III

En deux mots ils furent au courant de la situation. L^efTet fut immédiat. Tous deux reculèrent effarés et reprirent leurs chapeaux posés sur des piles de livres.

— Ne vous sauvez donc pas si vite, fit dom Poirier en riant, le danger n'est pas immédiat; il n'y a encore que des caisses et des tonneaux vides avec les ouvriers qui aménagent les locaux... nous ne sauterons pas avant quelque temps!

— Vous parlez de cela bien tranquillement, citoyen Poirier, fit Valferrand. Comment laissez-vous installer une poudrière sous votre bibliothèque Il faut réclamer à la Commune!

— Bien m'en garderai-je, répondit dom Poirier; croyez-vous que Ton fasse droit à ma réclamation, et que pour les beaux yeux d'un ci-devant moine, pour une bibliothèque de couvent, un dangereux fatras de bouquins relatifs aux ci-devant superstitions, comme ils disent, on ^revienne sur Parrêté? Il est passé le temps des réclamations! Quand on nous a pris une partie de notre bâtiment pour en faire une geôle, j'ai été dire à quel danger ce voisinage exposait notre précieux dépôt; on m'a répondu que je devais m'estimer heureux de ne pas être logé moi-même en cette geôle. Quand on nous a gratifiés de ce poste de section-naires qui nous a valu déjà tant d'avanies, j'ai eu beau crier qu'avec leurs pipes et leur poêle ces citoyens pouvaient nous incendier, on m'a ri au nez et l'on m'a donné à entendre que l'intérêt de la nation exigerait plutôt la suppression de la bibliothèque et du bibliothécaire que celle du poste de patriotes... Maintenant je ne réclame plus, je fais le mort, c'est plus prudent... Tâchons de nous faire oublier dans notre petit coin, messieurs, faisons-nous aussi petits que possible...

— Mais c'est trop fort pourtant, à la fin ! s'écria le citoyen Caïus-Gracchus Picolet.

— Chut! bouillant citoyen ! n'avons-nous pas déjà passé par de rudes moments?... Souvenez-vous des journées de Septembre, lorsque, à deux pas de nous, on massacra les Suisses et les autres malheureux détenus dans cette prison de TAbbaye, dont nous pouvons apercevoir d'ici les toits par-dessus les jardins du palais abbatial.

Le chevalier de Valferrand frémit et se laissa tomber sur une pile de livres.

— Notre ami Picolet était avec moi, messieurs, poursuivit dom Poirier; nous avons passé trois jours enfermés ici, sans bouger et sans nous montrer, avec des vivres apportés en cachette par cette brave fruitière de la rue Cardinale qui se montre si dévouée pour moi depuis trois ans... Terribles journées! Nous dormions sur nos livres comme nous pouvions, poursuivis, malgré les fenêtres bien closes, par les cris des malheureux que Ton égorgeait!... Si les massacreurs s^étaient souvenus que, si près du théâtre de leurs exploits, il restait encore un des moines de la pauvre défunte Abbaye, Taffaire eût été vite réglée et aussi celle de notre ami Picolet, mon compagnon si dévoué, que j'aurais eu la douleur d^en-traîner dans ma perte...

Dom Poirier mit les mains sur les épaules de Picolet et secoua son ami comme un prunier :

— Du courage! fit-il pendant que le citoyen Picolet frottait ses épaules, tout ça passera!

— Oui! vous en parlez bien tranquillement, fit Picolet, et si nous sautons?

— Oui, si nous sautons? appuyèrent Bigard et Valferrand.

— Certainement nous finirons par sauter si ça dure, mais tout mon espoir est que ça ne durera peut-être pas jusque-là!... Le régime que nous subissons a-t-il donné son maximum? Y a-t-il eu assez de sang versé, assez de crimes et assez de folies? Sommes-nous en haut de la côte et allons-nous redescendre?

— Hum ! cela n'en a pas Pair.

— Nous n'en savons rien ! Dans une épidémie de peste, c'est quelquefois au moment où la maladie frappe avec le plus de fureur et semble devoir étendre encore ses ravages, que soudain l'accalmie se produit. Il faut bien le reconnaître, c'est une "terrible peste morale qui sévit actuellement sur notre pays.

— Vilaine maladie! grommela le citoyen Picolet, et joli pays à l'heure qu'il est!

— Eh! mon Dieu, reprit dom Poirier, la belle et douce France des grandes époques est toujours là; elle se retrouvera, allez. Il est vrai que, pour le moment, ses habitants sont à peu près tous malades, à peu près tous atteints, à des degrés différents, par l'épidémie actuelle. Chez les uns, elle se manifeste par un délirium furieux qui les pone, hélas! aux plus effroyables atrocités; chez d'autres, c'est une simple perversion de l'entendement et du sens moral, qui change le blanc en noir et le noir en blanc, qui leur fait trouver belles et louables les plus criminelles actions et les mène à trouver tout simples les sanglants sacrifices journaliers sur l'autel de la guillotine... Roi, reine, princesses, grands seigneurs, grandes dames, généraux illustres, évêques vénérables, prêtres, religieux, tout y passe, et nos malades applaudissent, eux qui à Tétat sain eussent, avant l'invasion de la maladie, en 88, si vous voulez, eussent pour la plupart frémi d'horreur à la seule pensée de ces crimes!... Je dois dire aussi que chez d^autres la maladie se manifeste d'une tout autre façon, par une ardeur de dévouement ou par une exaspération des sentiments militaires d'un vieux sang guerrier, par un besoin de mouvement, de coups à donner ou à recevoir^ et ceux-là, au lieu de traîner la pique aux spectacles de la place de la Révolution ou de pérorer dans les clubs, s^en vont à Parmée, aux batailles de la frontière...

— N'importe, drôle de maladie, fit Valferrand, que votre maladie républicaine; je trouve, moi, qu'elle frappe surtout ceux qui n'en sont pas atteints... et assez durement, là sur le cou, jusqu'à ce que la tête tombe I

— Ne nous décourageons pas. Tâchons, messieurs, d'attendre intacts — dom Poirier frappa sur le cou du citoyen Picolet — et sains, que la maladie entre en décroissance et finisse comme elle doit forcément finir! Tâchons de durer, la bibliothèque et nous, plus longtemps qu'elle, tout est là. Voyons, du nerf, sapristi I et travaillons quand même... Et que faites-vous aujourd'hui, cher monsieur Bigard?

— Pas grand'chose, citoyen Poirier; hélas! à quel librairepourrais-je proposer maintenant mes Recherches sur tes seigneuries religieuses de V Ile-de-France depuis la première race de nos rois ? je vous le demande? un travail, hélas! commencé en 87...

— Et vous, monsieur de Valferrand, taquinez-vous toujours la muse frivole, continuez-vous votre Histoire sainte en énigmes^ charades et hgogriphes ?

— Chut! fit Valferrand, voulez-vous mefaire guillotiner? D'ailleurs le libraire qui m'avait demandé cet ouvrage s'est fait sans-culotte; il m'a proposé quelque chose plus dans le goût du jour : VHistoire des bons bougres de citoyens romains mise en charades et logogriphes pour la récréation des jeunes sans-culottes,.. Et j'y travaille! Ne me blâmez pas, mes bons amis, mes premières pièces ont obtenu un certain succès et m'ont valu mon brevet de bon citoyen, c'est-à-dire cette carte de civisme sans l'obtention de laquelle j'aurais très bien pu faire partie d'une fournée de suspects!... Mais vous, citoyen Poirier, vos travaux?

— Vont cahin-caha. Au milieu de tous ces déplorables événements, mon cher chevalier, mon Histoire des Conciles n'avance que bien faiblement... toutes les perquisitions faites à l'Abbaye, les inventaires, recolements, bouleversements et déménagements m*ont un peu dérangé mes documents... Je m'y retrouve diflScilement et le travail en souffre... Ce n'est pas comme notre ami Caïus-Gracchus Picolet, travailleur inébranlable, qu'un tremblement de terre ne dérangerait pas et qui, si la fin du monde survenait, ne poserait la plume qu'à l'appel de son nom dans la vallée de Josaphat, si encore il ne demandait pas au Père Éternel de le laisser emporter ses papiers et sa table de travail au Purgatoire, pour s'occuper pendant les quinze cent mille ans de géhenne qu'il aura certainement à y subir, s'il a le cœur de continuer, comme il le fait au milieu de nos terreurs, à colligcr imperturbablement toute sorte de poésies rudes et barbares...

— Poésies rudes et barbares! s'écria Picolet sautant sur sa chaise. Parlez plus respectueusement, s'il vous plaît, ci-devant moine, des œuvres de nos vieux poètes ! Attendez un peu que je vous lise ceci et vous allez rétracter vos blasphèmes!

— Non ! non ! dites-nous plutôt où vous en êtes de votre grand travail?

— Mes Origines de la poésie franqaise avancent plus vite que votre Histoire des Conciles^ monsieur le bénédictin distrait par les rumeurs de la place publique! J'entame le treizième volume, et il y en aura seize!

— Seize volumes I s'écrièrent Bigard et Valferrand; et vous avez trouvé, à rheure actuelle, un libraire pour seize volumes sur les origines de la...

— Cest-à-dire que j'en avais un, fit tristement Picolet, mais M. de Robespierre me Ta guillotiné!... En trouverai-je jamais un autre?

— Huml

— Et il me faut bien encore deux ans pour mener mon œuvre à bonne fin... je pourrai aller jusque-là, quelques centaines de livres en or me restent de mon petit patrimoine... Mais après, dame!... En attendant, je suis tout à la joie; tenez, voyez, admirez la trouvaille que j'ai faite en notre bonne vieille bibliothèque... Et dire que vous ne connaissiez pas ça, vous, citoyen bibliothécaire; c'est honteux, vous ignoriez votre richesse !

Le citoyen Picolet tira d'un carton un volume à la reliure en assez mauvais état.

— Hein! fit-il, ces moines! parce qu'il n'est pas question là-dedans des actes des saints ni des décisions des conciles, ils se montrent bien peu soigneux... Regardez-moi ceci, un manuscrit précieux qui moisissait avec bien d'autres au fond d'un vieux bahut!... Savez-vous ce que c'est? un manuscrit sur parchemin, 228 feuillets, enrichi de 24 grandes miniatures et de nombreuses lettres ornées... Remarquable déjà à première vue, n'est-ce pas? Et quand vous allez connaître le sujet, donc!... Le Romant de la Pucelle^ tout simplement un poème sur Jeanne d'Arc, par frère Jehan Morin, moine cordelier de Compiègne, poème daté de 1435, c'est-à-dire peu après la mort de Jeanne, transcrit et eqluminé en 1439 pour S. A, le duc Philippe de Bourgogne, par Perrin Flamel, écrivain et bourgeois de Paris, en la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie, probablement un fils de Nicolas Flamel ! Que dites-vous de cela ? Sept mille vers sur Jeanne d'Arc par un de ses contemporains!!!... Et cela moisissait dans un coin comme un rebut de bibliothèque! Ouvrez au hasard et voyez :

Lors print l'étendard en main la Pucelle D'un pas rejoint les soudards du fossé Juste devers porte Saint-Honoré, Criant : Boute avant, soudards, à l'échelle ! Par Dieu et roy, ferrez, prise est la ville ! Un ribaud d'Anglais de cette bastille Vilainement d'un trait de crennequin Navra...

Загрузка...