III

Quelques jours après, je sonnais à l'huis du Chevalier de Kerhany, dont l'hôtel était situé sur le boulevard Haussman ; — un grand diable de ' laquais vêtu de panne écarlate vint m'ouvrir. —Je traversai d'abord une vaste pièce, sorte d'atrium décoré en style pompéien, où se trouvaient rangés des meubles romains de tous les genres; j'aperçus VaccuhiturnjXt biclinium, le îriclinium, orné de ses plagula, le lectulus^ et même le sub-seliuniy le seliquastrum, le scabellum et autres sièges fidèlement copiés d'après l'antique. — Le Chevalier était visible; il se tenait dans un petit fumoir tendu de soie vieil or capitonnée de satin bleu. Il me reçut avec la plus grande cordialité, me félicitant de n'avoir pas craint de le déranger. Nous parlâmes art et littérature, ou plutôt femmes, car toute l'esthé-tique de mon Erotomane semblait se réunir et se résumer dans l'éternel féminin ;il ne voyait la musique, la poésie, la peinture que dans un sens de corrélation voluptueuse qu'il se plaisait à établir malgré lui entre tous les chefs-d'œuvre et l'amour des filles d'Eve ; — prenant chaque génie en particulier, il me montrait avec une verve passionnée que, dans les grandes manifestations de l'art, on pouvait répéter le mot d'un policier célèbre : Cherche:^ la femme. Il me parla du sexe charmant comme un habile général le ferait d^une forteresse dont il connaît les coins et recoins, exprimant avec grâce les différentes manières d^attaquer la citadelle, émettant des théories si audacieuses, que je ne pourrais, même en voilant mes phrases comme des femmes turques, les raconter ici. — Je fus entièrement séduit par ce vieil Anacréon; je croyais avoir en face de moi le célèbre Duc de Lauzun donnant des conseils à son petit-neveu, le Chevalier de Riom, tant il annonçait de connaissances approfondies et de crânerie passionnée dans les sujets délicats qu'il avait à traiter.

Cependant, si attrayante que fût la conversation, je ne tardai pas à réclamer du Chevalier Kerhany la faveur de visiter son musée. 11 accéda avec la meilleure grâce à ma demande : — « C'est juste, c'est juste, me dit-il en souriant, je vous retiens ici avec mes billevesées. Passons, si vous le voulez bien, dans la galerie des maîtres. »

Je fus introduit dans une superbe salle éclairée par une vaste baie exposée au nord ; — étourdi un instant par la splendeur des cadres et l'orgie magistrale des couleurs, je ne tardai pas à me remettre, et je pus considérer à mon aise la plus remarquable collection particulière qu'il m'ait été donné de voir. — Il y avait là des Vélazquez et des Murillo, des Titien et des André del Sarte, des paysages éclatants de Ruysdaël, de Hobbema et du Poussin, des petites toiles adorables de Terburg, de Metzu, de Van Ostade, de Wouv^ermans, de Jean Sieen, de Van der Meer; puis, dans un style plus large, des Rembrandt, des Rubens, des Jordaens, des Frans-Hals, des Ribera, des Gérard Dow, ainsi que des Antonello de Messine, des Guerchy, des Léonard de Vinci et des Paul Véronèse. — Il m'eût fallu des journées entières pour rassasier mon admiration ; il me faudrait des volumes pour exprimer les sensations que j'éprouvai. — Je * m'arrachai cependant à cette féerie sublime pour faire remarquer à l'heureux propriétaire de tant de merveilles que l'art plus affadi des maîtres du xviii* siècle ne tenait aucune place dans sa galerie.

« Un moment, un moment, répondit-il, — ceci tuerait cela; — suivez-moi, vous ne perdrez rien pour attendre, je suis ami de l'ordre dans mes désordres; suivez-moi, je vais, je l'espère, vous satisfaire. »

Le Chevalier souleva une portière ; nous nous trouvions alors dans une chambre octogone dont les boiseries blanches étaient sculptées de festons, de guirlandes et de couronnes relevées d'or mat; une glace immense remplaçait le plafond, et tout à l'entour de la pièce jusqu'à la cimaise étaient suspendus les tableaux du xviii* siècle. — C'étaient, en premier lieu, des portraits de Reynolds, de Gainsborough et des pastels de Latour; ensuite venaient Vanloo, Baudoin, Boucher, Lancret, Fra-gonnard, Largillière, Nattier, Dietrich, Le Barbier, L'Épicié et Boilly. — Ce qui donnait un caractère particulier à cette réunion de chefs-d'œuvre, c'était la nature même du choix des sujets : on ne voyait qu'un éblouisBement de chairs roses, qu'un rut de peaux mates, de fossettes gracieuses ; qu'une débauche de postures allanguies et enivrantes, qu^une nuée d'amours polissons et rieurs dont les lèvres s'enire-baisaient. — La dépravation de tout un siècle s'étalait dans la lubricité de ces peintures, souriantes de luxure et aimablement vicieuses; les torses cambrés, lascifs, endiablés émergaicnt des cadres, se reflétant dans la grande glace du plafond, tandis que les jambes velues des faunes et des sylvains, nerveusement gonflées d'un priapisme intense, semblaient distiller dans Pair une odeur acre et virulente de bouc qui montait au cerveau.

Il y avait près d'une heure que je me trouvais là, ivre de tant de beautés entrevues, brisé, anéanti, dans un état de prostration impossible à décrire. Le Chevalier de Kerhany jouissait de ma surprise et de mon admiration passive, à force d'être surexcitée : « Eh bien ! jeune homme, me disait^il, eh bien! mon ami, que dites-vous de mon xvin" siècle? Ne croyez-vous pas que votre Fragonnard Saphique serait en fon belle compagnie dans mon modeste petit musée? — Ce n'est pas tout, ajoutait-il, nous allons visiter ma Bibliothèque, qui compte, je le crois, certaines curiosités qui ne manqueront pas d'être de votre goût. — Mais...qu'avez-vousî — on dirait que vous vous sentez mal?

Je répondis furtivement, m'excusani de ne pouvoir visiter ce jour-là les livres de mon hôte; j'invoquai un rendez-vous pressant, et, remerciant le galant Chevalier, je sortis après avoir pris rendez-vous chez lui pour le lendemain à la même heure.

Le fait est que j'éprouvais un violent mal de tète et un malaise général; ce que j^avais vum^ayait transporté dans un monde idéal, loin du Paris moderne et de sa civilisation, loin du banal et du convenu odieux. Mon imagination s^était fatiguée dans une course échevelée à travers PEden de mes rêves, et ma cervelle dansait encore à soulever mon haute forme lorsque je me trouvai sur le boulevard.

Le Chevalier de Kerhany me paraissait, à cette heure, un magicien dangereux, une sorte de Méphistophélès régence qui s^était amusé à plaisir de mon enthousiasme juvénile. — Je lui en voulais presque de m^avoir promené un instant dans le verger des fruits défendus, car je ne voyais plus devant moi que les petites pommes d'api du jardin contemporain, c'est-à-dire des petites Parisiennes trop vêtues selon la mode, qui trottinaient allègrement, suivies par les faunes d'aujourd'hui, de gros boursiers enflés de bourse et de ventre, jouisseurs hâtifs, prêts à pénétrer dans le boudoir des Danaés sous la forme d'une pluie de pièces blanches.

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