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En réalité, la question n’est pas « où » ni « comment », mais « avec quoi ».

Avec ma sacoche, ça aurait été facile. J’ai toujours, à l’intérieur, de quoi réaliser de nombreux sortilèges. Là, je vais devoir me contenter des moyens du bord.

Et c’est pas lourd !

Mon regard fait le tour de la chambre où je suis (voyons la réalité en face) retenu prisonnier.

Contre le mur du fond, la chaise que Walter a replacée en partant et une petite table. Sur la table, un vase avec un bouquet de fleurs, certainement apporté par le même Walter, vu le mauvais goût de la composition.

À gauche du lit (un lit compliqué, capable de monter ou de descendre d’une simple pression sur une télécommande), un fauteuil.

À droite du lit (il grince, en plus) un plateau à roulettes.

Sur le plateau, un verre et une carafe d’eau. Et une assiette.

À côté de l’assiette, un petit sachet de poivre et un autre de sel.

Dans l’assiette, une pomme. Et un couteau en plastique.

Comme si j’allais me suicider ! Ou poignarder quelqu’un. Walter par exemple…

L’appareillage bipant et clignotant a été enlevé. Il ne reste que le goutte-à-goutte, qui plonge dans le creux de mon bras.

J’aperçois des toits par la fenêtre.

J’en conclus que j’aurais du mal à m’échapper par là…

Pour ne rien arranger, le personnel soignant n’a (soigneusement) rien laissé de médical dans la chambre, si ce n’est le liquide de perfusion (une solution glucosée, c’est écrit sur le flacon). Pas de médicaments, pas de molécules dont je pourrais tirer profit en les détournant de leur usage.

Pas de pierres non plus, ni de métaux autres que l’Inox du mobilier.

Ça réduit le champ des possibles, tout ça…

Mon regard revient se poser sur le vase rempli de fleurs. De roses, pour être précis. C’est un bouquet arrangé. Pour faire joli, on a ajouté de la bruyère et des trucs en plastique mochissimes. Le résultat est carrément douteux mais, si j’avais moins mal, il me ferait bondir de joie : j’ai ma matière première !

Je me redresse dans le lit.

Je retire en grimaçant l’aiguille qui s’enfonçait dans mon bras. Je fais un nœud avec le tuyau et je maintiens quelques minutes un morceau du drap sur la veine perfusée, comme une compresse.

Lorsque ça ne saigne plus, je pose mes deux pieds sur le sol et je tente de me lever.

Je vacille et dois me rattraper au lit.

C’est pas possible d’être dans un état pareil. J’ai eu un accident, d’accord. Mais j’ai quand même dormi trois jours !

Je ne sais pas de quoi est constitué le rayon qui a frappé Ombe et a glissé sur moi. Quelque chose de terrible, c’est sûr. Lorsque j’en ai reçu une pleine décharge, dans la ruelle, c’était loin d’être aussi fort. Je finis par me stabiliser.

En traînant des pieds, je parviens jusqu’au vase ; j’en retire la bruyère et les trois plus belles roses. Avant de regagner mon lit.

Je prends le temps de récupérer (je souffle comme si j’avais couru un cent mètres).

J’approche le plateau, y abandonne mes prises.

Je me sers un verre d’eau d’une main mal assurée et bois longuement, à grandes gorgées. Je ne suis pas déshydraté puisque j’étais sous perfusion. J’ai pourtant l’impression d’avoir un volcan dans la gorge.

Ma soif apaisée, je tourne mon attention vers la pomme. Je dois à présent la couper en tranches fines, dans le sens horizontal.

Je bataille longuement, manque vingt fois de casser le couteau en plastique mais obtiens au final six belles rondelles arborant, au centre, un pentacle naturel parfait.

Je souffle encore.

Un pentacle (pour les nuls en gréco-latin et pour ceux qui découpent leur pomme en quartiers), c’est une étoile à cinq branches, circonscrite dans un cercle. Il est utilisé par le magicien pour s’isoler et se protéger contre les éventuels retours de sort, les agressions et les énergies négatives. À la façon d’un champ de force.

D’habitude, le cercle mesure neuf pieds de diamètre et l’étoile a les dimensions d’un troll. Mais il faut bien s’adapter aux circonstances.

Je me relève. Avec plus d’assurance.

J’écarte le lit du mur (vive les roulettes !). Je pose ensuite, à sa tête, sur les carreaux blancs du sol, une rondelle de pomme. J’en pose une autre au pied et deux sur les côtés. Puis j’ouvre le sachet de sel. J’en répands les grains, parcimonieusement, de manière à ce que les tranches soient reliées entre elles.

Le sel, c’est la matière première de la magie. Aussi bien Eau que Feu, Air ou Terre, c’est tout à la fois un purificateur, un lien et un solvant. D’habitude je travaille avec du gros sel gris. Faut faire avec (ou plutôt sans).

J’ouvre ensuite le sachet de poivre. Le poivre n’est pas un composant magique. Mais en l’absence d’athamé, de craie ou même de feutre, je me débrouille comme je peux !

Je dessine donc avec les grains de poivre à différents endroits du cercle quelques malheureuses runes. Je n’ai pas assez de matière pour en tracer davantage. Je me contente de Raidhu, Naudhiz, Féhu, Uruz et Hagal.

Je me recouche en haletant misérablement.

Courage, Jasper. Tu es à la merci du moindre infirmier pénétrant dans la chambre ! Ne perds pas de temps. Tu es sur la bonne voie…

Je m’adosse contre l’oreiller et ouvre les bras pour accueillir les énergies.

Je tremble, c’est une horreur.

Vite, avant de m’effondrer, je tisse un sort pour activer le cercle et me mettre hors d’atteinte de toute perturbation extérieure :

— aichu trace la voie, avec la main ce auchiz,& our que&hu tisse une toile nourrie ar ruz troutant la terre, sous le regarc bienveillantce& asal, notre m)reQº

Ce qui donne quelque chose comme : « Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère ! »

Une formule dont je suis l’inventeur (modeste).

Les grains de sel fondent et se transforment en ligne fine, lisse et brillante comme du verre, qui entoure le lit.

Un mur invisible, légèrement opaque, m’isole désormais du monde.

Et le monde de moi.

Étape numéro un…


Étape numéro deux : maintenant que me voilà à l’abri de la curiosité du personnel hospitalier et des excès de zèle des Agents de l’Association en faction, je dois retrouver un peu de tonus. Sinon je n’irai pas loin. Heureusement, la bruyère est tout indiquée pour surmonter les périodes de grande fatigue.

Je prends donc dans ma main la branche de bruyère et… et je me demande ce que je vais bien en faire.

On peut utiliser les plantes de plusieurs manières, en décoction par exemple, entières ou non, réduites en brins ou en poudre. Je préfère quant à moi les brûler et m’adresser à leur essence vaporeuse.

Pour être franc, j’ai tendance à recourir trop systématiquement à la fumigation.

Alors présentement je me sens plutôt démuni ! Si encore je pouvais accéder à ma bibliothèque, j’aurais la possibilité de chercher une idée, une piste…

J’essaye de me remémorer les derniers Livres des Ombres parcourus.

C’est comme ça qu’on appelle les cahiers dans lesquels les sorciers notent leurs secrets. Il arrive qu’un sorcier meure sans héritier – spirituel – et que la famille se débarrasse de ses affaires dans une brocante. J’en ai récupéré comme ça un certain nombre qui trônent à présent chez moi, sur un rayonnage, dans mon laboratoire.

Le Livre des Ombres de Julie dite Yeux de braise m’a été bien utile la dernière fois, mais la botanique n’était pas son point fort.

Tristan dit Fleur de thé (les jeunes sorciers adorent trop souvent les sobriquets grotesques), par contre, adorait les plantes. Que préconisait-il au sujet des éricacées ?

Le frottement pulvérulent.

Autrement dit, se frotter vigoureusement le corps avec la plante réduite en fragments dans le creux de la main.

Ce que je m’empresse de faire.

J’ai l’air parfaitement ridicule, j’en suis conscient. Ombe rirait si elle me voyait en train de me frotter la peau avec une plante séchée, volée dans une composition florale ! N’est-ce pas, Ombe, que tu rirais ? Ne dis pas non. Tu ajouterais : « Ça fait longtemps qu’à ta place j’aurais sauté par la fenêtre ! »

Mais tu n’es pas à ma place, encore moins à mes côtés, dans un lit d’hôpital, à échafauder une rocambolesque évasion…

— Aie confiance, Ombe, je chuchote malgré moi.

Je me frictionne de plus belle en insistant sur le front, la poitrine et les jambes, tout en sollicitant les bontés de la plante, dans la vieille langue elfique que j’aime tant et qui ne laisse jamais les choses indifférentes :

— Anin enantatn&, orikon, tuo ar voronwi& ne mo nin asl)iº&

« Ma nin enantatyë, orikon, tuo ar voronwië ne mo nin aslpië ? Peux-tu me donner à nouveau, bruyère, la force et l’endurance que l’on m’a bues à petites gorgées ? »

Je sais, j’ai l’air bizarre.

D’accord, carrément dément !

Je parle aux morts.

Je parle aux fleurs.

Mais la folie est avant tout affaire de perspective.

Personnellement, je trouve bien plus fou de croire que les plantes – les morts c’est une autre histoire – n’entendent pas.

La nature existe au-delà de la conscience humaine. Sans d’autre volonté qu’être. Le sorcier n’essaye pas de la penser. Il se contente de la percevoir. De lui parler.

De la séduire.

D’ailleurs, je sens des picotements sur ma peau. Une vague de chaleur envahit mon corps. Ce qui met fin à toute discussion sur le sujet, les faits primant toujours sur le discours.

Je vide un autre verre d’eau. Cette histoire de force bue à petites gorgées a réveillé ma soif.

Et puis je dois avoir les idées claires pour aborder l’étape numéro trois : sortir de l’hôpital à l’aide de trois roses…

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