Dans les antiques salles bondées de livres et de cartons où jadis travaillaient paisiblement côte à côte les moines et les érudits laïques, le désert s'est fait. Personne ne vient plus. Le fracas terrible des événements et Peffondrement social ont fait s'envoler, effarouchés, tous ces paisibles picoreurs de bouquins. Un seul a persisté malgré tout, malgré les catastrophes se succédant coup sur coup, malgré les journées sanglantes. Tous les jours, en dépit du danger, revient le vieil habitué Caîus-Gracchus Picolet. Seul, n'est pas tout à fait le mot; lui, c'est le fidèle qui ne manque pas un jour, mais il reste deux autres anciens habitués qui apparaissent encore de temps en temps dans la bibliothèque, se glissant timidement dans les cours aux heures où il y a le moins de chances de se heurter aux sectionnaires, c'est-à-dire lorsque ces farouches citoyens s'en vont chez les marchands de vin du quartier discuter sur la quantité de têtes qu'il peut être encore nécessaire de couper pour la santé de la République.
Ces habitués intermittents sont, comme dom Poirier et le citoyen Picolet, des hommes d'un certain âge, à cheval entre cinquante et soixante, de paisibles hommes d'étude qui demeurent plongés depuis le commencement du grand drame dans une espèce d'ahurissement, à la fois déroutés et épouvantés.
Il y a bien de quoi^ on le conçoit, pour d'honnêtes gens de lettres vivant naguère de menus travaux pour les libraires, et qui, dans ce monde tout nouveau, dans ce Paris bouillonnant des fureurs révolutionnaires, ne se sentent nulles dispositions à suivre le mouvement qui entraîne tout, à se lancer dans ces violentes luttes de plume et de parole qui mènent actuellement très vite leur homme à la Convention ou à la guillotine, et parfois aux deux.
D'ailleurs, bien qu'il s*en cache maintenant avec soin, l'un d'eux est un ci-devant, jadis assez fier du titre qui parait sa misère, le chevalier de Valferrand, d'une famille de Normandie ruinée depuis cent cinquante ans, aujourd'hui simplement Ferrand Jean'Eaptiste^ à en croire sa carte de civisme obtenue grâce à mille ruses, après plusieurs déménagements successifs pour dépister toute recherche.
L'autre, s'appelant simplement Bigardy n'a pas eu besoin de modifier son nom et s'est contenté de changer en Horatius son prénom de Dieu-donné, qui relevait autrefois la simplicité de Bigard au bas de ses articles du Mercure de France,
Les terribles secousses de ces dernières années, qui ont amené tant et de si étranges changements partout, ont bizarrement et diversement modifié ces deux physionomies. Dieudonné fiigard, très gros avant 89, et que son assiduité à sa table de travail menait à l'apoplexie, est devenu peu à peu maigre et bilieux. Le chevalier de Valferrand, fin et musqué, tempérament sec et maigre, aux mollets en petites flûtes, s^est bardé de graisse au contraire et a gagné un embonpoint extraordinaire,
— Le malheur engraisse, dit-il, quand il rencontre le citoyen Bigard.
— Les inquiétudes patriotiques maigrissent! répond Bigard.
A la réflexion, ces modifications d'acabit s'expliquent. Bigard n'a eu que trop de raisons pour maigrir, • D'abord, la diminution ou la suppression toiale de ses revenus. Plus de librairies, plus de travaux de littérature; les grandes publications d'érudition commencées avant 89 sont abandonnées, les presses ne produisent aujourd'hui que brochures politiques ou gazettes populaires aux polémiques enflammées. Bigard n'a donc plus de motifs pour rester cloué à son pupitre, et il est forcé par le malheur des temps de supprimer assez souvent un repas sur deux, le dîner ou le souper, au choix de son estomac. De plus, comme il habite le faubourg du Roule, il occupe ses loisirs en herborisations et promenades à la campagne dans les Champs-Elysées, aux heures où il n'y a pas à craindre d'être détroussé par les voleurs.
L'embonpoint nouveau et inespéré de Valferrand, demeuré sec jusqu'à cinquante ans, s'explique aussi aisément. M. le chevalier de Valferrand, qui sortait beaucoup jadis, se claquemure au contraire avec soin depuis ces dernières années; il s'efforce de vivre oublié au fond d'un petit logement de faubourg tranquille, trouvant l'orage bien long et dormant le plus longtemps possible pour raccourcir les jours et pour oublier ses affres perpétuelles. Horatius Bigard et Valferrand ne montrent donc point l'héroïsme de dom Poirier et de Calus-Gracclius Picolet, restés dans la tourmente, courageusement fidèles l'un à son poste, l'autre à ses habitudes : ils ne réapparaissent que de temps à autre dans la vieille bibliothèque des ci-devant bénédictins, lorsqu'ils croient sentir une petite accalmiedans l'atmosphèrerévolutîonnaire.
Justement, ce jour même où ta Commune venait d'atfecter à la fabrication des poudres les locaux de l'Abbaye non occupés par les prisonniers, ces deux épaves du petit monde littéraire d'avar
visite à la vieille bibliothèque pour emprunter quelques livres à leur vieil ami le citoyen Poirier. Tous deux débouchant de la rue Jacob, à cinq minutes d'intervalle, pénétrèrent dans les cours, le chevalier de Valferrandjlenez en l'air en affectant des airs dégagés et guillerets, l'autre la tête basse en faisant le moins de bruit possible pour passer inaperçu. Ils durent louvoyer pour éviter des groupes occupés çà et là dans les cours et entrèrent à la bibliothèque sans avoir lu l'inscription : « Administration des poudres et salpêtres », et sans rien savoir.
— VU des oiseaux qui marquent mal ! grommela pourtant sur leur passage le chef du poste de sectionnaires, assis avec quelques-uns de ses hommes sur un banc au soleil. Qu'est-ce qu'ils viennent ficher ici? Je ne sais pas à quoi pense la Commune, de n'avoir pas encore nettoyé leur bibliothèque... un tas de vieux bouquins sur les manigances des rois et des curés 1 Tout ça, je vous dis que c'est des menées d'aristocrates !