— « Colonel Graff, les jeux ont toujours été dirigés avec équité. Répartition des étoiles définie par le hasard, ou la symétrie. »
— « L’équité est une qualité merveilleuse, Major Anderson. Elle n’a rien à voir avec la guerre. »
— « Le jeu sera altéré. Les classements n’auront plus aucun sens. »
— « Hélas ! »
— « Il faudra des mois. Des années pour élaborer les nouvelles salles de bataille et réaliser les simulations. »
— « C’est pour cela, que je vous en parle aujourd’hui. Pour que vous commenciez. Soyez créatif. Envisagez toutes les dispositions massives, impossibles, injustes qui vous viendront à l’esprit. Envisagez d’autres façons de transgresser les règles. Notification tardive. Forces inégales. Puis réalisez des simulations et déterminez ce qui est plus difficile, plus facile. Il nous faut une progression intelligente. Il faut que nous le poussions. »
— « Quand avez-vous l’intention de le nommer commandant ? Quand il aura huit ans ? »
— « Non, bien sûr. Je n’ai pas encore réuni son armée. »
— « Ainsi, vous exercez également une influence sur ce plan ? »
— « Vous êtes trop proche du jeu, Anderson. Vous oubliez que ce n’est qu’un exercice d’entraînement. »
— « C’est également un statut, une identité, un objectif, un nom ; tout ce qui fait de ces enfants ce qu’ils sont provient du jeu. Lorsqu’on se rendra compte qu’il est possible de manipuler le jeu, de l’altérer, de tricher, toute l’organisation de l’école s’effondrera. Je n’exagère pas. »
— « Je sais. »
— « Alors j’espère qu’Ender Wiggin est bien le bon parce que vous aurez compromis l’efficacité de notre méthode de formation pour longtemps. »
— « Si Ender n’est pas le bon, si Ender ne parvient pas à l’apogée de sa maîtrise militaire au moment où nos flottes arriveront près des planètes d’origine des doryphores, dans ce cas, peu importe la qualité de notre méthode de formation. »
— « J’espère que vous me pardonnerez, Colonel Graff, mais je crois que je dois communiquer vos ordres, ainsi que mon sentiment sur leurs conséquences, au Strategos et à l’Hégémon. »
— « Pourquoi pas à notre cher Polemarch ? »
— « Tout le monde sait que vous l’avez dans votre poche. »
— « Quelle hostilité, Major Anderson ! Et je croyais que nous étions amis. »
— « Nous le sommes. Et je crois que vous avez peut-être raison à propos d’Ender. Mais je crois que vous ne devriez pas être seul à décider du destin du monde. »
— « Je ne pense même pas qu’il soit bien que je décide du destin d’Ender Wiggin. »
— « Alors vous ne vous opposez pas à ce que je fasse un rapport ? »
— « Bien sûr que si que je m’y oppose, espèce de crétin ! Cette décision doit appartenir à des gens qui savent ce qu’ils font, pas à des politiciens effrayés qui doivent leur place au fait qu’ils sont politiquement puissants dans leur pays d’origine. »
— « Mais vous comprenez pourquoi je le fais ? »
— « Parce que vous êtes un fonctionnaire myope et que vous pensez que vous devez être couvert au cas où les choses tourneraient mal. Eh bien, si les choses tournent mal, nous serons tous de la viande à doryphores ! Alors, faites-moi confiance, Anderson, et ne me foutez pas toute cette saloperie d’Hégémonie sur le dos. Ce que je fais est déjà assez difficile sans elle. »
— « Oh, est-ce injuste ? Les choses sont-elles orientées contre vous ? Vous pouvez le faire à Ender mais vous ne pouvez pas le supporter, c’est ça ? »
— « Ender Wiggin est dix fois plus intelligent et plus fort que moi. Ce que je lui impose fera apparaître son génie. Si je devais supporter cela, je serais brisé. Major Anderson, je sais que je détruis le jeu, et je sais que vous l’aimez davantage que les enfants qui le pratiquent. Haïssez-moi si vous voulez, mais ne m’arrêtez pas. »
— « Je me réserve la possibilité de communiquer avec l’Hégémonie et le Strategos lorsque je le jugerai utile. Mais, pour le moment, faites ce que vous voulez. »
— « Je vous remercie du fond du cœur. »
— Ender Wiggin, le petit merdeux qui est en tête du classement, quel plaisir de t’avoir avec nous !
Le commandant de l’Armée du Rat était étendu sur sa couchette, ne portant que son bureau pour tout vêtement.
— Avec toi, comment une armée pourrait-elle perdre ?
Les garçons qui se trouvaient à proximité rirent.
Il ne pouvait y avoir deux armées plus différentes que la Salamandre et le Rat. La salle était encombrée, désordonnée et bruyante. Après Bonzo, Ender avait pensé que l’absence de discipline serait un soulagement agréable. Mais il constata qu’il était habitué au silence ainsi qu’à la netteté, et que le désordre lui pesait.
— On se débrouille bien, Ender le Der. Moi, c’est Ray le Nez, Juif exceptionnel, et toi, tu n’es qu’un petit connard de goy. Oublie pas.
Depuis la création de la F.I., le Strategos des forces militaires avait toujours été juif. Il y avait un mythe selon lequel les généraux juifs ne perdaient pas les guerres. Et, jusqu’ici, c’était vrai. De ce fait, tous les Juifs de l’École de Guerre espéraient devenir Strategos, et cela leur conférait, dès le départ, un certain prestige. Cela provoquait également des jalousies. Nombreux étaient ceux qui aimaient rappeler que, pendant la Deuxième Invasion, bien qu’un Juif américain, en tant que Président, soit Hégémon de l’alliance, qu’un Juif israélien soit Strategos, commandant, de ce fait, toute la défense de la F.I., et qu’un Juif russe soit Polemarch de la flotte, c’était Mazer Rackham, Néo-Zélandais peu connu, métis maori et deux fois jugé en cœur martiale qui, avec sa force d’intervention, avait arrêté et détruit la flotte des doryphores au cours d’une opération dans la région de Saturne.
Si Mazer Rackham a pu sauver le monde, peu importait qu’il soit ou non Juif, avaient dit les gens.
Mais cela comptait, et Ray le Nez le savait. Il se moquait de lui-même afin de prévenir les commentaires railleurs des antisémites – et presque tous ceux qu’il battait, au cours d’une bataille, haïssaient les Juifs, du moins pendant quelque temps – mais il veillait également à ce que tout le monde sache ce qu’il était. Son armée occupait la deuxième place, et disputait la première.
— Je t’ai pris, goy, parce que je ne veux pas que les gens croient que je gagne seulement parce que j’ai des bons soldats. Je veux qu’ils sachent que, même avec une petite merde comme toi, je peux encore gagner. Il n’y a que trois règles, ici : faire ce que je dis et ne pas pisser au lit !
Ender acquiesça. Il comprit que Ray voulait qu’il demande quelle était la troisième règle. Alors, il le fit.
— C’étaient les trois règles. Ici, on n’est pas très fort en math.
Le message était clair. Gagner était plus important que le reste.
— Tes séances d’entraînement avec les Nouveaux sont terminées, Wiggin. Finies. Tu es dans une armée de grands, à présent. Je te mets dans la cohorte de Dink Meeker. Désormais, de ton point de vue, Dink Meeker est Dieu.
— Dans ce cas, qui es-tu ?
— L’officier recruteur qui a engagé Dieu, ricana Ray. Et tu n’as pas le droit d’utiliser ton bureau avant d’avoir gelé deux ennemis au cours de la même bataille. Cet ordre est une question d’autodéfense. J’ai entendu dire que tu étais un programmateur génial. Je ne veux pas que tu puisses faire tes conneries avec mon bureau.
Tout le monde éclata de rire. Ender ne comprit pas immédiatement pourquoi. Ray avait programmé son bureau pour qu’il affiche une image animée, plus grande que nature, de parties sexuelles masculines, qui se balançaient tandis que Ray tenait son bureau sur ses cuisses nues. Naturellement, c’est avec ce commandant-là que Bonzo m’a échangé. Comment un garçon qui consacrait son temps à ce type d’activité pouvait-il gagner des batailles ?
Ender trouva Dink dans la salle de jeux, où il se contentait de regarder, assis dans un coin.
— Un type m’a indiqué qui tu es, dit Ender. Je m’appelle Ender Wiggin.
— Je sais, répondit Meeker.
— Je suis dans ta cohorte.
— Je sais, répéta-t-il.
— Je suis très inexpérimenté.
Dink le regarda.
— Écoute, Wiggin, je sais tout ça. Pourquoi crois-tu que j’aie demandé à Ray de te prendre et de te confier à moi ?
Il n’avait pas été rejeté, il avait été choisi, il avait été demandé. Meeker le voulait.
— Pourquoi ? demanda Ender.
— J’ai assisté à tes entraînements avec les Nouveaux. Je crois que tu as un potentiel. Bonzo est stupide et je voulais que tu puisses avoir un entraînement meilleur que celui que pourrait te donner Petra. Elle ne sait que tirer.
— J’avais besoin d’apprendre cela.
— Tu te déplaces encore comme si tu avais peur de mouiller ton pantalon.
— Alors, montre-moi.
— Alors, apprends !
— Je ne renoncerai pas à m’entraîner pendant les périodes de temps libre.
— Je ne veux pas que tu renonces.
— Ray le Nez, si.
— Ray le Nez ne peut pas t’en empêcher. De même, il ne peut pas t’empêcher d’utiliser ton bureau.
— Je croyais que les commandants pouvaient ordonner n’importe quoi.
— Ils peuvent ordonner à la Lune de devenir bleue, aussi, mais elle ne le fait pas. Écoute, Ender, les commandants ont l’autorité qu’on leur accorde. Plus on leur obéit, plus leur pouvoir est grand.
— Qu’est-ce qui peut les empêcher de me donner des coups ?
Ender se souvenait de l’accès de violence de Bonzo.
— Je croyais que tu prenais des cours d’autodéfense ?
— Tu m’as vraiment espionné, hein ?
Dink ne répondit pas.
— Je ne veux pas que Ray se mette à me détester. Je veux participer aux batailles à présent, j’en ai assez de ne rien faire en attendant la fin.
— Tu vas perdre des places au classement.
Cette fois, ce fut Ender qui ne répondit pas.
— Écoute, Ender, aussi longtemps que tu feras partie de ma cohorte, tu participeras aux batailles.
Ender comprit rapidement pourquoi. Dink entraînait sa cohorte indépendamment du reste de l’Armée du Rat, avec discipline et vigueur ; il ne consultait jamais Ray, et il était rare que l’ensemble de l’armée manœuvre d’un seul bloc. C’était comme si Ray commandait une armée et Dink une autre, beaucoup plus petite, s’entraînant par hasard dans la même salle de bataille.
Dink commença le premier exercice en demandant à Ender de faire la démonstration de sa technique d’attaque les pieds en avant. Cela ne plut pas aux autres.
— Comment pouvons-nous attaquer couchés sur le dos ?
À la surprise d’Ender, Dink ne rectifia pas, ne dit pas :
— Vous n’attaquez pas sur le dos, vous sautez sur l’ennemi.
Il avait vu ce qu’Ender faisait, mais il ne comprenait pas l’orientation que cela impliquait. Ender se rendit rapidement compte que, bien que Dink soit très, très fort, sa volonté de s’en tenir à la pesanteur du couloir, au lieu de décider arbitrairement que la porte ennemie se trouvait en bas, limitait son raisonnement.
Ils s’entraînèrent à attaquer une étoile tenue par l’ennemi. Avant d’avoir essayé la technique d’Ender, les pieds en avant, ils l’avaient toujours fait debout, leur corps tout entier constituant une cible. Mais cette fois, cependant, une fois arrivés près de l’étoile, ils n’attaquaient l’ennemi que d’un seul côté.
— Passez par-dessus ! hurlait Dink, et ils passaient.
À son crédit, il recommença l’exercice, criant :
— Encore, la tête en bas !
Mais, compte tenu de leur volonté de se conformer à une pesanteur qui n’existait pas, les garçons étaient maladroits, en manœuvrant dessous, comme s’ils étaient pris de vertige.
Ils détestaient attaquer les pieds devant. Dink tenait à ce qu’ils le fassent. En conséquence, ils détestaient Ender.
— Est-ce qu’un Nouveau peut nous apprendre à combattre ? marmonna l’un d’entre eux, veillant à ce qu’Ender puisse entendre.
— Oui, répondit Dink.
Ils continuèrent de travailler.
Et ils apprirent. Au cours de simulations de batailles, ils comprirent qu’il était beaucoup plus difficile de tirer sur un ennemi attaquant les pieds devant. Dès qu’ils furent convaincus de cela, leurs réticences disparurent et ils répétèrent sérieusement la manœuvre.
Ce soir-là, pour la première fois, Ender dut aller à son entraînement après avoir travaillé tout l’après-midi. Il était fatigué.
— À présent, tu es dans une vraie armée, dit Alai. Tu n’as plus besoin de t’entraîner avec nous.
— Tu peux m’apprendre des choses que personne ne sait, dit Ender.
— Dink Meeker est le meilleur. J’ai entendu dire qu’il était chef de ta cohorte.
— Eh bien, travaillons. Je vais vous montrer ce qu’il m’a appris aujourd’hui.
Il fit exécuter à Alai et deux douzaines d’autres les exercices qui l’avaient épuisé pendant l’après-midi. Mais il améliora les structures, leur fit exécuter les manœuvres avec une jambe gelée, les deux jambes gelées, ou bien en utilisant des gars entièrement gelés pour changer de direction.
Au milieu de l’entraînement, Ender remarqua que Petra et Dink, ensemble, les regardaient, debout sur le seuil. Plus tard, quand il regarda à nouveau, ils étaient partis.
Ainsi, ils me regardaient et ce que nous faisons est connu. Il ignorait si Dink était son ami ; il croyait que Petra l’était, mais il n’y avait rien de sûr. Peut-être étaient-ils furieux qu’ils fassent ce que seuls les commandants et les chefs de cohorte étaient censés faire – entraîner des soldats et les faire manœuvrer. Peut-être étaient-ils vexés qu’un soldat entretienne des relations aussi étroites avec des Nouveaux. L’attention des grands le mit mal à l’aise.
— Je croyais t’avoir dit de ne pas utiliser ton bureau.
Ray le Nez se tenait près de la couchette d’Ender. Ender ne leva pas la tête.
— Je termine le devoir de trigonométrie pour demain.
Ray donna un coup de genou dans le bureau d’Ender.
— Je t’ai dit de ne pas l’utiliser.
Ender posa le bureau sur sa couchette et se leva.
— J’ai davantage besoin de la trigonométrie que de toi.
Ray faisait au moins quarante centimètres de plus qu’Ender. Mais Ender n’était pas inquiet. Cela n’irait pas jusqu’à la violence physique et, dans le cas contraire, Ender pensait pouvoir résister. Ray était paresseux et ne connaissait pas l’autodéfense.
— Tu descends au classement, petit, souligna Ray.
— Cela ne me surprend pas. J’étais en tête simplement parce que l’Armée de la Salamandre m’utilisait d’une façon stupide.
— Stupide ? La stratégie de Bonzo lui a permis de remporter quelques batailles capitales.
— La stratégie de Bonzo ne permettrait pas de remporter un combat de coqs. J’ai violé les ordres chaque fois que j’ai tiré.
Ray l’ignorait. Cela le mit en colère.
— Ainsi, tout ce que Bonzo a dit à propos de toi était faux ! Tu n’es pas seulement petit et incompétent, tu es également désobéissant.
— Mais j’ai transformé une défaite en nul, à moi tout seul.
— On verra ce que tu feras, à toi tout seul, la prochaine fois.
Ray s’en alla.
Un des camarades de cohorte d’Ender secoua la tête.
— Tu es complètement con.
Ender se tourna vers Dink, qui tripotait son bureau. Dink leva la tête, s’aperçut qu’Ender le regardait et lui rendit tranquillement son regard. Sans expression. Sans rien. D’accord, se dit Ender, je peux me débrouiller tout seul.
Une bataille eut lieu deux jours plus tard. C’était la première fois qu’Ender combattait dans une cohorte ; il était nerveux. La cohorte de Dink prit position contre le mur de droite et Ender veilla à ne pas se pencher, à ne pas faire glisser son poids d’un côté ou de l’autre, à conserver son équilibre.
— Wiggin ! cria Ray le Nez.
Ender sentit la terreur s’installer en lui, dans le bas-ventre et les reins, picotement de peur qui le fit trembler. Ray s’en aperçut.
— Tu frissonnes ? Tu trembles ? Mouille pas ton pantalon, petit débutant !
Ray coinça un doigt sous la crosse du pistolet d’Ender et le tira vers le champ de force qui cachait la salle de bataille.
— On va voir de quoi tu es capable, à présent, Ender. Dès que la porte s’ouvrira, tu sauteras et tu fileras droit sur la porte ennemie.
Suicide. Destruction dépourvue d’intérêt et de sens. Mais, à présent, il devait exécuter les ordres : c’était une bataille, pas l’école. Ender ragea silencieusement ; puis se calma.
— Excellent, commandant, dit-il. La direction dans laquelle je tirerai sera celle du gros de leurs forces.
Ray rit.
— Tu n’auras pas le temps de tirer, petit con !
Le mur disparut. Ender sauta, saisit les poignées du plafond et se propulsa vers le bas, filant en direction de la porte ennemie.
C’était l’Armée du Mille-Pattes, et elle commençait à peine à franchir la porte alors qu’Ender était déjà au milieu de la salle de bataille. Beaucoup furent en mesure de se mettre à couvert derrière les étoiles, mais Ender avait replié les jambes et, tenant le pistolet entre les cuisses, tirait entre ses jambes et en gelait un grand nombre à mesure qu’ils sortaient.
Ils touchèrent ses jambes mais il disposa de trois secondes précieuses avant qu’ils puissent le toucher au corps et le mettre hors de combat. Il en gela encore plusieurs puis écarta le bras. La main qui tenait le pistolet était pointée en direction du gros des forces de l’Armée du Mille-Pattes. Il tira dans la masse compacte des ennemis, puis ils le gelèrent.
Une seconde plus tard, il s’écrasa contre le champ de force de la porte ennemie et rebondit en tournoyant follement. Il heurta un groupe d’ennemis cachés derrière une étoile ; ils le repoussèrent et il tournoya encore plus rapidement. Il rebondit, incontrôlable, pendant tout le reste de la bataille, bien que la friction de l’air le ralentisse progressivement. Il lui était impossible de savoir combien d’adversaires il avait gelés avant de succomber, mais il se rendit vaguement compte que l’Armée du Rat gagnait encore, comme d’habitude.
Après la bataille, Ray ne lui adressa pas la parole. Ender était toujours en tête du classement, puisqu’il avait gelé trois adversaires, en avait mutilé deux et endommagé sept. Il ne fut plus question de désobéissance ou du droit d’utiliser le bureau. Ray resta dans son coin et laissa Ender tranquille.
Dink Meeker décida de travailler la sortie immédiate du couloir – l’attaque d’Ender, tandis que les adversaires étaient encore en train de sortir, avait été dévastatrice.
— Si un seul homme peut faire de tels dégâts, imaginez ce que peut faire une cohorte !
Dink obtint du Major Anderson qu’une porte soit ouverte au milieu de la paroi, même pendant les entraînements, afin qu’ils puissent s’entraîner dans les conditions réelles d’une bataille. La nouvelle se répandit. Par la suite, il devint impossible de réfléchir cinq, dix ou quinze secondes dans le couloir. Le jeu s’était transformé.
D’autres batailles. Cette fois, Ender tint véritablement sa place dans la cohorte. Il commit des erreurs. Des accrochages furent perdus. Il fut deuxième, au classement, puis quatrième. Puis il commit moins d’erreurs et se sentit mieux intégré dans la structure de la cohorte, de sorte qu’il regagna la troisième place, la deuxième, puis la première.
Après l’entraînement, un après-midi, Ender resta dans la salle de bataille. Il avait remarqué que Dink Meeker allait généralement dîner tard et il supposa que c’était pour s’entraîner davantage. Ender n’avait pas très faim et voulait voir ce que Dink mettait au point en secret.
Mais Dink ne s’entraîna pas. Il resta près de la porte, fixant Ender.
Ender se tenait de l’autre côté de la salle, fixant Dink.
Ils ne parlaient pas. Il était évident que Dink attendait qu’Ender s’en aille. Il était tout aussi évident qu’Ender s’y refusait.
Dink tourna le dos à Ender, quitta méthodiquement sa combinaison de combat puis exerça une légère poussée sur le sol. Il dériva lentement vers le centre de la salle, très lentement, son corps se détendant presque complètement, de sorte que ses mains et ses bras paraissaient pris dans les courants d’air presque inexistants de la salle.
Après la vitesse et la tension de l’entraînement, l’exercice physique, la vigilance, le voir ainsi flotter était reposant. Il fit cela pendant une dizaine de minutes, jusqu’au moment où il atteignit une autre paroi. Puis il poussa plutôt brutalement, regagna sa combinaison et l’enfila.
— Viens ! dit-il à Ender.
Ils se rendirent au dortoir. La salle était vide puisque tous les élèves étaient en train de dîner. Ils regagnèrent chacun leur couchette et se changèrent, remettant leur uniforme. Ender alla s’immobiliser près de la couchette de Dink et attendit que celui-ci ait terminé de se changer.
— Pourquoi es-tu resté ? demanda Dink.
— J’avais pas faim.
— Eh bien, à présent tu sais pourquoi je ne suis pas commandant.
Ender s’était posé la question.
— En fait, on m’a promu trois fois, et j’ai refusé.
— Refusé ?
— Ils m’ont pris mon placard, ma couchette, et mon bureau, ils m’ont affecté dans une cabine de commandant et m’ont donné une armée. Mais je me suis contenté de rester dans la cabine jusqu’à ce qu’ils cèdent et me remettent dans l’armée de quelqu’un d’autre.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas qu’ils me fassent cela. Je ne peux pas croire que tu n’as pas encore compris, Ender. Mais je suppose que tu es jeune. Les autres armées ne sont pas l’ennemi. Ce sont les profs qui sont les ennemis. Ils nous obligent à nous combattre, à nous haïr. Le jeu est tout. Gagner, gagner, gagner. Cela ne rime à rien. Nous nous tuons, nous faisons n’importe quoi pour vaincre et, pendant ce temps, tous ces vieux salauds nous espionnent, nous étudient, trouvent nos points faibles, décident si nous sommes ou non assez forts. Assez forts pour quoi ? J’avais six ans quand on m’a conduit ici. Nom de Dieu, qu’est-ce que je savais ? Ils ont décidé que je convenais au programme, mais personne ne m’a demandé si le programme me convenait.
— Alors, pourquoi ne rentres-tu pas chez toi ?
Dink eut un sourire amer.
— Parce que je ne peux pas renoncer au jeu.
Il tira sur le tissu de la combinaison de combat posée sur le lit.
— Parce que j’aime ça.
— Alors, pourquoi ne pas être commandant ?
Dink secoua la tête.
— Jamais. Regarde ce que Ray est devenu. Il est fou. Ray le Nez ! Il dort ici, pas dans sa cabine. Pourquoi ? Parce qu’il a peur d’être seul, Ender. Il a peur du noir.
— Ray ?
— Mais on l’a nommé commandant, de sorte qu’il est obligé d’agir en conséquence. Il ne sait pas ce qu’il fait. Il gagne, mais cela le terrifie encore plus parce qu’il ne sait pas pourquoi il gagne, sauf que j’y suis pour quelque chose. À tout moment, on peut découvrir que Ray n’est pas un général israélien magique, capable de gagner quelles que soient les circonstances. Il ne sait pas pourquoi on gagne ou on perd. Personne ne le sait.
— Cela ne signifie pas qu’il est fou, Dink.
— Je sais, tu es ici depuis un an, tu crois que ces gens sont normaux. Eh bien, ils ne le sont pas. Nous ne le sommes pas. Je regarde la bibliothèque, je fais apparaître des livres sur mon bureau. Des vieux, parce qu’ils ne nous autorisent pas à avoir les nouveaux, mais j’ai une idée assez précise de ce que sont les enfants, et nous ne sommes pas des enfants. Les enfants peuvent se perdre, parfois, et personne ne s’en inquiète. Les enfants ne sont pas dans des armées, ils ne sont pas commandants, ils ne dirigent pas quarante gosses, c’est plus que ce que l’on peut supporter sans devenir fou.
Ender tenta de se souvenir des enfants qu’il avait connus à l’école, dans sa ville. Mais il ne put évoquer que Stilson.
— J’avais un frère. Un type normal. Il n’y avait que les filles qui l’intéressaient. Et voler. Il voulait voler. Il jouait au ballon avec les autres. Un jeu où il fallait faire passer le ballon dans un anneau ; ils dribblaient dans les couloirs jusqu’à ce qu’un agent leur confisque le ballon. On s’amusait bien. Il m’apprenait à dribbler quand j’ai été pris.
Ender se souvint de son frère, et le souvenir ne fut pas agréable. Dink interpréta mal l’expression du visage d’Ender.
— Ouais, je sais, on n’est pas censé parler de chez soi. Mais nous venons bien de quelque part. L’École de Guerre ne nous a pas créés, tu sais. L’École de Guerre n’a jamais rien créé. Elle se contente de détruire. Et nous nous souvenons tous de chez nous. Peut-être pas des choses agréables, mais nous nous souvenons et, ensuite, nous mentons en feignant… Écoute, Ender, comment se fait-il que personne ne parle de chez soi, jamais ? Cela ne montre-t-il pas à quel point c’est important ? Le fait que personne ne reconnaisse que… Oh, merde.
— Non, ce n’est rien, dit Ender. Je pensais seulement à Valentine. Ma sœur.
— Je ne voulais pas te rendre triste.
— Ça va. Je ne pense pas beaucoup à elle, parce que cela me fait toujours… ça.
— C’est exact, nous ne pleurons jamais. Seigneur, je n’avais pas pensé à cela ! Personne ne pleure. Nous tentons vraiment d’être des adultes. Exactement comme nos Pères. Je parie que ton Père était comme toi. Je parie qu’il ne disait rien, supportait tout puis éclatait et…
— Je ne suis pas comme mon Père.
— Alors, peut-être que je me trompe. Mais prends Bonzo, ton ancien commandant. Il est gravement atteint par l’honneur espagnol. Il ne peut pas se permettre la moindre faiblesse. Être meilleur que lui, c’est l’insulter. Être plus fort, c’est comme lui couper les couilles. C’est pour cela qu’il te hait, parce que tu n’as pas souffert quand il t’a puni. Il te hait à cause de cela et il a vraiment envie de te tuer. Il est fou. Ils sont tous fous.
— Et toi, tu ne l’es pas ?
— Moi aussi je suis fou, petit, mais, au moins, quand je suis très fou, je flotte tout seul dans l’espace et la folie, elle sort de moi, elle rentre dans les murs et elle ressort que quand il y a des batailles et que les petits garçons se cognent dedans et la font gicler.
Ender sourit.
— Et toi aussi tu seras fou, ajouta Dink. Viens, allons manger.
— Peut-être peut-on être commandant sans être fou. Peut-être que le fait de connaître la folie signifie que tu n’es pas obligé de la subir.
— Je ne laisserai pas ces salauds me commander, Ender ! Ils t’ont repéré, toi aussi, et ils n’ont pas l’intention d’être tendres avec toi. Regarde ce qu’ils t’ont déjà fait.
— La seule chose qu’ils ont faite, c’est me promouvoir.
— Et ça te facilite la vie ?
Ender rit et secoua la tête.
— Alors, tu as peut-être raison.
— Ils croient qu’ils te tiennent. Te laisse pas faire.
— Mais c’est pour cela que je suis venu, rappela Ender. Pour qu’ils fassent de moi un outil. Pour sauver le monde.
— Je ne peux pas croire que tu y croies encore.
— À quoi ?
— La menace des doryphores. Sauver le monde. Écoute, Ender, si les doryphores voulaient encore nous attaquer, ils seraient déjà là. Il n’y a pas de nouvelle invasion. On les a battus et ils sont partis.
— Mais les vidéos…
— Elles sont toutes de la Première et de la Deuxième Invasions. Tes grands-parents n’étaient pas encore nés quand Mazer Rackham les a détruits. Regarde. C’est tout faux. Il n’y a pas de guerre, et ils nous manipulent, c’est tout.
— Mais pourquoi ?
— Parce que tant que les gens auront peur des doryphores, la F.I. conservera le pouvoir, et que tant que la F.I. garde le pouvoir, certains pays peuvent maintenir leur hégémonie. Mais continue de regarder les vidéos, Ender. Les gens ne vont pas tarder à comprendre cette magouille et il y aura une guerre civile qui mettra un terme à toutes les guerres. C’est ça, la menace, Ender, pas les doryphores. Et dans cette guerre, quand elle éclatera, nous ne serons pas amis, toi et moi. Parce que tu es américain, comme nos chers profs, et moi pas.
Ils allèrent au réfectoire et mangèrent en parlant d’autre chose. Mais Ender ne pouvait s’empêcher de penser à ce que Dink avait dit. L’École de Guerre était tellement repliée sur elle-même, le jeu comptait tellement dans l’esprit des enfants, qu’Ender avait oublié qu’il existait un monde en dehors. Honneur espagnol. Guerre civile. Politique. L’École de Guerre était, en fait, toute petite, pas vrai ?
Mais Ender ne tirait pas les mêmes conclusions que Dink. Les doryphores existaient. La menace était réelle. La F.I. contrôlait beaucoup de choses, mais elle ne contrôlait pas les vidéos et les réseaux. Pas dans le pays d’origine d’Ender. Aux Pays-Bas, où Dink était né, après trois générations d’hégémonie russe, tout était peut-être contrôlé, mais Ender savait que les mensonges ne pouvaient durer en Amérique. Du moins le croyait-il.
Il croyait, mais la graine du doute était là et, de temps en temps, produisait une petite racine. La croissance de cette graine changeait tout. Elle amena Ender à prêter attention à ce que les gens pensaient, plutôt qu’à ce qu’ils disaient. Elle le rendit méfiant.
Il n’y avait pas autant de garçons, à l’entraînement du soir, pas la moitié.
— Où est Bernard ? demanda Ender.
Alai ricana. Shen ferma les yeux et prit une expression de méditation béate.
— Tu n’es pas au courant ? demanda un autre garçon, un Nouveau d’un groupe différent. On raconte que les Nouveaux qui viennent à tes séances d’entraînement n’arriveront jamais à rien dans les armées. On raconte que les commandants n’accepteront pas les soldats déformés par ton entraînement.
Ender hocha la tête.
— Mais à mon avis, reprit le Nouveau, je deviendrai un très bon soldat, et un commandant intelligent sera bien obligé de me prendre. Hein ?
— Eh ! fit Ender sur un ton sans réplique.
Ils commencèrent l’entraînement. À peu près une demi-heure plus tard, alors qu’ils s’entraînaient à prendre appui sur des soldats gelés pour changer de direction, plusieurs commandants, en uniformes différents, entrèrent. Ils notèrent ostensiblement des noms.
— Hé, cria Alai, ne vous trompez pas en écrivant mon nom !
Le lendemain soir, les garçons étaient moins nombreux. Ender apprit des choses – des petits Nouveaux battus dans les toilettes, victimes d’accidents au réfectoire ou dans la salle de jeux, ou bien privés de leurs dossiers par des grands qui avaient pénétré le système de sécurité primitif protégeant les bureaux des Nouveaux.
— Pas d’entraînement ce soir, dit Ender.
— C’est ce qu’on va voir, nom de Dieu ! cria Alai.
— Laisse passer quelques jours. Je ne veux pas que l’on fasse du mal aux petits.
— Si tu renonces un seul soir, ils vont se dire que ce genre de chose marche. Exactement comme si tu avais reculé devant Bernard, quand il était un fumier.
— En plus, ajouta Shen, on n’a pas peur et on s’en fiche, alors il faut que tu continues. Nous avons besoin d’entraînement, et toi aussi.
Ender se souvint de ce que Dink avait dit. Le jeu était trivial, comparativement au reste du monde. À quoi bon consacrer toutes ces soirées à un jeu stupide ?
— De toute façon, nous ne faisons pas grand-chose, dit Ender.
Il prit la direction de la sortie. Alai l’arrêta.
— Ils t’ont terrorisé, toi aussi ? Ils t’ont foutu des claques dans les toilettes ? Ils t’ont fourré le nez dans la pisse ? On t’a fourré un pistolet dans le cul ?
— Non, répondit Ender.
— Tu es toujours mon ami ? demanda Alai, plus calmement.
— Oui.
— Alors, je suis toujours ton ami, Ender, et je reste et je m’entraîne avec toi.
Les grands revinrent, mais les commandants étaient moins nombreux. Ils appartenaient presque tous aux deux mêmes armées. Ender reconnut l’uniforme des Salamandres. Et même quelques Rats. Ils ne notèrent pas de noms, cette fois-là. Ils raillèrent, crièrent et se moquèrent tandis que les Nouveaux s’efforçaient de maîtriser des mouvements difficiles avec des muscles mal entraînés. Quelques garçons commencèrent à s’énerver.
— Écoutez-les, leur dit Ender. N’oubliez pas les mots. Si vous voulez rendre votre ennemi fou, criez-lui ce genre de chose. La folie lui fera faire des bêtises. Mais nous, nous ne devenons pas fous.
Shen reprit l’idée et, après chaque quolibet des grands, fit réciter les mots, très fort, cinq ou six fois, par un groupe de quatre Nouveaux. Lorsqu’ils commencèrent à chanter les insultes comme des comptines, quelques grands se lancèrent dans leur direction avec l’intention de les frapper.
Les combinaisons de combat étaient conçues pour des guerres livrées avec de la lumière inoffensive ; elles n’offraient que peu de protection et gênaient sérieusement les mouvements en cas de combats à mains nues en apesanteur. De toute façon, la moitié des garçons étaient gelés et ne pouvaient pas combattre ; mais la raideur de leurs combinaisons pouvait les rendre utiles. Ender ordonna rapidement à ses Nouveaux de se rassembler dans un coin de la salle. Les grands rirent encore plus forts et ceux qui étaient restés près de la paroi se joignirent à l’attaque, constatant que le groupe d’Ender reculait.
Ender et Alai décidèrent de lancer un soldat gelé sur l’ennemi. Un Nouveau gelé frappa casque en avant, et les deux assaillants filèrent dans des directions opposées. Le plus âgé se tenait la poitrine à l’endroit où le casque l’avait touché, et hurlait de douleur.
La plaisanterie était terminée. Les autres grands se lancèrent dans la bataille. Ender n’espérait guère que les petits pourraient s’en sortir sans blessures. Mais l’ennemi arrivait sans organisation ni coordination ; ils n’avaient jamais travaillé ensemble tandis que la petite armée d’Ender, bien qu’elle ne comprenne que douze membres, avait l’habitude de travailler d’un bloc.
— Nova ! cria Ender.
Les grands rirent. Ils se disposèrent en trois groupes, les pieds joints, accroupis, se tenant par les mains, de sorte qu’ils constituaient de petites étoiles contre la paroi.
— Nous allons les contourner et gagner la porte ; maintenant !
À ce signal, les étoiles éclatèrent, chaque garçon se lançant dans une direction différente, mais suivant une trajectoire lui permettant de rebondir et de gagner la porte. Comme tous les ennemis étaient au milieu de la salle, où les changements de trajectoire étaient plus difficiles, ce fut une manœuvre facile à réaliser.
Ender s’était propulsé de façon à rejoindre le soldat gelé qu’il avait utilisé comme projectile. Le garçon n’était plus gelé et Ender le saisit, le fit pivoter et le lança en direction de la porte. Malheureusement, cela eut pour conséquence d’envoyer Ender dans la direction opposée, à vitesse réduite. Seul, il dérivait lentement, et à l’autre extrémité de la salle de bataille, où les grands étaient rassemblés. Il se retourna, afin de s’assurer que tous ses soldats étaient bien en sécurité contre la paroi opposée.
Pendant ce temps, furieux et désorganisés, les ennemis le repérèrent. Ender calcula le moment où il atteindrait la paroi, et pourrait se lancer à nouveau. Trop tard. Plusieurs ennemis s’étaient déjà propulsés dans sa direction. Avec stupéfaction, Ender reconnut le visage de Stilson parmi eux. Puis il frémit et se rendit compte qu’il s’était trompé. Néanmoins, c’était la même situation et, cette fois, ils n’attendraient pas qu’un combat singulier règle la question. Il n’y avait pas de chef, à la connaissance d’Ender, et tous les garçons étaient nettement plus grands que lui.
Toutefois, il avait appris quelques trucs concernant l’esquive, dans ses cours d’autodéfense, ainsi que d’autres, relatifs à la physique des objets en mouvement. Les batailles du jeu n’en venaient jamais au combat à mains nues – on ne heurtait jamais un ennemi qui n’était pas gelé. De sorte que, pendant les quelques secondes dont il disposa, Ender se positionna de façon à recevoir ses invités.
Heureusement, ils étaient tout aussi ignorants que lui du combat en apesanteur, et ceux qui tentèrent de le frapper constatèrent que donner un coup était pratiquement inefficace puisque le corps basculait en arrière aussi rapidement que le poing filait vers l’avant. Mais certains membres du groupe avaient l’intention de casser des os, comme Ender ne tarda pas à le constater. Toutefois, il n’avait pas l’intention de les attendre.
Il en prit un par le bras et le lança de toutes ses forces. Cela écarta Ender de la trajectoire de l’assaut, sans pour autant le rapprocher de la porte.
— Ne bougez pas ! cria-t-il à ses amis qui, de toute évidence, se préparaient à venir à son secours. Ne bougez surtout pas !
Quelqu’un prit Ender par le pied. La force de l’étreinte lui procura un point d’appui ; il put appuyer fermement le pied sur l’oreille et l’épaule de l’autre garçon, qui cria et lâcha prise. Si le garçon avait lâché prise immédiatement, il se serait fait beaucoup moins mal et la manœuvre aurait pu permettre à Ender de s’éloigner. Mais il tenait bon ; son oreille fut arrachée, dans un nuage de sang, et Ender perdit encore de la vitesse.
Trois garçons convergeaient sur lui, à présent, et, cette fois, ils étaient organisés. Néanmoins, ils devaient se saisir de lui avant de le frapper. Ender se positionna de telle façon que deux d’entre eux le prennent par les pieds, ce qui lui laissait les mains libres pour s’occuper du troisième.
Ils mordirent à l’appât. Ender saisit le troisième par les épaules de sa chemise et le monta brutalement, lui donnant un coup de casque en plein visage. À nouveau, le hurlement et le sang. Les deux garçons qui lui tenaient les jambes les tordaient, le tournant. Ender jeta sur l’un d’entre eux le garçon au nez ensanglanté ; ils s’emmêlèrent et la jambe d’Ender fut libérée. Il fut ensuite facile, en utilisant le point d’appui fourni par le garçon, de lui donner un coup de pied dans le bas-ventre puis de se projeter en direction de la porte. Il ne disposait pas d’une bonne poussée, de sorte que sa vitesse n’avait rien de spécial, mais cela n’avait pas d’importance. Personne ne le suivait.
Il rejoignit ses amis près de la porte. Ils le tirèrent jusqu’à la porte. Ils riaient et lui donnaient des claques dans le dos.
— T’es teigneux ! disaient-ils. T’es terrifiant. T’es une flamme !
— L’entraînement est terminé, dit Ender.
— Ils reviendront demain, dit Shen.
— Cela ne les avancera pas, répondit Ender. S’ils viennent sans combinaison, nous ferons la même chose. S’ils viennent avec, nous les gèlerons.
— Et puis, ajouta Alai, les profs ne laisseront pas faire.
Ender se souvint de ce que Dink lui avait dit, et se demanda si Alai avait raison.
— Hé, Ender ! cria un des grands, tandis qu’Ender quittait la salle de bataille. T’es rien, mec. Tu seras rien !
— Bonzo, mon ancien commandant, commenta Ender. Je crois qu’il ne m’aime pas.
Ender vérifia les registres sur son bureau, ce soir-là. Quatre garçons étaient à l’infirmerie. Le premier avec une côte cassée, le deuxième avec un testicule meurtri, le troisième avec une oreille arrachée, le quatrième avec le nez cassé et une dent déchaussée. Dans tous les cas, la cause de la blessure était la même :
COLLISION ACCIDENTELLE EN APESANTEUR
Si les professeurs laissaient cela apparaître sur le rapport officiel, il était évident qu’ils n’avaient pas l’intention de punir qui que ce soit à cause de la vilaine bagarre qui s’était déroulée dans la salle de bataille. Vont-ils rester sans rien faire ? S’intéressent-ils à ce qui se passe dans cette école ?
Comme il avait regagné le dortoir plus tôt que de coutume, Ender demanda le jeu sur son bureau. Il était resté longtemps sans l’utiliser. Si longtemps qu’il ne recommença pas à l’endroit où il l’avait laissé. Il reprit au cadavre du Géant. Mais, à présent, le cadavre était presque méconnaissable, sauf si on reculait pour l’examiner. Le corps était devenu une colline couverte d’herbe et de plantes grimpantes. Seule l’arête du visage du Géant était encore visible, et c’était de l’os blanchi, semblable à du grès au sommet d’une colline érodée.
Ender n’avait guère envie de se battre avec les enfants-loups, mais il constata avec surprise qu’ils n’étaient pas là. Peut-être, une fois tués, disparaissaient-ils définitivement. Cela l’attrista un peu.
Il descendit sous terre et, par les tunnels, gagna la plate-forme dominant la belle forêt. Il sauta et, à nouveau, fut transporté par un nuage qui le déposa dans le donjon du château.
Le tapis se transforma une nouvelle fois en serpent mais, cette fois, Ender n’hésita pas. Il posa le pied sur la tête du serpent et la lui écrasa. Il se tordit sous lui, de sorte qu’il appuya plus fort. Finalement, il s’immobilisa. Ender le ramassa et le secoua, jusqu’à ce qu’il se déroule complètement et que les motifs du tapis disparaissent. Puis, traînant toujours le serpent derrière lui, il chercha un moyen de sortir.
Toutefois, il trouva un miroir. Et, dans le miroir, il vit un visage qu’il identifia facilement. C’était Peter, du sang coulant sur le menton et une queue de serpent lui sortant de la bouche.
Ender cria et écarta violemment le bureau. Son éclat de voix inquiéta les quelques autres enfants présents dans le dortoir, mais il s’excusa et leur dit que ce n’était rien. Ils s’en allèrent. Il regarda à nouveau son bureau. Son personnage était toujours là, fixant le miroir. Il voulut saisir un meuble et casser le miroir avec, mais il était impossible de les déplacer. De plus, on ne pouvait arracher le miroir. Finalement, Ender lança le serpent dessus. Le miroir vola en éclats, découvrant un trou dans le mur. Du trou, sortirent des dizaines de petits serpents qui se mirent aussitôt à mordre le personnage d’Ender. Arrachant frénétiquement les serpents, le personnage s’effondra et mourut dans un grouillement de petits reptiles.
L’écran s’obscurcit et des mots apparurent :
NOUVELLE PARTIE ?
Ender renonça et rangea son bureau.
Le lendemain, plusieurs commandants vinrent voir Ender, ou lui envoyèrent des soldats, pour lui dire de ne pas s’inquiéter, qu’ils pensaient que l’entraînement supplémentaire était une bonne idée, qu’il devait continuer. Et, afin de s’assurer que personne ne les ennuierait, ils enverraient des soldats, qui avaient besoin d’entraînement, se joindre à eux.
— Ils sont aussi grands que les doryphores qui vous ont attaqués hier soir. Ils y réfléchiront à deux fois.
Au lieu des douze garçons habituels, il y en eut quarante-cinq, ce soir-là, davantage qu’une armée, et, soit à cause de la présence des grands, soit parce qu’ils en avaient eu assez la première fois, les ennemis ne vinrent pas.
Ender ne reprit pas son jeu. Mais il le vécut dans ses rêves. Il se souvenait continuellement de la façon dont il avait écrasé le serpent, arraché l’oreille du garçon, détruit Stilson et cassé le bras de Bernard. Puis il se redressait, tenant le cadavre de son ennemi et découvrait le visage de Peter dans le miroir. Ce jeu me connaît trop bien. Ce jeu dit des mensonges écœurants. Je ne suis pas Peter. Je n’ai pas le meurtre dans le cœur.
Puis la peur la plus terrifiante, celle d’être effectivement un tueur, mais plus efficace que Peter ; que ce soit cette caractéristique qui plaise aux professeurs. Ils ont besoin de tueurs pour les guerres contre les doryphores. De gens capables d’écraser la tête des ennemis sous leur talon et de répandre leur sang dans l’espace.
Eh bien, je suis le salaud avide de sang que vous vouliez quand vous avez autorisé ma conception. Je suis votre outil et quelle différence cela fait-il si je déteste la partie de moi-même dont vous avez besoin ? Quelle différence cela fait-il si, quand les petits serpents m’ont tué, dans le jeu, j’étais d’accord avec eux, et j’étais content ?