L^anecdote, vous le voyez, n^a rien de particulièrement rare dans sa note positive, reprit, après quelques instants, le comte W*** ; un romancier dMmagination, amoureux des broderies littéraires et des mises en scène pathétiques, pourrait peut-être en tirer des effets palpitants et mystérieux, mais j'estime que rien ne vaut la vérité dépouillée de toute la joaillerie du style; au surplus, comme le remarquait tout à Pheure le général, Thistoire pourrait tirer de mon aventure autant de parti que la fîaion, car, diaprés les papiers que j^ai inventoriés et lus avec attention, voici quel serait le fragment biographique du gentilhomme qui dut porter fièrement cette admirable tête.
Durant la néfaste guerre de Trente ans qui ravagea si brutalement, si longuement et si profondément le centre de l'empire germanique, des hommes de toutes nationalités prirent du service dans les corps de l'Electeur palatin, dans ceux de Christian IV^ de Tilly, de Wallestein, de Gustave-Adolphe et des autres illustres personnages de cette épopée extraordinaire et compliquée, dont Schiller, en historien plus dramatique et pittoresque que vraiment fidèle, nous retrace les exploits, les vicissitudes, les coups de théâtre imprévus et les événements innombrables.
On peut dire que jamais, au cours des temps modernes, on ne vit une conflagration plus générale, plus cruelle et plus sanglante.
Toutes les grandes nations d'Europe apparurent et brillèrent tour à tour sur la scène, et je n'ai pas besoin de vous rappeler que, pour arriver à se reconnaître dans les excessives péripéties de cette guerre monstrueuse, il est devenu nécessaire de la diviser en quatre périodes successives : la période palatine, la période danoise, la période suédoise et la période française qui dure de i635 à 1648.
C^est pendant cette dernière période que je place Thistoire de celui dont nous admirons aujourd'hui le chef momifié.
Rappelez-vous que tandis que le général Torstenson, qui succéda à Baner^ faisait des prodiges de valeur à Breitenfeld et s'emparait de Leipzig^ les Français, sous les ordres de^Guébriant, poursuivaient contre les Impériaux une lutte qui demeura longtemps sans résultat définitif, car ce ne fut qu^en 1646 que Français et Suédois, envahissant et ravageant la Bavière, forcèrent PElecteur à abandonner la cause de TEmpire.
Parmi les seigneurs de marque qui combattaient aux côtés de Turenne et du duc d^Enghien, se trouvait un comte Bernard d'Harcourt, admirable soldat, sobre, désintéressé, sévère et rude, disent les documents que je possède, et qui descendait en droite ligne de cette belle lignée de héros normands dont la maison remonterait, diaprés certains généalogistes, à Bernard le Danois, un des pirates du Nord qui accompagnèrent Rollon en France.
Ce Bernard d'Harcourt qui, en i64i,*se vit blessé devant Ratis-bonne, avait, paraît-il, toutes les vertus et la bravoure des guerriers de ce temps merveilleux; c'était un risque tout, un indomptable amoureux des périls, se jetant toujours en avant, poitrinant à Tennemi, passant à travers la mitraille, un ardent au feu qui montrait pour la mort ce sincère mépris qu'affichaient alors tous les fanatiques religieux.
En août 1645, à la bataille de NOrdlingen, il se signala tout particulièrement dans la lutte contre les troupes impériales que commandait ce brave à tous poils, le général bavarois comte de Mercy, dont la position dans la plaine semblait inexpugnable.
Bernard d'Harcourt taisait partie, à l'aile droite des troupes du duc d'Enghien, des pelotons de cavalerie qui opéraient sous les ordres du maréchal de Grammont; il venait d'être nommé capitaine, et quand le signal d'attaque contre les positions du village de d'Allerheim fut donné, il se dressa sur ses étriers et partit à fond de train à la tête de sa colonne, bousculant les avant-postes de Jean de Werth, massacrant tout sur son passage, galopant sous un feu effroyable, dans une mêlée terrible, jusqu'à ce qu*il eût entraîné ses soldats au delà des retranchements du village pris d'assaut.
Il ne vit pas toutefois le résultat de ses prouesses; un coup de rapière bavaroise lui avait fendu le crâne, et, tandis que le pauvre gêné* rai de Mercy était tué et que Turenne et d'Enghien achevaient d'être victorieux, d'Harcourt roulait, la cervelle atteinte^ parmi les morts et les mourants, dans l'entassement des hommes et des chevaux massacrés.
C'est ici, continua en souriant mystérieusement le comte W***, qu'intervient ce qu^on pourrait nommer le véritable ncsud de l'aventure*
Après la bataille, pendant qu^on procédait à Tenfouissement des morts, un homme de science, un médecin-chirurgien de Nuremberg, nommé Eobanus Bolgnuth, découvrit le corps de l'infortuné comte d'Harcourt qui respirait encore et implorait d'une voix sourde quelques gouttes d'eau pour étancher sa soif de moribond fiévreux.
Eobanus se pencha sur ce visage mutilé, couvert de sang, presque informe; il le lava, examina la blessure, la trouva spécialement intéressante, et, avec l'idée fixe des médecins qui voient plutôt le cas que le malade, et dont l'humanité est d'autant plus expansive que le mal qu'ils ont à vaincre paraît devoir leur rapporter plus de gloire, il fit transporter le mourant dans une maison de village voisin, puis, sans haine pour cet enqemi momentané de la Bavière, il se mit à lui consacrer tous ses soins.
D'après le long mémoire qu'Eobanus Bolgnuth a écrit, relativement à sa tentative de cure^ le comte Bernard d'Harcourt se débattit huit jours durant entre la vie et la mort; soigné à l'eau et à V esprit^ dit le texte, le neuvième jour le médecin-chirurgien se décida à tenter l'opération du trépan, car les méninges s'enflammaient de plus en plus et le malade souffrait d'intolérables douleurs ; il pratiqua donc une incision cruciale sur le frontal, replia la peau sur quatre côtés, et, muni d'une scie primitive, il fit cette section carrée que vous pouvez voir sur la boîte crânienne de notre momie.
A la façon détaillée dont Eobanus parle dans son mémoire de cette trépanation, il est à croire qu'il y attachait un intérêt extraordinaire pour la science; il exprime minutieusement toutes les phases de l'opération et paraît enthousiasmé de la réussite, car une semaine plus tard Bernard d'Harcourt vivait encore, la peau recousue, avec un emplâtre de poix sur la tête. Mais ce guerrier était trop impétueux pour attendre patiemment sur un lit les effets du miracle : à peine eût-il recouvré entière possession de sa pensée qu'il voulut s'évader de chez son guérisseur hérétique. Une lune terrible s'engagea entre les deux hommes, l'un usant de douceur et de supplications, l'autre d'invectives et de violences; vaincu, le blessé succomba à une fièvre chaude au cours de laquelle il arracha ses derniers pansements et se rouvrit férocement cette sorte de fenêtre si laborieusement pratiquée dans son crâne.
Le pauvre docteur Eobanus fut consterné par cette mort. Le récit qu'il fait de son désespoir est touchant et comique à la fois; mais, fier de son œuvre qu'il jugeait au-dessus de la science de son temps, il ne put se résoudre à confier entièrement à la terre ce corps que son art allait rendre à la vie : c'est pourquoi^ afin de conserver à la vue de ses héritiers et des futurs maîtres praticiens de la Bavière et du monde entier le témoignage de son ce beau travail », se décida-t-il à décapiter ce cadavre et à dessécher cette tête avec le succès dont nous pouvons juger
— Mais, dites-moi, cher comte, s^écria, à la fin de ce récit, lord L***, il me semble que le très prudent docteur Eobanus Bolgnuth a dû consigner dans ses notes, en homme méthodique, les formules précises de son procédé d^embaumement; car, après avoir traîné au fond des crédences et dans les caves des brocanteurs, cette tête de Bernard d^Harcourt est vraiment surprenante de conservation, je dirais presque de fraîcheur, si je ne craignais d^étre irrespectueux; cela nous touche peut-être davantage que son système spécial de trépan, qui ne saurait être à la hauteur des vilebrequins de notre chirurgie moderne.
— Son procédé de dessiccation... en effet, je crois m^en souvenir, car il m^a frappé, reprit notre amphitryon; il consiste, si ma mémoire est exacte, dans un lavage à Peau, après évacuation de la matière cérébrale et des lobes des yeux, et dans un bain constant de sublimé corrosif pendant plusieurs semaines, après quoi interviennent Palun et le tannin qui achèvent de rendre la peau imputrescible et la garantissent des insectes et des vers.
— N'aviez-vous rien fait, demandai-je à mon tour, pour restituer aux arrière-neveux du comte Bernard d'Harcourt cette tête de héros si providentiellement retrouvée, car il existe encore, vous le savez sans doute, de nombreux d^Harcoun en France, dont quelques-uns ont été mis en vue durant ces dernières années?
— Je me suis informé, croyez-le, car je ne me considérais point comme possesseur définitif de cette relique, dont de proches descendants pouvaient légitimement s'enorgueillir et qu'ils n'auraient point manqué d'enfermer dans un pieux tabernacle ; je fis donc copier avec soin par mon secrétaire les papiers si curieusement documentés du médecin ' Eobanus Bolgnuth, et j'écrivis personnellement une longue lettre au chef actuel de la famille d'Harcourt, le mettant au fait de ma singulière trouvaille... mais... j'attends encore la réponse. — Peut-être la bizarrerie de l'aventure fit-elle douter du sérieux de ma missive; peut-être y eut-il négligence, en tout cas je ne recueillis de ma tentative que du silence.
Si la chose vous intéressait particulièrement, ajouta aimablement le comte W***, en se tournant vers moi, si cette triste épave de l'un de vos vaillants compatriotes pouvait, à un titre quelconque d'artiste ou de croyant, vous séduire, soit pour la conserver chez vous, soit pour en faire don à quelque musée de Paris, vous n'avez qu'un mot à dire, et bien volontiers je vous remettrai ce crâne trépané et tous les papiers dont je viens de vous fournir le résumé. Après deux cent trente>six ans d^exîl sur la terre étrangère, j'estime que votre ancêtre aurait quelque droit à être définitivement hospitalise sur le sol natal. — N'est-ce pas votre avis? — Mon Dieu, cher comte, vous êtes l'amabilité, la courtoisie même, et j'apprécie votre généreuse proposition ; mais il n'y a rien de plus encombrant que les morts, rien de plus difficile à caser, et je sais ce qu'il me faudrait de démarches pénibles et réitérées pour ne pas réussir à faire admettre cette superbe figure de guerrier dans le plus modeste de nos Panthéons. La famille, vous avez pu vous en convaincre, a fait la sourde oreille, nos gouvernants feraient de même, et je craindrais de ne pouvoir forcer la porte de nos musées ou de nos nécropoles. Resterait donc le souci de conserver à la maison, à titre de bibelot historique, cette mâle tête d'assaillant, et ici, je vous l'avoue, je ne serais pas assuré de ma propre sensibilité. — Je suis un solitaire, et, comme beaucoup de solitaires, très accessible aux Idées du surnaturel ; je ne crois réellement ni aux esprits, ni aux revenants, ni aux manifestations de l'autre monde; mais il ne me déplaît pas de m'envelopper l'âme d'une chemise de mystère et de rechercher des phénomènes d'outre-vie; les ténèbres, le silence, les bruits incertains éveillent en moi des -frissons d'inconnu dans lesquels je me complais, parce qu'ils agitent en mon être des sensations dramatiques que je ne saurais formuler; Hts que sais-je? et des peut-être! troublent mon incrédulité et je reste délicieusement vibrant aux inquiétudes de la nuit, au murmure du vent, au craquement des meubles parce que je les sais sans cause anormale. — Si je possédais chez moi, dans un coffret de cèdre ou dans le coin d'un meuble, la belle tête momifiée de Bernard d'Harcourt, je ne vivrais plus dans le diletanttisme du mystère; j'attribuerais â l'influence du mort tous les menus événements qui peuplent ma vie contemplative, et je ne saurais comment me défaire de cet hôte gênant.
Je ne vous demanderai donc pas, dis-je en terminant, un inutile sacrifice, mais à titre de souvenir et sachant qu'entre autres talents vous possédez Part de faire exécuter d^admirables reproductions solaires, il me sera très agréable de tenir de votre bonne grâce deux belles photographies de cet obscur vaincu de la guerre de Trente ans. —Est-ce dit?
— C'est dit; — comptez sur moi, répondit le comte, je n'insisterai pas davantage.
Le lendemain, à mon hôtel, le comte W*** me faisait remettre deux photographies du sinistre décapité, l'une de profil, Tautre de face, et je traînai ces poignantes images tout le long d'un voyage en Orient et en Palestine.
Il y a de cela nombre d'années déjà. — C'est en recherchant il y a peu jours, au fond d'un carton d'épreuves d'eaux-fortes, des documents indispensables à un travail urgent, que ces macabres photographies m'apparurent et que, me remémorant l'aventure invraisemblable que nous conta naguère le grand seigneur viennois, il me prit fantaisie d'écrire le récit qu'on vient de lire. L'authentique figure ici reproduite dans le texte est celle du comte Bernard d'Harcourt, gentilhomme normand, blessé mortellement à la bataille de Nôrdlingen, puis décapité et précieusement embaumé par les soins du doaeur Eobanus Bolgnuth de Nuremberg.
La tête originale a dû, je le suppose, demeurer à Vienne, dans le cabinet d'antiquité du comte W***..., dont la maison est d'origine polonaise. Les modernes d'Harcourt pourraient peut-être encore la réclamer et l'obtenir aujourd'hui.