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Je suis sûr, Ombe, que tu m’attends au tournant : « Comment est-ce que des roses vont pouvoir tromper la vigilance des Agents et t’aider à sortir d’ici en chemise de nuit, sans attirer l’attention des dizaines de personnes qui se promènent dans les couloirs de l’hôpital ? »
Tu voudrais afficher un sourire moqueur sur ton visage adorable mais tu n’y arrives pas. Tu es beaucoup trop intriguée.
Comment je vais faire ? C’est simple : Tristan Fleur de thé a tout consigné dans son Livre des Ombres…
La visualisation florale.
Un truc pas simple du tout : il faut 1. fixer une fleur, 2. imaginer le résultat du sortilège, 3. glisser entre les deux le levier de sa volonté pour que ce fameux résultat se produise.
C’est pas évident. Déjà à comprendre. Alors, à réaliser…
Concrètement, la rose permet d’accéder à d’autres dimensions ; elle facilite la navigation entre les mondes (est-ce que c’est pour ça qu’on offre des roses à la dame de ses pensées ? Parce qu’on espère qu’elle nous ouvrira son cœur ?).
L’idée est donc, par l’intermédiaire de cette fleur, sinon de changer de monde (ce qui pourrait être très dangereux), du moins d’entrer en léger décalage avec celui-ci, de manière à devenir invisible.
Vibrer sur une fréquence différente, en quelque sorte, pour ne pas être vu ni entendu…
Alors Ombe, sciée, hein ?
« Ouais, mais j’attends pour applaudir que tu disparaisses pour de bon ! »
Je sursaute. Cette fois, j’ai vraiment entendu sa voix dans ma tête ! Je n’aurais pas dû abuser de la bruyère.
— Ombe, c’est toi ? Tu es là ?
Pas de réponse. Évidemment.
— Tu ne me crois pas capable de disparaître ? je dis encore à voix haute. Eh bien, chauffe-toi les mains, Ombe, prépare-toi à applaudir parce que c’est ce que je vais faire.
Je serre les roses contre moi, ferme les yeux et me concentre.
Je commence par imaginer les fleurs elles-mêmes. Dans mon esprit, je caresse doucement les tiges en suivant du doigt le dessin des épines, la forme des feuilles, la consistance presque charnelle des pétales.
J’approche les fleurs de mon nez et je les respire profondément ; le parfum capiteux pénètre dans mes poumons, se répand dans mon corps.
Voilà, les roses sont en moi. Étonnamment concrètes.
J’essaye alors de percevoir, comme Fleur de thé l’a écrit noir sur blanc, ce qui se dissimule derrière ce parfum. Un monde semblable à celui-ci mais forcément différent. Du genre… (noir sur blanc)… du genre négatif photographique !
Où ce qui est blanc devient noir et ce qui est noir devient blanc.
L’image m’apparaît nettement.
Fort de ce succès, je réfléchis à la façon d’aborder l’autre plan.
Immédiatement, des volutes de parfum, comme des rubans légers, se tordent pour prendre l’apparence d’une clé.
C’est banal, décevant même, mais finalement j’ai le « où » et le « comment » !
Les mots ensuite glissent tout seuls de ma bouche :
— Kam)ilosserQ# quen any& tulya i ettelenne tingala lancass& ho QmbarQº
« Kampilosser ! Equen anyë tulya i ettelenna tingala landassë ho Ambar ! Roses ! Je dis conduisez-moi vers des terres étrangères vibrant sur la frontière du monde ! »
Je compte un peu (beaucoup) sur le fait que les énergies sont particulièrement fortes à l’intérieur d’un pentacle.
En effet, la magie afflue.
Alea jacta est. C’est du latin. Et ça n’a rien à voir avec mon sortilège.
Quoique…
De toute manière, les dés sont jetés.
Vraaaaaaaam.
Un vrombissement.
Un bourdonnement qui descend d’un ton pour vibrer plus grave.
La lumière pâlit, se voile, devient noire.
Les contours du lit baignent dans un flou laiteux. Le matelas se fait brume, les draps toile d’araignée. Le sol est pavé de carreaux noirs.
Le sortilège s’est enclenché.
Je pose le pied sur le sol et j’ai la sensation de marcher sur du sable. Je m’enfonce, légèrement. Ma chemise a pris une couleur blanche, transparente. Mon corps projette des reflets noirs. Le vrombissement enfle dans ma tête.
J’esquisse un pas.
J’ai l’impression de me mouvoir enfoncé dans l’eau jusqu’à la taille.
La barrière générée par mon pentacle ressemble à une paroi de verre ondulant sous la morsure des flammes. Je la franchis sans difficulté. Je balaye au passage le ruban de sel et la protection pentaclite s’évanouit sans bruit.
Toujours le bourdonnement.
La porte de la chambre est ouverte. Je débouche dans le couloir.
Je l’avais bien dit : me voilà nu dans un couloir rempli de monde et je m’évade, furtif comme une ombre !
Je distingue des formes immobiles ou mouvantes, des formes humaines, semblables à de sombres et tristes fantômes. Je les évite en me dirigeant vers les escaliers.
Est-ce qu’ils me voient ? Est-ce qu’ils sentent seulement ma présence ? Je ne crois pas. C’est un peu comme si j’observais une scène depuis les coulisses, à l’insu des acteurs jouant dans un décor.
Je me sens faiblir.
L’énergie que la bruyère m’a insufflée est en train de s’estomper, absorbée par mes efforts pour rester en équilibre sur la frontière du monde. Je m’agrippe à la rampe pour ne pas trébucher, pour ne pas m’effondrer sur les marches.
Le rez-de-chaussée, enfin, puis le hall, la porte vitrée ouvrant sur la rue.
Je ne peux pas sortir comme ça, avec une simple blouse d’hôpital dans la foule, dans le froid.
Des manteaux sont accrochés au mur, derrière le fantôme de l’hôtesse d’accueil. J’en saisis un, blanc et vaporeux, que j’enfile avec des gestes maladroits.
Mon regard tombe sur un sac à main aux couleurs métalliques. Je l’ouvre et je déniche un porte-monnaie dans lequel je prélève quelques billets d’un gris poussiéreux.
Le bourdonnement est de plus en plus fort.
Je sors en titubant et m’éloigne sur le trottoir.
Est-ce qu’il fait jour ou bien nuit ? Tout est si noir !
Il faut que je quitte cet endroit. Que j’arrête l’enchantement.
Avant qu’il soit trop tard.
— Q leno le&erilcar lintav ninna, kam&i: losserQ Any& ma)a ar any& entulca mir Amtar: lvarAº
« A leno leperildar lintavë ninna, kampilosser ! Anyë mapa ar anyë entulca mir Ambarlvar ! Tendez vos doigts rapidement vers moi, roses ! Attrapez-moi et rétablissez-moi dans notre monde ! »
J’attends, le cœur battant, adossé contre un mur souple comme une haie, les mains sur les oreilles à cause de l’insupportable vrombissement.
Tout s’apaise d’un seul coup.
Le mur redevient un vrai mur.
Les passants, de vrais passants.
Le manteau (heureusement pour moi), un vrai manteau.
Le bruit qui sourdait de la matière torturée a disparu.
Le soir est tombé.
Est-ce que j’ai vraiment marché sur une frontière, ou bien posé le pied plus loin ? Je suis trop fatigué pour y penser.
Ce que je sais, par contre, c’est que j’ai pris des risques. Beaucoup de risques. Le sortilège était puissant. Je me suis montré très imprudent.
La magie réclame une énergie externe et… interne. La bruyère m’a permis d’arriver jusque-là ; elle m’a aussi poussé à l’erreur. J’ai surestimé mes forces.
J’ai failli me consumer.
« Arrête un peu de te plaindre ! T’as réussi, non ? Savoure ton succès et avance ! »
Je sursaute encore. Ce n’était pas la bruyère ! La fatigue, alors ? Une séquelle de ma chute ? Il me semble entendre, en même temps que les remontrances d’Ombe, le clap-clap d’un applaudissement. Je commence à me demander si j’ai bien fait de quitter l’hôpital…
L’approche d’un taxi coupe court à mes interrogations. Je l’arrête d’un geste fatigué. Avant qu’il ait le temps de se rendre compte que je ne porte qu’une simple tunique sous mon manteau, je m’engouffre à l’arrière.
— Avenue Mauméjean, numéro neuf, s’il vous plaît, je dis au chauffeur en comptant l’argent prélevé dans le sac à main.
Il y a largement assez pour la course. Je me laisse aller sur la banquette. D’abord passer à l’appartement récupérer des vêtements et quelques affaires indispensables à mon enquête. Ensuite, trouver un refuge et dormir. Oui, dormir.
Je ne peux pas rester chez moi. Parce que c’est le premier endroit où Walter me cherchera, et parce que ma mère rentre ce soir.
Je soupire, en même temps qu’un sentiment de culpabilité m’envahit.
En m’enfuyant, je la fuis elle aussi.
— Pardon maman, je murmure. Je t’expliquerai plus tard. Je m’en veux horriblement mais je sais que je dois retrouver cette ordure.
Aller jusqu’au bout.
Et cesser de geindre, oui. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Surtout ne pas s’arrêter au bord du chemin.
Même si le ciel paraît moins lumineux, même si les étoiles ont du mal à briller.
— Je te vengerai, Ombe, je souffle encore, à voix basse, tandis que le taxi roule. Je te le jure !
Oui, c’est de la force que je dois maintenant puiser dans ton souvenir.
Pour avancer.
Continuer.
Aller plus loin.
Au soleil comme dans la pénombre…