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Personne n’est entré chez moi depuis cette funeste nuit de Noël ; le sortilège sur la porte est toujours en place. Par chance, je n’ai pas fermé à clé en partant. Je voulais frimer auprès d’Ombe, lui montrer que j’avais toute confiance dans ma magie.

Pour une fois que jouer l’intéressant me sauve la mise…

Parce que les clés sont dans ma sacoche, rue du Horla, et qu’il est hors de question que j’aille les récupérer. « Bonsoir Rose ! Ne vous dérangez pas, je ne fais que passer ! Je me suis enfui de l’hôpital et j’ai besoin de mes clés ! »

J’imagine sa tête. Et la mienne juste après. Au carré…

J’habite un duplex gigantesque et désert, tout en haut d’un vénérable immeuble haussmannien. Mes parents se sont réservé un étage entier (avec terrasse et piscine) mais ils y mettent rarement l’orteil.

Je vis seul ici la plupart du temps, confié aux bons soins de Sabrina, ma gouvernante, qui s’occupe de l’entretien des lieux et de mon estomac.

Pour lutter contre ce grand vide, je me suis replié sur le salon, ma chambre et une pièce que j’ai transformée en laboratoire.

Ramené à des dimensions raisonnables, cet appartement est devenu presque vivable.


Mes pieds nus et glacés glissent sur le plancher. J’ai somnolé durant le trajet en taxi, et la bruyère, dont je porte encore les traces sur la peau, en a profité pour me donner ses dernières forces. Je me sens mieux. Partiellement rechargé. Disons une barre sur l’indicateur de charge de la batterie Jasper…

Je ralentis en passant devant la cuisine.

La lettre dans laquelle ma mère m’apprend qu’elle passera Noël à New York avec mon père gît toujours sur le carrelage, roulée en boule.

Aussi grosse que celle qui s’installe dans ma gorge.

« Au fait, Jasper, quel effet ça fait d’être seul ? Abandonné de tous ? » semble me murmurer la feuille froissée.

Abandonné de toutes, plutôt. Toi, maman, partie passer les fêtes ailleurs. Et toi, Ombe…

« … disparue dans un rugissement de moteur, au coin de la nuit ? »

Je ne sursaute plus. Oui, j’aurais pu dire ça.


Je m’arrête au niveau du salon.

Dans la pièce aménagée en campement de chef barbare, le sapin décoré par ma mère n’a pas bougé. Mes cadeaux sont là, par terre, à côté des papiers chamarrés froissés : les herbes aromatiques, les bougies ; le traité alchimique du père Cornélius. Seul manque le bracelet d’argent, otage de Walter dans le bâtiment de l’Association.

« Un bel écrin, mon vieux. »

Et une belle solitude, ma vieille.

Je m’arrache au chagrin qui menace de me submerger. Le temps m’est compté.


Ma chambre est au bout du couloir, un couloir long comme un jour sans Ombe.

Je me débarrasse sans regret du manteau qui empeste la cigarette, ainsi que de la blouse bleue dans laquelle je me suis réveillé ce matin.

J’enfile avec un indescriptible soulagement un jean noir, un tee-shirt et un pull à col roulé de la même couleur (j’en ai un stock dans mon placard), sans oublier, pour la plus grande joie de mes pieds congelés, des chaussettes épaisses.

Je parviens en un temps record à retrouver ma vieille paire de Docs, et à les chausser sans me laisser gagner par la nostalgie.

« Tu ressembles de nouveau à quelque chose ! »

C’est exactement ce que je me disais.

Pour remplacer ma veste de toile huilée, ça s’annonce plus problématique. Je ne suis pas riche en pardessus. Voire très pauvre.

J’avise d’un œil malheureux le manteau noir, de bonne facture (à tous les sens du terme), piqué à l’hôpital. Tant pis, je m’en contenterai, jusqu’à ce que je récupère la veste.


Maintenant, les choses vraiment sérieuses.

Je prends le double de la clé du labo scotché sous un tiroir de mon bureau, attrape le sac de sport presque neuf qui me sert de corbeille à linge sale et passe dans la pièce en face.

Du côté obscur.

L’ancienne chambre d’amis baigne dans la pénombre. J’y ai supprimé l’électricité à cause des interférences qu’elle produisait.

J’allume une grosse bougie sur un chandelier en fer forgé haut comme un homme.

Elle projette sa lumière vacillante sur un étrange ameublement : une table massive encombrée d’alambics et d’outils, entourée d’un pentacle gravé à même le plancher ; sur les rayonnages d’une bibliothèque, les Livres des Ombres dont j’aurais bien eu besoin tout à l’heure et de nombreux grimoires consacrés aux arts occultes ; encombrant d’autres étagères, des bocaux pleins d’herbes, des flacons d’huiles et des bouteilles de potions, des sachets remplis de poudres, des pierres précieuses en vrac et des morceaux de métal.

Les ingrédients de nombreux sortilèges.

C’est ici que j’ai véritablement appris la magie. Que je me suis initié à la sorcellerie.

Combien d’heures j’ai passé là, à manipuler les éléments, à buter sur la grammaire elfique, à tenter de hasardeuses combinaisons runiques, à râler devant mes échecs, à m’émerveiller de mes réussites !

Seul, encore et toujours. Mais c’était alors une solitude volontaire…

Plus récemment, j’ai inventé dans cet endroit le charme du soleil en boîte, qui m’a permis d’échapper aux crocs du vampire Séverin. Et j’ai transformé un téléphone portable en détecteur pour retrouver Ombe, que je croyais en fâcheuse posture.

Je chasse les souvenirs qui affluent. Il est temps de faire mes courses.

Le collier (un rubis, un diamant et un jade enfilés sur un cordon de cuir) qui m’a défendu déjà une fois contre l’homme au Taser est resté sur la table. Je n’ai jamais trouvé le temps de le purifier et de le régénérer depuis l’attaque dans la ruelle. Si je l’avais porté, l’autre soir, est-ce qu’il nous aurait protégés tous les deux ?

Peut-être. Peut-être pas.

Je le fourre dans le sac d’un geste rageur.

Je choisis dans ma collection plusieurs échantillons d’ingrédients. Je prends aussi un athamé (un couteau de sorcier), un petit chaudron en étain, un réchaud à gaz, quelques morceaux de charbon et des bougies.

Enfin, je comble les vides dans mon sac avec les moins volumineux de mes Livres de Savoir (l’autre nom que je donne aux Livres des Ombres des sorciers morts…).

J’ai ce dont j’ai besoin. Je peux y aller !

Oui mais où ?

Chez Jean-Lu ou Romu ? Non, Walter pensera à eux tout de suite. C’est l’inconvénient d’appartenir à une organisation très bien informée.

Un autre copain, inconnu de l’Association ? Je n’en ai pas. Pas de suffisamment proche pour débarquer chez lui (chez ses parents…) à l’improviste, pendant les fêtes de Noël.

L’île-aux-Oiseaux, cachée en plein milieu du bois de Vincennes ? Je fais partie du clan ! Mes amis trolls me recevraient les bras ouverts. Avec un peu de chance, Arglaë serait là aussi.

Mon cœur s’emballe.

Douce et belle Arglaë ! L’occasion, peut-être, de lui dire tout haut ce que je n’ai pu qu’écrire tout bas…

Je secoue la tête. L’heure n’est pas au badinage. Et puis traverser le lac en pleine nuit, seul, s’annonce au-dessus de mes forces.

Non, je dois faire preuve d’imagination.

Une chambre d’hôtel ? Il faudrait qu’on m’y accepte. Je suis mineur. Et un registre se consulte facilement quand on dispose des moyens d’investigation de l’Association.

Ça laisse peu de choix : je vais être obligé de passer la nuit dehors.


Je quitte le laboratoire, donne un tour de clé et exhume d’un placard de ma chambre un vieux sac à dos militaire qui, à une époque, me servait de cartable. Je le bourre avec quelques vêtements de rechange, un duvet, un oreiller et une couverture. On ne sait jamais, si je trouve un bout de carton libre dans une station de métro ou bien dans les catacombes…

Les catacombes.

Une idée (encore) me traverse l’esprit. Je sais où me cacher !

Un endroit auquel Walter ne pensera pas et qui sera sûrement plus confortable qu’un dessous de pont…

En quittant la pièce, mon regard accroche la photo sur laquelle nous posons, Jean-Lu, Romu et moi, avec nos instruments, pendant la dernière fête de la Musique. Je prends alors conscience que, pour la première fois, je ne peux pas les contacter, leur filer un rencard dans un café tranquille. Je suis livré à moi-même, totalement.

Irrémédiablement.

Je respire un bon coup. Ça va aller, Jasper.


Le temps de passer à la cuisine pour ajouter un paquet de biscuits et deux bouteilles d’eau à mon barda (j’en bois une troisième presque entière), je me retrouve sur le palier. En meilleure posture que tout à l’heure.

C’est-à-dire moins nu.


Au moment d’entrer dans l’ascenseur, une drôle d’impression me saisit. Je me retourne et balaye l’étage du regard. Personne, évidemment. Pourtant…

C’est bizarre, l’espace d’une seconde, j’ai eu l’impression d’être observé.

Je hausse les épaules. Tu deviens parano, mon vieux Jasper. C’est le fantôme d’Ombe qui continue à t’obséder ? Ou la peur ?

La fatigue, tout simplement.

Une bonne nuit de sommeil, voilà ce qu’il me faut ! Pour cela, il suffit de traverser la moitié de la ville sans faire de mauvaise rencontre…

Je laisse les portes de l’ascenseur se refermer et j’appuie sur le bouton du rez-de-chaussée. Puis je secoue la tête. Stop, Jasper. Ne pas perdre de temps, ça ne veut pas dire agir précipitamment !

J’actionne l’interrupteur qui signale (en gros caractères, la majorité des occupants de l’immeuble ayant atteint l’âge des lunettes à triple foyer) l’arrêt d’urgence.

Car urgence il y a.

Bon sang, j’ai vraiment cru qu’il y avait quelqu’un sur le palier ! Je sursaute à la vue de mon ombre… Comment est-ce que je pourrais sortir et déambuler dans les rues, à la merci de mon imagination galopante autant que du premier dingue venu ?

« Une cible trop tentante », disait Walter. Il avait raison. Je dois impérativement prendre certaines précautions, pour ma sécurité. Et retrouver mon sang-froid ! Sinon, mes projets sont voués à l’échec…

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