perdez pas de temps avec la physique des voyages interstellaires. »

— « Et l’ansible ? »

— « Je lui ai déjà parlé de cela, et des flottes. J’ai dit qu’elles arriveraient à destination dans cinq ans. »

— « Apparemment, il ne nous reste plus grand-chose à lui dire. »

— « Vous pouvez lui parler des systèmes d’armement. Il doit bien les connaître, pour prendre des décisions intelligentes. »

— « Ah. Nous servons tout de même à quelque chose, comme c’est gentil de votre part ! Nous avons affecté un de nos cinq simulateurs à son usage exclusif. »

— « Et les autres ? »

— « Les autres simulateurs ? »

— « Les autres enfants. »

— « Vous êtes venu ici pour vous occuper d’Ender Wiggin. »

— « Simple curiosité. N’oubliez pas qu’ils ont tous été mes élèves, à un moment ou un autre. »

— « Et, désormais, ce sont les miens. Ils sont tous en train de pénétrer les mystères de la flotte, Colonel Graff, auxquels, en tant que militaire, vous n’avez jamais été initié. »

— « À vous entendre, cela équivaut à entrer en religion. »

— « C’est Dieu. Et une religion. Même ceux qui commandent par l’intermédiaire de l’ansible connaissent la majesté du vol parmi les étoiles. Je vois que le mysticisme vous répugne. Je vous assure que votre goût ne trahit que votre ignorance. Bientôt, Ender Wiggin saura ce que je sais ; il dansera la danse fantomatique et élégante parmi les étoiles et la grandeur qui est en lui sera libérée, révélée, exposée à l’univers tout entier. Vous avez une âme de pierre, Colonel Graff, mais je chante aussi bien pour les pierres que pour les autres chanteurs. Vous pouvez gagner vos quartiers et vous installer. »

— « Je n’ai rien à installer, sauf les vêtements que je porte. »

— Vous ne possédez rien ?

— « Mon salaire est versé sur un compte. Je n’en ai jamais besoin. Sauf pour acheter des vêtements civils quand je suis… en vacances. »

— « Un non-matérialiste. Cependant, vous êtes désagréablement gras. Un ascète glouton ? Quel paradoxe ! »

— « Quand je suis nerveux, je mange. Alors que vous, quand vous êtes nerveux, vous crachez des ordures. »

— « Vous me plaisez, Colonel Graff. Je crois que nous nous entendrons. »

— « Je ne me soucie guère de cela, Amiral Chamrajnagar. Je suis venu à cause d’Ender. Et nous ne sommes pas venus à cause de vous. »


Ender détesta Éros dès l’instant où il arriva. Il n’avait pas du tout aimé la Terre, où le sol était plat ; Éros était un cas désespéré. C’était un rocher qui avait approximativement la forme d’un fuseau et faisait six kilomètres et demi d’épaisseur au point le plus étroit. Comme toute la surface de la planète était consacrée à l’absorption de l’énergie solaire et à sa transformation en énergie, tout le monde habitait les pièces aux murs lisses, reliées entre elles par des tunnels, de l’intérieur de l’astéroïde. Le confinement ne constituait pas un problème pour Ender : ce qui le gênait, c’était que le plancher de tous les tunnels avait une pente descendante. Dès le début, il fut gêné par le vertige quand il se déplaça dans les tunnels, surtout ceux qui ceinturaient la circonférence réduite d’Éros. En outre, comme la pesanteur n’était que la moitié de la normale terrestre, les choses ne s’en trouvaient pas facilitées : l’impression d’être sur le point de tomber était presque totale.

Les proportions des pièces avaient également un côté troublant – les plafonds étaient trop bas relativement à la largeur, les tunnels trop étroits. Ce n’était pas un endroit confortable.

Le plus désagréable, toutefois, c’était le nombre de gens. Ender ne se souvenait pratiquement pas des grandes villes de la Terre. Sa conception d’un nombre confortable de gens était l’École de Guerre, où il connaissait tout le monde de vue. Ici, cependant, dix mille personnes vivaient dans le rocher. Ils ne manquaient pas d’espace, malgré la place consacrée aux machines. Ce qui gênait Ender, c’était le fait d’être continuellement entouré d’inconnus.

On ne le laissa pas faire des connaissances. Il rencontra souvent les autres élèves de l’École de Commandement mais, comme il n’assistait pas régulièrement aux cours, ils restèrent des visages. Il assistait de temps en temps à une conférence mais, en général, il bénéficiait de cours particuliers successifs ou de l’aide d’un autre élève qu’il ne revoyait jamais. Il prenait ses repas seul ou avec le Colonel Graff. Sa distraction était le gymnase, mais il était rare qu’il y rencontre deux fois les mêmes gens.

Il s’aperçut qu’on l’isolait à nouveau, pas en amenant les autres élèves à le haïr, cette fois, mais en leur refusant l’occasion de se lier d’amitié avec lui. De toute façon, il aurait difficilement pu se lier avec eux : à l’exception d’Ender, tous les élèves étaient des adolescents.

De sorte qu’Ender se concentra sur ses études, apprenant rapidement et bien. L’astronautique et l’histoire militaire, il les absorba comme de l’eau ; les mathématiques abstraites étaient plus difficiles mais, chaque fois qu’il se trouvait confronté à un problème concernant l’espace et le temps, il constatait que son intuition était plus efficace que les calculs – il lui arrivait souvent de voir immédiatement une solution qu’il ne parvenait à démontrer qu’après avoir manipulé les chiffres pendant des heures.

Et, pour le plaisir, il y avait le simulateur, jeu vidéo plus parfait que tous ceux qu’il connaissait. Les professeurs et les élèves lui enseignaient progressivement son utilisation. Au début, ignorant la puissance extraordinaire du jeu, il avait joué exclusivement au niveau tactique, contrôlant un unique chasseur qui se déplaçait continuellement, recherchant et détruisant l’ennemi. L’ennemi, contrôlé par l’ordinateur, était sournois et puissant et, chaque fois qu’Ender utilisait une tactique, il s’apercevait que l’ordinateur la retournait contre lui dans les minutes suivantes.

Le jeu était une image holographique et son chasseur était représenté par un petit point lumineux. L’ennemi était un autre point, d’une couleur différente, et ils dansaient, tournoyaient et manœuvraient dans un cube d’espace faisant approximativement dix mètres de côté. Les commandes étaient extrêmement efficaces. Il pouvait faire pivoter l’image dans toutes les dimensions et, par conséquent, regarder sous tous les angles ; il pouvait déplacer le centre, afin que le duel se déroulât plus ou moins loin de lui.

Progressivement, à mesure qu’il contrôlait plus adroitement la vitesse, la trajectoire, l’orientation et les armes du chasseur, le jeu devint plus complexe. Il lui arrivait de combattre contre deux ennemis ; il arrivait qu’il y ait des obstacles dans l’espace, des débris ; il dut se préoccuper du carburant et des limites des armes ; l’ordinateur lui confia des missions précises, de sorte qu’il devait éviter les distractions et atteindre un objectif pour gagner.

Lorsqu’il domina le jeu avec un chasseur, on lui confia une escadrille de quatre appareils. Il donnait des ordres aux pilotes simulés de quatre chasseurs et, au lieu d’exécuter simplement les instructions de l’ordinateur, il fut autorisé à déterminer lui-même la tactique, décidant de l’importance relative des objectifs et dirigeant son escadrille en conséquence. À tout moment, il pouvait prendre personnellement les commandes d’un chasseur pendant une brève période et, au début, il le fit souvent ; lorsqu’il le faisait, toutefois, les trois autres chasseurs de son escadrille étaient rapidement détruits et, à mesure que les difficultés augmentaient, il dut consacrer de plus en plus de temps au commandement de l’escadrille. Dans ces conditions, il gagna de plus en plus souvent.

Après une année à l’École de Commandement, il savait faire fonctionner le simulateur sur quinze niveaux, depuis le contrôle d’un chasseur jusqu’au commandement d’une flotte. Il avait rapidement compris que le simulateur était à l’École de Commandement ce que la salle de bataille était à l’École de Guerre. Les cours avaient leur importance, mais la formation véritable était le jeu. De temps en temps, des gens venaient voir jouer. Ils ne parlaient jamais – personne, pratiquement, ne le faisait, sauf lorsqu’on devait lui enseigner des choses précises. Les spectateurs restaient, en silence, le regardant travailler sur une simulation difficile, puis s’en allaient dès qu’il avait terminé. Que faites-vous ? avait-il envie de demander. Vous me jugez ? Vous décidez si vous pouvez me confier la flotte ? N’oubliez surtout pas que je n’ai rien demandé.

Il constata qu’une part importante de ce qu’il avait appris à l’École de Guerre s’appliquait au simulateur. Il prit l’habitude de réorienter le simulateur toutes les quelques minutes afin de ne pas tomber dans le piège d’une orientation verticale de haut en bas, reconsidérant continuellement sa position du point de vue de l’ennemi. Il était passionnant de dominer ainsi la bataille, d’être en mesure d’en voir tous les aspects.

Il était également frustrant d’avoir un pouvoir aussi limité, car les chasseurs de l’ordinateur n’étaient forts que dans la mesure où l’ordinateur le leur autorisait. Ils ne prenaient pas d’initiatives. Ils n’avaient pas d’intelligence. Il regretta ses chefs de cohorte, ce qui lui aurait permis de compter sur l’efficacité de quelques escadrilles sans être obligé de superviser continuellement l’ensemble.

Au terme de la première année, il gagnait toutes les batailles sur le simulateur et jouait comme si la machine faisait partie intégrante de son corps. Un jour, prenant son repas avec Graff, il demanda :

— Est-ce tout ce que fait le simulateur ?

— Quoi, tout ?

— La façon dont il joue en ce moment. C’est facile et, depuis quelque temps, la difficulté n’augmente pas.

— Oh.

Graff parut indifférent. Mais Graff paraissait toujours indifférent. Le lendemain, tout changea. Graff s’en alla et un compagnon fut attribué à Ender.


Il était dans sa chambre quand Ender se réveilla. C’était un vieillard assis en tailleur par terre. Ender le regarda, attendant qu’il prenne la parole. Il ne dit rien. Ender se leva, prit une douche et s’habilla, acceptant le silence de l’homme, si tel était son désir. Il savait depuis longtemps que, lorsqu’il se produisait un événement exceptionnel faisant partie des projets de quelqu’un d’autre et non des siens, on apprenait davantage en attendant qu’en posant des questions. Les adultes perdaient pratiquement toujours patience avant Ender.

L’homme n’avait toujours pas parlé quand Ender fut prêt et se dirigea vers la porte afin de sortir de la pièce. La porte ne s’ouvrit pas. Ender se tourna vers l’homme assis par terre. Il paraissait avoir une soixantaine d’années et était, à la connaissance d’Ender, l’homme le plus âgé d’Éros. Il n’était pas rasé, ce qui rendait son visage très légèrement moins gris que ses cheveux courts. Son visage était légèrement affaissé et ses yeux étaient entourés d’un réseau de rides. Il regardait Ender avec une expression trahissant l’apathie.

Ender se tourna à nouveau vers la porte et tenta une nouvelle fois de l’ouvrir.

— Très bien, dit-il, abandonnant. Pourquoi la porte est-elle fermée ?

Le vieillard continua de le fixer avec un regard vide.

Alors, c’est un jeu, se dit Ender. Eh bien, s’ils veulent que j’aille en cours, ils ouvriront la porte. S’ils ne veulent pas, ils ne le feront pas. Je m’en fiche.

Ender n’aimait pas les jeux où l’objectif pouvait être n’importe quoi et où les autres étaient seuls à connaître les règlements. De sorte qu’il refusa de jouer. Il refusa également de se mettre en colère. Il fit des exercices de relaxation, appuyé contre la porte, et eut bientôt retrouvé son calme. Le vieillard continua de le regarder impassiblement.

Cela parut durer des heures, Ender refusant de parler, le vieillard paraissant être un débile muet. Parfois, Ender se demandait si c’était un malade mental échappé d’une infirmerie quelconque, réalisant un rêve dément dans la chambre d’Ender. Mais, plus cela continua, personne ne venant ouvrir la porte et personne ne le cherchant, plus il acquit la certitude qu’il s’agissait d’un acte délibéré, destiné à le déconcerter. Ender ne voulut pas laisser la victoire au vieillard. Pour passer le temps, il fit de la gymnastique. Certains exercices étaient irréalisables sans le matériel du gymnase mais d’autres, surtout ceux qui étaient liés à l’autodéfense, pouvaient être réalisés sans appareils.

Les exercices l’obligeaient à se déplacer dans la pièce. Il travaillait les coups de pied. Un mouvement le conduisit près du vieillard, comme cela était déjà arrivé plusieurs fois mais, cette fois, la vieille griffe jaillit et saisit la jambe d’Ender au milieu d’un coup de pied. Ender fut déséquilibré et tomba lourdement.

Ender se redressa immédiatement, furieux. Il trouva le vieillard calmement assis, respirant régulièrement, comme s’il n’avait pas bougé. Ender était en position de combat, mais l’immobilité de l’autre rendait toute attaque impossible. Que faire ? Arracher la tête du vieillard d’un coup de pied ? Puis expliquer à Graff : Oh, le vieux m’a frappé, je voulais rétablir l’équilibre.

Il reprit ses exercices ; le vieillard continua de le regarder.

Finalement, fatigué et furieux à cause de cette journée gâchée, prisonnier de sa chambre, Ender regagna son lit dans l’intention de sortir son bureau. Au moment où il se penchait pour le prendre, une main glissa brutalement entre ses cuisses et une autre le saisit par les cheveux. En un instant, il fut retourné. Son visage et ses épaules étaient pressés contre le sol par le genou du vieillard, tandis que son dos était douloureusement arqué et que ses jambes étaient immobilisées par le bras du vieillard. Ender était dans l’impossibilité d’utiliser son bras, il ne pouvait plier le dos afin de se procurer la marge de manœuvre lui permettant d’utiliser les jambes. En moins de deux secondes, le vieillard avait totalement vaincu Ender Wiggin.

— Très bien, hoqueta Ender. Vous avez gagné.

Le genou de l’homme exerça une pression douloureuse.

— Depuis quand, demanda l’homme d’une voix douce et rauque, dois-tu dire à l’ennemi qu’il a gagné ?

Ender resta silencieux.

— Je t’ai surpris une fois, Ender Wiggin. Pourquoi ne m’as-tu pas détruit tout de suite après ? Simplement parce que j’avais l’air pacifique ? Tu m’as tourné le dos. Stupide. Tu n’as rien appris. Tu n’as jamais eu de professeur.

Ender était en colère, à présent, et ne tentait ni de la cacher ni de la contrôler.

— J’ai eu trop de professeurs, comment étais-je censé savoir que vous vous transformeriez en…

— En ennemi, Ender Wiggin, souffla le vieillard. Je suis ton ennemi et, pour la première fois, ton ennemi a été plus intelligent que toi. Il n’y a pas d’autre professeur que l’ennemi. Seul l’ennemi peut te dire ce que fera l’ennemi. Seul l’ennemi peut t’enseigner à détruire et conquérir. Seul l’ennemi peut te montrer tes faiblesses. Seul l’ennemi peut t’indiquer ses points forts. Et les règles du jeu sont ce que tu peux lui faire et ce que tu peux l’empêcher de te faire. Désormais, je serai ton ennemi. Désormais, je serai ton professeur.

Puis le vieillard lâcha les jambes d’Ender. Comme il appuyait toujours la tête d’Ender sur le sol, le garçon ne pouvait utiliser ses jambes pour compenser et ses jambes touchèrent le sol avec un craquement et une douleur violente. Puis le vieillard se redressa et laissa Ender se lever.

Lentement, Ender ramena ses jambes sous lui, avec un léger grognement de douleur. Il resta quelques instants à quatre pattes, récupérant. Puis son bras jaillit en direction de l’ennemi. Le vieillard recula souplement et, tandis que la main d’Ender se refermait sur le vide, le pied du professeur fila vers le menton d’Ender.

Mais le menton d’Ender n’était plus là. Il était sur le dos, tournoyant et, pendant que le professeur était déséquilibré, à cause du coup manqué qu’il venait de porter, les pieds d’Ender frappèrent sa jambe d’appui. Il tomba lourdement – mais à une distance qui lui permit de frapper Ender au visage. Ender ne put trouver un bras ou une jambe restant assez longtemps immobiles pour qu’il soit possible de les saisir et, pendant ce temps, un déluge de coups s’abattait sur ses bras et son dos. Ender était plus petit – il ne pouvait pas pénétrer la garde du vieillard. Finalement, il parvint à se dégager et se traîna jusqu’à la porte.

Le vieillard était à nouveau assis en tailleur, mais l’apathie avait disparu. Il souriait.

— C’est mieux, cette fois, petit. Mais lent. Il te faudra être plus adroit avec une flotte que tu ne l’es avec ton corps, sinon personne ne sera en sécurité sous tes ordres. Leçon comprise ?

Ender acquiesça lentement. Il avait mal partout.

— Bien, dit le vieillard. Dans ce cas, nous ne serons pas obligés de nous battre à nouveau. Tout le reste sera avec le simulateur. Désormais, je programmerai tes batailles, pas l’ordinateur ; je concevrai la stratégie de l’ennemi et tu apprendras à identifier rapidement les pièges qu’il te tend. N’oublie pas, petit. Désormais, l’ennemi sera plus intelligent que toi. Désormais, l’ennemi sera plus fort que toi. Désormais, tu seras toujours sur le point de perdre.

Le visage du vieillard redevint grave.

— Tu seras sur le point de perdre, Ender, mais tu gagneras. Tu apprendras à vaincre l’ennemi. Je te montrerai comment.

Le professeur se leva.

— Dans cette école, la tradition veut qu’un jeune élève soit choisi par un élève plus âgé. Ils deviennent compagnons et le plus âgé enseigne au plus jeune tout ce qu’il sait. Ils luttent continuellement, se concurrencent continuellement, sont continuellement ensemble. Je t’ai choisi.

Ender parla alors que le vieillard gagnait la porte.

— Vous êtes trop vieux pour être un élève.

— On n’est jamais trop vieux pour être l’élève de l’ennemi. Ce sont les doryphores qui me l’ont appris. Et je te l’apprendrai.

Tandis que le vieillard ouvrait la porte, Ender bondit et le frappa avec les deux pieds au niveau des reins. Il frappa avec une puissance qui lui permit de rebondir et de retomber sur ses pieds, tandis que le vieillard poussait un cri de douleur et tombait.

Le vieillard se redressa lentement, prenant appui sur la porte, le visage déformé par la douleur. Il paraissait gravement atteint, mais Ender ne lui fit pas confiance. Cependant, en dépit de sa méfiance, il fut pris au dépourvu par la rapidité du vieillard. Un instant plus tard, il se retrouva par terre près du mur opposé, le nez et la lèvre en sang à l’endroit où son visage avait heurté le lit. Lorsqu’il parvint à se retourner, il vit le vieillard debout sur le seuil, grimaçant et se tenant le dos. Le vieillard ricana.

Ender lui rendit son ricanement.

— Professeur, dit-il, avez-vous un nom ?

— Mazer Rackham, répondit le vieillard.

Puis il s’en alla.


Par la suite, Ender fut avec Mazer Rackham ou seul. Le vieillard parlait rarement, mais il était là ; pendant les repas, pendant les cours particuliers, au simulateur, dans sa chambre, la nuit. Parfois, Mazer s’en allait mais, lorsque Mazer n’était pas là, la porte de sa chambre était fermée à clé jusqu’à son retour. Pendant toute une semaine, Ender l’appela Rackham le Geôlier. Mazer répondit à ce nom aussi naturellement que si c’était le sien, et rien n’indiqua que cela le gênait. Ender abandonna rapidement.

Il y eut des compensations. Mazer montra à Ender les vidéos des batailles de la Première Invasion et celles des défaites désastreuses de la F.I. pendant la Deuxième Invasion. Elles n’étaient pas montrées à partir de vidéos censurées, mais complètes et continues. Comme de nombreuses caméras fonctionnaient, dans les grandes batailles, ils purent étudier la tactique et la stratégie des doryphores sous plusieurs angles. Pour la première fois, un professeur montrait à Ender des choses qu’il n’avait pas déjà vues. Pour la première fois, Ender avait rencontré un esprit qu’il pouvait admirer.

— Pourquoi n’êtes-vous pas mort ? lui demanda Ender. Vous avez livré votre bataille il y a soixante ans. Vous ne paraissez même pas avoir soixante ans.

— Les miracles de la relativité, expliqua Mazer. Ils m’ont gardé vingt ans ici, après la bataille, bien que je les eusse suppliés de me confier le commandement d’un des vaisseaux interstellaires qu’ils lançaient contre la planète d’origine des doryphores et leurs colonies. Ensuite, ils ont commencé à comprendre ce que peut ressentir le soldat, et la façon dont il se comporte, face aux tensions de la bataille.

— Comprendre quoi ?

— On ne t’a pas vraiment enseigné la psychologie, de sorte que tu ne comprendrais pas. Il suffit de dire que, bien qu’il me soit impossible de commander la flotte – je serais mort avant son arrivée –, j’étais la seule personne capable de comprendre ce que je comprenais sur les doryphores. Ils se sont rendu compte que j’étais la seule personne qui soit parvenue à vaincre les doryphores par l’intelligence et non grâce à la chance. Ils avaient besoin que je sois là pour… former la personne qui commanderait la flotte.

— Alors ils vous ont embarqué dans un vaisseau interstellaire, vous ont fait atteindre une vitesse relativiste…

— Puis j’ai fait demi-tour et je suis rentré. Un voyage terriblement ennuyeux, Ender. Cinquante ans dans l’espace. Officiellement, de mon point de vue, il ne s’est écoulé que huit années, mais j’ai eu l’impression qu’elles duraient cinq siècles. Tout cela pour que je puisse enseigner tout ce que je sais au commandant suivant.

— Serai-je le commandant, dans ce cas ?

— Disons que, pour le moment, tu es notre meilleure chance.

— D’autres sont également formés ?

— Non.

— De ce fait, je suis la seule possibilité, n’est-ce pas ?

Mazer haussa les épaules.

— À part vous. Vous êtes toujours vivant, n’est-ce pas ? Pourquoi pas vous ?

Mazer secoua la tête.

— Pourquoi pas ? Vous avez gagné une fois.

— Il y a de bonnes raisons qui m’empêchent de commander la flotte.

— Montrez-moi comment vous avez battu les doryphores, Mazer.

Le visage de Mazer devint impénétrable.

— Vous m’avez montré toutes les autres batailles au moins sept fois. Je crois avoir trouvé des façons de battre ce que les doryphores faisaient avant, mais vous ne m’avez jamais montré comment vous les avez effectivement battus.

— La vidéo est absolument secrète, Ender.

— Je sais. Je l’ai partiellement reconstituée. Vous avec votre petite unité de réserve, et leur armada de vaisseaux interstellaires énormes, lançant leurs essaims de chasseurs. Vous foncez sur un vaisseau, tirez dessus, une explosion. C’est toujours à cet endroit que cela s’arrête. Après, on ne voit plus que des soldats entrant dans les vaisseaux des doryphores et les trouvant morts à l’intérieur.

Mazer sourit.

— Voilà ce qui arrive aux secrets bien gardés. Viens, allons voir la vidéo.

Ils étaient seuls dans la salle de vidéo et Ender ferma la porte à clé.

— Très bien, regardons.

La vidéo montrait exactement ce qu’Ender avait reconstitué. Le plongeon suicidaire de Mazer au cœur de la formation ennemie, l’explosion unique, puis…

Rien ? Le vaisseau de Mazer continua sur sa lancée, esquiva l’onde de choc et se fraya un chemin parmi les autres vaisseaux des doryphores. Ils ne lui tirèrent pas dessus. Ils ne changèrent pas de trajectoire. Deux d’entre eux se heurtèrent et explosèrent – collision inutile que les deux pilotes auraient pu éviter. Ils ne firent pas le moindre mouvement.

Mazer accéléra les images. Avança.

— Nous avons attendu trois heures, dit-il. Personne ne pouvait y croire.

Puis les vaisseaux de la F.I. approchèrent des vaisseaux des doryphores. Les Marines commencèrent les opérations de découpage et d’abordage. Les vidéos montrèrent les doryphores morts à leurs postes.

— Ainsi, tu vois, dit Mazer, tu savais déjà tout ce qu’il y avait à voir.

— Pourquoi cela est-il arrivé ?

— Personne ne le sait. J’ai mes opinions personnelles, mais de nombreux scientifiques me disent que je ne suis pas qualifié pour avoir des opinions.

— C’est vous qui avez gagné la bataille.

— J’ai cru que cela m’autorisait à faire des commentaires, moi aussi, mais tu sais ce que c’est. Les xénobiologistes et les xénopsychologues ne peuvent pas se faire à l’idée qu’un simple pilote de vaisseau spatial a pu deviner avant eux. Je crois qu’ils me haïssent parce que, après avoir vu ces vidéos, ils ont été obligés de passer le reste de leur existence ici, sur Éros. La sécurité, tu sais. Cela ne leur a pas plu.

— Expliquez-moi.

— Les doryphores ne parlent pas. Ils transmettent leurs pensées et c’est instantané, comme l’effet philotique. Mais tout le monde a toujours pensé que cela signifiait une communication contrôlée, comme le langage – je te transmets une pensée et tu me réponds. Je n’ai jamais cru cela. La façon dont ils réagissent tous ensemble est trop immédiate. Tu as vu les vidéos. Ils ne s’entretiennent pas et ne choisissent pas parmi plusieurs solutions possibles. Chaque vaisseau réagit comme un élément d’un organisme. Il fonctionne de la façon dont ton corps agit pendant un combat, les différentes parties exécutant automatiquement, sans réfléchir, ce qu’elles sont censées exécuter. Il n’y a pas de conversations mentales entre des gens ayant des processus de pensée différents. Toutes leurs pensées sont présentes ensemble, en même temps.

— Une seule personne et chaque doryphore étant comme une main ou un pied ?

— Oui. Je n’ai pas été le premier à envisager cela, mais j’ai été le premier à y croire. Et, autre chose. Une chose tellement infantile et stupide que les xénobiologistes m’ont ri au nez quand je leur en ai parlé, après la bataille. Les doryphores sont des insectes. Ils sont comme les fourmis ou les abeilles. Une reine, des ouvrières. C’était peut-être il y a cent millions d’années, mais c’est ainsi qu’ils ont commencé, ce type de structure. Il est certain que tous les doryphores que nous avons vus étaient absolument incapables de faire des petits doryphores. Alors, quand ils ont élaboré cette aptitude à penser tous ensemble, ont-ils tout de même gardé la reine ? La reine est-elle restée le centre du groupe ? Pourquoi cela aurait-il changé ?

— Alors, c’est la reine qui contrôle l’ensemble du groupe ?

— J’avais également des preuves. Pas des preuves qu’ils pouvaient voir. Elles n’étaient pas présentes lors de la Première Invasion parce qu’il s’agissait d’exploration. Mais la Deuxième Invasion était une colonie. Chargée d’installer une nouvelle ruche, en quelque sorte.

— Si bien qu’ils ont amené une reine.

— Les vidéos de la Deuxième Invasion, quand ils détruisaient nos flottes. (Il les projeta et montra la structure des doryphores.) Montre-moi le vaisseau de la reine.

C’était subtil. Ender resta longtemps sans voir. Les vaisseaux des doryphores bougeaient tous continuellement. Il n’y avait ni vaisseau amiral ni centre nerveux apparents. Mais, progressivement, alors que Mazer passait et repassait les images, Ender distingua que tous les mouvements se concentraient sur un point central et émanaient de lui. Le point central se déplaçait mais il parut évident au bout d’un certain temps, que l’œil de la flotte, le moi de la flotte, la perspective qui commandait toutes les décisions, était un vaisseau particulier. Il le montra.

— Tu vois. Tu le vois. Cela fait deux personnes, sur l’ensemble de celles à qui j’ai montré les vidéos. Mais c’est vrai, n’est-ce pas ?

— Ils s’arrangent pour que le vaisseau se déplace comme tous les autres.

— Ils savent que c’est leur point faible.

— Mais vous avez raison, c’est la reine. Mais, logiquement, quand vous avez foncé sur elle, ils auraient dû concentrer toute leur puissance de feu sur vous. Ils auraient pu vous vaporiser.

— Je sais. C’est une partie de ce que je ne comprends pas. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas tenté de m’arrêter – ils m’ont tiré dessus. Mais c’était comme s’ils ne pouvaient pas croire, jusqu’au moment où il fut trop tard, que j’irais véritablement jusqu’à tuer la reine. Il est possible que, dans leur univers, les reines ne soient jamais tuées, seulement capturées, mises en situation d’échec et mat. Ce que j’ai fait, ils ne croyaient pas qu’un ennemi pourrait le faire.

— Et après sa mort, tous les soldats sont morts.

— Non, ils sont simplement devenus stupides. Dans les premiers vaisseaux que nous avons abordés, les doryphores étaient toujours vivants. Organiquement. Mais ils ne bougeaient pas, ne réagissaient pas, même quand les scientifiques les ont découpés pour voir s’ils pouvaient obtenir des renseignements supplémentaires. Par la suite, ils sont tous morts. Plus de volonté. Il n’y a plus rien, dans ces petits corps, quand la reine a disparu.

— Pourquoi ne vous a-t-on pas cru ?

— Parce que nous n’avons pas trouvé la reine.

— Elle a été désintégrée.

— Fortunes de guerre. La biologie passe après la survie. Mais il y a des gens qui commencent à penser comme moi. On ne peut pas vivre ici sans que les preuves sautent aux yeux.

— Quelles preuves y a-t-il, sur Éros ?

— Ender, regarde autour de toi. Les êtres humains n’ont pas creusé cet endroit. D’abord, nous aimons que les plafonds soient plus hauts. C’était le poste avancé des doryphores, pendant la Première Invasion. Ils ont creusé cet endroit alors que nous ne savions pas encore qu’ils étaient là. Nous vivons dans une ruche de doryphores. Mais nous avons déjà payé le loyer. Les Marines ont perdu mille hommes pour les chasser d’ici pièce après pièce. Les doryphores en ont défendu chaque mètre.

À présent, Ender comprenait pourquoi les pièces lui faisaient un effet bizarre.

— Je savais que ce n’était pas un endroit humain.

— Ce fut une découverte due au hasard. S’ils avaient su que nous gagnerions la première guerre, ils n’auraient probablement pas construit cet endroit. Nous avons appris à manipuler la pesanteur parce qu’ils ont accentué celle de cette planète. Nous avons appris à utiliser efficacement l’énergie stellaire parce qu’ils l’ont noircie. En réalité, c’est à cause de cela que nous les avons découverts. En trois jours, Éros a progressivement disparu. Nous avons envoyé un remorqueur voir ce qu’il se passait. Le remorqueur a transmis des vidéos, y compris celles où l’on voyait les doryphores aborder le vaisseau et massacrer l’équipage. L’émission continua pendant que les doryphores visitaient le vaisseau. L’émission n’a cessé que lorsqu’ils l’ont démonté. C’était leur cécité – ils n’avaient jamais été obligés de communiquer avec des machines, de sorte que, une fois l’équipage mort, il ne leur est pas venu à l’esprit que l’on pouvait les regarder.

— Pourquoi ont-ils tué l’équipage ?

— Pourquoi pas ? De leur point de vue, perdre quelques hommes d’équipage revient à se couper les ongles. Pas de quoi se fâcher. Ils ont probablement cru qu’ils coupaient nos transmissions en supprimant les ouvrières du remorqueur. Pas qu’ils assassinaient des êtres vivants, intelligents, avec un avenir génétique indépendant. À leurs yeux, le meurtre ne compte pas. Seule la destruction d’une reine est véritablement un meurtre parce que seule la destruction d’une reine interrompt une trajectoire génétique.

— De sorte qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

— Ne leur cherche pas des excuses, Ender. Le fait qu’ils ne sachent pas qu’ils tuaient des êtres humains ne signifie pas qu’ils ne tuaient pas des êtres humains. Nous avons le droit de nous défendre du mieux possible, et le meilleur moyen consiste à tuer les doryphores avant d’être tué par eux. C’est comme cela qu’il faut voir les choses. Au cours des guerres, jusqu’ici, ils ont tué des milliers et des milliers d’êtres humains vivants et intelligents. Et, au cours de ces mêmes guerres, nous n’en avons tué qu’un.

— Si vous n’aviez pas tué la reine, Mazer, aurions-nous perdu la guerre ?

— À mon avis, nous avions trois chances sur cinq de la perdre. Je crois que j’aurais pu faire beaucoup de mal à leur flotte avant d’être volatilisé. Ils réagissent très rapidement et leur puissance de feu est énorme, mais nous avons également des avantages. Chacun de nos vaisseaux contient un être humain intelligent, capable de réfléchir par lui-même. Chacun d’entre nous est capable de trouver une solution intelligente à un problème. Ils ne peuvent trouver les solutions intelligentes qu’une par une. Les doryphores réfléchissent rapidement mais ils ne le font pas tous. Même lorsque des commandants incroyablement timorés et stupides ont perdu les grandes batailles de la Deuxième Invasion, leurs subordonnés sont parvenus à infliger de lourdes pertes à la flotte des doryphores.

— Et quand notre invasion arrivera, allons-nous essayer à nouveau de tuer la reine ?

— Comme ils connaissent les voyages interstellaires, les doryphores ne sont certainement pas stupides. C’était une stratégie qui ne pouvait fonctionner qu’une fois. Je présume que nous ne pourrons jamais approcher une reine si nous ne parvenons pas à atteindre leur planète d’origine. Après tout, la reine n’a pas besoin d’être avec eux pour diriger la bataille. La présence de la reine n’est nécessaire que pour mettre au monde de petits doryphores. La Deuxième Invasion était une colonie – la reine venait peupler la Terre. Mais, cette fois… Non, cela ne fonctionnera pas. Il faudra vaincre leur flotte. Et comme ils peuvent puiser dans les ressources d’une douzaine de systèmes solaires, j’estime qu’ils seront nettement plus nombreux que nous, dans toutes les batailles.

Ender se souvint aussitôt de la bataille contre deux armées. Et je croyais qu’ils trichaient. Lorsque la guerre réelle commencera, ce sera toujours comme cela. Et je ne pourrai pas attaquer une porte.

— Il n’y a que deux éléments en notre faveur, Ender. Nous ne sommes pas obligés de bien viser. Nos armes bénéficient d’une grande dispersion.

— Alors nous n’utiliserons pas les missiles nucléaires des Première et Deuxième Invasions ?

— Le Docteur Machin est beaucoup plus puissant. Les armes nucléaires, après tout, étaient tellement faibles qu’il a été possible de les utiliser sur Terre, à une époque. Le Petit Docteur ne serait pas utilisable sur une planète. Cependant, j’aurais aimé en avoir un pendant la Deuxième Invasion.

— Comment fonctionne-t-il ?

— Je ne sais pas, pas assez pour en construire un. Au point de convergence de deux rayons, il produit un champ où les molécules ne peuvent pas conserver leur cohésion. Il devient impossible de partager les électrons. Quel est ton niveau en physique, sur ce plan ?

— Nous avons principalement étudié l’astrophysique, mais j’en sais assez pour me faire une idée.

— Ce champ se dilate en forme de sphère, mais plus il se dilate, plus il faiblit. Cependant, lorsqu’il rencontre une concentration de molécules, il reprend de la vigueur et se régénère. Plus le vaisseau est gros, plus le nouveau champ est puissant.

— Si bien que chaque fois que le champ touche un vaisseau, il produit une nouvelle sphère…

— Et que si leurs vaisseaux sont proches les uns des autres, cela peut déclencher une réaction en chaîne susceptible de les détruire tous. Ensuite, le champ disparaît, les molécules se réassemblent et, à la place du vaisseau, on a une masse de poussière contenant de nombreuses molécules de fer. Ni radioactivité ni saletés. Seulement de la poussière. Nous serons peut-être en mesure de les prendre au piège lors de la première bataille. Mais ils apprennent rapidement. Ils resteront à bonne distance les uns des autres.

— Alors, le Docteur Machin n’est pas un missile – je ne peux pas tirer dans les coins.

— C’est exact. Les missiles ne sont plus bons à rien. Nous nous en sommes rendu compte lors de la Première Invasion, mais ils nous ont également imités – le Bouclier Extatique, par exemple.

— Le Petit Docteur traverse le bouclier ?

— Comme s’il n’existait pas. On ne peut pas voir au-delà du bouclier pour viser le point de convergence des rayons, mais comme le générateur du Bouclier Extatique se trouve toujours exactement au centre, il n’est pas difficile de le localiser.

— Pourquoi n’ai-je pas été entraîné à cela ?

— Tu l’as été. Nous avons simplement laissé l’ordinateur s’occuper de cela à ta place. Ton travail consiste à effectuer une analyse stratégique et à choisir un objectif. Les ordinateurs de bord sont beaucoup plus efficaces que toi sur le plan de la définition des paramètres de visée du Docteur.

— Pourquoi s’appelle-t-il Docteur Machin ?

— Lorsqu’il a été conçu, il s’appelait : Machine de Dispersion. M.D., médecin, docteur.

Ender ne comprit pas.

— M.D., sigle américain signifiant : Médical Doctor. M.D… D’où Docteur Machin. C’était un jeu de mots.

Ender ne vit pas davantage ce qu’il y avait de drôle.


Ils avaient changé de simulateur. Il pouvait toujours contrôler la perspective et le degré de détail, mais il ne disposait plus de commandes de vaisseau. Elles étaient remplacées par un ensemble de leviers, ainsi qu’un casque avec des écouteurs et un micro.

Le technicien qui attendait lui expliqua rapidement comment mettre le casque.

— Mais comment vais-je contrôler les vaisseaux ? demanda Ender.

Mazer expliqua. Il ne contrôlerait plus les vaisseaux.

— Tu entres dans une nouvelle étape de ton entraînement. Tu connais tous les niveaux de la stratégie mais, à présent, tu dois te concentrer sur le commandement de l’ensemble d’une flotte. Tout comme, dans la salle de bataille, tu travaillais avec des chefs de cohorte, tu vas désormais travailler avec des chefs d’escadrille. Tu dois en former trente-six. Tu dois leur enseigner des tactiques intelligentes ; tu dois leur enseigner leurs qualités et leurs limites ; tu dois les intégrer dans un ensemble.

— Quand arriveront-ils ?

— Ils sont déjà installés devant leurs simulateurs. Tu communiqueras avec eux grâce au casque. Les nouvelles commandes te permettent de voir la situation du point de vue de chacun de tes chefs d’escadrille. Cela reproduit plus précisément les situations que tu es susceptible de rencontrer dans une bataille réelle, où tu ne sauras que ce que tes vaisseaux pourront percevoir.

— Et comment puis-je travailler avec un chef d’escadrille que je ne vois jamais ?

— Pourquoi aurais-tu besoin de le voir ?

— Pour savoir qui ils sont, comment ils réfléchissent…

— La façon dont ils travailleront avec le simulateur te fournira toutes les informations nécessaires. Mais je crois que cela ne sera pas indispensable. Ils t’écoutent, en ce moment même. Mets le casque et tu les entendras.

Ender mit le casque.

— Salaam, dit un murmure dans ses oreilles.

— Alai ! s’écria Ender.

— Et moi, le nain.

— Bean !

Et Petra et Dink, Crazy Tom, Shen, Hot Soup, Fly Molo, les meilleurs élèves avec qui ou contre qui Ender s’était battu, tous ceux à qui Ender avait fait confiance pendant son séjour à l’École de Guerre.

— Je ne savais pas que vous étiez ici, dit-il. Je ne savais pas que vous viendriez.

— Ils nous font travailler sur le simulateur depuis trois mois, indiqua Dink.

— Tu verras que je suis la meilleure en tactique, dit Petra. Dink fait des efforts, mais il réfléchit comme un enfant.

Ainsi, ils commencèrent à travailler ensemble, les chefs d’escadrille commandant les pilotes, et Ender commandant les chefs d’escadrille. Ils découvrirent de nombreux moyens de travailler ensemble, le simulateur les contraignant à affronter des situations différentes. Parfois, le simulateur leur donnait de grandes flottes ; Ender les répartissait alors en trois ou quatre escadrilles. Parfois, le simulateur ne leur donnait qu’un vaisseau interstellaire, avec ses douze chasseurs et il choisissait trois chefs d’escadrille avec trois chasseurs chacun.

C’était un plaisir ; c’était un jeu. L’ennemi contrôlé par l’ordinateur n’était pas très malin et ils gagnaient toujours malgré les erreurs, les malentendus. Mais, en trois semaines d’entraînement commun, Ender finit par très bien connaître Dink, qui exécutait adroitement les instructions mais improvisait lentement ; Bean, qui ne pouvait contrôler efficacement des groupes importants mais pouvait utiliser quelques vaisseaux comme un scalpel et réagissait magnifiquement à ce que l’ordinateur lui imposait ; Alai, qui était presque aussi bon stratège qu’Ender et à qui l’on pouvait confier la moitié de la flotte, avec des instructions vagues.

À mesure qu’Ender les connut mieux, il fut en mesure de les déployer plus rapidement et de les utiliser plus efficacement. Le simulateur présentait les situations sur l’écran. Ender voyait alors de quoi était constituée sa flotte et comment la flotte de l’ennemi était déployée. Il ne lui fallait ensuite que quelques minutes pour appeler les chefs d’escadrille dont il avait besoin, les affecter à des vaisseaux ou groupes de vaisseaux, puis leur donner leurs instructions. Puis, pendant la bataille, il passait du point de vue d’un chef d’escadrille à celui d’un autre, faisant des suggestions et donnant des ordres quand cela s’avérait nécessaire. Comme les autres ne voyaient qu’un aspect de la bataille, il lui arrivait de leur donner des ordres qui, de leur point de vue, n’avaient pas de sens ; mais ils apprirent à faire confiance à Ender. S’il leur disait de se retirer, ils se retiraient sachant que leur position était exposée ou que leur retraite pouvait affaiblir la position de l’ennemi. Ils comprirent également qu’Ender était convaincu qu’ils prendraient les bonnes décisions, lorsqu’il ne leur donnait pas d’ordres. Si la façon dont ils combattaient ne convenait pas à la situation dans laquelle ils se trouvaient, Ender ne les aurait pas choisis.

La confiance était totale, le fonctionnement de la flotte rapide et efficace. Au bout de trois semaines, Mazer lui montra leur dernière bataille, mais du point de vue de l’ennemi.

— C’est ce qu’il a vu quand vous avez attaqué. Qu’est-ce que cela te rappelle ? La rapidité de réaction, par exemple ?

— Nous ressemblons à une flotte doryphore.

— Tu es à leur niveau, Ender. Tu es aussi rapide qu’eux. Et ici… regarde.

Ender regarda toutes ses escadrilles bouger en même temps, chacune réagissant en fonction de la situation qui lui était propre, toutes guidées par le commandement général d’Ender, mais audacieuses, capables d’improviser, feintant, attaquant avec une indépendance dont les flottes des doryphores ne faisaient jamais preuve.

— L’esprit de la ruche de doryphores ne peut se concentrer simultanément que sur quelques problèmes. Toutes tes escadrilles peuvent appliquer une intelligence pénétrante à ce qu’elles font, et les tâches qui leur ont été confiées ont également été conçues par un esprit intelligent. Ainsi, comme tu peux le constater, tu as effectivement quelques avantages. Un armement supérieur, mais pas irrésistible ; une rapidité comparable et davantage d’intelligence à ta disposition. Ce sont tes avantages. Ton désavantage est que tu seras absolument toujours inférieur en nombre et que, après chaque bataille, l’ennemi te connaîtra mieux, trouvera des moyens nouveaux de te mettre en échec, et que ces changements seront appliqués immédiatement.

Ender attendit sa conclusion.

— Ainsi, Ender, nous allons à présent commencer ta formation. Nous avons programmé l’ordinateur en fonction de situations qui, à notre avis, risquent de se produire face à l’ennemi. Nous utilisons les structures de déplacement que nous avons vues au cours de la Deuxième Invasion. Mais, au lieu d’appliquer bêtement ces structures, je contrôlerai la simulation de l’ennemi. Au début, tu seras confronté à des situations faciles que tu dois résoudre rapidement. Sois très attentif, parce que je serai toujours là, avec un pas d’avance sur toi, programmant des structures plus difficiles et complexes, afin que la bataille suivante soit plus difficile et que tu sois poussé jusqu’aux limites de tes capacités.

— Et au-delà ?

— Le temps presse. Tu dois apprendre le plus rapidement possible. Lorsque j’ai accepté de partir en voyage dans un vaisseau interstellaire, afin d’être encore vivant quand tu apparaîtrais, ma femme et mes enfants sont tous morts, et mes petits-enfants avaient le même âge que moi quand je suis revenu. Je n’avais rien à leur dire. J’étais coupé de tous les gens que j’aimais, de tout ce que je connaissais, vivant dans cette catacombe extraterrestre et contraint de ne rien faire d’important, sauf former des élèves qui, au bout du compte, se révélèrent tous des faibles, des échecs. J’enseigne, j’enseigne, et personne n’apprend. Comme les autres, tu es très prometteur, mais il est possible que la graine de l’échec soit également en toi. Ma tâche consiste à la trouver, à te détruire si je peux et, crois-moi, Ender, si tu peux être détruit, je suis capable de le faire !

— Alors, je ne suis pas le premier.

— Non, bien entendu. Mais tu es le dernier. Si tu ne comprends pas, nous n’aurons pas le temps de trouver quelqu’un d’autre. De sorte que je crois en toi, parce qu’il n’est plus possible de croire en quelqu’un d’autre.

— Et les autres ? Mes chefs d’escadrille ?

— Lequel d’entre eux est capable de te remplacer ?

— Alai.

— Sois honnête.

Ender, alors, ne trouva rien à répondre.

— Je ne suis pas un homme heureux, Ender. L’Humanité ne nous demande pas d’être heureux, elle nous demande simplement d’être intelligents afin de pouvoir la servir. D’abord la survie, puis le bonheur si nous y parvenons. Alors, Ender, j’espère que tu ne me raseras pas, pendant ton entraînement, en te plaignant de ne pas t’amuser. Détends-toi, si tu peux, quand tu ne travailles pas, mais le travail d’abord, l’apprentissage d’abord, gagner est tout parce que, sans cela, il n’y a rien. Quand tu pourras me rendre mon épouse morte, Ender, tu pourras te plaindre et me dire ce que cette formation t’a coûté.

— Je ne cherchais pas à me défiler.

— Mais tu le feras, Ender. Parce que je vais te réduire en poussière, si je peux. Je vais te frapper avec tout ce que je pourrai imaginer, et je serai sans pitié parce que, lorsque tu seras confronté aux doryphores, ils trouveront des idées que je ne peux pas imaginer, et qu’il leur est impossible d’avoir pitié des êtres humains.

— Vous ne pouvez pas me réduire en poussière, Mazer.

— Oh, vraiment ?

— Parce que je suis plus fort que vous.

Mazer sourit.

— Nous verrons, Ender.


Mazer le réveilla avant le matin ; la pendule indiquait 0340 et Ender avait la tête lourde, en suivant Mazer dans le couloir.

— Couché tôt, levé tôt, chantonnait Mazer, rend l’homme stupide et aveugle.

Il rêvait que les doryphores le disséquaient. Mais, au lieu de découper son corps, ils découpaient ses souvenirs, les exposaient comme des hologrammes et tentaient de les comprendre. C’était un rêve très étrange et Ender eut bien du mal à le chasser, même tandis qu’il marchait dans les tunnels conduisant à la salle du simulateur. Les doryphores le tourmentaient dans son sommeil et, lorsqu’il était éveillé, Mazer ne le laissait jamais tranquille. Entre les deux, il n’avait pas de repos. Apparemment, Mazer était sérieux, quand il disait qu’il avait l’intention de briser Ender – et le forcer à jouer quand il était fatigué et encore partiellement endormi était exactement le genre de ruse facile et bon marché auquel Ender aurait dû s’attendre. Eh bien, aujourd’hui, cela ne fonctionnerait pas.

Il s’installa devant le simulateur et constata que ses chefs d’escadrille l’attendaient déjà. L’ennemi n’était pas encore là, de sorte qu’il les divisa en deux armées et organisa une bataille, commandant les deux camps afin de pouvoir contrôler les épreuves que rencontraient ses chefs d’escadrille. Ils commencèrent lentement, mais furent bientôt vigoureux et vigilants.

Puis le champ du simulateur s’obscurcit, les vaisseaux disparurent et tout se transforma d’un seul coup. À l’extrémité postérieure du champ du simulateur, il aperçut les formes, en lumière holographique, de trois vaisseaux interstellaires de la flotte humaine. Chacun d’entre eux avait douze chasseurs. L’ennemi, manifestement conscient de la présence humaine, avait formé un globe avec un unique vaisseau au centre. Ender ne fut pas abusé – il ne s’agissait pas du vaisseau d’une reine. Les doryphores étaient deux fois plus nombreux que la force d’Ender, mais ils étaient également beaucoup plus proches les uns des autres – le Docteur Machin ferait des dégâts auxquels l’ennemi ne s’attendait pas.

Ender choisit un vaisseau, le fit clignoter et dit :

— Alai, c’est le tien, nomme Petra et Vlad aux chasseurs, comme tu l’entends. (Il affecta les autres vaisseaux spatiaux, avec leurs chasseurs, à l’exception d’un chasseur de chaque vaisseau, qu’il confia à Bean.) Suis le mur et passe sous eux, Bean, sauf s’ils te poursuivent – ensuite, reviens te mettre à l’abri. Autrement, installe-toi dans un endroit d’où tu pourras intervenir rapidement en cas de besoin. Alai, lance un assaut compact sur un point du globe. Ne tire pas avant que je te le dise. Ce n’est qu’une manœuvre.

— Elle est facile, Ender, répondit Alai.

— Elle est facile, alors pourquoi ne pas être prudent ? J’aimerais que nous réussissions sans perdre un seul vaisseau.

Ender groupa ses réserves en deux unités qui couvrirent Alai de loin. Bean avait déjà disparu du simulateur, mais Ender passait de temps en temps sur son point de vue pour savoir où il se trouvait.

C’était Alai, toutefois, qui jouait une partie délicate avec l’ennemi. Il avait adopté une formation en balle de fusil et testait le globe ennemi. Chaque fois qu’il approchait, les vaisseaux des doryphores reculaient, comme pour l’attirer vers le vaisseau central. Alai esquiva par le flanc ; les vaisseaux des doryphores le suivirent, se retirant quand il fut proche, reprenant la formation en sphère après son passage.

Feinte, retraite, esquive par le flanc du globe en un point différent, nouvelle retraite, nouvelle feinte ; puis Ender dit :

— Allez, entre, Alai !

La balle de fusil entra tandis qu’il disait à Ender :

— Tu sais, ils vont me laisser entrer, m’encercler et me manger tout cru.

— Ne tiens pas compte du vaisseau du milieu.

— Comme tu veux, chef.

Naturellement, le globe se contracta. Ender fit avancer les réserves ; les vaisseaux ennemis se concentrèrent sur le flanc du globe exposé aux réserves.

— Attaquez à cet endroit, là où ils sont concentrés, dit Ender.

— Cela défie quatre mille ans d’histoire militaire, releva Alai, faisant avancer ses chasseurs. Nous sommes censés attaquer à l’endroit où nous sommes plus nombreux.

— Dans cette simulation, ils ignorent manifestement ce que peuvent faire nos armes. Cela ne fonctionnera qu’une fois, mais veillons à ce que ce soit spectaculaire. Feu à volonté !

Alai obéit. La simulation réagit magnifiquement ; un ou deux vaisseaux ennemis, d’abord, puis une douzaine, puis presque tous, explosèrent dans une lumière aveuglante tandis que le champ sautait d’un vaisseau à l’autre en se dilatant.

— Écartez-vous, dit Ender.

Les vaisseaux situés de l’autre côté de la formation en globe ne furent pas affectés par la réaction en chaîne, mais il fut aisé de les traquer puis de les détruire. Bean s’occupa de ceux qui tentèrent de fuir dans l’espace qu’il contrôlait. La bataille était terminée. Elle avait été plus facile que ses exercices les plus récents.

Mazer haussa les épaules quand Ender le lui dit.

— C’est la simulation d’une invasion réelle. Il fallait une bataille où ils ne sachent pas ce que nous pouvons faire. À présent, le travail commence. Efforce-toi de ne pas être trop orgueilleux, après cette victoire. Bientôt, je te proposerai de véritables défis.

Ender s’entraîna dix heures par jour avec ses chefs d’escadrille, mais pas tous en même temps ; il leur accordait quelques heures de repos au cours de l’après-midi. Les batailles simulées, sous la direction de Mazer, avaient lieu tous les deux ou trois jours et, comme Mazer l’avait promis, elles ne furent jamais aussi faciles. L’ennemi renonça rapidement à tenter d’encercler Ender et ne groupa plus ses forces de façon à s’exposer à la réaction en chaîne. Chaque fois, il y avait un élément nouveau, une difficulté nouvelle. Parfois, Ender n’avait qu’un vaisseau et huit chasseurs ; un jour, l’ennemi s’esquiva derrière une ceinture d’astéroïdes ; parfois, l’ennemi laissait de gros pièges stationnaires, installations qui explosaient si Ender laissait ses escadrilles approcher, endommageant ou détruisant souvent les vaisseaux d’Ender.

— Tu ne peux pas assimiler les pertes ! cria Mazer après une bataille. Quand tu te trouveras dans une bataille réelle, tu ne pourras pas te permettre le luxe d’une réserve inépuisable de chasseurs produits par ordinateur. Tu auras ce dont tu disposeras, un point c’est tout. Tu dois désormais apprendre à combattre sans gâchis inutile.

— Ce n’était pas un gâchis inutile, protesta Ender. Je ne peux pas gagner des batailles si j’ai tellement peur de perdre un vaisseau que je ne prends jamais le moindre risque.

Mazer sourit.

— Excellent, Ender. Tu commences à comprendre. Mais, dans une bataille réelle, des officiers supérieurs et, surtout, des civils, les pires, te hurleraient ce type de propos. Maintenant, si l’ennemi avait été vraiment intelligent, il vous aurait attaqués ici et aurait détruit l’escadrille de Tom.

Ensemble, ils étudièrent la bataille ; au cours de l’entraînement suivant, Ender montrerait à ses chefs d’escadrille ce que Mazer lui indiquait, et ils apprendraient à tirer profit de cette situation lorsqu’ils s’y trouveraient à nouveau confrontés.

Ils avaient cru être prêts, avoir travaillé harmonieusement en équipe. Cependant, après avoir relevé ensemble des défis réels, ils se firent de plus en plus confiance et les batailles devinrent exaltantes. Ils dirent à Ender que ceux qui ne jouaient pas, venaient dans la salle du simulateur pour regarder. Ender imagina ce qu’il ressentirait si ses amis étaient avec lui, applaudissant, riant ou restant silencieux sous l’effet de l’appréhension ; parfois, il pensait que cela constituerait une distraction mais, à d’autres moments, cela lui faisait terriblement envie. Même lorsqu’il passait toutes ses journées couché sur le radeau, au milieu du lac, il ne s’était jamais senti aussi seul. Mazer Rackham était son compagnon, son professeur, mais pas son ami.

Toutefois, il ne dit rien. Mazer lui avait expliqué qu’il n’y aurait pas de compassion et que son désespoir personnel n’avait aucune importance. Le plus souvent, il ne comptait pas davantage aux yeux d’Ender. Il se concentrait sur le jeu, s’efforçant d’apprendre à chaque bataille. Et pas seulement ce qui concernait cette bataille, mais ce que les doryphores auraient pu faire s’ils avaient été plus intelligents, et la façon dont Ender réagirait s’ils le faisaient, dans l’avenir. Il vécut avec les batailles passées et les batailles futures, éveillé ou endormi et il poussa ses chefs d’escadrille avec une intensité qui suscita parfois la rébellion.

— Tu es trop gentil avec nous, dit un jour Alai. Pourquoi ne te mets-tu pas en colère quand nous ne sommes pas exceptionnels à tous les instants de tous les entraînements ? Si tu continues de nous chouchouter ainsi, on va finir par croire que tu nous aimes bien !

Quelques autres rirent dans leur micro. L’ironie n’échappa pas à Ender, naturellement, et il répondit par un long silence. Lorsqu’il prit finalement la parole, il ne tint pas compte de la remarque d’Alai.

— Recommençons, dit-il, et, cette fois, sans complaisance.

Ils recommencèrent, et correctement.

Mais, à mesure qu’ils faisaient davantage confiance à Ender en tant que commandant, leur amitié, liée à leur séjour à l’École de Guerre, disparaissait. C’était entre eux que se créaient des liens ; entre eux qu’ils échangeaient des confidences. Ender était leur professeur et leur commandant, aussi éloigné d’eux que Mazer l’était de lui, et aussi exigeant.

Cependant, ils se battirent d’autant mieux. Et Ender ne fut pas distrait de son travail.

Du moins pas tant qu’il était éveillé. Lorsqu’il s’endormait, chaque soir, c’était en pensant au simulateur. Mais, pendant la nuit, il pensait à d’autres choses. Souvent, il se souvenait du cadavre du Géant, se décomposant régulièrement ; il ne s’en souvenait pas, toutefois, tel qu’il était sur l’écran de son bureau. Il était réel et dégageait une légère odeur de mort. Le petit village qui avait poussé entre les côtes du Géant était à présent peuplé de doryphores, et ils le saluaient avec gravité, comme les gladiateurs saluaient César avant de mourir pour le distraire. Il ne haïssait pas les doryphores, dans son rêve ; et, bien qu’il sache qu’ils avaient caché leur reine, il ne la cherchait pas. Il s’éloignait toujours rapidement du corps du Géant et, lorsqu’il arrivait à l’aire de jeux, les enfants étaient toujours là, lutins et moqueurs ; ils avaient des visages qu’il connaissait. Parfois Peter et parfois Bonzo, parfois Stilson et Bernard ; presque aussi souvent, toutefois, les créatures cruelles étaient Alai, Shen, Dink et Petra ; parfois, l’une d’entre elles était Valentine et, dans son rêve, il la maintenait sous l’eau, comme les autres, et attendait qu’elle se noie. Elle se débattait entre ses mains, luttait pour regagner la surface, mais finissait par s’immobiliser. Il la sortait du lac et la hissait sur le radeau, où elle gisait, le visage déformé par le rictus de la mort. Il hurla et pleura, répétant inlassablement que c’était un jeu, un jeu, et qu’il se contentait de jouer !…

Puis Mazer Rackham le secoua pour le réveiller.

— Tu criais dans ton sommeil, dit-il.

— Désolé, répondit Ender.

— Peu importe. Il est l’heure d’une nouvelle bataille.

Régulièrement, le rythme s’accéléra. Il y avait généralement deux batailles par jour, à présent, et Ender réduisait l’entraînement au minimum. Il consacrait le temps pendant lequel les autres se reposaient à étudier les enregistrements des batailles précédentes, tentant de découvrir ses faiblesses, s’efforçant de déduire ce qui arriverait ensuite. Parfois, il était parfaitement préparé aux innovations de l’ennemi ; parfois il ne l’était pas.

— Je crois que vous trichez, dit un jour Ender à Mazer.

— Oh ?

— Vous pouvez assister à mes séances d’entraînement. Vous savez sur quoi je travaille. Vous paraissez préparé à tout ce que je fais.

— L’essentiel de ce que tu vois se compose de simulations informatisées, expliqua Mazer. Le programme de l’ordinateur lui permet de réagir à tes innovations lorsque tu les as utilisées une fois au cours d’une bataille.

— Dans ce cas, l’ordinateur triche.

— Tu manques de sommeil, Ender.

Mais il ne pouvait pas dormir. Il restait éveillé de plus en plus longtemps, pendant la nuit, et son sommeil était moins réparateur. Il se demandait s’il restait éveillé pour réfléchir davantage au jeu, ou pour échapper à ses rêves. C’était comme si quelqu’un le poussait, pendant son sommeil, le contraignant à errer parmi ses souvenirs les plus pénibles, à les revivre comme s’ils étaient réels. Les nuits étaient tellement réelles qu’il eut finalement l’impression de vivre les journées dans un rêve. Il s’inquiéta, craignant de ne plus réfléchir assez clairement, d’être trop fatigué quand il jouait. Toujours, quand la partie commençait, son intensité le réveillait mais, au cas où ses aptitudes mentales faibliraient, il se demanda s’il s’en rendrait compte.

Et elles paraissaient effectivement faiblir. Dans chaque bataille, désormais, il perdait quelques chasseurs. Plusieurs fois, les ruses de l’ennemi l’amenèrent à se mettre en position de faiblesse ; plusieurs fois, l’ennemi l’épuisa par une guerre d’usure, de sorte que sa victoire parut due davantage à la chance qu’à la stratégie. Mazer regardait la bataille avec une expression méprisante.

— Regarde, disait-il. Tu n’étais pas obligé de faire cela.

Et Ender reprenait l’entraînement avec ses chefs d’escadrille, s’efforçant de leur remonter le moral, mais laissant parfois apparaître la déception que provoquaient leurs faiblesses, le fait qu’ils commettent des erreurs.

— Il nous arrive de commettre des erreurs, souffla Petra, un jour.

C’était un appel à l’aide.

— Et parfois, nous n’en faisons pas, répondit Ender.

Si elle voulait de l’aide, ce ne serait pas la sienne. Il enseignait ; elle pouvait trouver des amis parmi les autres.

Puis il y eut une bataille qui faillit tourner à la catastrophe. Petra fit trop avancer son unité ; elle était exposée et elle s’en rendit compte à un moment où Ender n’était pas avec elle. En quelques instants, elle perdit tous ses vaisseaux sauf deux. Ender la rejoignit à ce moment-là, lui ordonna de les déplacer dans une direction donnée ; elle ne réagit pas. Il n’y eut aucun mouvement. Et, un peu plus tard, ces deux chasseurs seraient également perdus.

Ender comprit qu’il était allé trop loin – comme elle était très intelligente, il lui avait demandé de jouer beaucoup plus souvent, et dans des conditions beaucoup plus difficiles, que la majorité des autres. Mais il n’avait pas le temps de se faire du souci pour Petra, ou de se sentir coupable à cause de ce qu’il lui avait fait. Il demanda à Crazy Tom de commander les deux chasseurs restants et continua, tentant de sauver la bataille ; Petra occupait une position clé et, à présent, la stratégie d’Ender volait en éclats. Si l’ennemi n’avait pas été trop impatient de pousser son avantage, et trop maladroit, Ender aurait perdu. Mais Shen put isoler un groupe d’ennemis dont la formation était trop serrée et déclencha une réaction en chaîne. Crazy Tom fit passer ses deux chasseurs restants dans la brèche et désorganisa complètement l’ennemi et, bien que ses vaisseaux ainsi que ceux de Shen, eussent finalement été détruits, Fly Molo put faire le ménage et arracher la victoire.

À la fin de la bataille, il entendit les sanglots de Petra qui tentait de prendre un micro :

— Dites-lui que je m’excuse, que j’étais terriblement fatiguée, que je ne pouvais plus réfléchir, voilà tout, dites à Ender que je m’excuse.

Elle sauta quelques séances d’entraînement et, lorsqu’elle revint, elle n’était plus aussi rapide que précédemment, plus aussi audacieuse. L’essentiel de ce qui avait fait d’elle un bon commandant avait disparu. Ender ne pouvait plus l’utiliser, sauf dans le cadre d’affectations de routine, sévèrement contrôlées. Elle comprit ce qui était arrivé. Mais elle comprit également qu’Ender n’avait pas le choix et le lui dit.

Cependant elle avait craqué et elle n’était pourtant pas la plus faible. C’était un avertissement – il ne devait pas pousser ses commandants au-delà de leurs limites. Désormais, au lieu d’utiliser ses chefs d’escadrille chaque fois qu’il aurait besoin de leurs compétences, il devrait se souvenir du nombre de batailles qu’ils avaient livrées. Il dut les économiser, si bien qu’il alla parfois à la bataille avec des commandants à qui il faisait un peu moins confiance. En diminuant la pression exercée sur eux, il augmentait celle qui était exercée sur lui.

Au milieu d’une nuit, il se réveilla sous l’effet de la douleur. Il y avait du sang sur son oreiller, un goût de sang dans sa bouche. Ses doigts lui faisaient mal. Il s’aperçut que, dans son sommeil, il s’était rongé le poing. Le sang coulait toujours doucement.

— Mazer ! appela-t-il.

Rackham se réveilla et appela immédiatement un médecin.

Tandis que le médecin pansait la blessure, Mazer dit :

— Je me fiche de ce que tu manges, Ender, l’auto-cannibalisme ne te fera pas sortir de cette école.

— Je dormais, dit Ender. Je ne veux pas quitter l’École de Commandement.

— Bien.

— Les autres. Ceux qui n’ont pas réussi ?

— De quoi parles-tu ?

— Avant moi, vos autres élèves, qui n’ont pas pu aller au bout de la formation. Que leur est-il arrivé ?

— Ils n’ont pas réussi. Voilà tout. Nous ne punissons pas ceux qui échouent. Ils… continuent, tout simplement.

— Comme Bonzo.

— Bonzo ?

— Il est rentré chez lui.

— Pas comme Bonzo.

— Quoi, alors ? Que leur est-il arrivé ? Quand ont-ils échoué ?

— Qu’est-ce que cela peut faire, Ender ?

Ender ne répondit pas.

— Aucun n’a échoué à ce niveau de la formation, Ender. Tu as commis une erreur avec Petra. Elle se rétablira. Mais Petra est Petra et toi, tu es toi.

— Elle est une partie de moi. Il y a en moi une partie qu’elle a façonnée.

— Tu n’échoueras pas, Ender. C’est le début de la formation. Tu as connu quelques difficultés, mais tu as toujours gagné. Tu ne connais pas encore tes limites mais si tu les as déjà atteintes, tu es beaucoup plus faible que je ne croyais.

— Meurent-ils ?

— Qui ?

— Ceux qui échouent.

— Non, ils ne meurent pas. Seigneur, petit, c’est un jeu !

— Je crois que Bonzo est mort. C’est ce que j’ai rêvé la nuit dernière. Je me suis souvenu de l’expression de son visage, après le coup de tête que je lui ai donné. Je crois que j’ai dû lui enfoncer le nez dans le cerveau. Le sang lui sortait des yeux. Je crois qu’il était déjà mort, à ce moment-là.

— Ce n’était qu’un rêve.

— Mazer, je ne veux plus faire ces rêves. Dormir me fait peur. Je pense continuellement à des choses dont je ne veux pas me souvenir. Ma vie se déroule continuellement comme si j’étais un magnétoscope et que quelqu’un voulait regarder les événements les plus terrifiants de mon existence.

— Nous ne pouvons pas te donner des somnifères, si c’est ce que tu espères. Je regrette que tu aies des cauchemars. Faut-il laisser la lumière allumée pendant la nuit ?

— Ne vous moquez pas de moi ! dit Ender. J’ai peur de devenir fou.

Le médecin avait terminé le pansement. Mazer lui dit qu’il pouvait partir. Il s’en alla.

— As-tu réellement peur de cela ? demanda Mazer.

Ender réfléchit et hésita.

— Dans mes rêves, dit Ender, je ne suis jamais totalement sûr d’être moi.

— Les rêves bizarres sont une soupape de sécurité, Ender. Je te soumets à une légère pression pour la première fois de ton existence. Ton corps compense, voilà tout. Tu es un grand garçon, à présent. Il ne faut plus avoir peur du noir.

— Très bien, dit Ender.

Il décida de ne plus parler de ses cauchemars à Mazer.

Les jours passèrent, avec une bataille par jour, jusqu’au moment où Ender s’installa dans une routine de destruction de lui-même. Il eut des maux d’estomac. On le mit au régime mais, bientôt, il perdit l’appétit.

— Mange, disait Mazer, et Ender mettait mécaniquement la nourriture dans sa bouche.

Mais, si on ne lui avait pas dit de manger, il ne l’aurait pas fait.

Deux chefs d’escadrille craquèrent comme Petra l’avait fait ; cela augmenta la pression qui pesait sur les autres. À présent, dans toutes les batailles, l’ennemi était trois ou quatre fois plus nombreux ; en outre, l’ennemi n’hésitait plus à reculer, quand les choses tournaient mal, se regroupant pour faire durer la bataille. Parfois, les batailles se prolongeaient pendant des heures avant qu’ils ne parviennent à détruire le dernier vaisseau ennemi. Ender fut obligé de faire tourner ses chefs d’escadrille, au cours d’une même bataille, remplaçant ceux qui devenaient lents par ceux qui étaient frais et reposés.

— Tu sais, dit un jour Bean, en prenant le commandement des quatre chasseurs rescapés de Hot Soup, ce jeu est de moins en moins drôle.

Puis, un jour, pendant l’entraînement, la pièce fut plongée dans le noir et il reprit connaissance sur le sol, le visage couvert de sang à l’endroit où il avait heurté les commandes.

On le mit alors au lit et, pendant trois jours, il fut très malade. Il se souvint d’avoir vu des visages dans ses rêves, mais il ne s’agissait pas de visages réels, et il le savait alors même qu’il les voyait. Il crut voir Valentine, et Peter ; parfois ses amis de l’École de Guerre, et parfois les doryphores le disséquant. Un jour, il eut véritablement l’impression que le Colonel Graff était penché sur lui, lui parlant tendrement, comme une sorte de Père. Mais, lorsqu’il se réveilla, il se trouva simplement confronté à son ennemi, Mazer Rackham.

— Je suis réveillé, dit Ender.

— Je vois, répondit Mazer. Tu y as mis le temps. Tu as une bataille aujourd’hui.

Alors, Ender se leva, livra bataille et gagna. Mais il n’y eut pas de deuxième bataille, ce jour-là, et on lui permit d’aller se coucher tôt. Ses mains tremblaient quand il se déshabilla.

Pendant la nuit, il eut l’impression que des mains le touchaient doucement. Des mains affectueuses et tendres. Il crut entendre des voix.

— Vous n’avez pas été tendre avec lui.

— Ce n’était pas la mission.

— Combien de temps tiendra-t-il ? Il craque.

— Assez longtemps. C’est presque terminé.

— Déjà ?

— Dans quelques jours, il aura fini.

— Comment fera-t-il, alors qu’il est déjà dans cet état ?

— Il y arrivera. Il n’a jamais mieux combattu qu’aujourd’hui.

Dans son rêve, les voix évoquaient celle du Colonel Graff et celle de Mazer Rackham. Mais tels étaient les rêves que les choses les plus démentes pouvaient arriver, parce qu’il rêva qu’une voix disait :

— Je ne supporte pas le spectacle de ce que cela lui fait.

Et l’autre voix répondit :

— Je sais. Moi aussi, je l’aime.

Puis elles se transformèrent, devenant celles de Valentine et d’Alai et, dans son rêve, ils l’enterraient, mais une colline poussa à l’endroit où ils déposèrent son corps, et il sécha et devint un abri pour les doryphores, tout comme le Géant.

Rien que des rêves. Si on l’aimait et si on avait pitié de lui, c’était seulement dans les rêves.

Il se réveilla, livra une autre bataille et gagna. Puis il se coucha, dormit et rêva, puis il se réveilla et gagna à nouveau, dormit encore, remarquant à peine quand l’état de veille se transformait en sommeil. De toute façon, peu lui importait.

Le lendemain fut son dernier jour à l’École de Commandement, mais il ne le savait pas. Mazer Rackham n’était pas dans la chambre lorsqu’il se réveilla. Il prit sa douche, s’habilla et attendit que Rackham vienne ouvrir la porte. Il ne vint pas. Ender manœuvra le système d’ouverture. Il fonctionna.

Était-ce par hasard que Mazer l’avait laissé libre, ce matin ? Personne pour lui dire qu’il devait manger, s’entraîner, dormir. La liberté. Le problème, c’était qu’il ne savait pas quoi en faire. Il envisagea pendant quelques instants de chercher ses chefs d’escadrille, de leur parler de vive voix, mais il ignorait où ils se trouvaient. Ils pouvaient être à vingt kilomètres de là. Alors, après avoir erré pendant quelque temps dans les couloirs, il gagna le mess et prit son petit déjeuner près de Marines qui racontaient des histoires grivoises auxquelles Ender ne comprit absolument rien. Puis il gagna la salle du simulateur afin de s’entraîner. Bien qu’il soit libre, il ne pouvait pas s’imaginer faisant autre chose.

Mazer l’attendait. Ender entra lentement dans la pièce. Il traînait légèrement les pieds ; il se sentait lourd et fatigué.

Mazer fronça les sourcils.

— Es-tu réveillé, Ender ?

Il y avait d’autres personnes, dans la salle du simulateur. Ender se demanda de qui il s’agissait, mais ne prit pas la peine de demander. Cela ne servirait à rien ; de toute façon, on ne lui répondrait pas. Il gagna les commandes du simulateur et s’assit, prêt à commencer.

— Ender Wiggin, dit Mazer. Retourne-toi, s’il te plaît. La partie d’aujourd’hui nécessite une petite explication.

Ender se retourna. Il regarda les hommes rassemblés au fond de la pièce. Rares étaient ceux qu’il avait déjà vus. Il y en avait même en civil. Il vit Anderson et se demanda ce qu’il faisait ici, qui s’occupait de l’École de Guerre pendant son absence. Il vit Graff et se souvint du lac dans la forêt, près de Greensboro, eut envie de rentrer chez lui. Emmenez-moi, dit-il silencieusement à Graff. Dans un rêve, vous m’avez dit que vous m’aimiez. Ramenez-moi chez moi.

Mais Graff se contenta de lui adresser un signe de tête, un salut, pas une promesse, et Anderson fit comme s’il ne le connaissait pas.

— Sois attentif, s’il te plaît, Ender. Aujourd’hui, c’est ton examen de sortie de l’École de Commandement. Les observateurs sont ici pour juger ce que tu sais. Si tu préfères qu’ils ne restent pas dans la pièce, ils regarderont sur un autre simulateur.

— Ils peuvent rester.

L’examen de sortie. Ensuite, peut-être pourrait-il se reposer.

— Afin que ceci soit un test exact de tes aptitudes, pas seulement la répétition de ce que tu as déjà fait de nombreuses fois, mais également la confrontation avec des situations que tu n’as jamais rencontrées, la bataille d’aujourd’hui introduit un élément nouveau. Elle se déroule autour d’une planète. Cela influencera la stratégie de l’ennemi et te contraindra à improviser. Je t’en prie, concentre-toi bien sur la partie d’aujourd’hui.

Ender fit signe à Mazer d’approcher et lui demanda à voix basse :

— Suis-je le premier élève qui soit parvenu à ce stade ?

— Si tu gagnes aujourd’hui, Ender, tu seras le premier. Je ne peux pas t’en dire davantage.

— Eh bien, moi, je peux entendre.

— Tu pourras faire de l’esprit demain. Aujourd’hui, je te serai reconnaissant de te concentrer sur l’examen. Ne gâchons pas tout ce que tu as déjà fait. Alors, comment vas-tu affronter la planète ?

— Il me faut quelqu’un derrière, sinon c’est un point aveugle.

— Exact.

— Et la pesanteur va affecter les niveaux de carburant – moins onéreux de descendre que de monter.

— Oui.

— Le Petit Docteur fonctionne-t-il contre une planète ?

Le visage de Mazer se figea.

— Ender, les doryphores n’ont jamais attaqué la population civile. C’est à toi de décider s’il est sage d’adopter une stratégie susceptible de susciter des représailles.

— La planète est-elle le seul élément nouveau ?

— Te souviens-tu de la dernière fois que je t’ai donné une bataille avec un seul élément nouveau ? Je peux t’assurer, Ender, que je ne serai pas tendre avec toi, aujourd’hui. J’ai une responsabilité envers la flotte et je ne dois pas laisser un élève de deuxième zone réussir l’examen. Je ferai de mon mieux, Ender, et je n’ai pas la moindre envie de te chouchouter. Garde présent à l’esprit tout ce que tu sais de toi-même et tout ce que tu sais sur les doryphores, et tu auras une bonne chance de réussir.

Mazer s’en alla.

Ender parla dans le micro :

— Êtes-vous là ?

— Tous, répondit Bean. Tu es un peu en retard à l’entraînement, ce matin, pas vrai ?

Ainsi, les chefs d’escadrille n’avaient pas été prévenus. Ender envisagea de leur dire à quel point cette bataille était importante pour lui, mais il décida qu’une inquiétude extérieure ne les aiderait pas.

— Désolé, dit-il. Je ne me suis pas réveillé.

Ils rirent. Ils ne le croyaient pas.

Il leur fit exécuter des manœuvres, les échauffant en prévision de la bataille. Il fut plus long que d’habitude à s’éclaircir l’esprit, à se concentrer sur le commandement mais, bientôt, il atteignit la vitesse de croisière, réagissant rapidement, réfléchissant correctement. Ou, du moins, se dit-il, je crois que je réfléchis correctement.

Le champ du simulateur s’éclaira. Ender attendit que les données de la partie apparaissent. Que se passera-t-il, si je gagne aujourd’hui ? Y a-t-il une autre école ? Encore une ou deux années d’entraînement épuisant, encore une année d’isolement, encore une année de gens me poussant d’un côté et de l’autre, encore une année sans le moindre contrôle sur ma vie ? Il tenta de se souvenir de son âge. Onze ans. Depuis combien d’années ai-je onze ans ? De jours ? Cela a dû arriver ici, à l’École de Commandement, mais je ne peux pas me souvenir quand. Peut-être ne s’était-il rendu compte de rien, ce jour-là. Personne ne s’en apercevait sauf, peut-être, Valentine.

Tout en attendant que les données de la partie apparaissent, il eut envie de perdre, de perdre sans contestation possible, totalement, afin qu’on interrompe son entraînement, comme cela était arrivé à Bonzo, et qu’on le renvoie chez lui. Bonzo avait été affecté à Cartagène. Il avait envie d’ordres de route indiquant Greensboro. Le succès signifiait la continuation de l’épreuve. L’échec signifiait le retour chez lui.

Non, ce n’est pas vrai, se dit-il. Ils ont besoin de moi et, si j’échoue, Greensboro n’existera plus.

Mais il ne fut pas convaincu. Dans son esprit conscient, il savait que c’était vrai mais ailleurs, plus profondément, il doutait qu’on ait besoin de lui. L’impatience de Mazer n’était qu’un piège de plus. Un autre moyen de me faire faire ce qu’ils veulent. Un autre moyen de m’empêcher de me reposer. De ne rien faire, pendant longtemps.

Puis la formation ennemie apparut et la lassitude d’Ender se transforma en désespoir.

L’ennemi était mille fois plus nombreux ; il diffusait une lumière verte dans tout le champ du simulateur. Les doryphores étaient répartis en une douzaine de formations différentes, changeant de position, changeant de forme, se déplaçant suivant des structures apparemment dues au hasard dans le champ du simulateur. Il ne put trouver un chemin parmi eux – les espaces apparemment dégagés se fermaient soudain, et les formations qui paraissaient pénétrables se transformaient et devenaient terrifiantes. La planète se trouvait de l’autre côté du champ et, à la connaissance d’Ender, il y avait autant de vaisseaux ennemis derrière, hors du champ du simulateur.

En ce qui concernait sa flotte, elle se composait de vingt vaisseaux disposant chacun de quatre chasseurs. Il savait que les vaisseaux à quatre chasseurs étaient anciens, lents, et que la portée de leurs Petits Docteurs était inférieure de moitié à celle des appareils récents. Quatre-vingts chasseurs contre au moins cinq mille, peut-être dix mille vaisseaux ennemis.

Il entendit la respiration précipitée de ses chefs d’escadrille ; il entendit également les jurons silencieux des observateurs qui se trouvaient derrière lui. Il était agréable de constater que quelques adultes, au moins, estimaient que l’examen n’était pas juste. Mais cela ne faisait aucune différence. La justice n’était pas de la partie, c’était évident. Il n’avait pratiquement aucune chance de réussir. Tout ce que j’ai supporté, et ils n’ont jamais eu l’intention de me permettre de réussir.

Il imagina Bonzo et son petit groupe de méchants, l’affrontant, le menaçant ; il avait pu contraindre Bonzo à combattre seul, en jouant sur son sens de l’honneur. Cela ne fonctionnerait pas ici. Et sa compétence ne pouvait pas surprendre l’ennemi, contrairement à ce qui était arrivé dans la salle de bataille avec les garçons plus âgés. Mazer connaissait parfaitement les compétences d’Ender.

Les observateurs, derrière lui, se mirent à tousser, à s’agiter nerveusement. Ils commençaient à comprendre qu’Ender ne savait pas quoi faire.

Je m’en fiche, se dit Ender. Vous pouvez garder votre jeu. Si vous ne me donnez pas la moindre chance, pourquoi jouerais-je ?

Comme cette dernière partie, à l’École de Guerre, quand ils m’ont opposé à deux armées.

Et, au moment même où il se souvenait de cette partie, Bean s’en souvint également, car sa voix, dans le casque, dit :

— N’oublie pas. La porte de l’ennemi est en bas !

Molo, Soup, Vlad, Dumper et Crazy Tom rirent. Eux aussi se souvenaient.

Et Ender rit également. C’était drôle. Les adultes prennent tout cela trop au sérieux, et les enfants acceptant, acceptent, jouant le jeu jusqu’au moment où, soudain, les adultes allaient trop loin, faisaient trop fort, et où les enfants voyaient dans leur jeu. Laisse tomber, Mazer. Je me fiche de ton examen. Je me fiche de tes règles. Si tu peux tricher, moi aussi. Je ne te permettrai pas de me battre injustement – d’abord, je te battrai injustement.

Au cours de cette dernière bataille, à l’École de Guerre, il avait vaincu en ne tenant aucun compte de l’ennemi, en ne tenant aucun compte de ses pertes ; il avait attaqué directement la porte de l’ennemi. Et la porte de l’ennemi était en bas. Si je transgresse les règles, ils ne m’autoriseront pas à être commandant. Ce serait trop dangereux. Je ne serai plus jamais obligé de jouer. Et c’est cela, la victoire.

Il murmura rapidement dans le micro. Ses commandants prirent leurs unités en charge et se groupèrent en un projectile dense, un cylindre dirigé vers la formation ennemie la plus proche. L’ennemi, au lieu de tenter de l’arrêter, le laissa passer, afin de mieux pouvoir l’encercler puis le détruire. Au moins, se dit Ender, Mazer tient compte du fait que, à présent, ils me respectent. Et cela me permet de gagner du temps.

Ender esquiva au nord, à l’est, en bas et en haut, ne paraissant pas appliquer un plan précis mais aboutissant toujours plus près de la planète. Finalement, l’ennemi le serra de trop près. Puis, soudain, la formation d’Ender éclata. Sa flotte parut se dissoudre dans le chaos. Les quatre-vingts chasseurs parurent ne suivre aucun plan, tirant au hasard sur les vaisseaux ennemis, se frayant désespérément un chemin individuel parmi les vaisseaux des doryphores.

Après quelques minutes de bataille, cependant, Ender s’adressa une nouvelle fois à ses chefs d’escadrille et, soudain, une douzaine de chasseurs constituèrent à nouveau une formation. Mais cette fois, ils étaient de l’autre côté d’un des plus gros groupes ennemis ; au prix de pertes terribles, ils étaient passés – et avaient couvert la moitié de la distance les séparant de la planète ennemie.

L’ennemi voit, à présent, se dit Ender. Mazer a sûrement compris ce que je fais.

Ou peut-être Mazer ne croit-il pas que je puisse le faire. Eh bien, tant mieux pour moi.

La flotte minuscule d’Ender fila d’un côté et de l’autre, envoyant deux ou trois chasseurs comme pour attaquer, puis les ramenant. L’ennemi approcha, faisant revenir des vaisseaux et des formations éparpillés, se rassemblant pour l’hallali. L’ennemi était principalement concentré au-delà d’Ender, de sorte qu’il ne pouvait pas s’échapper dans l’espace. Excellent, se dit Ender. Plus près. Venez plus près.

Puis il souffla des ordres et les vaisseaux tombèrent comme des pierres en direction de la planète. Il y avait des chasseurs et des vaisseaux interstellaires, totalement incapables de supporter la traversée de l’atmosphère. Mais Ender ne voulait pas qu’ils atteignent l’atmosphère. Presque dès l’instant où ils se mirent à tomber, leurs Petits Docteurs furent dirigés sur une seule chose : la planète elle-même.

Un, deux, quatre, sept chasseurs volèrent en éclats. Seul le hasard, à présent, pouvait déterminer si un de ses vaisseaux survivrait assez longtemps pour arriver à bonne portée. Cela ne mettrait pas longtemps, quand ils auraient pu se concentrer sur la planète. Un petit instant avec le Docteur Machin, c’est tout ce que je demande. Ender se dit que l’ordinateur n’était peut-être pas équipé pour montrer ce qui arriverait à une planète attaquée par le Petit Docteur. Que ferai-je, dans ce cas ? Dois-je crier : Pan, tu es mort ?

Ender lâcha les commandes et se pencha pour voir ce qui arrivait. La perspective était proche de la surface de la planète, à présent, tandis que le vaisseau tombait dans son puits de pesanteur. Il est sûrement à bonne portée, à présent, se dit Ender. Il doit être à bonne portée et l’ordinateur ne peut pas faire face à la situation.

Puis la surface de la planète, qui emplissait à présent la moitié du champ du simulateur, se mit à bouillonner ; il y eut une explosion qui projeta des débris sur les chasseurs d’Ender. Ender tenta d’imaginer ce qu’il se passait à l’intérieur de la planète. Le champ grossissait continuellement, les molécules éclataient mais les atomes n’avaient pas la place de s’échapper.

En trois secondes, toute la planète vola en éclats, devenant une boule de poussière étincelante, en expansion rapide. Les chasseurs d’Ender furent parmi les premiers à disparaître ; leur perspective disparut soudain et le simulateur ne fut plus en mesure de montrer que la perspective des vaisseaux interstellaires qui attendaient à la limite de la bataille. Ender n’avait pas envie d’approcher davantage. La sphère de l’explosion de la planète grossissait tellement vite que les vaisseaux ennemis ne pouvaient l’éviter. Et elle emportait le Petit Docteur, qui n’était plus tellement petit, le champ détruisant tous les vaisseaux qui se trouvaient sur son passage, les transformant en points lumineux avant de poursuivre son chemin.

Le champ ne faiblit qu’à la périphérie du simulateur. Deux ou trois vaisseaux ennemis s’éloignèrent. Les vaisseaux interstellaires d’Ender n’explosèrent pas. Mais, à la place de la flotte ennemie, et de la planète qu’elle protégeait, il n’y avait plus rien d’intéressant. Une masse de poussière grossissait, la pesanteur réunissant l’essentiel des débris. Elle luisait sous l’effet de la chaleur et tournait visiblement sur elle-même ; elle était également beaucoup plus petite que la planète. Une part importante de sa masse était à présent un nuage qui s’éloignait lentement.

Ender quitta le casque qui retransmettait les acclamations de ses chefs d’escadrille, et se rendit compte à ce moment-là qu’il y avait pratiquement autant de bruit dans la pièce où il se trouvait. Les hommes en uniforme se donnaient l’accolade, riaient, criaient ; d’autres pleuraient ; quelques-uns étaient à genoux, ou posaient le front par terre et Ender comprit qu’ils priaient. Ender se demanda ce qu’il se passait. Tout paraissait déplacé. Ils auraient dû être en colère.

Le Colonel Graff se détacha du groupe et vint auprès d’Ender. Son visage était trempé de larmes, mais il souriait. Il se pencha, prit Ender dans ses bras, le serra et souffla :

— Merci, Ender, merci, Ender. Grâce à Dieu, tu es là, Ender.

Bientôt, les autres vinrent également lui serrer la main, le féliciter. Il tenta de comprendre. Avait-il réussi l’examen, après tout ? C’était sa victoire, pas la leur, et vide, en plus, une tricherie ; pourquoi se comportaient-ils comme s’il avait vaincu honorablement ?

La foule se divisa et Mazer Rackham la traversa. Il marcha droit sur Ender et lui tendit la main.

— Tu as fait le choix difficile, petit. Tout ou rien. Eux ou nous. Mais Dieu sait qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Félicitations. Tu les as battus et c’est terminé.

Terminé ? Battus ? Ender ne comprit pas.

— Je vous ai battu.

Mazer rit, un rire puissant qui emplit la salle.

— Ender, tu n’as jamais joué contre moi. Depuis que je suis ton ennemi, tu n’as jamais joué.

Ender ne comprit pas la plaisanterie. Il avait fait de nombreuses parties et avait terriblement souffert. La colère s’empara de lui.

Mazer lui posa la main sur l’épaule. Ender se dégagea. Mazer devint grave et dit :

— Ender, depuis quelques mois, tu es le commandant en chef de nos flottes. C’était la Troisième Invasion. Ce n’étaient pas des jeux, les batailles étaient réelles et tu as combattu contre les doryphores. Tu as gagné toutes les batailles et, aujourd’hui, tu les as combattus sur leur planète d’origine, où se trouvait la reine, toutes les reines de toutes les colonies, qui étaient toutes là et que tu as toutes détruites. Ils ne nous attaqueront plus jamais. Tu as réussi. Toi.

La réalité. Pas un jeu. La fatigue empêchait l’esprit d’Ender de comprendre totalement. Ce n’étaient pas seulement des points lumineux ; il avait combattu avec des vaisseaux réels et détruit des vaisseaux réels. Et un monde réel avait explosé. Il traversa la foule, évitant les félicitations, ignorant les mains, les paroles, la joie. Une fois arrivé dans sa chambre, il se déshabilla, se mit au lit et s’endormit.


Ender se réveilla lorsqu’on le secoua. Il ne les reconnut pas immédiatement. Graff et Rackham. Il leur tourna le dos. Laissez-moi dormir.

— Ender, il faut que nous te parlions, dit Graff.

Ender se tourna à nouveau vers eux.

— Les vidéos ont été diffusées sur Terre toute la journée et toute la nuit, depuis la bataille d’hier.

— Hier ?

Il avait dormi vingt-quatre heures.

— Tu es un héros, Ender. Ils ont vu ce que vous avez fait, toi et les autres. Je crois que tous les gouvernements de la Terre t’ont accordé leur plus belle médaille.

— Je les ai tous tués, n’est-ce pas ? demanda Ender.

— Qui, tous ? demanda Graff. Les doryphores ? C’était l’idée.

Mazer se pencha sur lui.

— C’était la raison d’être de la guerre.

— Toutes leurs reines. Alors, j’ai tué tous leurs enfants, tout.

— Ils ont décidé cela quand ils nous ont attaqués. Ce n’était pas ta faute. Cela devait arriver.

Ender saisit l’uniforme de Mazer et s’y accrocha, le forçant à descendre, de sorte qu’ils furent face à face.

— Je ne voulais pas les tuer tous. Je ne voulais tuer personne. Je ne suis pas un tueur. Ce n’était pas moi que vous vouliez, fumiers, c’était Peter, mais vous m’avez poussé à le faire, vous m’avez trompé pour que je le fasse !

Il pleurait. Il ne se dominait plus.

— Nous t’avons trompé, naturellement. C’est la clé, reconnut Graff. Il fallait que ce soit une ruse, sinon tu n’aurais pas pu le faire. C’est notre dilemme. Il nous fallait un commandant tellement sensible qu’il réfléchirait comme les doryphores, les comprendrait et les devancerait. Une compassion telle qu’il pourrait gagner l’amour de ses subordonnés et travailler avec eux comme une machine parfaite, aussi parfaite que celle des doryphores. Mais un individu possédant une telle compassion ne pouvait pas être le tueur dont nous avions besoin. Ne pouvait pas se lancer dans les batailles avec la volonté de vaincre à tout prix. Si tu avais su, tu n’aurais pas pu. Si tu avais été capable de le faire en sachant, tu n’aurais pas pu comprendre correctement les doryphores.

— Et il fallait que ce soit un enfant, Ender, précisa Mazer. Tu étais plus rapide que moi. Meilleur que moi. J’étais trop vieux et trop prudent. Tout individu honnête, connaissant la guerre, ne peut pas entrer de tout son cœur dans la bataille. Mais tu ne savais pas. Nous avons veillé à ce que tu ne saches pas. Tu étais téméraire, brillant et jeune. C’était pour cela que tu étais venu au monde.

— Nous avions des pilotes dans nos vaisseaux, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’ordonnais à des pilotes d’aller à la mort, et je ne le savais pas.

— Eux, Ender, ils savaient, et ils y allaient. Ils connaissaient l’enjeu.

— Vous ne m’avez jamais consulté. Vous ne m’avez jamais dit la vérité.

— Il fallait que tu sois une arme, Ender. Comme un fusil, comme le Petit Docteur, fonctionnant parfaitement mais ignorant sur quoi il était pointé. Nous t’avons pointé, Ender. Nous sommes responsables. S’il y a quelque chose de mal, c’est nous qui l’avons fait.

— Dites-moi cela plus tard, fit-il.

Ses yeux se fermèrent. Mazer Rackham le secoua.

— Ne t’endors pas, Ender, dit-il, c’est très important.

— Vous n’avez plus besoin de moi, dit Ender. Laissez-moi tranquille.

— C’est pour cela que nous sommes ici, insista Mazer. Nous tentons de t’expliquer. On a toujours besoin de toi. La folie s’est emparée de la Terre. La guerre menace. Les Américains prétendent que le Pacte de Varsovie est sur le point d’attaquer et le Pacte dit la même chose à propos de l’Hégémonie. La guerre contre les doryphores n’est pas terminée depuis vingt-quatre heures que tout le monde recommence à se battre, comme avant. Et tout le monde se préoccupe de toi. Ils te veulent tous. Le plus grand chef militaire de l’Histoire ! Ils veulent que tu conduises leurs armées. Les Américains, l’Hégémon. Tout le monde sauf le Pacte de Varsovie qui, lui, veut ta mort.

— Cela me va, dit Ender.

— Nous devons t’évacuer. Éros est pleine de Marines russes et le Polemarch est russe. Cela risque de tourner à l’effusion de sang d’un instant à l’autre.

Ender leur tourna à nouveau le dos. Cette fois, ils le laissèrent faire. Mais il ne dormit pas. Il les écouta.

— C’est ce que je craignais, Rackham. Vous l’avez trop brutalisé. Certains avant-postes mineurs auraient pu attendre la fin. Vous auriez pu le laisser se reposer de temps en temps.

— Allez-vous vous y mettre aussi, Graff ? Essayez de voir comment j’aurais pu faire mieux ? Vous ne savez pas ce qui serait arrivé, si je ne l’avais pas poussé. Personne ne le sait. Je l’ai fait de la façon dont je l’ai fait, et cela a fonctionné. Par-dessus tout, cela a fonctionné. N’oubliez pas cette défense, Graff. Vous aussi, vous serez peut-être obligé de l’utiliser.

— Désolé.

— Je me rends parfaitement compte de ce que cela a produit chez lui. Selon le Colonel Liki, il est possible que les dégâts soient irréversibles, mais je n’y crois pas. Il est fort. Gagner comptait beaucoup, à ses yeux, et il a gagné.

— Ne parlez pas de force. Cet enfant a onze ans. Laissez-le se reposer, Rackham. La crise ne s’est pas encore produite. Nous pouvons poster un garde devant sa porte.

— Ou bien poster un garde devant une autre porte et faire croire que c’est la sienne.

— L’un ou l’autre.

Ils s’en allèrent. Ender se rendormit.


Le temps passa sans toucher Ender, mais en lui assenant des chocs violents. Un jour, il se réveilla pendant quelques minutes parce que quelque chose lui appuyait sur la main, de bas en haut, avec une douleur sourde, insistante. Il toucha ; c’était une aiguille enfoncée dans une veine. Il voulut l’arracher mais elle était collée et il était trop faible. Une autre fois, il se réveilla dans le noir et entendit des gens qui, près de lui, murmuraient et juraient. Le bruit puissant qui l’avait réveillé résonnait encore dans ses oreilles ; il ne se souvenait pas du bruit.

— Allumez, dit quelqu’un.

Et, une autre fois, il entendit quelqu’un pleurer doucement près de lui.

Cela aurait pu être un jour ; cela aurait pu être une semaine ; d’après ses rêves, cela aurait pu être des mois. Il avait l’impression de vivre des existences successives, dans ses rêves. Le Verre du Géant, à nouveau, les enfants-loups, revivant les morts horribles, les meurtres continuels ; il entendit une voix murmurer dans la forêt. Tu étais obligé de tuer les enfants pour arriver au Bout du Monde. Et il voulut répondre : Je ne voulais tuer personne. Mais la forêt se moqua de lui. Et, lorsqu’il sautait de la falaise, au Bout du Monde, parfois ce n’étaient pas les nuages qui le rattrapaient, mais un chasseur qui le conduisait près de la surface de la planète des doryphores afin qu’il puisse assister, interminablement, à l’éruption de mort déclenchée par la réaction en chaîne provoquée par le Docteur Machin ; puis de plus en plus près, jusqu’à ce qu’il puisse voir les doryphores exploser, se transformer en lumière, puis s’effondrer devant ses yeux en un tas de poussière. Et la reine, entourée de bébés, mais la reine était sa Mère, les bébés étaient Valentine et tous les enfants qu’il avait connus à l’École de Guerre. L’un d’entre eux avait le visage de Bonzo et il gisait, le sang coulant de ses yeux et de son nez, disant : Tu n’as pas d’honneur. Et, toujours, le rêve se terminait avec un miroir ou une flaque d’eau ou la surface métallique d’un vaisseau, quelque chose qui réfléchissait son visage. Au début, ce fut le visage de Peter, avec du sang et une queue de serpent lui sortant de la bouche. Puis ce fut son visage, vieux et triste, avec des yeux qui pleuraient un milliard, des milliards, de meurtres – mais c’étaient ses yeux et il était content de les avoir.

Ce fut le monde où Ender vécut plusieurs existences pendant les cinq jours de la Guerre de la Ligue.

Lorsqu’il se réveilla, il était couché dans le noir. Au loin, il entendit des explosions assourdies. Il écouta pendant quelque temps. Puis il entendit des pas légers.

Il se retourna et lança une main, afin de saisir ce qui l’espionnait. Ses doigts se refermèrent sur des vêtements et il tira l’individu en direction de ses genoux, prêt à tuer en cas de nécessité.

— Ender, c’est moi. C’est moi !

Il connaissait la voix. Elle sortit de sa mémoire comme s’il s’était écoulé un million d’années.

— Alai.

— Salaam, connard. Qu’est-ce que tu voulais me faire, me tuer ?

— Oui. Je croyais que tu voulais me tuer.

— J’essayais de ne pas te réveiller. Au moins, tu n’as pas perdu ton instinct de conservation. À entendre Mazer, tu devenais légume.

— J’essayais. Quels sont ces bruits ?

— Il y a une guerre, dehors. Notre secteur est dans le noir, pour assurer notre sécurité.

Ender bascula les jambes afin de s’asseoir. Mais il n’y parvint pas. Il avait trop mal à la tête. La douleur le fit grimacer.

— Reste couché, Ender. Tout va bien. Apparemment, nous pourrions gagner. Tous les membres du Pacte de Varsovie n’ont pas suivi le Polemarch. Beaucoup ont changé de camp quand le Stratèges leur a dit que tu restais loyal à la F.I.

— Je dormais.

— Eh bien, il a menti. Tu ne mijotais pas une trahison dans tes rêves, pas vrai ? Les Russes qui sont venus ici nous ont dit que, lorsque le Polemarch leur a ordonné de te retrouver et de te tuer, ils ont failli le tuer, lui. Quelle que soit leur opinion sur les autres gens, Ender, ils t’aiment. Le monde entier a regardé tes batailles. Des vidéos jour et nuit. J’en ai vu quelques-unes. Avec ta voix donnant les ordres. Tout y est, rien n’est censuré. C’est bon. Tu peux faire carrière à la télé.

— Je ne crois pas, dit Ender.

— Je plaisantais. Hé, peux-tu croire ça ? Nous avons gagné la guerre. Nous étions terriblement impatients de grandir, pour nous battre, et elle était continuellement avec nous. Je veux dire, on est des mômes, Ender. Et c’était nous. (Alai rit.) C’était toi, de toute façon. Tu étais fort, bon sang ! Je ne croyais pas que tu pourrais nous sortir de la dernière. Mais tu as réussi. Tu étais bon !

Ender remarqua qu’il parlait au passé.

— J’étais bon. Qu’est-ce que je suis, à présent, Alai ?

— Toujours bon.

— À quoi ?

— À… n’importe quoi. Il y a un million de soldats qui te suivraient à l’autre bout de l’univers.

— Je ne veux pas aller à l’autre bout de l’univers.

— Alors, où veux-tu aller ? Ils te suivront.

Je veux rentrer chez moi, se dit Ender, mais je ne sais pas où c’est. Le bruit cessa.

— Écoute, dit Alai.

Ils écoutèrent. La porte s’ouvrit. Quelqu’un s’immobilisa sur le seuil. Quelqu’un de petit.

— C’est fini, dit-il.

C’était Bean. Comme pour confirmer ses paroles, la lumière s’alluma.

— Salut, Bean, dit Ender.

— Salut, Ender.

Petra le suivit, avec Dink qui la tenait par la main. Ils vinrent près du lit d’Ender.

— Hé, le héros est réveillé ! s’écria Dink.

— Qui a gagné ? demanda Ender.

— Nous, Ender, répondit Bean. Tu y étais.

— Il n’est pas fou à ce point, Bean. Il veut savoir qui a gagné tout à l’heure. (Petra prit la main d’Ender.) Il y a eu une trêve sur Terre. Ils ont négocié pendant des jours. Finalement, ils sont convenus d’accepter la Proposition Locke.

— Il ne connaît pas la Proposition Locke…

— C’est très compliqué, mais en ce qui nous concerne, cela signifie que la F.I. continuera d’exister, mais sans le Pacte de Varsovie. De sorte que les Marines du Pacte de Varsovie rentrent chez eux. Je crois que les Russes ont accepté parce qu’il y a eu une révolte des vassaux slaves. Tout le monde a eu des problèmes. Il y a eu environ cinq cents morts, ici, mais c’était pire sur la Terre.

— L’Hégémon a démissionné, annonça Dink. C’est de la folie, là-bas. On s’en fiche.

— Tu vas bien ? lui demanda Petra, lui posant la main sur le front. Tu nous as fait peur. Ils disaient que tu étais fou et nous disions qu’ils étaient fous.

— Je suis fou, répondit Ender. Mais je crois que je vais bien.

— Quand as-tu décidé cela ? demanda Alai.

— Quand j’ai cru que tu allais me tuer et que j’ai décidé de te tuer avant. Je crois que je suis un tueur dans l’âme. Mais j’aime mieux être vivant que mort.

Ils rirent et furent d’accord avec lui. Puis Ender se mit à pleurer et serra Bean et Petra dans les bras, parce qu’ils étaient proches de lui.

— Vous m’avez manqué, dit-il. J’avais terriblement envie de vous parler.

— Tu ne t’en es pas privé, répondit Petra.

Elle l’embrassa sur la joue.

— Vous étiez magnifiques, dit Ender. Ceux dont j’avais le plus besoin, je les ai usés les premiers. Mauvaise planification de ma part.

— Tout le monde va bien, à présent, assura Dink. Cinq jours dans des pièces noires, au milieu d’une guerre, ont suffi pour nous guérir de nos maux.

— Je ne suis plus obligé d’être votre commandant, n’est-ce pas ? demanda Ender. Je ne veux plus commander qui que ce soit.

— Tu n’es pas obligé de commander, répondit Dink. Mais tu seras toujours notre commandant.

Ils restèrent quelques instants silencieux.

— Alors, que faisons-nous ? demanda Alai. La guerre contre les doryphores est terminée, celle de la Terre aussi, et même celle d’ici. Que faisons-nous ?

— Nous sommes des enfants, dit Petra. Ils vont probablement nous faire aller à l’école. C’est la loi. On est obligé d’aller à l’école jusqu’à dix-sept ans.

Cela les fit tous rire. Rire jusqu’à ce que leur visage soit couvert de larmes.

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