III

Après quinze jours consacrés à soigner un commencement de maladie nerveuse, rapporté de sa visite à M"* Sigismond, le sympathique et amaigri Raoul Guillemard revint encore à Pontoise, mais cette fois très mystérieusement. Il erra le soir au clair de lune sous les fenêtres d^Éléonore pour étudier les abords de la place. Du dehors, on ne pouvait se douter de Fœuvre d'effroyable vengeance qui s^accomplissait là; sur la rue, le bâtiment contenant la bibliothèque de Sigismond paraissait encore sain et solide. Les victimes étant muettes, rien ne dénonçait au dehors la maison du crime. Joliffe et Bicharette ne savaient rien. M. Guillemard, toujours aussi mystérieusement, acquit au double de sa valeur la maison qui flanquait à gauche la bibliothèque Sigismond, et s'installa dans la nuit, après avoir, par excès de précaution, rasé complètement sa barbe et coiffé une perruque frisée sur sa calvitie. Joliffe, quand il le rencontra, ne le reconnut pas; il pouvait défier les regards perçants d'Eléonore.

Il avait son plan. Pour commencer, comme il était mitoyen avec la bibliothèque, il entretint jour et nuit, malgré les chaleurs de l'été, un feu d'enfer dans toutes les cheminées appuyées au mur commun, pour combattre l'humidité. Les cheminées éclatèrent; le mur, calciné par places, se fendilla; trois fois pendant le premier mois les pompiers durent accourir éteindre des commencements d'incendie. Sur les observations du commissaire, Raoul Guillemard, qui se prétendit créole pour s'excuser, dut modérer ses feux.

Par une sombre nuit d'orage, un homme en blouse, muni d^un grand sac d^où semblaient s'échapper des gémissements étouffés, escalada le mur du jardin des Sigismond, se glissa dans les allées, pénétra dans une remise, prit une échelle et se hissa jusqu^à la hauteur d'une petite fenêtre aux vitres brisées donnant sur la bibliothèque. Poussant alors son sac à travers un carreau, il le vida dans l'intérieur et resta ensuite accoudé sur la fenêtre, l'oreille tournée vers l'intérieur, la figure contractée par un rictus.

Cet homme, c'était Raoul Guillemard ; le sac vidé dans la bibliothèque contenait six chats vigoureux achetés à Paris et préalablement soumis à une diète de quelques jours. Maintenant lancés sur les peu-plades rongeuses chargées de la vengeance d'Eléonore, ils devaient jouer terriblement de la griffe et de la dent. Guillemard entendait leurs bonds et leurs miaulements de plaisir; soudant à la pensée de l'infernal carnage, il regagna le jardin avec les mêmes précautions et refranchit le mur. Sa mauvaise étoile voulut qu'à ce moment Eléonore, éveillée par quelque bruit, ouvrit sa fenêtre et l'aperçut de loin à cheval sur le mur. Effrayé par ses cris, le bibliophile détala bien vite et ne rentra chez lui qu'après un long détour.

Le lendemain, il aperçut au-dessus du mur escaladé un grand écri-teau bien en vue : Il y a des pièges à loups dans cette propriété. M"® Sigismond, qu'il guettait par l'entre-bâillement d'un volet, paraissait tout agitée; elle ne faisait qu'aller et venir. Sur le soir, il la vit invectiver dans sa cour un cadavre de chat pendu à un clou.

Raoul Guillemard laissa passer deux jours; la nuit du deuxième jour, deux hommes, au risque de se casser le cou, gagnèrent par le toit de Raoul le toit de la bibliothèque et entreprirent une mystérieuse besogne. L'un de ces hommes était le sympathique bibliophile lui-même, l'autre, un ouvrier couvreur amené de Paris presque au poids de l'or; avec de vieilles tuiles bien sombres, ils raccommodaient le toit de la bibliothèque et bouchaient tous les trous ouverts par la scélératesse d'Eléonore.

C'était la lutte, car la légataire de Sigismond ne pouvait manquer de constater bien vite ces réparations subreptices. En effet, à quelques matins de là, Eléonore, après avoir donné de sa fenêtre tous les signes d'une formidable stupéfaction, monta dans le grenier et enleva elle-même les tuiles rapportées. M. Guillemard fit revenir son couvreur. Eléonore détruisit encore ses réparations. Surexcité par la lutte, Raoul eut une idée de génie; avec son ouvrier, il entreprit de couvrir de ciment le parquet du grenier. Ce travail leur prit six nuits, mais il fut bien exécuté; dès qu'une partie du plancher était faite, Guillemard la recouvrait d'une couche épaisse de poussière et remettait en place les pots de fleurs de M"® Sigismond. Des rigoles furent adroitement ménagées et dissimulées, elles conduisaient les eaux par des trous dans le grenier de Guillemard et de là dans les gouttières. Maintenant, il pouvait pleuvoir sur la bibliothèque.

Restait l'autre ennemi, la garnison de souris. Hélas! tous les chats du pauvre bibliophile avaient péri; Fun après Pautre ils avaient été pris et pendus. N'importe. Guillemard escalada encore le mur avec une nouvelle armée de matous. La souris est si prodigieusement féconde, que les pertes causées par la dent des premiers chats étaient déjà réparées. Il y eut un nouveau carnage, puis de nouvelles pendaisons. Guillemard s'obstina. Comme il revenait de porter son troisième sac de chats, il mit le pied sur un des pièges à loups semés dans le jardin. Par bonheur, le piège mordit sur sa bottine; l'héroïque Guillemard, malgré sa souffrance, put dégager son pied en laissant la bottine aux dents de fer du piège.

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