13

Je me réveille grelottant de fièvre dans les premières lueurs du jour.

Recroquevillé contre mes sacs, sur le trottoir, j’ai l’impression que je n’arriverai jamais à étirer mes jambes, à me redresser.

À me lever.

Je dégouline, je pue la fumée et le chien mouillé.

Seul point positif : mon bras. Je pensais le retrouver gonflé et tout bleu, gagné par la gangrène (j’exagère, je sais, je ne peux pas m’en empêcher). En fait, son aspect n’est même pas repoussant ! Il est tuméfié, bien sûr, et il me fait mal, mais je parviens à le bouger.

Ce constat me soulage. J’ai vraiment cru qu’il était cassé.

Je mets de l’ordre dans mes cheveux, me frotte le visage, défroisse mes vêtements pour avoir l’air un peu plus présentable.

Je charge ensuite mes sacs sur mon épaule droite et, tournant le dos à la rue Nodier, sans un regard pour les restes de feu Ernest Dryden (en dépit de tout et de tous, je conserve mon titre de roi des expressions bien choisies), je quitte le quartier à la recherche d’un café.


— Allô, mademoiselle Rose ?

Jasper !… Tu vas bien ?

— J’ai connu des matins meilleurs, mais dans l’ensemble, ça va.

On s’est inquiétés pour toi…

— Je sais. Je veux dire, je m’en doute ! Je vous demande pardon, Rose. J’avais mes raisons pour agir comme je l’ai fait. Je ne regrette rien. Sauf de vous avoir inquiétés.

Il vaut mieux que je te passe Walter.

— Mademoiselle Rose, attendez !

Oui, Jasper ?

— Il n’est pas… pas trop en colère ?

Devenir adulte, Jasper, c’est prendre ses propres décisions et en assumer les conséquences.

— Il est en colère alors, je soupire en remuant la cuillère dans mon double expresso tandis que mademoiselle Rose me met en attente.

Jasper ?

La voix de Walter est plus étonnée que fâchée. Mon angoisse diminue d’un cran.

— Je vous appelle pour vous dire que je vais bien et que je suis désolé d’avoir désobéi à vos ordres, je formule très vite pour éviter qu’il me coupe.

Bon, bon, répète-t-il comme s’il ne savait pas quoi répondre. Tu aurais pu te manifester plus tôt mais tu as fini par le faire. C’est tout ce qui compte. Il ne faut pas que tu restes seul. L’homme qui te cherche est très dangereux ! Nous devons

— Il est mort, je lâche.

Mort ? Mais… Qu’est-ce que tu racontes ?

Il a l’air franchement abasourdi.

— Je l’ai retrouvé. On s’est battus. Je l’ai terrassé avec un sort.

Bon sang, Jasper ! Tu me dis la vérité ?

— Promis, Walter. Je le jure sur la tête de…

Inutile, Jasper, je te crois. Bon sang, tu n’as rien ?

— Une épaule déboîtée, c’est tout.

Tu es bien sûr que c’est l’homme qui a tiré sur Ombe ?

— Sûr et certain. Il s’appelait Ernest Dryden. Il s’est vanté de travailler pour l’Association…

Pour… l’Association ? Euh, hum. Ah ? Tu dois absolument passer au bureau, on a beaucoup de choses à éclaircir.

— J’ai plutôt envie de rentrer chez moi. Je rêve d’une douche chaude. Et puis ma mère doit commencer à s’inquiéter.

Ta mère, oui… J’ai couvert ta disparition comme j’ai pu. J’ai dit qu’on t’avait transféré au dernier moment dans un service spécial pour des examens neurologiques.

Des examens neurologiques. Je suis certain de deux choses, à présent : ma mère est sûrement folle d’inquiétude et Walter n’a jamais étudié la psychologie…

— C’est gentil d’avoir pensé à ma mère, Walter. Qu’est-ce que je dois lui raconter, maintenant ?

C’est ton problème, Jasper. Moi, je t’attends demain à la première heure pour faire un point complet.

— Euh, Walter… Demain on est le 1er janvier, je dis, tout surpris d’avoir encore une relative notion du calendrier (en réalité, un panneau dans le café prévient les clients que l’établissement sera fermé pour l’occasion). C’est pas que je cherche une échappatoire, mais il faudrait vraiment un miracle pour que ma mère accepte de me laisser repar…

D’accord, d’accord. Après-demain. Au lever du soleil !

— J’y serai, je conclus en raccrochant.

Et en commandant un deuxième café.

D’abord pour finir de me réveiller.

Ensuite pour puiser quelque part le courage d’affronter l’« après-demain » de Walter.

Parce que je sais très bien que mon chef n’effacera pas l’ardoise. S’il a réagi de cette manière, c’est parce qu’il était alarmé et que le soulagement de me savoir tiré d’affaire a prévalu sur le reste. Mais ses derniers mots étaient lourds de menace : pas de doute, j’ai intérêt à profiter de mon répit. Parce qu’au second lever du soleil, je vais avoir droit à l’engueulade du siècle !


Avenue Mauméjean. Je traîne la jambe. La dernière fois que j’ai poussé la porte de chez moi, j’étais un fugitif en cavale. Le fugitif vient se rendre aujourd’hui aux autorités. Et quelles autorités ! Une mère qui se fait un sang d’encre depuis trois jours.

Des griffes plongent dans ma poitrine et me serrent le cœur.

Tant que j’avais un but, un but terrible qui transcendait tout, le reste n’avait pas d’importance. Seul comptait ma volonté de venger Ombe.

Maintenant que le but est atteint, me revoilà plongé dans une forme déprimante de retour à la normale.

Où tout ce que j’ai sacrifié dans l’accomplissement de mon devoir se rappelle brutalement à moi.

Ce n’est pas pour rien que les films s’arrêtent toujours sur le succès du héros. Sinon, le champion perdrait vite toute crédibilité. Est-ce qu’on l’imagine se débattre avec les assureurs réclamant le remboursement des immeubles détruits au cours de son aventure, avec la police cherchant à se faire payer des P.-V. de stationnement, avec une mère morte d’inquiétude ?

Qu’a dit Gaston Saint-Langers à ce sujet, déjà ?

« Quand faut y aller, petit, faut y aller. »

Bon, ben j’y vais alors.


— Maman ? T’es là ? je demande en refermant derrière moi la porte de l’appartement.

Je me suis composé un semblant de figure humaine devant la glace de l’ascenseur. Ce qui n’était pas gagné puisque je me suis encore fait peur en voyant mon reflet.

— Jasper ? C’est toi ?

Ben oui, qui d’autre ? Il y a beaucoup de garçons qui t’appellent maman ?

— C’est moi…

Je n’ai pas le temps d’en dire plus. Ma mère est là, devant moi.

Plus petite que d’habitude, à cause de sa démarche fatiguée.

Moins blonde, parce que ses cheveux sont retenus par le chignon qu’elle fait quand elle n’a pas le temps (ou le goût) de s’occuper d’elle.

Les yeux brillants de larmes qui se remettent à couler quand elle me voit.

— Mon grand ! hoquette-t-elle en se précipitant dans mes bras.

Je me débarrasse de mes sacs et je la serre contre moi. Je la serre à l’étouffer. Et, jetant aux orties seize années de principes à la con, je sanglote à mon tour.

— Maman… Je suis désolé…

Je voudrais que ce moment s’éternise. Pour me libérer sur son épaule de la pression accumulée ces derniers jours. Mais ma mère est une battante qui pense depuis toujours que les larmes ne règlent rien.

Elle s’arrache doucement à mon étreinte, recule d’un pas, sèche ses yeux d’un revers de manche et m’observe attentivement.

— Ça va, Jasper ? Le médecin qui s’occupe de toi m’a parlé de tests complémentaires… L’hôpital t’a laissé sortir dans cet état ? Ce manteau est à toi ? Je ne t’ai jamais vu avec… Qu’est-ce qui t’a pris de traverser la rue sans regarder ?

Sa façon à elle de se libérer.

— Promis, je vais t’expliquer, je réponds sur un ton suppliant après m’être essuyé les yeux à mon tour. Mais j’aimerais prendre une douche avant. S’il te plaît.

Elle hésite (elle sait que j’ai parfois tendance à me défiler), fronce le nez et convient que c’est effectivement la meilleure chose à faire.

— Pendant ce temps, je vais préparer du thé et téléphoner à ton père pour le rassurer. Tu sais qu’il s’inquiète beaucoup ?

S’il s’inquiétait tant que ça, il serait là avec toi, et il aurait remué ciel et terre pour me retrouver…

Je garde cette remarque pour moi et fonce à la salle de bains. Parce que la douche, ce n’est pas une ruse pour échapper à une inévitable conversation.

J’en ai vraiment envie.

J’ai l’impression d’avoir sur moi l’odeur de la mort.


Lorsque je quitte la pièce, fumant comme au sortir d’un hammam, ma mère est encore au téléphone. Mon bras a cessé de m’élancer, j’arrive à le bouger presque normalement. Le corps humain est beaucoup plus résistant qu’on ne croit.

Je file dans ma chambre, récupérant au passage les deux sacs qu’elle a posés devant la porte (c’est une autre de ses manies, imposer l’ordre dans la maison). Cette fois, je racle vraiment les fonds de placard pour trouver de quoi m’habiller. Puis je m’assieds à mon bureau. Rien ne presse. Elle viendra bien assez tôt m’annoncer que le thé est servi.

Me laver m’a fait un bien fou. L’eau, en ruisselant sur ma peau, a effacé bien plus que la saleté. Je refoule dans un coin de ma tête la cohorte d’images et de sensations qui ne demandent qu’à m’envahir.

Il s’est passé tant de choses depuis cette terrible nuit de Noël !

Un détail que je ne parviens pas à chasser surnage dans cette marée de souvenirs : je n’entends plus la voix d’Ombe dans ma tête.

Je ne peux pas affirmer que j’entendais VRAIMENT Ombe (enfin je crois), mais mon cerveau s’était accoutumé à ces étranges dialogues. J’aimais ça. Non : j’adorais !

Est-ce que son fantôme, enfin vengé, s’est définitivement évaporé ?

Ça me manque terriblement de ne plus l’entendre.

— Lâcheuse, va, je dis à voix haute.


Puis je pense à Ernest Dryden. Protégé par des sorts puissants qui empêchaient toute localisation. Pourquoi la haute magie mise en œuvre dans ce but n’est-elle pas venue à son secours, quand il s’est retrouvé en difficulté, face à moi ?

De fil en aiguille, je repense aux tatouages que le meurtrier portait dans la nuque et sur le poignet. Je les griffonne sur un bout de papier. Puis j’allume mon ordinateur et le scan, importe mes dessins sur le bureau et récupère Fafnir dans la poche du manteau jeté en boule dans un coin de la chambre.

Je branche la clé USB sur l’un des ports et attends, comme d’habitude, le bon vouloir de mon sortilège de recherche.

Fafnir apparaît sur l’ordinateur sous la forme d’un cheval. D’un cheval obèse peinant à avancer.

Qu’est-ce qu’il lui prend à ce crétin ?

Je fais bouger, avec la souris, les deux symboles sous son nez et je murmure dans le micro :

— unlocnya A tuv i ehtel& narwio tanarº

« Hunlocënya… A tuvë i ehtelë narwio tanar… Mon dragon-chien… Trouve la source de ces signes… »

Le dragon-chien à figure de cheval me regarde tristement. Puis il lève la queue et lâche sur le drapeau de pirate qui me sert de fond d’écran un chapelet de crottin.

Qui se transforment aussitôt en fichiers et se rangent sagement sur le côté.

Où est-ce que cet imbécile est allé fouiner ? Je clique sur le premier. C’est un article de journal, un journal canadien, qui parle d’un bébé trouvé dans la neige. J’ouvre les autres. Encore des articles. Bon, je glisse le tout dans un dossier auquel je donne le nom de « Ombe ». Parce que, bien évidemment, c’est sur son ordinateur que ce fouineur de Fafnir, hier, a ingurgité tout ça !

Délesté, le dragon-cheval hennit, esquisse une ruade et part au galop, disparaissant dans la nuit de l’écran.

Il ne met pas longtemps à revenir. La queue entre les jambes, si elle n’avait pas été en flammes ! De toute évidence, Fafnir s’est à nouveau heurté à un sort de protection suffisamment puissant pour l’obliger à stopper toute investigation.

Je déconnecte immédiatement l’ordinateur pour couper court aux contre-attaques éventuelles. Mon sortilège piaffe, les jambes tremblantes, tandis qu’il éteint les flammes dans un pli du drapeau. Puis il réintègre, sans que je lui dise rien, la clé, qu’il doit sûrement considérer comme sa niche, son terrier ou son écurie (je ne sais plus, avec lui).

Voilà qui est intéressant.

Il y a, quelque part, un magicien qui interdit d’être curieux. Un sorcier qui protège une organisation mais semble ignorer ses membres.

Je récapitule.

Un : Ernest Dryden et son collègue, bien qu’ils soient Normaux, prétendent travailler pour l’Association, essayent de me tuer et parviennent à… assassiner Ombe.

Deux : À en juger par la réaction de Walter, Ombe et moi sommes les principales cibles de leurs attaques. Qu’est-ce qui justifie ce choix et cet acharnement ?

Trois : Ces assassins obéissent à quelqu’un (le quelqu’un que la goule ne parvenait pas à identifier ?). Ils appartiennent à une organisation (ils en portent d’ailleurs les marques de reconnaissance), une organisation dont les secrets sont protégés par une magie puissante.

Quatre : À propos de magie… Ernest Dryden s’est montré insensible au rayon du Taser mais pas au pouvoir de ma bague. Les membres de cette organisation sont-ils immunisés contre les effets de leurs propres armes ?

Cinq : Ernest Dryden était persuadé d’agir pour une cause juste (sa sincérité était carrément flippante). Il me vouait une haine dévorante, confinant au sentiment mystique.

Six : Walter me prend pour un jambon et en sait beaucoup plus qu’il ne veut le dire (après-demain, ça sera donnant, donnant !).

Sept : Un sentiment nouveau est en train d’éclore en moi. Un mélange de frustration et d’inachèvement, de colère froide et de détermination. Je pensais venger Ombe en tuant son meurtrier. En réalité, je sais maintenant de façon lumineuse que c’est le commanditaire de sa mort, le marionnettiste et pas la marionnette, qui doit connaître un juste châtiment. Je croyais la traque achevée : elle commence…


— Jasper ?

Plongé dans mes réflexions, j’entends à peine toquer à ma porte. Ma mère entre dans la chambre.

— Le thé est servi !

— Chouette ! je réponds sans me forcer parce que l’idée d’une tasse de thé et (je croise les doigts très fort) d’une part de gâteau (et de quelques biscuits ?) me met l’eau à la bouche. Je ferme les applications en cours et j’arrive !

— Je t’accorde deux minutes.

Elle a retrouvé son sourire. Je sais qu’elle a pris le temps de passer, elle aussi, à la salle de bains. Elle est redevenue elle-même.

— Tu n’as pas froid, en tee-shirt ?

Mon pull est resté sur le lit. Je n’avais pas remarqué que j’étais en manches courtes.

— Non, ça va. J’ai même un peu chaud.

— Moi, je trouve qu’il fait froid dans cet appartement. Ça ne te dérange pas si je monte le chauffage ?

— Non, fais comme tu veux.

— Il te reste une minute, Jasper.

— Ça y est, j’ai fini, j’arrive !

Je ferme l’ordinateur et me lève. Peu importe la teneur de la discussion que nous allons avoir, ma mère et moi. Au moins elle est là, et je sais qu’elle va me consacrer du temps, en proportion de sa culpabilité que j’espère énorme !

Je me sens bien. Non, pas bien, c’est faux. Mais depuis que je sais ce qui me reste à faire, je me sens mieux. Ce n’est déjà pas si mal !

« The conflict is pure

The truth devised

The future secured

The enemy designed », je fredonne en rejoignant ma mère dans la cuisine.

Tiens, je ne savais pas que je la connaissais, celle-là. Ce n’est pas les Doors. Une rengaine entendue dans le café ce matin, sans doute…

Загрузка...