12

La rue Nodier est sombre et déserte. Je souffle sur mes doigts pour les dégeler. Le froid, encore plus aigu que les jours précédents, ainsi que l’heure avancée expliquent en partie l’absence des passants, la réputation de coupe-gorge du quartier faisant le reste.

Au moins, il ne pleut plus.

J’ai posé mes affaires sur le trottoir où disparaissent lentement les traces d’un rituel, à proximité d’une poubelle métallique sans couvercle. J’ai profité du temps dont je disposais pour confectionner une dernière arme, en prévision de l’affrontement à venir.

À présent, tapi au coin d’une ruelle, je ne quitte pas des yeux l’entrée de l’hôtel Smarra.

Je suis allé tout à l’heure soutirer des informations au réceptionniste, usant d’un sortilège particulièrement efficace (un billet de cinquante euros…). Il a confirmé les dires de la goule. Un homme correspondant à la description réside là depuis deux semaines. Il partageait une chambre avec un collègue, reparti il y a quelques jours.

L’homme – qui se fait appeler Ernest Dryden – rentre le soir à une heure tardive.

L’hôtel est certainement truffé de pièges et de signaux d’alerte ; j’ai décidé d’attendre ce Dryden dehors.

« Tu n’as pas peur de mourir, Jasper ?

— Bah… Si je gagne, tu seras vengée. Si je perds, j’en aurai plus rien à faire.

— Tu ne réponds pas à ma question.

— Bien sûr que j’ai peur ! Je pète de trouille, si tu veux savoir. Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Renonce à ta vengeance. Passe la main à Walter.

— J’y ai songé, vois-tu. Ces dernières heures, j’ai eu moult occasions de cogiter !

— Et alors ?

— Tu te rappelles ces films dans lesquels le héros tient, à la fin, entre ses mains, le salaud qui a tué sa femme ou son fils ou son meilleur ami ? Et qui l’épargne, au nom de je ne sais quelle morale à la con ?

— Je me les rappelle très bien.

— Eh bien, ces films m’ont toujours énervé.

— Pareil pour moi !

— Alors tu vois, je ne sais pas pourquoi mais j’imagine très bien Walter dans le rôle du héros débile pardonnant l’impardonnable… »


Combien de temps j’attends, les mains enfouies dans mes poches, sautillant d’un pied sur l’autre pour ne pas perdre mes orteils ? Je l’ignore. Mais lorsqu’un bruit de pas retentit au bout de la rue, je suis prêt.

Lucide. Affûté comme un lama.

C’est bien lui : un homme de taille moyenne, serré frileusement dans un manteau gris, marchant sur le trottoir. Rien de remarquable. Mais il ne faut pas s’y fier. La seule fois où je me suis frotté à ce type, il a failli me tuer.

Je quitte la ruelle et me poste au milieu de la chaussée. Droit dans mes chaussures.

Il m’aperçoit et marque une hésitation. Puis sa trajectoire s’infléchit et il presse l’allure. Dans ma direction. Mon cœur s’accélère, fouetté par une brusque montée d’adrénaline.

Le face-à-face que j’appelais de mes vœux !

La preuve que j’avais raison et Walter tort.

Qu’un Agent qui marche va plus loin qu’une Association assise.

Que la ténacité paye.

L’occasion, aussi, de proposer une autre fin au film.

— Comment tu m’as retrouvé ?

Il s’arrête à quelques mètres et me fixe avec un mélange de satisfaction et d’étonnement.

— J’ai rendu une petite visite à ton copain, à la morgue, et je lui ai tiré les vers du nez, je réponds sans trembler.

Ses mâchoires se serrent. Bien que sans nouvelles de son pote, il ignorait visiblement sa mort.

— C’est ma copine qui l’a buté, celle que tu as flinguée l’autre soir, j’insiste avec un petit rire nerveux.

— C’est personnel ? Tant mieux !

— Pourquoi « tant mieux » ? je demande, soupçonneux.

— Parce que si c’est pour te venger, tu es venu seul.

Il sort les mains de ses poches et je l’imite aussitôt. Avec nos longs manteaux, immobiles au milieu de la rue, on ressemble aux héros d’un western réglant leurs comptes dans une ville paumée du Far West.

La pluie choisit ce moment pour se remettre à tomber. Il ne manque plus que l’aboiement d’un chien, le grincement d’une porte de saloon et les notes lugubres d’un harmonica.

D’un geste fluide, l’homme décroche de sa ceinture son fameux Taser et le pointe dans ma direction.

— Cette fois, me dit-il en souriant, ton compte est bon.

— Tu n’as pas mieux, Ernest ? je rétorque sans cesser de le regarder dans les yeux. Moi j’annonce huit lettres : bouclier.

Et je sors mon arme secrète de derrière mon dos, où elle pendait, accrochée à une ficelle.

— Un couvercle de poubelle ? s’esclaffe-t-il en pressant la détente de son arme.

Oui, mais pas n’importe quel couvercle. S’il était plus près, Ernest pourrait voir dessus, gravé avec la pointe d’un athamé, un pentacle couvert de runes.

Sur lequel se brise le flux d’énergie blanche.

Quelques flammèches réussissent à m’atteindre et j’endure à nouveau ce que j’ai déjà enduré deux fois, dans la rue du Horla et sur la moto d’Ombe : une douleur intense qui irradie dans mon corps tout entier. L’impression d’être dévoré, consumé par un feu de flammes froides.

Heureusement, le jade, le rubis et le diamant accrochés au lacet de cuir, éteignent le feu qui crépite à l’intérieur de moi.

Mon collier protecteur. Ma cuirasse, mon armure.

L’autre n’en revient pas. Et encore, il n’a pas tout vu ! Parce que je ne me contente pas de dévier le rayon. Je saute sur lui et le heurte violemment avec mon couvercle de poubelle.

Boing. Il titube.

J’en ajoute une couche en le frappant à nouveau.

Re-boing. Puis je lâche le couvercle cabossé devenu inutilisable, agrippe le Taser, que j’arrache à Ernest (toujours l’effet de surprise), et recule d’un pas en le menaçant à mon tour.

— Je vais te griller, j’annonce, épaté par la relative facilité avec laquelle j’ai circonvenu mon adversaire. Quand tu auras répondu à mes questions.

Il ne dit rien mais son petit sourire de gars pas impressionné pour deux sous calme aussitôt mon euphorie.

— Je veux savoir pourquoi tu as tué mon amie. Qui tu es et pour qui tu travailles.

Nouveau regard moqueur.

— Je m’appelle Ernest Dryden et je travaille pour l’Association.

Je manque d’en lâcher mon arme.

— Je ne te dis pas ça pour t’embrouiller ou parce que tu me fais peur, continue-t-il tranquillement. Mais parce que c’est la vérité, et que je sers la vérité. J’ai voué mon existence à extirper le mensonge de ce monde.

— Ça n’a aucun sens ! je m’exclame. Ombe et moi, on travaille pour l’Association !

— Travailliez… Ton amie et toi étiez des mensonges dont notre Organisation devait être purgée.

— Je ne suis pas mort, je corrige. Toi si. Et quels que soient tes délires ou ton état mental, il n’y aura pas de circonstances atténuantes.

Je ne lis ni peur ni regret dans son regard. C’est ce qui m’incite, sans doute, à presser la détente, libérant le flux d’énergie mystique qui frappe Dryden en pleine poitrine.

Cette fois, oui, je tremble. Ce n’est pas tous les jours qu’on donne la mort.

« Ne faiblis pas, Jasper. Pas de pitié. Cet homme a assassiné Ombe. Et son indifférence et l’absence de remords qu’il manifeste, sont monstrueuses ! »

Dryden bascule la tête et pousse un hurlement. De douleur.

Non, pas de douleur.

C’est un rire ! Un rire énorme.

Je fronce les sourcils. Les flammes blanches le dévorent. Il devrait se tordre sur le sol ! Au lieu de ça il bondit et frappe ma main qui tient le Taser.

L’arme vole à plusieurs mètres tandis qu’il m’immobilise avec une clé de bras qui m’arrache un cri.

— Immunisé, hein, c’est ça ? je halète.

— Tu ne comprends pas. Le rayon blanc ne peut me faire de mal. Je suis vrai. Je suis Ernest Dryden.

— Et moi ? Le bras que tu es en train de tordre, il est pas vrai, peut-être ?

— Ce bras t’appartient. Mais toi, qui es-tu ?

— Tu as raison, je ne comprends rien à ce que tu dis ! je reconnais en me tortillant pour échapper à la prise. Mais tu es un grand malade, ça c’est évid… Ahhhhh !

Un grand crac précède une insupportable douleur qui plante ses tentacules brûlants dans mon épaule. Ce con vient de me péter le bras !

— Pas besoin d’arme pour te détruire, confirme-t-il en ricanant.

Joignant le geste à la parole, il prend mon cou en étau dans le pli de son coude. Je me cramponne à lui de toute la force de ma main valide pour ne pas étouffer.

— Meurs donc, monstre !

Contrairement aux apparences, c’est Dryden qui vient de parler.

Illustrant parfaitement la relativité des points de vue : on est toujours le monstre de quelqu’un…

J’ai de plus en plus de mal à respirer. Des étoiles s’agitent devant mes yeux. Pourquoi est-ce qu’on essaye toujours, à un moment ou à un autre, de m’étrangler ? Erglug, quand il avait pété les plombs sous l’emprise du magicien noir, m’avait serré la gorge avec sa grosse main velue. Je m’en étais tiré en activant un sortilège qui l’avait mis à genoux. J’avais conservé des marques rouges pendant deux jours.

Réfléchis vite, Jasper, parce que dans quelques minutes il sera trop tard.

Je gémis.

Dryden accentue encore la pression.

Trop tard.

« Jasper. »

Trop ta…

« Jasper ! »

Désol… Omb…

« JASPER ! »

J’émerge je ne sais comment de l’inconscience dans laquelle je suis en train de sombrer.

Mes yeux exorbités se posent sur mes doigts qui agrippent furieusement la manche de mon assassin, découvrant son poignet. Je remarque un symbole tatoué dessus. J’en avais vu un autre, lors de notre première rencontre, sur sa nuque. Bravo Jasper, tu vas droit à l’essentiel. Ce type est en train de te tuer et tu t’intéresses à des dessins…

Mon regard glisse sur la bague de ma mère, dont les fils d’or et d’argent entrelacés brillent sous l’éclairage des réverbères.

Dans ma tête tourbillonnent des images, des pensées. L’or, éponge à énergies qui aime tant la lumière. L’argent, métal aimé de la magie.

Les ténèbres, l’obscurité.

L’obscurité.

L’obscur…

« Jasper, s’il te plaît

Cave.

Une cave sombre.

Un rituel.

Une armure, une épée.

Une épée.

Je me souviens.

A… A senë… Poldorë… A sené olcoré Libérez la force…

J’avais fait de mon anneau une arme.

Un anneau pour les carboniser tous.

Manque de puissance, de souffle ? Préparation bâclée ? En fait de rayon de la mort, la bague dégage une faible aura rougeâtre. Une lueur mollassonne qui suinte du bijou, qui se répand doucement sur l’avant-bras de Dryden et s’insinue à travers l’étoffe de son manteau.

— Mais qu’est-ce que… Bordel !

En même temps qu’il pousse un juron, l’étrangleur desserre sa prise. J’en profite pour prendre une grande goulée d’air, qui m’arrache les poumons. Je ne sais pas ce qui se passe, mais en tout cas, c’est bon pour moi !

Soudain Dryden me lâche complètement et je bascule en avant.

À trois pattes sur le bitume (mon bras cassé pend lamentablement contre ma hanche), je tousse et je crache, essayant de reprendre mon souffle. Ma gorge me fait un mal de chien.

Dryden pousse un autre hurlement. Cette fois, ce n’est pas un rire.

Puis une affreuse odeur de brûlé empuantit l’air.

Je tourne la tête. Ce que je découvre me glace le sang : bras et jambes écartés, tête renversée, il est en train de brûler.

De l’intérieur.

Par endroits, sa peau se noircit et se racornit.

Soudain sa chevelure s’enflamme dans un grand « woufff », mettant fin à de terribles cris d’agonie. Incapable de bouger, j’assiste à la destruction de mon ennemi. À son éradication. Au sens premier du terme.

Et ça ne me procure aucune joie.

Tandis que l’homme qui fut Ernest Dryden, devenu un tas informe de vêtements et de chairs au milieu de la chaussée, achève de se consumer, je rampe en direction de la ruelle où j’ai laissé mes affaires.

— Ça y est, Ombe, je murmure. Il est mort, j’ai réussi. Tu es vengée.

Je n’obtiens pas de réponse.

Je m’adosse en grognant contre le mur, cherche fébrilement de la main la bouteille d’eau dans mon sac. Je la vide d’une traite pour éteindre une soif dévorante.

Chaque gorgée est un supplice, et une libération.

— Je ne regrette rien, il le méritait, je continue pour moi-même et les ombres qui m’entourent. Non, je ne regrette rien.

Je sors de ma poche la gourmette qui ne me quitte plus et je la serre dans mon poing, de toutes mes forces, presque convulsivement.

Puis je m’effondre en sanglots alors que la pluie qui redouble fouette mes épaules et disperse les cendres du meurtrier d’Ombe.

De mon amie.

De ma sœur.

Загрузка...