11
Le jour cède sa place à la nuit.
Je me sens presque reposé lorsque je sonne à la porte de Fabio. J’ai dormi tout l’après-midi dans le canapé confortable du salon. Sans être perturbé par aucun cauchemar ni aucun fantasme (si, si, Ombe, je t’assure !). Je me suis même offert le luxe d’une seconde douche (pareil, promis !) pour me réveiller complètement. Avant de prendre la direction de la rue du Comte Orlock. Avec mes affaires et la gourmette volée… récupérée sur une étagère, que je triture machinalement dans ma poche.
Je sonne encore une fois.
Le cinquième étage de l’immeuble est aussi le dernier. J’ai juste le temps de constater que Paranormaux et Anormaux semblent se plaire dans les appartements haut perchés quand un bruit de verrous tirés précède l’entrebâillement de la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demande une voix méfiante.
— L’Agent Jasper, je réponds en sortant ma carte. Avec un A, comme Association. Et un J, comme Je-suis-pressé.
« Pas mal, Jasp ! Si j’étais encore en activité, je la garderais pour m’en resservir… »
J’entends un soupir, devine une indécision, puis le battant s’ouvre, dévoilant un Fabio qui se frotte les yeux et se gratte la tête.
Il a nettement moins d’allure que lors de notre première rencontre. Il faut dire (fascination) qu’un caleçon et un débardeur trop grands n’ont jamais conféré la moindre dignité à quiconque. Par contre, son regard a retrouvé une normalité qui me soulage. Un vampire shooté est difficile à raisonner, j’en ai fait la malheureuse expérience.
— Qu’est-ce qu’il y a ? bougonne Fabio. Si c’est encore pour l’histoire de la bijouterie, j’ai dit que je ne me souvenais de rien ! J’ai présenté de plates excuses à votre patron et j’ai tout remboursé, jusqu’à la vitrine de cet escroc de…
— Je peux entrer ?
Il hausse les épaules.
Fabio est un gars costaud, nanti de longs cheveux noirs et d’un visage si blanc qu’il semble recouvert de fond de teint. Quand il se balade ailleurs que dans son appartement, il s’habille en cuir, dans le genre gothique. Il me dépasse d’une demi-tête et d’une largeur d’épaules. Si son physique ne suffisait pas, il pourrait (tentation) compter sur la force exceptionnelle des vampires pour se débarrasser de moi en quelques secondes. Mais il s’abstient. Retenu soit par le respect ou la crainte de l’Association, soit par une conscience tranquille.
Instinctivement, j’opte pour la seconde option.
L’appartement est plongé dans le noir. Fabio allume une ampoule de faible puissance en actionnant un interrupteur proche de l’entrée.
L’antre du vampire est un studio minable, meublé d’un lit de camp, d’une malle et d’un fauteuil sur lequel gisent pêle-mêle ses vêtements. Un frigo tourne à plein régime. Inutile de vérifier, je parie qu’il est rempli de poches de sang de porc, le seul substitut réellement compatible. La chasse aux humains étant fermée depuis belle lurette, les vampires ne sont pas tous les jours dans le cou !
— Pouilleux, hein ? ricane Fabio.
— Je dirais plutôt… dépouillé !
Il marque (hésitation) un temps de surprise puis esquisse un sourire.
— Tu ne ressembles pas aux autres types de l’Association. Pourquoi tu es là ?
— C’est moi (révélation) qui t’ai capturé, l’autre jour, après ton exploit dans le passage Murnau.
Son visage se referme aussi sec.
— Tu auras bien sûr remarqué, je continue, que j’ai pris grand soin de t’enfermer dans une cave, à l’abri du soleil. Je connais des Agents qui n’auraient pas eu cette délicatesse, pour qui un bon vampire est un vampire cramé…
« Tu exagères ! Aucun Agent ne penserait une chose pareille !
— Je sais, Ombe, c’est du pipeau, évidemment ! Les membres de l’Association sont très respectueux de l’intégrité des Anormaux. Sauf cas d’urgence extrême… Mais ça, il ne le sait pas. »
Fabio renifle.
— C’est vrai ce que tu dis. Des collègues à toi ont méchamment carbonisé l’un des nôtres, il n’y a pas longtemps. C’était pas beau à voir.
— Ah ? je fais en parvenant miraculeusement à ne pas m’étrangler. Euh, tu es sûr que l’Association est impliquée dans ce… dans cette inadmissible agression ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Y avait même un enfoiré de magicien parmi eux.
— Pourquoi tu dis « eux » ?
— Ils étaient quatre pour le maîtriser, pendant que le sorcier faisait ses vilains tours. Tu crois qu’un seul Agent aurait pu venir à bout d’un maître vampire ?
— Sûrement pas ! je m’empresse de dire. Enfin, pour en revenir à notre affaire, tu reconnaîtras que j’ai quand même agi avec une certaine courtoisie.
Il me toise, brusquement suspicieux.
— Et alors ?
— Alors, tu as une dette envers moi.
« Bravo, Jasp ! Ça c’est direct ! Du beau travail. C’est simple, je n’aurais pas fait mieux…
— Merci ! Mais, au fait… depuis quand tu m’appelles Jasp ?
— Depuis que j’ai remarqué que ça te faisait enrager ! »
Fabio manque de s’étrangler.
— Une dette ? Pour m’avoir enfermé dans une cave ? Pour m’avoir piqué les bijoux ? Ça va pas, non ! Si tu n’es pas mandaté par l’Association, fiche le camp. Dégage !
« Ah. C’est ce qui s’appelle faire un bide ! Dommage. Ça partait bien, pourtant. »
— J’ai besoin d’un service, je m’obstine en lançant intérieurement un regard noir à Ombe. Et tu me le rendras, de gré ou de force.
— Tu comptes me tabasser jusqu’à ce que j’accepte ? ironise le vampire qui sait parfaitement que je ne tiendrais pas un dixième de round contre lui, même s’il se battait à genoux et sans bras.
— Non. Je crois beaucoup plus efficace de te brûler comme je l’ai fait pour Séverin.
Ses yeux, d’abord incrédules, s’arrondissent de surprise.
— Comment tu sais qu’il s’appelle Séverin ?
— Je viens de te le dire : c’est moi qui l’ai cramé. Et j’étais tout seul. Ton maître vampire est un menteur.
Il hésite, avant de lancer d’une voix mal assurée :
— Qui me dit que c’est pas toi, le menteur ?
— Tu as raison. C’est raisonnable de ne pas croire aveuglément ce que racontent les gens. Je vais donc te faire une petite démonstration…
Joignant le geste à la parole, j’ouvre mon sac en grand et je farfouille à l’intérieur.
J’entends mon vampire qui déglutit.
— Tout compte fait, c’est peut-être toi, le magicien brûleur de vampires, reconnaît-il précipitamment. Tu me disais, à l’instant, que je pouvais t’aider ?
— J’ai dit ça, vraiment ? Je ne me rappelle plus. Revenons plutôt à cette démonstration…
— Un service ! Je peux te rendre un service ! C’est ce que tu disais, non ?
— Un service, je répète en faisant semblant de réfléchir. Ça y est, je me souviens ! Bah, ce n’est pas grand-chose. Je ne suis même pas sûr d’avoir besoin de toi pour ça. Je cherche tout simplement une goule.
— Une… goule ?
L’expression de dégoût affichée par Fabio me convainc de deux choses : 1. il en connaît une ; 2. elle acceptera volontiers le casse-croûte particulier que je trimballe avec moi.
— N’importe quelle goule, je confirme.
— Les goules sont dangereuses…
— Ne joue pas les grandes goules… euh, les grandes gueules avec moi, je le coupe sèchement. Tous les Anormaux sont dangereux. Potentiellement, en tout cas.
— Les Normaux aussi, rétorque Fabio piqué au vif.
— Je te l’accorde. Mais on s’éloigne du sujet. Alors cette goule ? Tu en connais une, oui ou non ? Et attention, je n’ai pas dit poule !
— Oui, je connais une goule. Seulement, t’expliquer où elle se cache serait trop long. Le plus simple, c’est que je te conduise. Je mets juste une condition à ce service : après ça, tu m’oublies. Définitivement.
— Tu te crois en mesure d’avoir des exigences ? je réponds en plissant les yeux. D’accord, j’accepte, mais c’est parce que je t’aime bien. Et pas de coup fourré, hein, Fabio ?
— Pas de coup fourré, soupire-t-il en récupérant ses vêtements sur le fauteuil et en se dirigeant vers la salle de bains.
« Tu as été épatant, Jasp.
— Merci. Et arrête de m’appeler Jasp ! Le seul qui a le droit de le faire, c’est Jean-Lu, parce que en retour je peux le traiter de gros.
— Si tu essayes de m’appeler la grosse, je t’en colle une, Jasper.
— Ben voilà, c’est mieux comme ça ! »
Après s’être habillé, Fabio a plaqué sur son visage un air renfrogné qu’il ne semble pas pressé de quitter.
Tandis que nous marchons à grands pas dans les rues ténébreuses, humides d’une pluie fine et prégnante, je me remémore ce que je sais des goules.
Les goules sont capables de changer de forme. Elles prennent le plus souvent l’apparence d’une femme (vieille de préférence), voire d’une hyène ou d’un chien galeux, mais elles restent reconnaissables à leurs pics fourchus. Leur truc, c’est la viande en décomposition. C’est pour ça qu’elles fréquentent les cimetières. Elles possèdent aussi le pouvoir de paralysie. Beaucoup plus intéressant pour moi : ces nécrophages sont capables de lire dans leur « repas » les souvenirs du défunt. Et de les restituer (les souvenirs… re-re-beurk !), si on est assez convaincant. Heureusement, entre ma sieste et la seconde douche, j’ai eu le temps de préparer un petit quelque chose qui devrait rendre l’amie de Fabio coopérative…
— C’est encore loin ? je demande, transi, les épaules et les bras sciés par mes sacs.
— On arrive.
J’ai posé la question en devinant la réponse ; ça fait cinq minutes qu’on longe le mur du cimetière Romero.
— Tiens, elle se cache ici.
Fabio n’a pas dit « habite » et pour cause : nous venons d’entrer dans le cimetière, encore ouvert malgré l’heure tardive (quoiqu’il m’ait semblé que Fabio forçait sur la poignée de la grille).
Le vampire désigne un caveau, blanc à l’origine, couvert de déjections de pigeon. Une volée de marches mène à une porte en bois. Sur le fronton, un nom à moitié effacé : Famille Charrane. À mon humble avis, elle squatte.
Mon guide tape à la porte et entre sans attendre de réponse.
Contrairement à ce que j’avais imaginé, la pièce n’est pas plongée dans le noir. Des bougies, plantées anarchiquement sur les dalles du sol et les aspérités du mur, projettent leur lueur changeante.
Accroupie dans un coin, les bras autour des genoux, une vieille femme en haillons nous observe d’un regard brillant. Je ne peux m’empêcher de frissonner. Ses cheveux sont longs, gris et emmêlés, sa peau parcheminée, son corps osseux. Je remarque aussitôt ses pieds, ou plutôt son absence de pieds ; à la place, deux moignons formant une fourche, recouverts de corne.
« Elle ne doit pas aller souvent chez l’esthéticienne, celle-là !
— Ombe, c’est une goule, tu sais, celle dont la lèvre jamais ne se sèvre du sang noir des morts…
— Waouh ! Jasper le poète !
— C’est pas moi, fille inculte, c’est Victor Hugo.
— Peuh ! Ça aurait très bien pu être de toi.
— Ben, c’est gentil en tout cas. Désolé pour le « fille inculte ».
— C’est pas grave, Jasp… euh, Jasper, tu es sous pression ! »
— Fabio, mon mignon ! s’exclame la goule d’une voix éraillée mais puissante. Ça faisait longtemps… Et lui ? Ce n’est pas un vampire. Ce n’est pas un humain non plus…
— Je suis un Agent de l’Association, j’annonce après m’être raclé la gorge.
Elle recule contre le mur en feulant comme un chat.
— Je ne suis pas en mission, je précise. Je suis venu pour une affaire personnelle.
— Je ne compose pas avec ceux de ton ordre, crache-t-elle. Va-t’en ! Fabio ! Emmène-le loin d’ici ou je ne traiterai plus jamais avec toi !
Le visage du vampire s’allonge un peu plus.
— Désolé, Lucinda. Il me tient. Je dois lui obéir.
Lucinda. La goule s’appelle Lucinda. Pourquoi pas Madame Irma, tant qu’on y est ?
— Ni vous ni moi ne sommes heureux d’être là ce soir, je reprends. Faisons en sorte que ce moment soit le plus bref possible. Lucinda, j’ai besoin de votre aide.
Les yeux de la goule se rétrécissent.
— Pourquoi je t’aiderais ? demande-t-elle en grinçant des dents (trop longues et désagréablement pointues). Qu’est-ce que j’ai à gagner ?
Je ne réponds pas, me contentant de me pencher sur mon sac et d’extirper deux bocaux transparents.
Le premier (le plus grand) contient les tripes du type au Taser.
« Dégueu ! Je suis contente de ne pas être là ! Quand tu vas dévisser le couvercle, ça va refouler grave ! »
Dans le second (de la taille d’un pot à cornichons) s’agite un ver rouge vif d’une dizaine de centimètres. Des fils semblables à des racines, situés sur tout le corps, cherchent vainement une faille dans la paroi. La particularité de ce métazoaire tubicole (pour les amateurs de soupe au ver mi cel) est de ne posséder ni bouche ni estomac. Il se nourrit en enfonçant ses filaments dans les os de ses proies, pour y prélever les éléments nutritifs qu’il digère en s’aidant de bactéries symbiotiques.
Ah, encore une précision : cette variante d’Osedax (nom latin signifiant « Dévoreur d’os »), appelée Osedax empusa, ne s’attaque qu’aux morts-vivants !
En l’apercevant, la goule pousse un hurlement d’effroi et se plaque contre le mur. Je pense que c’est le moment idéal pour reprendre la parole.
— Je vous laisse le choix, Lucinda. Soit j’ouvre le grand pot et vous lisez pour moi les entrailles qu’elle renferme, soit j’ouvre le petit et je libère le dévoreur…
C’est le Livre des Ombres de l’Ami des Morts qui m’a soufflé ce ver – enfin, l’idée !
En appeler un s’est révélé un jeu d’enfant. Un pentacle, quelques bougies, deux ou trois mots d’elfique et un bol de tajine en décomposition récupéré dans la poubelle, bref, la routine pour un sorcier accompli.
Je ne peux retenir un sourire satisfait.
« Tu es content de toi ?
— Il faut bien ! Si je comptais sur les autres…
— On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, c’est ce que tu cherches à me dire ?
— Exactement ! Maintenant, laisse-moi tranquille ! Je dois rester concentré. »
— Range le dévoreur dans ton sac, gamin, m’intime Lucinda en roulant des yeux furieux. Je lirai dans tes entrailles.
— Vous voulez parler de celles qui sont dans le bocal, j’imagine, je réponds en affermissant ma prise sur l’Osedax. Dans le doute, je vais garder mon petit ami à portée de main…
Je pose les tripes sur le sol et recule d’un pas. Je me retiens pour ne pas chantonner « viens gou-goule, viens gou-goule, viens… » mais c’est inutile, car elle s’approche, récupère le pot et regagne précipitamment le fond du caveau.
Lorsqu’elle retire le couvercle, une odeur affreuse se répand dans la pièce.
« Je te l’avais bien dit !
— Ouais, Ombe. Tu l’avais senti venir…
— Ah ! ah ! »
— Tu n’aimes pas ? je demande à Fabio qui fronce le nez d’un air dégoûté. Pourtant, c’est à la mode, les tripes, en ce moment.
— À la mode de quand ?
— Laisse tomber, je conclus en me rapprochant de la porte.
Lucinda, pendant ce temps, dépiaute méticuleusement les boyaux répandus sur le sol.
— Alors ? je m’enquiers.
— Beaucoup de choses, répond-elle sans me regarder. Que cherches-tu exactement ?
— Une adresse. Un endroit où il avait l’habitude d’aller.
— Il y a un lieu qui revient fréquemment. Un hôtel. Une chambre. Le Smarra, rue Nodier. Je vois un autre homme également. Un proche. Amant ou ami. Elle se tait et lève vers moi des yeux insistants.
— C’est tout ce que tu veux savoir ?
— Oui, je réponds en remerciant mentalement les dieux. Je ne te dérangerai pas davantage.
— Et moi ? intervient Fabio. Je peux partir ?
— Tu peux partir. Une promesse est une promesse.
Comme s’il n’attendait que ça, le vampire se glisse hors du tombeau et disparaît dans la nuit.
— Merci ! je crie encore.
Je commence à ranger l’Osedax dans mon sac.
— Toi non plus, tu ne me reverras plus, je lance à la goule qui m’observe avec attention.
— Je sais. Beaucoup de gens veulent ta mort. Tu as très peu de chances de t’en sortir. Peut-être qu’on t’enterrera dans mon cimetière ! Je te réserve une attention toute particulière…
— Beaucoup de gens ? Que veux-tu dire ? je questionne en ressortant le bocal.
Je ne savais pas, jusqu’aujourd’hui, qu’on pouvait être impressionnant avec un ver à la main.
— L’ami du défunt, précise-t-elle, le regard fixé sur l’Osedax. Un mage noir, aussi. Plus un maître vampire. Et quelqu’un d’autre, que je ne parviens pas à identifier. C’est lui le plus dangereux.
— Chaque chose en son temps, je murmure entre mes dents.
— Les entrailles, me demande la goule au moment où je m’apprête à sortir. Tu ne les reprends pas ?
— C’est cadeau.
« Généreux de ta part, Jasper.
— C’est dans ma nature, Ombe, j’y peux rien.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Jouer les justiciers solitaires.
— Je peux venir ?
— Si tu veux. Mais tu me laisses faire à mon idée.
— Promis.
— Parole d’amie ?
— Parole de sœur. »