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J’aurais gagné du temps en prenant une voiture, mais il ne me restait plus un sou. J’habitais Hollywood Ouest, et la banque de permanence la plus proche se trouvait à l’autre bout de la ville ! Il me fallut donc prendre l’autobus afin d’aller chercher de l’argent. Une amélioration capitale que je n’avais guère appréciée jusque-là était le nouveau système de carnets de chèques universels, valables dans toutes les banques. Avec le code radioactif de mon chéquier, vérifiable par le cerveau électronique qui commandait toutes les banques de la ville, on me donna des billets aussi rapidement que si j’avais été me faire régler à la caisse de Robot Maison.

Ensuite j’attrapai l’express pour Riverside.

Quand j’arrivai devant le sanctuaire, le jour se levait.

Il n’y avait personne, sauf le veilleur de nuit auquel j’avais parlé, et l’infirmière de garde. Je crains de n’avoir pas fait bonne impression. J’avais une barbe de vingt-quatre heures, les yeux exorbités, et il est probable que je dégageais une forte odeur de bière. De plus, je n’avais pas préparé un tissu de mensonges consistant.

Malgré cela, Mrs Larrigan, l’infirmière de garde, me réserva un accueil plein de bonne volonté. D’un classeur, elle sortit une photographie.

— Est-ce votre cousine, Mr Davis ?

C’était Ricky. Il n’y avait pas le moindre doute, c’était Ricky ! Non la petite Ricky que j’avais connue, mais une jeune femme d’une vingtaine d’années, au visage souriant et très beau.

Ses yeux n’avaient pas changé, et ce côté malicieux qui la rendait irrésistible dans son enfance était toujours là. C’était le même visage, mûri, épanoui, mais parfaitement, reconnaissable.

La photo se brouilla ; mes yeux, s’étaient remplis de larmes.

— Oui, parvins-je à dire, la voix rauque d’émotion, oui, c’est elle.

— Nancy, lança Mr Larrigan, tu n’aurais pas dû lui montrer ça !

— Bah ! Quel mal y a-t-il à montrer une photo ?

— Tu connais les règlements. (Il se tourna vers moi :) Comme je vous l’ai dit au téléphone, monsieur, nous ne donnons pas de renseignements sur les clients. Il vous faudra revenir à 10 heures, à l’ouverture des bureaux de l’administration.

— Ou bien à 8 heures, le Dr Bernstein sera là.

— Voyons, Nancy, tais-toi ! S’il veut des renseignements, il faut qu’il voie le directeur. Bernstein n’a pas plus que nous le droit de donner des renseignements. D’ailleurs, elle n’a pas été soignée par lui.

— Tu fais du zèle, Hank. Vous les hommes, vous aimez le règlement pour le règlement ! S’il est pressé de la revoir, il pourrait être à Brawley à 10 heures. Revenez à 8 heures, me dit-elle, cela vaudra mieux. De toute façon, mon mari et moi ne pouvons rien vous dire.

— Qu’est-ce que vous avez dit de Brawley ? Elle est partie pour Brawley ?

Si son mari n’avait pas été là, je crois qu’elle m’en aurait dit davantage. Elle hésita devant son air sévère.

— Faudra voir le Dr Bernstein. Si vous n’avez pas encore déjeuné, il y a un café un peu plus loin.

Je me dirigeai donc vers le café, mangeai et me rendis au lavabo. Je me procurai un tube antibarbe à un distributeur automatique, une chemise à un autre, et jetai celle que je portais.

Lorsque je me présentai au sanctuaire, j’avais un air presque respectable.

Larrigan avait sans doute dit un mot en ma faveur au Dr Bernstein. Il me reçut cependant avec raideur.

— Puisque vous dites avoir été un Dormeur, Mr Davis, vous devez être au courant des agissements criminels d’individus qui cherchent à profiter des personnes relevant de cure. La plupart des Dormeurs disposent d’assez gros avoirs, tous se sentent perdus dans le nouveau monde qu’ils découvrent, ils sont généralement seuls, et un peu effrayés… Cela constitue un terrain parfait pour les escrocs.

— Tout ce que je désire savoir, c’est elle est partie. Je suis son cousin. J’ai pris une cure avant elle, et de ce fait, j’ignorais qu’elle allait également en faire une.

— On prétend toujours être de la famille.

Il m’examina de plus près.

— J’ai l’impression de vous avoir déjà vu.

— J’en doute fort. A moins que nous nous soyons croisés dans la rue… Les gens ont toujours l’impression qu’ils m’ont déjà vu, j’ai l’un des douze visages types du citoyen moyen. Je suis aussi reconnaissante qu’une cacahuète parmi d’autres cacahuètes. Si vous voulez passer un coup de fil au Dr Albrecht, au sanctuaire de Sawtelle, il vous renseignera sur moi.

Il prit son air officiel.

— Revenez voir le directeur. Il appellera le sanctuaire de Sawtelle… ou la police. Selon le cas.

Je partis. Peut-être ensuite ai-je commis une erreur. Au lieu de revenir voir le directeur et d’obtenir les informations voulues, je louai un hélitaxi et filai à Brawley.

Il me fallut trois jours, pour y retrouver trace du passage de Ricky. Ce fut un jeu de découvrir qu’elle y avait vécu, ainsi que sa grand-mère, durant une vingtaine d’années, jusqu’au jour où la grand-mère était morte et où Ricky s’était mise en Sommeil. Brawley ne comporte que 100 000 habitants. A côté de Los Angeles avec ses 7 millions d’âmes, ce n’était qu’un village. Les archives remontant à vingt ans n’étaient pas compliquées à compulser. Ce fut avec les plus récentes que j’eus du mal.

Une des raisons majeures de mes difficultés vint de ce que Ricky était accompagnée. J’avais recherché une jeune femme seule… Quand je découvris qu’un homme était à ses côtés, je ne pus m’empêcher de penser aux commentaires de Bernstein au sujet des escrocs spécialisés et cela accrut mon inquiétude. Une fausse piste me conduisit à Calexico. Je revins à Brawley d’où je retrouvai une autre piste qui m’emmena à Yuma.

A Yuma, j’abandonnai la poursuite. Ricky s’était mariée !

Quand je vis l’annonce dans le bureau de l’employé de la mairie, j’éprouvai un tel choc que je m’élançai dans un avion en partance pour Denver, prenant juste le temps d’envoyer une carte à Chuck pour lui demander de vider mon bureau et de transférer toutes mes affaires dans ma chambre.


* * *

Je fis halte à Denver le temps de visiter une maison de fournitures pour dentistes. Depuis que Denver était devenue la capitale des U.S.A., je n’y avais pas remis les pieds. Après la guerre de Six Semaines, Miles et moi étions partis directement pour la Californie. La ville me stupéfia. Je fus même incapable de retrouver la Colfax Avenue. Je m’étais laissé dire que les principaux organismes gouvernementaux avaient été mis à l’abri dans les Rocheuses. Si tel était vraiment le cas, il devait rester pas mal de sous-services en circulation. La ville semblait encore plus encombrée que Los Angeles.

Dans une maison de fournitures pour dentistes, j’achetai dix kilos d’or, isotope 197, sous forme de fil de calibre 14. Cela me coûta 86 dollars 10 le kilo, ce qui était notoirement trop cher, puisque l’or de qualité industrielle se vendait environ 70 dollars le kilo. Cette transaction porta un coup à mon unique billet de 1 000 dollars. Pour mes projets, j’avais besoin d’or fin. Je ne voulais pas d’un or qui me sauterait à la figure au moindre prétexte. Une expérience à Sandia m’avait inculqué une inébranlable circonspection à l’égard des empoisonnements par radiation.

J’embobinai le fil d’or autour de ma taille et partis pour Boulder. Dix kilos représentent à peu près le poids d’un sac de week-end bien rempli, mais de cette manière, je n’avais pas à m’en séparer.

Le Pr Twitchell habitait toujours là, bien qu’ayant pris sa retraite. Il faisait figure de célébrité locale et passait la majeure partie de ses heures de veille au bar du Club de la Faculté. Je mis quatre jours avant de le coincer dans un autre bar, le Club de la Faculté étant interdit aux étrangers. Il apparut qu’il n’était pas impossible de lui offrir un verre. C’était une figure tragique, à la manière dont on l’entend dans la littérature grecque classique : un grand homme… un très grand homme réduit à néant… Il aurait dû se trouver au pinacle près d’Einstein et de Newton. En fait, seul un petit nombre de spécialistes connaissaient l’importance de ses travaux. Les déceptions avaient aigri sa vive intelligence, l’âge l’avait ternie, l’alcool l’avait imbibée. J’avais l’impression de visiter les ruines de ce qui avait été un temple magnifique, le tout envahi par les mauvaises herbes.

Néanmoins, il était plus brillant que je ne le fus jamais. Je suis tout de même assez intelligent pour reconnaître à l’occasion le génie et l’apprécier si je le rencontre.

La première fois que je le vis, il leva sur moi un regard direct et lança :

— Encore vous !

— Monsieur ?…

— Vous êtes un de mes anciens élèves, n’est-ce pas ?

— Non, professeur, je n’ai pas eu cet honneur.

(Habituellement, quand on croit me connaître, j’élude le sujet, cette fois-ci, je décidai de m’en servir :) Peut-être me confondez-vous avec mon cousin, professeur… promotion 86 ? Il fut votre élève.

— C’est bien possible. Dans quelle branche était-il agrégé ?

— Il fut obligé d’interrompre ses études avant d’avoir obtenu aucun diplôme, professeur. Mais il vous admirait beaucoup. Il se vantait toujours d’avoir été votre élève.

On ne se fait pas un ennemi en disant à une mère que son enfant est beau. Le Pr Twitchell me permit de m’asseoir à sa table et, bientôt, accepta de boire en ma compagnie. La plus grande faiblesse de cette ruine glorieuse était sa vanité professionnelle. J’avais consacré une bonne partie des quatre jours précédant la rencontre à la bibliothèque de l’université, à me remettre en tête tout ce qu’il y avait à savoir à son sujet. Je connaissais donc les thèses qu’il avait écrites, où il les avait présentées, ses titres universitaires, ses distinctions honorifiques, ses publications n’avaient plus de secret pour moi. J’avais même essayé de lire l’une de celles-ci, mais je m’étais trouvé dépassé dès la page 9, non sans en avoir cependant assimilé quelques données.

Je lui confiai que j’étais moi-même très intéressé par les travaux scientifiques ; qu’en ce moment je me trouvais à la recherche de documentation pour un ouvrage que j’intitulerais : Les Génies Méconnus.

— Donnez-moi quelques aperçus de votre travail, dit-il.

Timidement, j’admis avoir rêvé de commencer l’ouvrage par une vue d’ensemble de sa vie et de ses travaux, cela à condition qu’il acceptât de sortir de la tour d’ivoire où il s’était enfermé pour échapper à la publicité. Il semblait évident que je ne pourrais procéder autrement que de faire référence à lui.

Il crut que c’était un piège et refusa d’en entendre parler. Pourtant, quand je lui eus soutenu qu’il avait un devoir sacré vis-à-vis de la postérité, il me promit de réfléchir. Le lendemain il s’était persuadé que je voulais écrire sa biographie, non sous forme d’un simple chapitre mais en un livre entier ; à partir de là, il parla, parla et parla encore. Je prenais des notes, je prenais vraiment des notes. Je n’osais pas tricher ; il lui arrivait de me demander de relire ce que j’avais noté.

Jamais il ne parla de voyage dans le temps.

En fin de compte, je me lançai :

— Dites-moi, professeur, n’est-il pas exact que sans un certain colonel qui fut cantonné par ici, vous auriez obtenu le prix Nobel ?

Il blasphéma sans reprendre souffle pendant trois minutes, avec un lyrisme assez extraordinaire.

— Qui vous a parlé de lui ? demanda-t-il en guise de conclusion.

— C’est pendant que je faisais des recherches pour le ministère de la Défense. Je vous en ai déjà parlé, n’est-ce pas, professeur ?

— Non.

— Eh bien, à cette époque-là, j’ai entendu raconter l’histoire par un jeune attaché d’une autre section. Il avait lu les rapports et disait qu’il était parfaitement évident que vous seriez le plus célèbre physicien du monde si l’on vous avait permis de publier votre travail.

— Hem-hem ! Cela est exact.

— On prétendait que le texte avait été mis au secret sur l’ordre du colonel… Plushbottom.

— Thrushbotham. Thrushbotham, monsieur. L’incompétence faite homme. Un gros imbécile prétentieux et obséquieux, incapable de retrouver son chapeau, fût-il sur son crâne.

— Un grand dommage pour vous, professeur.

— Quel dommage ? Que Thrushbotham ait été un imbécile ? La faute en est à la nature, pas à moi.

— Dommage que le monde soit privé de cette histoire. Je crois savoir que vous n’avez pas le droit d’en parler.

— Qui vous a raconté ça ? Je dis ce qu’il me plaît de dire.

— C’est ce qu’il m’avait semblé comprendre, professeur, en écoutant mon ami du ministère de la Défense.

— Hrrmmph !

Ce fut tout ce que j’obtins de lui ce soir-là. Il lui fallut une semaine pour se décider à me faire visiter son laboratoire.

A présent, une grande partie de l’immeuble était utilisée par d’autres savants. Bien qu’il ne s’en servît plus guère, Twitchell n’avait jamais renoncé à son laboratoire « temporel ». Se référant à la mise au secret pour empêcher qu’on y touchât, il s’obstinait à refuser l’autorisation de sortie de ses appareils. Lorsque j’y pénétrai, le laboratoire dégageait une odeur de cellier fermé depuis de nombreuses années. Le professeur avait bu juste ce qu’il fallait pour rester aux limites de la lucidité et garder la station verticale. Sa capacité d’absorption d’alcool était assez remarquable. Il me fit une conférence sur la théorie mathématique du temps et des déplacements dans le temps (il n’employait pas le mot « voyage »), tout en m’interdisant de prendre des notes. Si je l’avais fait, cela n’aurait de toute manière servi à rien, car il commençait ses discours par : « Il est donc évident…» pour enchaîner sur des faits qui pouvaient lui sembler tels, à lui ou à Dieu, mais certainement pas à moi.

Lorsqu’il s’arrêta pour reprendre souffle, je lui dis :

— Il m’avait semblé comprendre, d’après ce que racontait mon ami, que vous n’étiez pas parvenu à rendre votre découverte chiffrable ? Que vous ne pouviez exprimer l’amplitude exacte du déplacement dans le temps ?

— Comment ? Sornettes, monsieur ! Quand on ne peut pas mesurer, ce n’est plus de la Science !

Sa colère le fit ressembler à une bouilloire sur le point de faire sauter son couvercle, puis il se calma un peu.

— Je vais vous montrer !

Il entreprit certains préparatifs. Tout ce que l’on apercevait de son matériel était une sorte de plateforme basse entourée d’une grille, et un clavier de contrôle qui aurait pu servir dans un atelier fonctionnant à la vapeur ou dans une chambre à basse pression.

Je suis certain que j’aurais pu trouver la manipulation correcte de ce clavier de contrôle si j’avais eu un peu de temps pour l’étudier, mais je reçus l’ordre de me tenir à distance. J’apercevais un contrôleur Brown à huit positions, quelques manettes de solénoïdes à haute tension et une douzaine d’autres éléments familiers, mais cela restait pour moi lettre morte sans le diagramme des circuits.

Il se tourna vers moi.

— Avez-vous de la monnaie dans vos poches ?

Je lui tendis une poignée de pièces. Il les examina et choisit deux pièces neuves de 5 dollars, de jolies pièces vertes hexagonales émises dans l’année même. Je n’osai lui demander de choisir plutôt des pièces de 2 dollars et demi (mes fonds étaient en baisse)…

— Avez-vous un canif ?

— Oui, voici.

— Gravez vos initiales sur les pièces.

Je fis ce qu’il me demandait. Après quoi, il m’ordonna de les placer l’une à côté de l’autre sur la plate-forme surbaissée.

— Notez l’heure exacte. J’ai calibré le déplacement pour une semaine exactement, avec un écart possible de six secondes.

Je consultai ma montre. Le Pr Twitchell compta :

— Cinq… quatre… trois… deux… un… Voilà !

Je levai les yeux. Les pièces avaient disparu. Je n’eus pas à feindre l’étonnement. Il était bien réel. Chuck m’avait fait le récit d’une démonstration identique, mais y assister était bien autre chose !

— Nous reviendrons ici dans une semaine très exactement, déclara Twitchell, et nous attendrons de voir réapparaître l’une des deux pièces. Quant à la deuxième… Vous les avez bien vues toutes deux sur le plateau ? Vous les y avez posées vous-même ?

— Oui, professeur.

— Où me trouvai-je alors ?

— Au clavier de contrôle, professeur.

Il s’était tenu à une bonne dizaine de pieds de la grille environnant le plateau, et ne s’en était pas approché.

— Très bien. Venez ici.

Je vins près de lui. Il mit la main à sa poche.

— Voici une de vos pièces. Vous aurez la deuxième d’ici à une semaine.

Il me tendit une pièce verte de 5 dollars. Elle portait mes initiales.

Je ne répliquai rien, car il m’est difficile de parler la bouche béante de stupeur. Il poursuivit :

— La semaine dernière, vos remarques m’ont agacé. Je suis donc venu ici mercredi, chose que je n’ai pas faite depuis… depuis plus d’un an. J’ai trouvé cette pièce sur le plateau. Cela m’a appris que je m’étais servi… que j’allais me servir de l’équipement. Mais ce n’est que ce soir que je me suis décidé à faire une démonstration à votre intention.

Je contemplai la pièce et la manipulai.

— Elle était dans votre poche quand nous sommes venus ici ce soir ?

— Parfaitement.

— Comment pouvait-elle être à la fois dans la vôtre et dans la mienne ?

— Mon Dieu, mon garçon, n’avez-vous pas d’yeux pour voir ? Ni de cerveau pour raisonner ? Êtes-vous incapable d’enregistrer un fait simplement parce qu’il se situe en dehors de votre grisaille quotidienne ? Vous l’avez sortie de votre poche ce soir, et nous l’avons expédiée… la semaine dernière. Vous avez vu. Il y a quelques jours, je l’ai trouvée ici, je l’ai placée dans ma poche. Je l’ai rapportée ce soir. La même pièce… Ou, pour être plus précis, une section ultérieure de sa structure temporelle, avec une usure d’une semaine en plus. Mais ce que l’homme moyen appelle la « même » pièce. Bien qu’en somme elle ne soit pas plus identique à elle-même que l’homme par rapport au bébé qu’il fut. Plus vieux, voilà tout.

Je ne pouvais détacher mon regard du savant.

— Professeur, ramenez-moi d’une semaine en arrière…

— Hors de question ! hurla-t-il.

— Pourquoi ? Ça ne marche pas avec des êtres humains ?

— Hein ? Certainement que ça marche avec des êtres humains !

— Alors pourquoi ne pas le faire ? Je n’ai pas peur. Et songez à ce que ça apportera à mon livre… Quelle expérience merveilleuse ! Je pourrai témoigner avoir expérimenté moi-même que le déplacement dans le temps de Twitchell n’est pas un mythe !

— Vous pouvez en témoigner. Vous venez d’y assister.

— Oui, mais on ne me croira pas. Ce truc avec les pièces, je l’ai vu et j’y ai cru. Mais quand on lira le compte rendu, on décrétera que je me suis fait avoir, que vous m’avez leurré, dupé… avec un tour de passe-passe.

— Allez au diable, monsieur !

— C’est ce que les gens diront, eux. Ils seront incapables de croire que j’ai réellement vu ce que je rapporte. Mais si vous me rameniez une semaine en arrière, alors je parlerais vraiment par expérience.

— Asseyez-vous. Écoutez-moi.

Il s’assit sans se rendre compte qu’il n’y avait pas d’autre siège dans la pièce.

— J’ai fait des expériences avec des êtres humains, il y a longtemps… C’est précisément pour cette raison-là que j’ai décidé de ne jamais recommencer.

— Pourquoi ? Ils sont morts ?

— Morts ? Ne dites pas de sottises ! (Il me lança un coup d’œil aigu :) Il ne faudra pas que vous racontiez ça dans votre livre.

— Comme vous voudrez, professeur.

— Quelques expériences mineures m’ayant prouvé que les sujets vivants pouvaient faire des déplacements dans le temps sans subir de dommages, j’en fis part à un collègue, un jeune type qui enseignait le dessin et autres sujets à l’école d’architecture. C’était plus un ingénieur qu’un homme de science, mais je l’aimais bien, il était plein de vie. Ce jeune homme – il n’y a rien de mal à vous en dire le nom – s’appelait Léonard Vincent. Il était fou d’enthousiasme à l’idée d’un essai, d’une tentative véritable. Il voulait entreprendre un déplacement important, de cinq cents ans. Je fus trop faible, je fis ce qu’il voulait…

— Et alors, qu’est-il arrivé ?

— Comment le saurais-je ? Cinq cents ans, mon garçon ! Il faudrait que je vive cinq cents ans pour l’apprendre…

— Vous croyez qu’il est à cinq cents ans dans l’avenir ?

— Ou dans le passé. Il a pu atterrir en plein XVe siècle aussi bien qu’au milieu du XXVe… Il y a autant de chances pour une hypothèse que pour l’autre. Il y a indétermination… équations symétriques… Léonard Vincent… je me suis demandé quelquefois… mais non, ce n’est qu’une similitude patronymique.

Je ne posai pas de questions quant à cette similitude, car je venais d’y songer moi aussi et je sentis mes cheveux se dresser sur mon crâne. Ayant des problèmes personnels à résoudre, je rejetai cette pensée troublante. Par ailleurs, ce ne pouvait être là qu’une similitude due au hasard. On ne va pas si facilement du Colorado contemporain à l’Italie du XVe siècle.

— Je résolus de ne plus me laisser tenter. Cela n’avait rien de scientifique, cela n’ajoutait rien aux connaissances. S’il a été entraîné vers l’avenir, tout est pour le mieux. Mais s’il a été rejeté vers le passé, il est probable que j’ai envoyé mon ami se faire tuer par des sauvages.

— Rien ne vous oblige à passer un temps aussi long avec moi, dis-je pour revenir au point névralgique de notre entretien.

— Changeons de sujet, si vous le voulez bien.

— Comme il vous plaira, professeur.

Il m’était pourtant impossible d’abandonner la question qui me tenait à cœur.

— Puis-je me permettre de faire une suggestion ?

— Allez-y.

— Nous pourrions obtenir un résultat identique par reconstitution.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Nous procéderons à une répétition de ce qui a été fait, exactement de la même façon. Comme si nous avions l’intention de déplacer un sujet vivant. Je tiendrai le rôle. Nous répéterons tous les gestes que vous feriez pour me « déplacer » jusqu’à la seconde où vous pressez le bouton. Comme ça, je comprendrai peut-être le processus, car je ne peux pas dire que ce soit le cas actuellement.

Il commença par rechigner, mais il avait tellement envie de faire admirer son joujou ! Il me pesa et mit à part des poids de métal équilibrant mes 77 kilos.

— Ce sont les poids mêmes dont je me suis servi pour ce pauvre Vincent…

Nous les plaçâmes à nous deux d’un côté du plateau surbaissé.

Il demanda :

— Quel laps de temps allons-nous employer ? C’est à vous de décider.

— Heu… Vous avez bien dit qu’on pouvait choisir un moment bien déterminé ?

— C’est ce que j’ai dit, oui. Vous doutez de ma parole ?

— Non, non, du tout. Voyons voir… Nous sommes le 24 mai 2001… Disons… 31 ans, 3 semaines, 1 jour, 7 heures, 13 minutes et 25 secondes ?

— Ne plaisantez pas, monsieur. Quand je dis un moment déterminé, j’entends déterminé à un contre 100 000. Je ne peux pas aller jusqu’à 1 contre 900 millions…

— Bon. Vous voyez à quel point une répétition exacte est importante pour moi, je ne suis au courant de rien. Et si je disais 31 ans et 3 semaines ? Cela serait-il encore trop exigeant comme précision ?

— Du tout. Le décalage maximum n’excéderait pas deux heures.

Il fit ses préparatifs.

— Vous pouvez prendre place sur le plateau.

— Et c’est tout ?

— Oui. A l’exception de l’énergie de transmission, tout est en place. Je ne pourrais faire exécuter ce déplacement avec le bas voltage dont je me suis servi pour les pièces de monnaie. Mais puisque ce n’est qu’une reconstitution, la chose importe peu.

Ma déception dut se voir.

— Vous ne disposez donc pas du potentiel nécessaire pour mener à bien un tel déplacement ? Vous ne parliez donc que théorie ?

— Tonnerre, monsieur, non. Je ne parlais pas que théorie !

— Mais si vous ne disposez pas de l’énergie nécessaire en quantité suffisante ?

— Si vous insistez, je puis l’avoir à ma disposition. Un instant…

Il partit dans un coin de la pièce et empoigna un téléphone. Celui-ci avait dû être installé à l’époque de la construction du labo. Je n’en avais pas vu de pareil depuis mon Réveil. Une conversation laborieuse s’engagea avec le gardien de nuit de la centrale électrique de l’université. Le Pr Twitchell n’avait aucune patience avec les profanes.

— Vos opinions ne m’intéressent guère, mon brave. Relisez vos instructions. J’ai tous pouvoirs quand cela me convient. Peut-être ne savez-vous pas lire ? Voulez-vous que nous nous retrouvions chez le recteur demain matin afin qu’il vous fasse une lecture de vos obligations ? Vraiment ? Vous savez lire ? Et vous savez également écrire ? Ou sommes-nous parvenus au sommet de vos connaissances ? Bon. Écrivez : Potentiel énergie première urgence pour le Laboratoire Thornton Mémorial nécessaire dans huit minutes exactement. Répétez, je vous prie.

Il raccrocha en grommelant :

— La bêtise des gens !

Il revint au clavier de contrôle et s’y livra à quelques manipulations. Puis il attendit. Bientôt, de l’intérieur même de la loge grillagée, je pus voir les longs bras de trois émetteurs glisser sur leurs cadrans et une lumière rouge s’allumer à la partie supérieure du clavier.

— Nous avons le potentiel, annonça le Pr Twitchell.

— Et que se passe-t-il à présent ?

— Rien.

— C’est bien ce que je pensais.

— Que voulez-vous insinuer ?

— Ce que j’ai dit. Rien ne se passe.

— Je crains de ne pas vous comprendre. Je préfère ne pas vous comprendre. Ce que je voulais dire était ceci : rien ne se passera à moins que je n’appuie sur ce bouton. Si j’appuyais dessus, je vous déplacerais d’exactement 31 ans et 3 semaines.

— Je ne suis pas convaincu.

— Je crois que vous essayez délibérément de m’offenser, souffla Twitchell dont le visage s’assombrit.

— Croyez ce que vous voudrez, professeur. Je suis ici pour enquêter sur certains bruits concernant des faits étonnants. Bon. J’ai tout vérifié. J’ai vu des appareils impressionnants avec de jolies lumières. Ça ressemble exactement au laboratoire du savant fou dans la science-fiction d’autrefois. J’ai assisté à une séance de prestidigitation avec des pièces de monnaie. Et ce ne fut pas un tour bien extraordinaire, puisque c’est vous-même qui avez choisi les pièces et m’avez montré comment les graver au canif. N’importe quel prestidigitateur amateur ferait mieux. J’ai entendu d’abondants exposés, mais les paroles ne prouvent rien. Ce que vous prétendez avoir découvert est impossible. D’ailleurs, on le sait bien au ministère. Votre rapport a été classé parmi les projets de déments. On le ressort de temps en temps pour la rigolade.

Je crus que le pauvre homme allait avoir une crise. Il fallait bien que je le stimule en utilisant l’unique point sensible qui lui restait : sa vanité.

— Hors d’ici, monsieur ! Sortez ! Ou je vous assomme ! Et à mains nues, vous entendez !

Dans l’état de rage où il se trouvait, je crois qu’il y serait parvenu malgré son âge, son poids et sa mauvaise condition physique.

— Vous ne me faites pas peur, grand-père. Vos manettes de prétendu surpotentiel ne me font pas peur non plus. Allez-y, appuyez donc !

Il me lança un coup d’œil, puis regarda le bouton, mais sans bouger. Je ricanai :

— La bonne blague ! Les copains me l’avaient bien dit ! Twitch, vous n’êtes qu’un vieux farceur prétentiard, un charlatan pontifiant. Le colonel Thrushbotham avait raison.

La phrase porta.

Il pressa du doigt sur le bouton.

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