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Depuis combien de temps je suis là ? Des heures sûrement. Des jours peut-être. Des semaines ?

Je sors de mon inconscience à la façon d’un noyé regagnant la surface, avec des mouvements maladroits, en suffoquant.

Le Sphinx, Rose et Walter sont partis. Je suis seul. Seul avec les bips-bips de l’appareil et les ploc-ploc du goutte-à-goutte.

Seul avec le chaos de mes pensées.

Avec le grincement de mes souvenirs.

Ombe.

Ombe qui a encaissé le flux d’énergie qui nous visait tous les deux.

Ombe qui a fait corps avec sa machine jusque dans la vitrine du magasin, m’abandonnant sur le bitume.

Ombe qui m’a sauvé la vie. Deux fois. En empêchant le rayon de m’atteindre et en déclenchant l’alarme avec sa moto.

Hier soir – à moins que ce ne soit avant-hier soir ou avant-avant-hier soir – on avait parlé, tous les deux, du type qui avait essayé de me refroidir dans une ruelle, à proximité de la rue du Horla, avec son Taser mystique. Et de celui à la moto rouge, qui avait pris Ombe en chasse sur le périphérique et qu’elle avait retrouvé, plus tard, sur un pont au-dessus du métro. Son copain garou l’avait étendu raide mort…

Tous les deux, on avait senti la même douleur sourdre du Taser trafiqué. On avait frissonné en décrivant, chacun notre tour, cette sensation d’être dévorés de l’intérieur par des flammes glacées. On en avait conclu, puisque nous étions les seuls à avoir été agressés de cette façon – Ombe avait en effet parlé du premier accrochage à Walter, et Walter avait eu l’air sincèrement surpris –, que quelqu’un nous en voulait personnellement.

L’Association n’avait pas pu fournir d’explication. Quant à moi, je n’ai jamais rapporté l’épisode de la ruelle à mademoiselle Rose. Par négligence. Par stupidité. Si je l’avais fait, est-ce que ça aurait changé quelque chose ?

— Jasper ?

Je tourne la tête vers la porte qui s’ouvre.

Walter est là, arborant une énorme cravate rouge sur une chemise bleue délavée. La sueur perle sur son crâne. Je me rends compte seulement à cet instant que je n’avais jamais vu Walter en dehors des locaux de l’Association depuis notre premier rendez-vous, au café Mourlevat.

Il y a six mois de ça.

Un siècle…

Walter entre et referme la porte derrière lui. Il prend une chaise appuyée contre le mur et vient s’asseoir à mes côtés.

— Comment tu te sens, mon grand ?

— Comment je devrais me sentir, Walter ?

Ma voix est lasse. Walter toussote. Visiblement, il ne sait pas comment amener le sujet.

Je reprends la parole.

— Je suis dans ce lit depuis combien de temps ?

— Presque trois jours. Les médecins sont perplexes. D’habitude, on ne réagit pas comme ça à une chute. D’autant que tu n’as pratiquement pas d’ecchymoses. Pas de choc à la tête, pas de traumatisme.

— La chute n’y est pour rien, je murmure.

Walter approche encore sa chaise.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis que ce n’est pas à cause de la chute. On nous a tiré dessus. Un type. Avec une arme bizarre. Ombe a pris la décharge. Elle m’a protégé. Le rayon m’a juste égratigné. Ce n’était pas la première fois.

Je balance tout, très vite, pour ne pas être interrompu par les sanglots que je sens monter dans ma gorge.

Walter s’empare de ma main et la tapote affectueusement. Ce geste paternel m’apaise.

— Calme-toi, Jasper. Tu es encore faible. Tu dis qu’on vous a tiré dessus ?

— Oui. Avec une sorte de Taser. Un jet de flammes froides. Oh, Walter, je me suis senti mourir quand elles m’ont effleuré !

Re-tapotage de la main.

— Ombe avait déjà échappé à une agression de ce genre, me confie Walter.

— À deux agressions, je corrige. Elle n’a pas eu le temps de vous en parler. Ça s’est passé… il y a quatre ou cinq jours. Elle a été sauvée par un de ses copains, qui a tué le type au Taser.

Walter fronce les sourcils.

— Mais ils étaient au moins deux, je continue. Il y en a un autre qui a essayé de m’avoir. Le lendemain de l’histoire avec le démon de l’entrepôt. Je m’en suis tiré grâce à un collier de cristaux protecteurs. J’ai réussi à m’enfuir.

— Tu n’en as pas parlé à Rose ?

La question de Walter sonne comme un reproche.

— Je… J’ai oublié. Ça ne me semblait pas urgent.

Walter ferme les yeux et s’oblige à respirer calmement.

— Ça l’était peut-être, dit-il d’une voix maîtrisée.

On échange un regard lui et moi. Il n’y a dans le sien aucune dureté. Juste de la sollicitude. Et du chagrin. Beaucoup de chagrin.

— Et Ombe ? Elle…, je me décide enfin à demander.

— Je suis désolé, Jasper. Ombe n’a pas survécu à ses blessures.

Il lui en coûte de prononcer ces mots. Je le lis sur son visage.

— Elle est… je dis comme si j’attendais un miracle.

Je veux l’entendre. J’ai besoin de l’entendre. Je sais que je n’y croirai pas mais il faut que quelqu’un me le dise.

— Ombe est morte, Jasper.

Je ferme les yeux à mon tour.

Morte.

Ombe est morte.

Je fais tourner la phrase cent fois dans ma tête.

Qu’est-ce que ces mots signifient ? Je crois qu’ils veulent dire qu’un jour – un soir – on se rencontre enfin et on se fait, sans les exprimer, des tas de promesses pour le lendemain.

Et que ce lendemain n’existera jamais.

Comme un interrupteur. Clic, Ombe est là. Clic, elle n’est plus là. Un interrupteur à usage unique. Pas de clic, Ombe re-là.

Ombe plus jamais là.

Plus jamais.

— Walter… Oh, Walter…

Je m’assieds dans le lit et je cherche des bras cet homme qui vient de perdre un Agent. Non, plus qu’un Agent, je l’ai lu dans ses yeux : une enfant.

Walter nous a toujours considérés, tous, comme ses petits.

Il me prend contre lui, avec une tendresse inattendue, et je laisse les larmes m’envahir.

Mon chagrin me submerge.

Je hoquette, je sanglote dans ses bras.

Il ne dit rien.

Il sait lui aussi qu’il n’y a rien à dire.

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