IV

Une année, deux années, cinq années s'écoulèrent, années de défis, de ruses, de stratagèmes, de véritables combats. Joliffe et Bicharette s'étaient depuis longtemps lassés d'attendre le décès de M"« Sigismond. Le sympathique Raoul était resté sur la brèche, vaillant et obstiné. Un beau jour, M"* Sigismond parut renoncer à la lutte; elle négligea de démolir les réparations nocturnement exécutées sur le toit, et elle laissa les chats de Raoul s'engraisser aux dépens des souris garnisonnant dans la place.

L'incognito de Raoul était depuis longtemps percé à jour; il avait laissé repousser sa barbe et teignait ses moustaches dans l'espoir de toucher un jour le cœur de la petite nièce d'Éléonore, arrivée à l'âge de onze ans. Hélas! que d'années encore à passer dans ce doux espoir!

Comme il rentrait un soir d'une séance à la salle Sylvestre, la cuisinière de M"« Sigismond lui apporta une lettre. O bonheur! ô rêvel M^* Eléonore s'adoucissait! Touchée par la persévérance de Raoul, elle lui déclarait à brûle-pourpoint qu'elle consentait à l'épouser, si ses sentiments pour la bibliothèque n'avaient pas changé. Mariage de raison, disait-elle.

Pour acquérir le lot de livres merveilleux délaissés par Sigismond, il fallait prendre cet exemplaire atrocement défraîchi de M*"« Eve : l'héroïque Raoul n'eut pas une seconde d'hésitation.

Et c'est ainsi qu'un soir, après le repas de noces, plus solennel quMl n'eût voulu, Raoul, le cœur battant d'un indicible émoi, obtint de l'épousée ce pourquoi, depuis tant d'années, ses soupirs montaient vers le ciel inclément, la clef de la bibliothèque !

Enfin! enfin! eaBnIll Laissant M™ Guîllemard aux soins de sa chambrière, Raoul escalada quatre à quatre les marches du bienheureux escalier « ouvrit tendrement la porte. O joie! ils étaient là, les incunables, les Gutenberg introuvés, le Ban des Damoiselles, les Fruits du péché, le Gargantua de i53j, et les autres. Que de poussière, hélas! bien mal tenue, cette bibliothèque! mais comme il allait tout transformer, tout nettoyer, tout cataloguer! Quelles joies, quels transports !... Et quel bruit dans le monde ses découvertes ou plutôt ses conquêtes allaient faire!

Un gros chat dormait sur un tas de livres dans un coin, Raoul l'envoya promener d'un coup de pied, et, ta lampe à la main, se précipita vers les rayons réservés où.

dormaient les précieux volumes à peine entrevus du temps du méfiant Sigismond. Les voici tous, 6 délire! Raoul les reconnaît; il y a là, dans leurs habits du temps, trente ou trente-cinq tomes, exemplaires uniques d'ouvrages inconnus ou perdus, trente ou trente-cinq merveilleux opuscules qu^on ne trouverait pas en fouillant jusqu'au fond les bibliothèques nationales.

Raoul porte une main respectueuse sur les tablettes,., son cœur saute... mais il tressaille tout à coup, les reliures semblent piquées de petites taches noires, une fine poussière voltige dès qu'il soulève un volume... Celui-ci, c'est le Débat de gente pucelle de 1480, ouvrage perdu depuis deux siècles... Horreur! le volume, dans sa reliure percée à jour, est absolument dévoré par les vers... Voyons cet autre! Abomination ! La Petite Chronique, de 14S3, somptueusement habillée par Grolier, rongée, perforée, dévorée de même ! Et le voicî, lui, le Gutenberg de 1438, réduit à l'état de dentelles, absolument détruit! Les incunables, mangés aussi! Les Aide, les Elzevier, les Estienne! tous, tous hideusement dévorés par de gros vers que Raoul trouve encore au fond des nervures forées dans l'épaisseur des volumes! Tous finis, tous en miettes ! Malgré leur teinture, les moustaches de Raoul blanchissent k vue d'œil

Soudain, un éclat de rire strident interrompit ses lamentables con-siatations. Il se retourna. Éléonore, qui Tavait suivi, éiait là, son bougeoir à la main.

1 Ah ! ah ! suis-je bien vengée, cher monsieur Raoul Guillemard, émule deSigismond? Les souris? l'humidité? destructeurs beaucoup trop lents! Nous avons trouvé mieux! Vous voyez dans ces dentelles en vieux papier, ô mon mari, l'ouvrage des vers, non pas des petits vers communs de notre pays, pauvres travailleurs; mais de ces vers exotiques si terriblement voraces, qui, jadis amenés par quelque navire, ont, en peu d'années, dévoré les archives de la Rochelle... J'en ai fait venir un certain nombre, et vous pouvez admirer aujourd'hui leur joli travail. Ah! ah! que doit dire Sigismond là-haut? Quels mauvais moments il doit passer à son tour! J'en mourrai de rire! ah! ah! ah!!!... »

Est-il nécessaire d'ajouter, à l'honneur de Raoul, que, sans hésiter, il se jeta sur l'héritière de Sigismond pour essayer de l'étrangler! O vengeance! ô rage! ses doigts se crispèrent; il serra en grinçant des dents. La force malheureusement lui manqua, le coup avait été trop rude, il tomba sur le tas de reliures vides et s'évanouît, flasque et lamentable; il était mort, soupirant encore pour le Débat de la gente Pucelle.

LE BIBLIOTHÉCAIRE YAN DER BOÉCREN DE ROTTERDAM

spirits variés. — Pas une seule femme n'avait osé se risquer dans notre tabagie ; aussi, après avoir égrené nos plus gros rires sur des histoires fallacieuses dont quelques-unes très gauloises et même périphalliques, nous trouvions-nous alors tous assez amollis et largement distendus par la gaieté qui nous avait secoués deux heures durant de la gorge au nombril.

Nous nous sentions également las de bouquiner dans les vitrines de notre hôte, las de manier des maroquins signés et des éditions d'origine et de noble provenance, grisés par la vue des vignettes, étourdis par les ex-libris, hypnotisés par les marques typographiques à devises affinées par les doubles sens grecs, latins et français.

Une belle Rambée d'automne, alimentée par la javelle et les branchages, mettait dans Pâtre une joyeuse pyrotechnie pétaradante, et nous nous étions approchés en cercle, les yeux dans la Ramme, muets, rêveurs, dans une accalmie étrange. — Le petit Jean de Marconville, sortant de son engourdissement, avait tout à coup parlé avec une grande délicatesse des sensations troublantes de certaines heures noctures et de ce besoin étrange qu'on éprouve parfois à la campagne de se conter des choses de l'autre monde ; alors que le vent bruit au dehors dans la nuit noire et que, instinctivement, les uns près des autres, on se rapproche comme pour faire communier avec une sorte de volupté inquiète ses frissons sous-cutanés dans une même dévotion d'inconnu.

Chacun de nous constata la justesse de cette observation, et dans le centre de notre demi*cercle, devant la danse amollissante des Rammes, il ne fut plus guère question que de surnaturel, de mystologie^ d'in-Ruences occultes, d'aventures bizarres, d'évocations, de prescience et de fatalisme.

Les hommes apportent dans les causeries de ce genre moins de fièvre anagogique que la femme, moins de curiosité devant l'inconcevable, mais tous en général aiment à se montrer en coquetterie de bravoure avec l'inaccessible et à prouver par des histoires de mysticisme et de révélation, par des drames inexpliqués et inexplicables, la crânerie de leur rôle en telles et telles circonstances. — Ce fut bien vite entre nous presque un décameron d'étrangetés : spiritisme, apparitions, hypnotisme, visions, fantamasgories, théophanie, hallucinations et cauchemar, tout y passa. Chacun avait dans sa mémoire, sinon dans sa vie, des faits ténébreux, prestigieux ou maléfiques à donner en pâture à nos superstitions en éveil, et nous arrivâmes à une psychologie étourdissante qui eût fait pousser des cris de chauves-souris effarés aux aimables dames qui caquetaient dans les salons voisins.

Comme mon tour était venu d'exposer également un tableau de souvenirs personnels au milieu de cette galerie d'anecdotes diaboliques et stupéfiantes, je cherchai à donner la relation la plus simple et la plus véridique d'une curieuse rencontre de voyage, dont tout l'intérêt s'allumait et se condensait sur une caractéristique Bgure d'homme qui, bien sou< vent, me hanta aux heures de rêveries sur Tinsondable mystère humais. Voici cette histoire telle que je la contaite soir-là :

Au cours d'une promenade au pays de Rembrandt et de Franz Hais, il y a cinq ans environ, j'arrivai à Rotterdam par ce merveilleux itinéraire de canaux et de fleuves, exploité par les bateaux-Télégraphes de l'honnôte Van Maenen, d'Anvers. — Me trouvant seul et assez malhabile au parler néerlandais, étourdi par les premières luttes avec les Ali-Baba du change monétaire, un peu gifflé aussi par l'air de l'Escaut et de la Meuse parcourus de nuit et de matinée, je m'empressai de me réfugier au Musée, dans la solitude des grandes salles à peine troublées par le pas cadencé des gardiens. — J'eus vite terminé ma visite à cette médiocre pinacothèque remplie de peintures restaurées et sans haute valeur, et j'allais me retirer lorsqu'un petit tableau, dans la manière de J. Steen, attira mes regards : sur le cadre brillait le nom très inconnu du peintre Van der Boicken.

Van der Boicken!... J'épelais ce nom, curieux d'y accrocher un souvenir. Van der Boicken.'... — Pardieu! me dis-je tout à coup, soliloquant à haute voix par plaisir d'entendre ma propre langue à l'étranger, Van der Boicken, mais j'y suis, mon cher, je n'y songeais point ; ce nom d'antique rapin évoque à mon esprit un Van der Boëcken, bien vivant, Archiviste-Bibliothécaire municipal de Rotterdam : et je me rappelai toute une correspondance échangée avec cet ami mystérieux à propos de Scaliger et de ses éditions. — La bonne fortune vraiment d'avoir regardé ce petit Van Crouten, songeai-je en riant; sans cette coïncidence, mon incuriosité me faisait négliger une rencontre peut-être agréable. Allons vitement présenter nos hommages à cet homme docte et obligeant.

« Van der Boëcken? dis-je à un gardien avec une nuance d'interrogation.

— B Ya... Bibîiotkek », répondit-il de la gorge avec un sourire ineffable, tandis que baissant le doigt à terre, frappant du pied, il m'indiquait le rez-de-chaussée du monument, où dorment en effet, en dessous des tableaux du musée, les 40,000 volumes, les dessins et gravures de la Bibliothèque municipale de Rotterdam,

Un grand coup de sonnette à une petite porte sur laquelle le nom du Bibliothécaire était gravé, une apparition de servante blanche et rouge, ma carte remise, et presque aussitôt je me trouvais introduit . auprès du grand archiviste, lequel s'était levé^poussant des exclamations de franche gaieté, pressant mes mains avec des témoignages d'un plaisir sincère;... puis un siège pris de lui me tendit les bras, et je pus enfin m'assurer que Van der Boëcken en personne m'offrait asile et sympathie dans sa Babel de papier noirci.

J'avais devant moi un grand diable de corps solide et élancé, largement redingote à la façon Restauration et surmonté d'une tète étrangeornée d'une longue barbe de capucin, une barbe intègre et intacte, une barbe de fleuve et de philosophe, une barbe d'un blond indécis, déjà fleurie par la cinquantaine. — Ce qui me frappa, ce furent ses yeux d'un bleu vert de faïence persane ou de glacier des Alpes, deux yeux polaires, comme l'imagination des hommes du Nord en prête aux goules et aux vampires. Ces yeux se mouvaient dans un visage que Granville eût assimilé à l'oiseau de proie; ils s'allumaient comme deux phares derrière un nez de promontoire aigu, et, sans la bonté suprême du sourire, ainsi que la grSce pleine d'urbanité des gestes, je crois bien que le premier abord du savant Van der Boëcken eût été k ma vue quelque peu féroce et inquiétant.

Mais l'excellent homme ne me laissait point le loisir d'observer, il m'accueillait avec une joie délirante comme un hls arrivant de Java. — Déjù il m'offrait le Schiedam de l'amitié, versant de larges verres de cette

liqueur bizarre qui entre dans la gorge comme du brouillard distillé; puis il m'enveloppait de petits soins, d'attentions, jurant de se consacrer à moi durant mon séjour aux bords de la Meuse et de la Rotte, me questionnant sur Paris, sur notre littérature, heureux de manier cette belle langue française qu'il avait si peu d'occasion de tirer de son fourreau.

Vif, impétueux, presque fébrile, Van der Boëcken n'avait certes pas l'allure pédante d'un commentateur d'Érasme; il sursautait, ne tenait pas en place, et je dus, sans crier grâce, parcourir à sa suite toutes les galeries de la Bibliothèque de Rotterdam.

Il m'installait dans les coins les plus lumineux, allant quérir lui-même, pour me les apporter, les éditions curieuses et rares de Gronovius, de Juste-Lipse, de Vossius, de Heinsîus, m'exahani les chroniques rimées de Nicolas Kolyn, les œuvres de Molis Stoke, le^ Sprekers des romans héroïques et chevaleresques. Il maniait ces lourds bouquins en peau de truie, bardés de fer, de clous et d'agrafes, avec une aisance de géant, ouvrant les antiphonaires sur ses bras comme sur un pupitre sculpté, et je restais abasourdi par cette surcharge de bibliographie néerlandaise que je n'avais point le temps de classer sur la frélc étagère de ma mémoire.

Il était dit que je n'avais point fini ; nous fîmes une dernière station sur un palier d'antique escalier-galerie, et là, secouant sa barbe de prophète, rimpélueuz bibliothécaire m'annonça une incursion dans le domaine lyrique, didactique et dramatique des xvi' et xvii* siècles. Ce fut alors une dégringolade de livres qui s'écroulèrent sur mon crâne, et je râlais avec la note d'une admiration forcée, à bout d'adjectifs et de qualificatifs pour ré-pondre à son ruissellement d'enthousiasme. Je dus subir vaillamment cependant l'inspection des plus beaux livres â vignettes de Van Gats, le poète néerlandais, dit le La Fontaine des Pays-Bas, je supportai sans trop de fatigues la vue des œuvres de Marnix, de Koster, de Van der Von-del, de Huygens et de Bilderdijk, mais je ne pus dissimuler l'aban* don de mon courage et l'atonie de ma voix devant les in-4'' et les in-S" qui contenaient la poésie fleurie des Spiegel, des Rœmer Visseher, et les Woodenboék de Weiland et de Meursius.

Le cher archiviste eut la délicatesse de ne point m'accabler davantage; il tira sa montre, et d'une voix gaie, marquant l'heure de la récréation : — s Assez de bouquins et de poussière! cria-t-il, allons promener en ville, si vous le voulez bien. »

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