IV

Le lendemain, à l'heure fixée, l'esprit plus calme et de sens plus rassis, je me trouvais chez le Chevalier, qui m'attendait dans sa Bibliothèque. Cette librairie était disposée dans un salon ovale ; une fenêtre aux vitraux multicolores y distribuait le jour dans un prisme joyeux, et le soleil, tamisé par des losanges roses, jaunes ou bleus, semblait éclabousser les tapis d'Orient de reflets contrariés. Les parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de planchettes de bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les rebords de coquets lambrequins de moire vert myrthe, dentelés et effrangés, dont l'élégance se joignait à l'avantage de préserver les livres de la poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon, dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des petites statuettes se montraient dans toute l'impudence de l'impudicité; c'étaient de sveltes Vénus n'ayant rien du rigide classique, des groupes de baigneuses affolées, des Sapho... avant l'amour de Phaon, des Narcisses pâles et blêmes, des Hercules puissants et aussi des suites de Phallus en bronze ayant l'esprit et le caractère singulier de ceux que l'on voit dans le Musée Secret du Roi de Napîes, Je me croyais chez un juge d'instruction après la saisie de figurines portant atteinte à la morale publique, tant était chaude et déréglée la composition de cette statuaire unique. — La pièce n'avait pour tous meubles qu'un divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d'une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons, sur laquelle étaient jetés des — coussins nombreux et variés. Çà et là quelques X de Cèdre supportaient des cartons à estampes, et une table liseuse, aux pieds torses, à sabots d'or, occupait le centre de la salle. Au plafond, d'une rosace ayant la bizarrerie obscène de certaines gargouilles moyen âge, tombait un lustre de bronze d'une si effrayante lubricité qu'on l'eût dit ciselé par quelque Benvenuto Cellini atteint de satyriasis.

Cette Bibliothèque me parut renfermer près de deux mille volumes dont je m'approchais déjà curieusement afin d'en parcourir les titres, lorsque, souriant et paternel, le Chevalier de Kerhany m'arrêta :

« Mon jeune ami, me dit-il doucement, cette bibliothèque est un enfer bibliographique dont je suis le Pluton égoïste; ici, j'ai donné rendez-vous k tous les affamés du vice, à tous les grotesques de libertinage, à tous les condamnés de l'indignation bourgeoise, aux conceptions maladives et honteuses des cerveaux surmenés de plaisirs. Peu de visiteurs ont franchi cette enceinte; quelques jolies pécheresses seules y ont traîné l'élégance de leurs pantoufles; et si une sympathie particulière me permet aujourd'hui de faire en votre faveur ce que je n'ai fait jusqu'alors pour aucun autre Bibliophile, votre érudition sage vous placera, je l'espère, au-dessus de vos sens; cependant, je croîs devoir vous prévenir ; réfléchissez comme si vous alliez prendre de l'opium pour la première fois de votre vie. — Mon coupe est en bas, venez-vous faire un tour de lac?

— Faites dételer, lui répondis-je en riant; je vais rendre visite à vos pestiférés,

— Dans ce cas, commencez par la droite, ajouta le Chevalier en m^indiquant les rayons les plus proches; ma Bibliothèque est graduée, — les incunables sont à gauche, à l'extrémité du lieu où vous vous trouvez; — je vous laisse seul ici, dans une heure je reviens vous prendre.

La première rangée des livres que j'ouvris formait ce qu'on pourrait appeler la série des anodins; c'étaient pour la plupart des romans ou contes piquants, écrits dans cette période voluptueuse comprise entre la Régence et la Révolution, des fantaisies Turques, Per-sanesouChinoises, de bonnes et inoffensives polissonneries imprimées à Cythère avec l'approbation de Vénus, à Érotopolis, à Cucuxopolis, ou au Palais Royal chez une petite Lolo, marchande de galanterie. Je vis Grigri ; Thémidore; le Noviciat du Marquis de "* ou l'apprenti devenu maître; les Œuvres galantes de Bordes; le Grelot ; le Roman du Jour; le Sopha; le Tant pis pour lui ou les spectacles nocturnes; les différents Codes: Code de la Toilette; Code des Boudoirs; Code du Divorce; Code des Mœurs ou la Prostitution régénérée ; Code de Cytkère ou Lit de Justice d'Amour; puis la Bibliothèque des petits maîtres, la Bibliothèque des Bijoux : les Bijoux indiscrets; le Bijou des DemoiselleSj les Bijoux des neuf Sœurs; le Bijou de Société ou l'Amusement des Grâces; les Bijoux des petits neveux d'Arétin et autres; les Caleçons des Coquettes du jour^ les Calendriers de Cythère, l'Almanach cul à tête,ou étrennes à deux/aces pour contenter tous les goûts,ainsi qu'une foule d'oeuvres scatologiques et d'dna orduriers.

Les volumes étaient reliés admirablement en maroquin plein, en veau uni ou agrémenté; chacun d'eux était orné de petits fers spéciaux, d'une composition fine et originale, quelquefois brutalement grossiers par esprit de couleur locale; ils étaient placés sur le dos, entre les nervures, en forme de culs-de-lampe ou frappés en plein maroquin sur le plat des volumes en guise d'armoiries. — Des gravures licencieuses étaient ajoutées aux passages les plus colorés des ouvrages auxquels elles convenaient; les gardes mêmes subissaient quelquefois l'effronterie d'un dessin graveleux, et je ne pouvais m'empécher de songer que le livre de la plus chaste gauloiserie se fût trouvé impitoyablement transformé par l'éroto-manie invétérée du Ciievalier de Kerhany. Au fur et à mesure que j'Inclinais vers la gauche, la gradation libertine , s'accentuait; déjà j'avais franchi les poésies gaillardes: la Muse folâtre; l'Élite des poésies héroïques et gaillardes de ce temps (i6?o); le Parnasse satyrique du sieur Théophile; le Cabinet satyrique; les Œuvres de Corneille Blessebois; Dulaurens; les Muses en belle humeur ou Élite des poésies libres; le Pucelage nageur; l'Anti-Moine; le "Parnasse du XIX' siècle et tous les ouvrages imprimés en Belgique, i Neufchâtel, à Freetown, avec eaux-fortes de Rops, auxquelles s'ajou-uient de nouvelles gravures. Déjà j'avais parcouru la majeure partie de la Bibliothèque et mes mains commençaient à trembler en ouvrant chaque livre qui s'offrait à moi; les petits fers prenaient des allures cyniques et effrayantes; j'eus peur de ne pas arriver au but, et j'abandonnai quelques centaines de volumes pour atteindre l'extrême gauche.

Je me trouvais bien en effet parmi les incunables, comme me l'avait dit le Chevalier; c'était à l'extrême gauche, le suprême du genre, le nec plus ultra de la dépravation lu luxe artistique îl des gravures ; les Œuvres badines d'Alexis Piron touchaient I l'Amour en Vingt Levons et le Meursius François; l'A-I ré tin y était représenté par le Recueil de postures érotiques d'après les gravures à l'eau-forte d'Annibal Carrache; par VAlcibiade Fanciullo à Scola; par VA ré tin français el par le livre dit: Bibliothèque d'Arétin; près du Divus Arétinus, je remarquai Félicia ouMes Fredaines ; Monrose ou le Libertin par fatalité; les Monuments de la vie privée des Dou^e Cœsars et les Monuments du Culte secret des Dames Romaines; plus loin, je vis Justine ou les Malheurs delà vertu; Cléontine ou la Fille malheureuse; Julielteou lasuite de Justine; le Portier des Chartreux ; la France fout...; la Philosophie dans le Boudoir ; les crimes de l'Amour ou le délire des Passions; en un mot, toutes les œuvres folles du Marquis de Sade, en éditions originales, avec reliures à petits fers de torture. — J'allais me livrer au plaisir de regarder les manuscrits et les dessins originaux; je mettais la main sur l'un des trois exemplaires connus du Recueil de la Popelinière :

Tableaux des Mœurs du Temps dans les différents âges de la vie, 1 vol. grand in-quarto; j'admirais les vingt gouaches mignardement im-

LE TABLEAU DE FRAGONARD

LES FRICATRICES

Dont il est parlé dans ce conte, a été gravé en taille-douce dans le format de cet ouvrage

r I R K A 3 O O EXEMPLAIRES

( Le cuivre détruit après tirage.)

Ces épreuves sont vendues à part chez l'éditeur, la nature du sujet n'ayant pas permis de le divulguer en l'insérant dans cette édition. pudiques de Carême, la vignette des nègres prosternés lorsque le possesseur de cette étonnante rareté se présenta :

«Ah! ah! s'écria-t-il, vous n'y allez pas à la légère, mon cher enfant; non seulement vous avez vu la droite, le centre droit, la gauche de mon cabinet, mais encore vous contemplez en vrai gourmet, en délicat amoureux de la chose, la merveille des merveilles, le plus rare de mes livres rares après YAnti-Justine de Restif de La Bretonne. Savez-vous bien que la possession de mon La Popeîinière^ imprimé sous les yeux et par ordre de ce fermier général, m'a coûté environ dix ans de recherches, dix longues années de fatigues et de luttes et trois mille écus sonnants? »

— C'est à peu près le prix de mon Fragonard Lesbien, sans omettre les luttes et les fatigues, soupirai-je avec intention.

— Vous n'allez pas, je suppose, me proposer un échange?

— Qui sait ? »

— Ne plaisantons point, interrompit avec un bienveillant sourire le bonhomme, sursautant à l'idée de se séparer de son ouvrage préféré ; mon La Popelinière, voyez-vous, mon ami, ne sortira jamais, moi vivant, de ce cabinet. Ce livre a son histoire et ses parchemins. Bachau-mont,qui, dans ses Mémoires secrets^ a raconté le scandale de sa découverte par l'héritière du mari de Mimi Dancourt, l'estimait déjà plus de vingt mille écus tant en raison de sa rareté que pour la perfection des tableaux qu'il contient. Le roi Louis XV fit saisir cet exemplaire par l'entremise de M. de Saint-Florentin; il se plut à le regarder et à le lire en compagnie de cette délicieuse drôlesse qui eut nom la Du Barry; que de contacts illustres n'a-t-il pas subi depuis, et combien curieuse serait l'étude de ses pérégrinations jusqu'à l'heure oii il fut retrouvé dans la fameuse cassette de fer des Tuileries !

De France, il passa en Russie; on le trouve catalogué parmi les livres précieux du prince Galitzin,en 1820, à Moscou; vendu à l'amiable sans avoir été exposé, il traversa la Manche, resta quelques années en Angleterre, revint à Paris chez le baron Jérôme P..., qui, pris de scrupules religieux sur ses vieux jours, me le céda enfin il y a déjà dix ans. Croyez-vous qu'on puisse se défaire d'un si glorieux aventurier?

— Cependant, hasardai-je, après vous?...

— Après moi, la fin du monde, comme àisdiixlt Bien" Aimé ! Qu'importe Itpost mortem! Toute jouissance est viagère, je le sais, mais je sens que mes passions ne me quitteront point avant que je ne les abandonne, et cet ouvrage superlatif m'enchante plus que je ne le saurais dire. Ce n'est point tant les fines et voluptueuses gouaches arétines^ ni les postures damnables des dernières compositions qui m'attachent à cet exemplaire unique, ce sont plutôt, vous ne le croirez pas, les tableaux de mœurs du début qui révèlent une si exquise pénétration du xiii® siècle.

Mon imagination, lorsque je les regarde, part en bonne fortune vers ces temps défunts dont il me semble être le dernier roué survivant, car je me sens en exil de ce siècle poudré...; tenez, par exemple, regardez dans les premières pages ce tableau incomparable du Parloir d'un coU' vent; cela est convenable à tous points de vue, mais où trouver ailleurs un document aussi gracieux, aussi vivant, aussi typique! Citez-moi un peintre d^avant votre affreuse Révolution, un seul qui ait rendu aussi ingénieusement et fidèlement un coin de vie sociale. Il y a bien le coquet Pietro Longhi, le malicieux Vénitien, qui nous aide par ses peintures à interpréter Casanova deSeingalt; mais, en France, la mythologie de Part semble avoir empêché la reproduction des milieux divers de la société élégante. — Tableaux des mœurs du temps^ dit le titre, et il n'est point menteur. Je regarde parfois durant une heure entière quelques-unes de ces gouaches expressives. Je revois cette vie de couvent qui ne faisait que pimenter Pamour profane des recluses, et ce livre m'est d'autant plus précieux qu'il m'est comme une fenêtre ouverte sur ce divin XVIII* siècle que, vous aussi, me semblez adorer pour tout ce qu'il contient d'humanité légère, souriante, et dont au demeurant la morale n'était point pire qu'en cette présente époque ennuyeuse et ennuyée.

Conservez donc votre tableau d'anandryne, mon ami, comme je conserve cet exemplaire de fermier général; venez le voir quand il vous plaira, et sans rancune, n'est-ce pas?

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