IV

La porte de la bibliothèque, s'ouvrant tout à coup, interrompit l'heureux Picolet tout fier de sa découverte. Chacun se retourna brusquement. C'était plus que rare, une visite ; par ces temps-ci, qui pouvait encore venir à la bibliothèque? A la surprise succéda Tinquiétude. Le visiteur était un sergent de sectionnaires, le chef du poste à la grille de la rue de Furstemberg, celui qui, tout à l'heure, à l'arrivée de Valfer-rand et de Bigard, avait déblatéré contre les conciliabules de ces gueux d'aristocrates. Le bonnet rouge enfoncé sur les oreilles, la carmagnole déboutonnée laissant voir les crosses de deux pistolets et la poignée d'un grand sabre, le sergent s'avança laissant derrière lui la porte ouverte, ce qui permit à dom Poirier d'apercevoir quelques têtes de sans-culottes restés sur le palier.

— Que désires-tu, citoyen ? demanda dom Poirier allant au-devant de lui.

— C'est toi qu'es le ci-devant calotîn ? dit le sergent.

— Nous nous connaissons en qualité de voisins, c'est toi qui es le ci-devant ferblantier de la rue de l'Échaudé? riposta dom Poirier.

— Je le suis toujours, dit le sergent.

— Ah I je croyais, comme je te rencontre toujours le sabre au côté, avec tes hommes, je pensais que tu consacrais maintenant tout ton temps à la nation... mais, passons, qu'y a-t-il pour ton service?

— Voilà, nous sommes en bas quelques bons patriotes chargés de veiller aux intérêts de la nation et d'ouvrir l'œil aux menées des aristocrates; et pour nous distraire au poste, en dehors des heures de faction, bien entendu, je viens te demander quelques bouquins de la bibliothèque des calotins... mais des bons, s'il y en a, et avec des images pour ceux qui ne savent pas lire...

— J'en suis désolé, citoyen sergent, mais je ne puis satisfaire à ta demande ; mes bouquins, comme tu dis, ne doivent pas sortir d'ici.

— Tu refuses ? alors je réquisitionne I

— As-tu un ordre de réquisition ?

— Le v'ià ! dit le sergent en frappant sur son sabre.

— Je ne le reconnais pas, répondit froidement dom Poirier, et je te réponds que je vais me plaindre à la Commune... Moi aussi je monte la garde ici pour la nation, à qui ces livres appartiennent, et personne n'y touchera tant que je ne serai pas relevé régulièrement de mes fonctions de gardien... Songes-y bien, citoyen sergent, avant de persister! Tentative de dilapidation des biens de la nation, avec emploi de la force, c'est grave, ça peut mener loin par le temps qui court...

— Pas si loin que Tendroit où je te conduirai toi-même incessamment, citoyen caloiin ! c'est-à-dire éternuer dans le panier à Sanson... Tu lui demanderas aussi à vérifier son ordre de réquisition à celui-là... Cest bon! c'est bon! grommela le sergent, on s'en souviendra, et on saura engager la Commune à vous surveiller tous d'un peu plus prés...

Le sergent gagna en grondant la porte où l'attendaient ses acolytes. Bigard et Valferrand, effrayés, s'étaient peu à peu discrètement reculés jusque dans le coin le plus obscur de la salle et cherchaient à se di; derrière des tables.

— Nous avions bien besoin aujourd'hui, dit tout bas ValTerrand; il est dangereux de se rappeler au souvenir de ces gens-là...

— Oui, glissa Bigard, le nez enfoui dans un grand carton, comment liler maintenant sans nous compromettre davantage?

Le sergent n'avait fait qu'une fausse sortie.il repassa un instant la tête par la porte :

— Dis donc, gardien des bouquins des ci-devant moines de la ci-devant Abbaye, en attendant que tu ailles faire la révérence place de la Révolution, cherche-nous donc ce qu'il y a de meilleur ici pour la fabrication des cartouches et des gai^ousses ; en plus des bouquins, vous avez des tas de vieux papiers et parchemins qui feront bien l'affaire... Je vais proposer l'ouverture d'un atelier, on va faire en bas de la poudre pour la nation et tu vas nous donner les fournitures pour les cartouches... Ça te va-t-il, citoyen curé? Le paisible Picolet, pendant l'altercation, avait glissé le précieux Romant de la Pucelie dans son gilet et boutonné sa houppelande pardessus. La colère lui montait à la léte, sa figure prenait des rougeurs de tomate. A cette flèche du Parthe lancée par le sergent, il n'y put tenir et se leva d'un bond:

— Brute ! s'écria-t-il en saisissant un lourd encrier de plomb pour le lancer à la tête du sans-culotte.

Dom Poirier, qui avait conservé tout son calme, lui retint heureu-t le bras. Du sang-froid, ne gâtons pas les choses davantage I lui souf9a-t-il à roreille en le renfonçant sur sa chaise, et votre poème en huit mille vers... et votre treizième volume, malheureux!

— De quoi ? Qu'est-ce quMl a dit, celui-là ?

— Il a dit... il a dit : Brutus ! répondit dom Poirier en riant, c'est le nom d'un républicain romain, d'un parfait sans-culotte qui n'aimait pas les tyrans plus que toi, brave sergent!...

— Bon, bon ! on s'informera... et dans tous les cas on a Toeil sur toi et sur ce pierrot d'aristocrate... Patience !

Le ferblantier sans-culotte en fut pour ses menaces et ses dénonciations. La Commune et la Convention, fort occupées ailleurs, n'eurent pas le temps de songer à ce dernier bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, resté à son poste d'honneur et montant sa garde à la bibliothèque, avec le bouillant Picoletpour adjoint volontaire. Le treizième volume de ce dernier avançait, et entre temps il s'occupait de faire une bonne copie du précieux i^oman^ de la Puceile, de Jehan Morin. Quant aux citoyens Bigard et Valferrand, ils n'avaient pas eu le courage de revenir ; cachés dans leurs trous, l'un continuait à engraisser par défaut d'exercice, et l'autre à maigrir par excès de bile.

Le sergent de sectionnaires, après une petite ribote à la santé de la nation, s'étant disputé et même un peu empoigné aux cheveux avec sa femme, avait pris le parti de s'enrôler. Mais, après avoir été absent une quinzaine, il était revenu dégoûté de l'armée, dont les chefs ne lui paraissaient pas suffisamment purs en sans-culottisme. Cette aventure lui avait cependant fait perdre de son influence dans la section, et il parlait maintenant beaucoup moins haut.

La bibliothèque et le bibliothécaire, pendant qu'autour d'eux le drame continuait de dérouler ses péripéties sanglantes, demeuraient donc assez tranquilles, à part cela que des tonneaux de soufre, de salpêtre et de poudre s'entassaient dans leur voisinage immédiat, dans les caves de l'Abbaye et dans l'ancien réfectoire des moines.

— C'est un volcan, un vrai volcan qu'on nous prépare là, sous nos pieds, pour nous envoyer porter aux autres planètes des nouvelles de la grande régénération de la race française par les guillotinades, fusillades, noyades et autres douceurs I disait chaque matin le citoyen Picolet en arrivant à la bibliothèque. Sentez-vous, citoyen Poirier, comme je sens le soufre, rien que pour avoir frôlé les bâtiments d'en bas...

— J'y suis fait, répondait dom Poirier; mais, bah ! ça ne durera pas toujours...

— Certainement, mais je me demande qu'est-ce qui nous arrivera plus vite, la fin de...

— Chut I ou je vous dénonce comme soupçonné d'être entaché de sentiments contre-révolutionnaires.

— Ou l'éruption de notre volcan !

— Patientons !

— Et attendons-nous à tout, dit Picolet ; probablement, ce sera l'éruption qui surviendra la première... Je me ruine cependant pour essayer de lutter, je distribue des tabatières et je chante l'excellence du tabac à priser aux hommes de garde, qui ne se gênent pas pour traverser les cours la pipe à la bouche, et j'offre des sabots à des ouvriers qui arrivent ici avec des souliers à clous. Mais je ne peux pas retarder de beaucoup la catastrophe... Pourvu seulement que j'aie le temps de terminer ma copie du Romant de la Pucelle^ pour le mettre en sûreté chez moi.,.

Un jour, le 2 fructidor an II, il achevait à peine son antienne habituelle et prenait place devant son manuscrit, lorsque tout à coup une forte détonation éclata dans la cour, suivie aussitôt de cris terribles. Picolet eut le temps de regarder dom Poirier et de se caler sur sa chaise en faisant le gros dos; dom Poirier, au contraire, bondit... Puis le sol trembla, une formidable commotion jeta les deux hommes par terre, sous des débris de fenêtres et des tas de livres écroulés, pendant qu'une explosion, semblable au fracas de mille pièces de canon tonnant ensemble^ lançait en l'air le réfectoire des moines, renversait et triturait les bâtiments voisins, dans un tourbillon de flammes et de fumée au milieu desquelles retombaient des poutres, des pierres, des fragments de corps humains et des débris de toute sorte I

... Dom Poirier et le citoyen Picolet se retrouvèrent tous les deux assis par terre en face l'un de l'autre, sur un amas de décombres, dans leur salle bouleversée, murs disjoints, fenêtres arrachées, vitrines écroulées, tables brisées... Un instant de silence presque aussi terrible que le bruit suivit l'explosion, puis des cris effroyables s'élevèrent parmi des fracas d'écroulements. Les deux hommes se regardaient, les mains sur les oreilles, en proie à une sorte de stupeur. Dom Poirier se releva le premier avec peine et comme s'il avait tous les membres disloqués ; une fois debout, il aida Picolet à se remettre sur ses jambes et à se frotter.

— Eh bien, ça y est!... Rien de cassé?

— Non, rien, mais je suis roussi !..e

— Vite, le feu! Tout brûle autour de nous! Descendons s'il y a encore un escalier...

— Attendez, mes manuscrits, mon Romant de la Pucelle.'... Misère! où est la table ? mon pupitre f tout est brisé !

— Voyez dans le tas, là-bas, moi je vais tâcher de sauver quelques manuscrits précieux que j'avais mis de côté pour les avoir sous la main en cas d'alerte... mais les retrouverai-je dans ces décombres?...

— Mon Romant de la Pucelle, mille millions de têtes de jacobin!... hurla Picolet effaré, empoignant les livres écroulés par brassées.

— Aux maauscritsl cria dom Poirier, et vite, j'entends ronfler les flammes...

...Quand on put pénétrer dans la cour où flambaient les bâtiments, où le vieux réfectoire, splendide pendant de la Saime-Chapelle du Palais, semblait une fournaise d'enfer sur laquelle des fragments de son magnifique fenes-trage dessinaient des ogives noires, des trèfles et des quatre-feuilles, on trouva les deux hommes, les cheveux grillés, le visage noirci, les habits déchirés, en train de transporter par l'escalier que menaçaient les flammes des brassées de manuscrits qu'ils couraient tout simplement jeter dans une cave, sous une portionde bâtiment que l'incendie ne semblait pas menacer encore. La lutte s'organisa contre la flamme à qui l'on tentait de faire sa part en pratiquant des coupures dans les grands corps de logis; une véritable foule envahit l'Abbaye, gens du quartier, sectionnaires, soldats, gendarmes. Des braves gens, sous la menace des écroulements, travaillaient avecardeur, pendant que des sauveteurs équivoques se répandaient un peu partout, cherchant quelque chose à sauver — ou à emporter.

Dom Poirier, avec l'aide de quelques gardes nationaux arrivés des premiers, avait pu organiser une espèce de chaîne, lui à la tête dans les salles, et Picolet à la queue dans les caves, et les manuscrits, les cartons de documents précieux passaient de main en main pour aller s'empiler dans leur abri provisoire. Mais bientôt le désordre se mit dans la chaîne, des bousculades s'ensuivirent, les manuscrits furent jetés n'importe oii, mouillés par l'eau des pompes ou emportés par des citoyens sans scrupules, pendant que Picolet, ne voyant plus rien venir, s'arrachait les cheveux.

Ainsi dans les flammes, comme au temps des Normands, acheva de périr l'antique et vénérable Abbaye. Mais elle ne devait pas ressusciter comme jadis; les dernières braises éteintes, les ruines subsistèrent quelque temps, œuvre lamentable de quelques heures, puis on acheva la destruction, on renversa les ruines, on rasa les débris et tout fut dit...

De la malheureuse bibliothèque 11 n'y eut de sauvé que ce qui fut emporté par les voleurs pour être vendu à vil prix, ou entassé dans les caves par les deux sauveteurs. Des montagnes de manuscrits et de papiers, de cartons évenirés, de rouleaux écrasés, de parchemins souillés, remplissaient ces vieilles caves jusqu'à la hauteur des piliers trapus supportant les voâtes. Là, dans l'obscurité pesante, dans les flaques d'eau envoyées par les pompes, dans la moisissure, les deux courageux sauveteurs s'installèrent pour compléter leur oeuvre, reconnaître, mettre en ordre et à l'abri les richesses jetées là, — au péril de l'humidité, maintenant, après le péril des flammes. Ils passèrent six mois à ce travail, à soigner, pour ainsi dire, les pauvres manuscrits; six mois dans cette cave, à défaut d'un autre asile qu'on n'en finissait pas de leur donner; six mois sous les voûtes glaciales, à disputer aux rats les précieuses reliques du passé; six mois à soufUer dans leurs doigts et à sentir les rhumatismes les mordre et la maladie s'infiltrer dans leur chair et dans leurs os, et le froid linceul de la mort s'abattre sur.leurs épaules !

Hélas lie pauvre Picolet, héros malheureux, manqua un matin pour la première fois depuis 1756 à la bibliothèque de TAbbaye. Dom Poirier l'attenditvainement: il venait d'entrer à PKâtel-Dieu avec une pleurésie, pour y mourir, gémissant surtout de la perte du Rotnant de la Pucelle, à jamais disparu, réduit en cendres comme la Pucelle elle-même.

Et dom Poirier resta seul.

Bien d'autres débris de la bibliothèque, arrachés aux Eammes, n^en avaient pas moins été perdus. Longtemps encore après l'incendie, les épiciers du quartier se fournirent à bon compte de cornets pour leurs denrées, et l'on vit même des marchands de vieux papiers vendre, au poids, des tas de manuscrits parfois ornés d'enluminures, des piles de vieux parchemins, des chartes pourvues de leurs grands cachets de cire pendant au bout des cordons. Des collectionneurs anglais ou hollandais, qui se créaient alors des musées à bon compte, avec les épaves des palais, des couvents et des hôtels seigneuriaux, dans la si lamentable liquidation de la vieille France, purent trou ver ainsi bon nombre de manuscrits uniques ou des pièces du plus grand intérêt historique, aux tas à deux Itards ou un sol la livre.

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