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Ma voiture était parquée sous Pershing Square où je l’avais laissée plus tôt dans la journée. Ayant réglé le surveillant du parking, je braquai le dispositif de conduite automatique sur l’artère Ouest, sortis Pete pour l’installer sur la banquette à côté de moi, puis me laissai aller à goûter un peu de détente.

Ou plutôt, j’essayai de me détendre. La circulation de Los Angeles était trop rapide et trop dangereuse pour que je me sente à l’aise en pilotage automatique. J’avais envie de réorganiser tout leur système de circulation. Ce n’était pas vraiment la « sécurité assurée ». Quand nous fûmes à l’ouest de la Western Avenue, et que la conduite manuelle fût à nouveau possible, j’étais énervé et j’avais envie de boire un verre.

— Voilà une oasis, Pete !

Ouuu ?

— Juste en face de nous.

Mais, le temps de chercher un endroit où me garer – Los Angeles était bien à l’abri des invasions : les envahisseurs n’auraient pas trouvé un pouce de terrain où parquer leurs véhicules – et la recommandation du toubib me revint : pas d’alcool.

Je lui dis avec force ce qu’il pouvait faire de ses recommandations. Ensuite, je me posai la question, à savoir : pourrait-il s’apercevoir à vingt-quatre heures de distance si j’avais bu ou non ? Il me semblait avoir vu un article technique traitant ce genre de problème… mais à l’époque, cela ne m’intéressait guère et je ne l’avais pas lu.

Fichtre ! Il était bien capable de me refuser l’autorisation d’entreprendre le Long Sommeil ! Mieux valait me méfier et ne pas boire.

Naan ? questionna Pete.

— Plus tard. On va plutôt chercher un restaurant en plein air, avec service à bord.

Subitement, je me rendis compte que je n’avais pas réellement envie de boire. J’avais envie d’un bon repas et d’une longue nuit de repos. Le docteur avait raison, j’étais à jeun et me sentais mieux que je ne l’avais été depuis des semaines. Cette piqûre dans la fesse n’était peut-être composée que de bonnes intentions, mais elle avait été bien envoyée.

Nous nous sommes donc retrouvés dans un drive-in. Je me commandai du poulet. Pour Pete une demi-livre de hamburger et du lait. Pendant que l’on préparait nos plats, je sortis Pete de la voiture et l’emmenai faire un tour. Nous mangions souvent dans les drive-in, Pete et moi, car là je n’avais à le camoufler ni pour entrer ni pour sortir.

Une demi-heure plus tard, je conduisis la voiture loin des rues trop fréquentées, stoppai, sortis une cigarette et me mis à gratter Pete sous le menton en réfléchissant.

Pourquoi m’étais-je décidé au Long Sommeil ? Par esprit d’aventure ? Ou pour me cacher à mes propres yeux tel un gamin peureux qui se réfugie dans le giron maternel ?

Non, j’avais envie de le faire ! me dis-je. Voir l’an 2000 !

Bon, j’en avais envie. Mais était-il obligatoire que je me défile sans régler mes comptes ?

D’accord ! D’accord ! Je me demandais seulement comment je pourrais les régler ? Je ne voulais pas me réconcilier avec Belle, non, pas après ce qu’elle m’avait fait. Que pouvais-je faire d’autre ? Les poursuivre tous deux en dommages et intérêts ? Idiot ! Je n’avais aucune preuve. Et, de toute façon, les seuls à tirer profit d’un procès sont les avocats.

T’sai bieen !… souffla Pete.

Je me mis à contempler sa tête aux cent cicatrices. Pete ne ferait de procès à personne. Si la coupe des moustaches d’un chat voisin lui déplaisait, il l’invitait simplement à sortir s’expliquer, en chat digne de ce nom.

— Je crois que tu as raison, Pete. Je vais aller trouver Miles, lui arracher le bras et le lui taper sur le crâne jusqu’à ce qu’il parle. Nous prendrons notre Long Sommeil ensuite. Il faut d’abord que nous sachions exactement ce qu’ils nous ont fait et lequel des deux en a eu l’idée.

Il y avait un téléphone public, j’entrai, y glissai un jeton et formai le numéro de Miles. Il était chez lui. Je lui dis de ne pas bouger, que j’arrivais.


* * *

Au moment de la guerre de Six Semaines, j’étais ingénieur mécanicien diplômé et je faisais mon service militaire. Je n’avais pas usé de mon diplôme pour essayer d’obtenir un poste dans les bureaux. Lorsque la guerre éclata, j’étais sergent technicien auSandia Weapon’s Center, à New Mexico. Je fourrais des atomes dans les bombes atomiques, tout en me demandant ce que je ferais à la libération. Le jour où la ville de Sandia fut volatilisée, je me trouvais à Dallas, pour une nouvelle livraison d’armes offensives. La chute des engins en direction d’Oklahoma City me permit d’être encore vivant pour toucher ma solde de G.I.

Pete, lui, survécut à ces temps difficiles pour une raison assez simple. Je m’étais lié d’amitié avec Miles Gentry, un vétéran rappelé au service armé, qui avait épousé une veuve, mère d’une petite fille. Or, au moment de son rappel, sa femme mourut. Il habitait en ville afin que sa belle-fille, Frederica, eût un foyer. Et la petite Ricky (nous ne l’avons jamais appelée Frederica) prit soin de Pete. Grâce à Bubastis, dieu des chats, Miles, Ricky et Pete étaient en week-end sur une fusée lorsqu’advint l’abominable événement qui fit tant de victimes. Ricky avait gardé Pete parce qu’il ne m’était pas possible de l’emmener avec moi à Dallas.

Quand il fut divulgué que nous possédions encore des divisions entières en réserve à Thulé, ma stupeur ne fut pas moindre que celle du bon peuple. Depuis les années 30, on connaissait la possibilité de réduire l’activité du corps humain à près de zéro. Mais jusqu’à la guerre de Six Semaines, ce n’avait été qu’une expérience de laboratoire ou un traitement désespéré. Il faut dire ce qui est, les Services de Recherches Militaires, avec suffisamment de moyens financiers et d’hommes, obtiennent des résultats. On fait imprimer un milliard de dollars de plus, on engage un millier supplémentaire d’hommes de science et d’ingénieurs, et, d’une manière incroyable, bancale, contradictoire, on a des résultats. Transe, long sommeil, hibernation, hypothermie, métabolisme réduit, appelez la chose comme vous voudrez : en un mot, les équipes de recherches médicales et logistiques avaient découvert le moyen de mettre des êtres humains en conserve, comme du corned-beef, afin de s’en servir en temps utile. On commence par droguer le sujet, ensuite on l’hypnotise, puis on le réfrigère et on le maintient à 4° centigrades très exactement, c’est-à-dire à la densité maximale de l’eau sans formation de glaçon. Si l’on a un besoin urgent du sujet traité, il peut être ramené en dix minutes à la vie normale par des soins diathermiques et un commandement post-hypnotique. Néanmoins, une telle rapidité a tendance à user les tissus et peut rendre le sujet quelque peu abruti par la suite. Si on est moins pressé, un minimum de deux heures est plus recommandable. La méthode rapide est ce qu’en langage militaire on appelle le « risque calculé ».

Toute l’affaire fut un risque que l’ennemi, lui, n’avait pas calculé. De ce fait, je touchai ma solde au lieu d’être liquéfié ou envoyé en camp de concentration. Vers l’époque où les compagnies d’assurances se mirent à vendre le Long Sommeil, Miles et moi nous commençâmes à monter une affaire ensemble.

C’est dans un immeuble de surplus de l’aviation, dans le désert de Mojave, que nous installâmes notre petite usine. Et, chargé pour ma part du côté technique, tandis que Miles apportait ses connaissances légales et son expérience financière au côté commercial, nous entreprîmes la fabrication des premiers Robots Maison. Car c’est bien moi, l’inventeur du Robot Maison et de tous ses descendants. C’est moi, bien que mon nom n’y figure pas. Pendant mon service militaire, j’avais beaucoup réfléchi à ce qu’un ingénieur pouvait entreprendre. Aller travailler dans une grande entreprise privée ? Au bout de trente ans, on vous offrait un dîner d’adieu et une retraite.

Vous aviez bien mangé à tous les repas, vous aviez fait de nombreux voyages à bord des avions de la compagnie. Cependant, jamais vous n’étiez libre de faire ce qui vous plaisait, jamais vous n’étiez votre propre patron. L’autre grand marché offert aux ingénieurs, le service civil ? De bons appointements dès le départ, une bonne retraite. Pas de soucis, un mois de vacances par an, des avantages multiples… Mais, du service gouvernemental, j’en sortais et j’aspirais à être mon maître.

Que pouvait-il y avoir qui fût assez petit pour ne pas nécessiter six millions d’heures de main-d’œuvre avant d’être en état de vente, et qui fût réalisable par un seul ingénieur ? Une boutique du genre marchand de cycles, avec un capital de cacahuètes – ce qu’avaient réussi Ford et les frères Wright ? On prétendait que ces jours-là étaient finis à jamais. Moi, je ne croyais pas.

L’automation était en plein boom – des ateliers entièrement mécanisés, ne nécessitant que deux surveillants et un gardien ; des machines qui imprimaient des tickets dans une ville et qui marquaient « vendu » dans six autres villes ; des taupes d’acier extrayant le charbon sous les yeux des mineurs inoccupés… Aussi bien profitai-je de mon temps de service chez l’oncle Sam pour étudier l’électronique et la cybernétique.

Quel était le tout dernier domaine bénéficiaire de l’automation ? Réponse : le foyer d’une femme d’intérieur. Je ne me posai pas le problème de concevoir un foyer logique, intelligent, scientifique, les femmes n’en veulent pas. Ce qu’elles veulent, c’est une caverne bien aménagée. Il y avait belle lurette que les domestiques n’étaient pas plus trouvables que les dinosaures, mais les femmes d’intérieur se plaignaient, encore et toujours, du problème des domestiques. J’avais rarement rencontré une femme d’intérieur que n’eût pas un instinct d’esclavagiste ; elles semblaient croire qu’il devait exister de jeunes et fortes paysannes reconnaissantes de pouvoir récurer quatorze heures par jour et se nourrir de restes pour un tarif qui ferait ricaner un aide-plombier.

Alors, nous lançâmes sur le marché notre Robot Maison. Au départ, c’était une espèce d’aspirateur perfectionné ; nous avions projeté de le mettre sur le marché à un prix se rapprochant de ces ustensiles.

Le Robot Maison était capable de nettoyer les planchers, toutes sortes de planchers, pendant des journées entières, sans aucune surveillance (ce premier modèle n’était pas encore le robot mi-intelligent qu’il devint par la suite). Existait-il un seul plancher n’ayant pas besoin d’un nettoyage approfondi ?

Il balayait, essuyait, aspirait, brossait, frottait, polissait, cirait, astiquait et fourbissait, consultant dans sa mémoire mécanique une liste qui décidait du mouvement adéquat. Tout objet dépassant la taille d’un plomb de chasse était ramassé et placé sur un plateau installé à sa surface supérieure, afin que quelqu’un d’intelligence plus évoluée prît l’initiative de jeter ou de conserver. Il avançait doucement à la recherche de saletés à supprimer, progressant par courbes implacables, des jours entiers, glissant sur les planchers propres et toujours en quête de planchers souillés. Comme un domestique bien stylé, la machine quittait une pièce si on y entrait. A moins que sa propriétaire ne la rattrape et ne déclenche une manette qui lui ordonne de rester. Vers l’heure des repas, l’objet s’en retournait dans son réduit personnel afin de recharger ses batteries – ceci avant l’installation des piles inusables auxquelles il eut droit par la suite.

Entre le Robot Maison premier modèle et un aspirateur, il n’y avait donc pas une différence énorme. Pourtant, le fait que le premier opère sans surveillance constituait une différence suffisante pour qu’il se vende sans peine.

Dans un magazine scientifique américain paru vers la fin des années 40, j’avais trouvé un plan explicatif des tortues électroniques. J’en avais fait un contretype. Ensuite, j’avais copié le circuit mémoriel d’un missile téléguidé (voilà l’avantage des inventions ultra-secrètes, ces trouvailles ne sont jamais défendues par un brevet), et j’avais adopté des principes de nettoyage et de vidage tirés d’une douzaine d’instruments divers, parmi lesquels une polisseuse en usage dans les hôpitaux militaires, un filtre adoucissant l’eau, et ces « mains » employées dans les usines atomiques pour des manipulations à chaud. En vérité, il n’y avait rien de vraiment neuf dans la carcasse de mon invention. Tout résidait dans la manière dont j’avais assemblé tout cela. L’« étincelle de génie » exigée par nos lois consiste à découvrir un avocat habile dans le domaine des brevets.

Le vrai génie se manifesta dans l’organisation de la fabrication. L’objet était construit entièrement à partir d’éléments standards qu’on pouvait commander d’après un catalogue, à l’exception de deux ou trois interrupteurs et d’un circuit imprimé. Pour le circuit, j’opérai avec un sous-traiteur ; quant aux interrupteurs, je les fabriquais moi-même dans notre remise, baptisée « usine », à l’aide d’outils perfectionnés que j’obtins dans les surplus de guerre. Au début, Miles et moi, nous suffisions entièrement à la fabrication. Le prototype nous coûta 4317,09 dollars, la première centaine se fit à 39 dollars pièce, nous les vendîmes à un magasin d’occasions de Los Angeles pour 60 dollars et ils les mirent en vente à 85 dollars. Nous fûmes obligés de les mettre en dépôt dans le magasin, ne pouvant nous offrir de campagne publicitaire, et l’argent se fit rare. Nous commencions presque à mourir de faim, tant les commandes arrivaient lentement, lorsque Life publia un reportage sur l’appareil. Dès lors, nous n’eûmes plus à nous préoccuper de trouver assez d’ouvriers expérimentés pour nous aider à satisfaire les demandes.

Peu après, Belle Darkin vint travailler avec nous. Jusque-là, Miles et moi avions tapé le courrier d’un doigt sur une Underwood 1908. Belle fut engagée comme dactylo-comptable. Elle eut une machine électrique de qualité et je dessinai l’en-tête de notre papier à lettres. Tout ce que nous gagnions était replacé dans l’affaire. Pete et moi dormions sur place tandis que Miles et Ricky occupaient une cabane voisine. Songeant à protéger nos droits, nous nous constituâmes en société. Pour ce faire, il faut être trois. Une part d’actions fut donc donnée à Belle et elle fut nommée secrétaire-trésorière. Miles était président-directeur général. Moi, j’avais le titre d’ingénieur en chef et président du conseil d’administration… avec 51 % des parts.

Je désire que les raisons pour lesquelles je tenais à conserver le contrôle de l’affaire soient claires. Je n’étais pas un salaud, je voulais tout simplement être mon maître. Miles travaillait comme un nègre, je le reconnais. Pourtant, plus de 60 % de notre capital de démarrage était à moi, plus de 100 % de l’apport inventif et des capacités techniques. Jamais Miles n’aurait pu construire la machine, alors que moi, j’en étais capable avec l’assistance de n’importe quel associé, ou même sans associé. Pourtant, j’aurais pu ne pas réussir à faire prospérer l’invention, alors que Miles était un homme d’affaires. Moi pas.

Puisque je tenais seulement à conserver le contrôle de l’atelier, je consentis des pouvoirs similaires à Miles du côté commercial… trop de pouvoirs, ainsi que le démontra la suite.

Le Robot Maison premier modèle se vendait comme de la bière en été. J’étais très occupé à lui apporter des améliorations et à organiser un plan de travail rationnel. Et aussi à former un bon vendeur. Cela fait, je me mis gaiement à songer à d’autres instruments ménagers. La quantité de véritable réflexion consacrée aux travaux ménagers est incroyablement maigre, surtout quand on se rappelle que ce domaine représente au moins 50 % de l’ensemble du travail qui est exécuté dans le monde. Les magazines féminins parlaient de « travail rationnel chez soi » et de « cuisines mécanisées ». Ce n’étaient que bavardages. Leurs jolies photos étalaient des commodités qui ne valaient guère mieux que celles du temps de Shakespeare. La révolution cheval-avion n’avait pas, et de loin, atteint les foyers domestiques.

Ma conviction que les femmes d’intérieur sont réactionnaires s’ancrait ferme. Il fallait éviter les « machines à vivre » et s’en tenir à de petites trouvailles qui remplaceraient les servantes disparues, c’est-à-dire exécuteraient les travaux ménagers : nettoyage, cuisine et soins aux bébés.

Les fenêtres sales et la ligne de crasse autour de la baignoire se mirent à me tourner en tête… C’est un travail si pénible, le nettoyage d’une baignoire ! On est obligé de se plier en deux, on a mal aux reins, on a le sang au visage… Je découvris qu’un certain dispositif électronique faisait littéralement s’évanouir la saleté sur les surfaces en verre poli. Verres, porcelaines, vitres, faïences avaient trouvé leur maître. Et ce fut le Robot Maison Lave-Tout. C’était un miracle que personne n’y eût songé plus tôt ! Je ne le mis en vente que lorsque je fus en mesure de l’offrir sur le marché à un prix assez bas pour que personne ne pût se le refuser. Savez-vous les sommes fabuleuses englouties en ces temps-là dans le nettoyage des carreaux ? Rien qu’à l’heure !

Au goût de Miles, j’avais gardé notre nouvel appareil trop longtemps hors du marché. Il voulait le mettre en vente dès que le prix en serait assez bas, mais j’avais une nouvelle exigence : je voulais qu’il fût facile à réparer. Le plus grand désavantage des inventions ménagères est que, plus elles sont utiles et pratiques et plus leur usage est efficace, plus elles se détraquent au moment précis où on en a besoin. Il faut alors un spécialiste, qui demande un prix fou, pour les remettre en état de marche. Et la même comédie recommence la semaine suivante. Si ce n’est pas la machine à laver la vaisselle, ce sera l’appareil à conditionnement d’air… un samedi soir de préférence, quand il y a une tempête de neige !

Mes instruments à moi, je les voulais fonctionnant sans pépin. Je les voulais amis du foyer et non cause de migraines et de crises de nerfs.

Seulement, voilà, tous les instruments se détraquaient, même les miens ! Jusqu’à cette époque-là, sans éléments mobiles, la mécanique était bien fragile. On pouvait avoir une maison pleine d’instruments de toutes sortes, bon nombre de ceux-ci étaient toujours en panne.

La Recherche militaire, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, obtient des résultats positifs et les militaires avaient résolu ce problème depuis longtemps. On ne perd pas une bataille, des milliers, voire des millions de vies humaines, la guerre même, simplement à cause de la mise hors d’usage d’un petit outil haut comme le pouce ! Les militaires ont ce qu’ils nomment des solutions de sécurité. Cela va du remplacement de l’instrument défectueux au repli stratégique, en passant par la trêve… L’un de leurs moyens se révéla utilisable sur le plan des instruments ménagers : celui des éléments interchangeables.

C’est un principe d’une simplicité enfantine : ne réparez pas, remplacez !

Je voulais que chaque élément susceptible de panne dont se composerait notre robot fût remplaçable sans outillage spécialisé. Chaque robot devait s’accompagner d’une série des éléments essentiels à sa bonne marche. De cette façon, il ne ferait jamais faux bond à sa maîtresse. On ôterait simplement ce qui ne fonctionnerait pas et on le remplacerait sur-le-champ.

Ce fut là notre première discussion. Miles voulait mettre l’appareil sur le marché malgré les défaillances possibles qu’il pouvait avoir. Moi, je prétendais être seul à décider si oui ou non, il était digne d’affronter la clientèle. Miles proclamait que cela faisait partie des prérogatives du directeur commercial. Je maintenais que le directeur technique était seul responsable. Si je n’avais pas eu le contrôle de l’affaire, Miles n’en aurait fait qu’à sa tête…

Belle Darkin mit de l’huile dans les rouages et ramena la paix. J’avoue que si elle l’avait voulu, je me serais laissé persuader de donner carte blanche à Miles. Belle avait une emprise entière sur moi, j’en étais fou.

Elle n’était pas seulement une secrétaire parfaite et un chef de bureau efficace, elle possédait des atouts personnels qui eussent ravi Praxitèle, plus un parfum bouleversant.

Si, dans une période de pénurie d’employées de bureau, l’une des meilleures consent à travailler pour une maison de moindre importance (la nôtre n’était qu’une très petite affaire en ces temps-là) et à un tarif inférieur au tarif syndical, on est en droit de se demander : « Pourquoi ? ». Pourtant, nous ne lui demandâmes même pas ses références, tant nous étions heureux de la voir nous sortir de l’avalanche de paperasses suscitées par le succès de notre entreprise.

Par la suite, c’est avec indignation que j’aurais rejeté l’idée de m’informer de ses antécédents. Mon jugement était terriblement influencé par les courbes de sa silhouette.

Elle prêta l’oreille à l’histoire de ma vie solitaire, sympathisa, et sourit en m’entendant affirmer qu’elle transformait mon horizon. Il faudrait, me confia-t-elle, qu’elle me connût mieux, mais il lui semblait être dans les mêmes dispositions vis-à-vis de moi.

Peu après avoir ramené la paix entre Miles et moi, elle accepta de partager ma vie.

— Dan chéri, tu as l’étoffe d’un grand homme, et j’ai l’impression que je suis la femme qui saura te seconder.

— Sans aucun doute !

— Doucement, mon chéri ! Je veux travailler avec toi. T’aider à construire solidement cette affaire. Nous nous marierons plus tard. Je ne voudrais pour rien au monde être un sujet de soucis en te donnant des enfants… Ce serait prématuré…

J’eus beau protester qu’elle ne serait jamais un sujet de soucis, elle tint bon.

— Non, Dan chéri. Nous avons une longue route à parcourir, toi et moi. Robot Maison deviendra un nom aussi célèbre que General Motors. Quand je me marierai, j’ai l’intention de ne plus m’occuper d’autre chose que du bonheur de mon mari. Fini le bureau pour moi. Je deviendrai la parfaite femme d’intérieur. Mais auparavant, il faut que je me dévoue à ta réussite. Aie confiance en moi, mon chéri.

Et je lui fis confiance. Elle refusa d’accepter la bague de fiançailles (un diamant de six carats) que j’aurais payée à crédit, au lieu de quoi je lui fis don d’une partie de mes actions : c’était un cadeau d’accordailles. Il était entendu que je gardais une majorité verbale et le droit prioritaire de vote. A présent, je n’arrive pas à me rappeler lequel de nous eut l’idée de ce présent…

Aussitôt après, je me mis à travailler avec un acharnement décuplé. Je rêvais à des poubelles qui se videraient toutes seules, à un système qui remettrait les assiettes en place après la vaisselle… Nous étions tous heureux, c’est-à-dire tous sauf Pete et Ricky. Pete ignorait Belle, comme il le faisait pour tout ce qu’il désapprouvait sans pouvoir y changer quelque chose. Quant à Ricky, elle était vraiment très malheureuse.

A qui la faute ? A moi !

Depuis l’âge de six ans, Ricky était ma « petite amie ». Cela avait commencé à Sandia, elle portait encore des rubans dans les cheveux et ses larges yeux noirs étaient déjà graves. Quand elle serait grande, j’allais me « marier avec elle », et nous « prendrions soin de Pete…». Je considérais cela comme un jeu. C’en était probablement un, Ricky ne prenant la chose au sérieux que pour autant que cela la rendrait entièrement maîtresse de Pete.

Comment savoir ce qui se passe dans une cervelle d’enfant ?

Je n’ai pas pour habitude de faire du sentiment sur les gosses. La plupart sont des petits monstres qui ne se civilisent qu’en vieillissant, et encore ! Pourtant, la petite Frederica ressemblait tant à ma sœur quand elle avait son âge. De plus, elle aimait Pete et le traitait si bien. Je crois qu’elle m’aimait parce que je ne lui parlais pas de haut (cela me faisait horreur quand j’étais petit) et que je prenais au sérieux ses activités scoutes. Ricky était quelqu’un. Elle avait une sorte de tranquille gravité, n’était ni batailleuse, ni pleurnicheuse, ni dorloteuse. En amis, nous partagions la responsabilité de Pete, et pour ma part, le fait qu’elle fût ma « petite amie » n’était qu’un jeu un peu artificiel auquel nous nous amusions.

Le jour où je perdis ma mère et ma sœur dans un bombardement, j’abandonnai le jeu. Ce ne fut pas une décision consciente, mais je me sentais incapable de blaguer et, je ne sais comment cela se fit, le jeu fut aboli. A ce moment-là, Ricky avait sept ans. Elle en avait dix lorsque Belle entra dans l’affaire, et probablement onze quand nous nous sommes fiancés. Je crois que je fus seul à m’apercevoir de la haine qu’elle voua à Belle. Cela ne se manifestait que par un refus de lui parler. Belle appelait ça de la « timidité » et il me semble que Miles était également de cet avis. Cependant, je voyais clair et tâchai de la faire changer. Vous est-il déjà arrivé de vouloir discuter avec un enfant de cet âge d’une chose dont il ne veut pas parler ? Vous obtiendrez plus de résultat à hurler dans le désert du Colorado. Je me dis que cela passerait quand Ricky aurait compris à quel point Belle était adorable.

Le cas de Pete était tout autre. Si je n’avais pas été aveuglé par l’amour, j’aurais vu là un signe annonçant que Belle et moi ne serions jamais du même bord. Belle aimait « bien » mon chat. Oh ! oui, elle l’aimait bien ! Elle adorait les chats, elle s’attendrissait sur ma calvitie naissante, elle admirait mon choix de restaurants et raffolait de tout ce qui me concernait.

Mais il est difficile de tromper les amis des chats avec un simulacre d’adoration pour ces animaux. Il y a les « gens-chat » et il y a les autres, probablement une majorité, qui « ne peuvent souffrir ces bêtes ». S’ils veulent feindre, par politesse ou toute autre raison, cela se voit, ils ne savent pas comment il convient de traiter un chat. Or, les règles de la « manière-chat » sont plus rigoureuses que celles de la diplomatie internationale. Elles sont fondées sur un respect de soi et un respect d’autrui qui ne sont pas sans rapport avec la dignidad de hombre de l’Amérique latine, que l’on n’offense qu’au risque de sa vie.

Les chats n’ont aucun sens de l’humour. Leur personnalité est d’une susceptibilité irascible à l’extrême. Si l’on me demandait en quoi cela vaut la peine de s’intéresser aux chats, je serais forcé de convenir qu’il n’y a pas de raison objective. Je préférerais avoir à convaincre un Anglais de la saveur exquise des cuisses de grenouilles. Néanmoins, je sympathise totalement avec ce mandarin qui coupa la manche d’un somptueux kimono parce qu’un petit chat dormait dessus.

Belle essaya donc de me prouver qu’elle aimait bien Pete, en le traitant comme un chien… Total : elle se fit griffer. Sur ce, étant un chat intelligent, Pete sortit et demeura absent un temps assez long. Malin de sa part, car je l’aurais battu. Il ne l’avait pourtant jamais été, pas par moi, en tout cas ! Battre un chat est plus qu’inutile. La patience est la seule arme à laquelle il cède.

Tout en barbouillant d’iode les égratignures qu’il lui avait infligées, j’essayai d’expliquer à Belle en quoi elle avait eu tort.

— Je suis terriblement ennuyé de ce qui est arrivé, ma chérie… Mais si tu recommences, il recommencera également…

— Mais pourquoi, Dan ? Je ne faisais que le caresser !

— Heu, oui, mais tu ne le caressais pas comme un chat. Tu le caressais comme un chien ! Il ne faut jamais tapoter un chat, il faut le caresser en lui lissant les poils. Il ne faut pas faire de mouvements brusques à portée de ses griffes. Il ne faut le toucher que s’il peut voir ce que tu fais, et il faut l’observer afin de te rendre compte si cela lui plaît… S’il n’a pas envie d’être caressé, il n’acceptera d’être ennuyé qu’un petit moment, par politesse. Les chats sont très polis ! Mais il vaut mieux s’arrêter avant que leur patience soit à bout. (J’hésitai avant de lui demander :) Tu n’aimes pas beaucoup les chats, n’est-ce pas ?

— Comment ? Moi ? Ne dis pas de bêtises ! Bien sûr, que j’aime les chats ! (Puis elle ajouta :) Mais je n’en ai jamais eu. Celle-ci est un peu difficile, non ?

— Celui-ci. Pete est un mâle. Il n’est pas vraiment difficile, puisqu’il a toujours été bien traité. Mais, tu sais, il faut apprendre à se conduire avec les chats ! Par exemple, il ne faut jamais se moquer d’eux.

— Comment ? Pourquoi ?

— Non pas parce qu’ils ne sont pas drôles. Ils sont extrêmement comiques, mais ils n’ont pas le sens de l’humour, et cela les offense. Oh ! Il ne te griffera pas parce que tu ris, il s’en ira dignement, et ensuite, tu auras toutes les peines du monde à devenir son amie. Mais ce n’est pas le plus important. Ce qui est important, primordial même, c’est de savoir comment les prendre dans tes bras. Quand Pete reviendra, je te montrerai.

Comme Pete évita de revenir ce jour-là, je ne lui montrai pas. Par la suite, Belle ne le toucha plus. Elle lui parlait et agissait comme si elle l’aimait tout en conservant ses distances. Pete conserva également les siennes. Et je chassai tout cela de ma pensée. Une chose aussi insignifiante ne pouvait me faire douter de la femme de ma vie.

Quelque temps après, Pete fut encore un sujet de mésentente. Nous discutions de l’endroit que nous voudrions habiter. Sans fixer de date pour notre mariage, nous parlions souvent de nos projets. J’avais envie d’un petit ranch à proximité de notre usine. Belle préférait un appartement en ville, en attendant que nous ayons les moyens de nous offrir une propriété à Bel-Air.

— Ce n’est pas commode, chérie, il faut que je sois près de l’usine. Et puis, as-tu jamais essayé d’avoir un chat de gouttière dans un appartement ?

— Oh ! je suis ravie que tu en parles, je voulais justement te dire… Je me suis informée, au sujet des chats… Nous pourrions le faire couper. Il serait plus doux et heureux dans un appartement.

Je demeurai bouche bée de stupeur. Faire un eunuque de ce vieux guerrier ? Le transformer en bibelot de cheminée ?

— Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, Belle !

Elle m’exposa tous les arguments des gens qui confondent un chat avec un objet : cela ne lui ferait pas de mal ; c’était dans mon propre intérêt ; sachant à quel point je tenais à lui, il ne lui serait pas venu à l’idée de m’en séparer ; c’était vraiment le moyen le plus simple, sans aucun danger, et à l’avantage de tous…

Subitement, je lui coupai la parole :

— Tu pourrais peut-être nous faire opérer tous les deux ?

— Qu’est-ce que tu dis, mon chéri ?

— Moi aussi, je serais plus docile… je ne sortirais jamais le soir. Je ne te contredirais plus et je serais d’une douceur exemplaire… Comme tu l’as dit, cela ne fait pas mal, et je serais probablement bien plus heureux !

Son joli visage devint cramoisi.

— Tu es odieux ! lança-t-elle.

— Pas plus que toi !

Jamais plus elle n’aborda ce sujet pénible. Belle possédait l’art d’empêcher toute divergence d’opinion de dégénérer en bagarre. Elle savait se taire et attendre son heure. Sans, pour autant, renoncer à son idée. Par certains côtés, elle tenait beaucoup du félin. C’est, sans doute, une des raisons pour lesquelles je lui résistais si difficilement.

J’étais passionné à ce moment-là par un nouvel appareil. Les deux premiers Robots Maison auraient suffi à nous rapporter une fortune, mais je me concentrais sur mon dada de prédilection. Un automate parfait, capable de tous les travaux ménagers. Puisqu’il n’y aurait jamais plus de bonne à tout faire, je rêvais de la remplacer par l’automate-à-tout-faire. Un autre robot, dites-vous ? Bon, je veux bien. Pourtant, c’est un nom dont on a beaucoup abusé et, par ailleurs, je n’avais pas l’intention de fabriquer un homme artificiel.

Ce que je voulais réussir ? Un instrument susceptible de tout exécuter dans la maison. Les nettoyages et la cuisine, bien sûr ! Mais également des gestes plus complexes : changer les langes de bébé, changer le ruban de la machine à écrire… Au lieu d’une écurie de Robots Maison à usages diversifiés, je voulais qu’un ménage pût acquérir, pour le prix, mettons, d’une bonne voiture, ce qui serait l’équivalent du domestique chinois dont parlent les romans, mais que personne de ma génération n’a jamais rencontré.

Si j’y parvenais, cela équivaudrait à une seconde proclamation de l’Émancipation féminine, délivrant les femmes de leur esclavage tutélaire. Abolir cette vieille scie où il est question du travail sans fin de la femme, comme ce serait amusant ! Pour que le problème fût résolu par un ingénieur unique, il fallait que tous les éléments de ce nouvel appareil soient standard, et n’impliquent aucun principe novateur. Si je ne parvenais pas à trouver un ensemble de ces éléments dont tirer parti, mieux valait renoncer.

Heureusement, il existait une quantité énorme de parties composantes dans ce domaine ! Et je n’avais pas perdu mon temps, à l’époque où je me farcissais la tête de toutes espèces de notions théoriques (mon service militaire, souvenez-vous !). Ce dont j’avais besoin n’était pas aussi complexe que ce qui est nécessité par la fabrication d’un androïde à possibilités multiples.

Quelles étaient, au juste, les fonctions que je désirais confier à mon robot ? Tout ce qu’un être humain est appelé à faire dans un foyer. On ne lui demandait ni de dormir, ni de jouer aux cartes, ni de manger, ni de faire la cour à quelqu’un. Mais bien de nettoyer la pièce après la partie de cartes, de préparer les repas, de faire les lits et de soigner les bébés (tout au moins en contrôler la respiration et appeler si le rythme changeait). Il me parut inutile qu’il répondît au téléphone, puisqu’une autre firme avait déjà ce projet à l’étude. Et, comme la plupart des maisons neuves étaient équipées d’ouvertures automatiques, il n’y avait pas lieu de lui faire ouvrir les portes. Cependant, pour remplir tout à fait les multiples rôles que j’exigeais de lui, il lui fallait des mains, des yeux, des oreilles et un cerveau… un bon cerveau moyen. Les Atomics Engineering me fourniraient les mains. Je me procurais déjà chez eux les mains de mon précédent modèle. Mais, pour le modèle nouveau, une qualité supérieure serait nécessaire, celle prévue pour les manipulations microscopiques et les pesées d’isotopes radioactifs. Le système visuel serait fourni par la même compagnie. Cette fois, je me contentais d’yeux plus simples, car on ne demanderait pas à mon nouveau robot de voir et de faire des manipulations à l’intérieur de salles bétonnées contenant du matériel radioactif.

Il existait une douzaine de maisons de radio et T.V. en mesure de me fournir le dispositif acoustique. J’aurais, certainement, à dessiner des circuits afin que les mains soient contrôlées simultanément par la vue, le son et le toucher, ainsi que l’est la main humaine.

Avec des transistors et des circuits imprimés, on peut réaliser des miracles.

L’appareil n’aurait pas à grimper aux échelles. Je pourrais le doter d’un cou extensible comme celui de l’autruche, et de longs bras élastiques. Lui faudrait-il monter et descendre les escaliers ? Une chaise roulante à haute tension ferait l’affaire. Peut-être pourrais-je m’en procurer une et voir si elle serait utilisable comme base ? En limitant le prototype à la dimension d’une chaise roulante, ne pesant pas plus que ce qu’elle pourrait porter, j’avais un châssis de départ. Quant à sa puissance et à sa propulsion, le cerveau du robot me permettrait de les régler.

Le vrai casse-tête, c’était le cerveau. On peut bâtir un ensemble aussi bien agencé qu’un squelette humain, ou mieux encore. On peut le munir d’un contrôle simultané lui permettant de planter des clous, de récurer des planchers, de casser ou de ne pas casser des œufs. Mais faute de ce machin qu’un homme a entre les oreilles, ce n’est pas un homme, ce n’est même pas un cadavre.

Quelle chance que je n’eusse pas besoin d’un véritable cerveau ! Un crétin docile, voilà ce que je voulais obtenir ! Il ne devait être capable que de faire et refaire des travaux ménagers.

Les Thorsen Memory Tubes allaient, en l’occurrence, me servir.

Les fusées intercontinentales avaient été dotées de « pensée » par des tubes Thorsen. Le contrôle automatique de la circulation de Los Angeles en utilisait un assez rudimentaire. Il n’était pas indispensable de faire l’étude des tubes électroniques (même les as des laboratoires Bell ont du mal à les comprendre !). Le fait est que si l’on branche un tube Thorsen sur un système de contrôle et qu’on effectue une manœuvre, le même système de contrôle agira comme « mémoire » et sera en mesure de répéter la manœuvre sans supervision humaine. Pour une machine automatique, cela est suffisant. Pour des automates autoguidés comme le serait mon nouveau robot, on ajoute des fusibles condensateurs afin de les pourvoir d’un « jugement ». A vrai dire, ce n’est pas du jugement : les fusibles condensateurs sont une sorte de circuit de recherche, permettant les problèmes du type « dans telle limite, trouvez tel objet ; l’ayant trouvé, exécutez les instructions données ». Les instructions données peuvent être aussi compliquées que peut le supporter un tube mnémonique Thorsen (le champ en est excessivement vaste). On peut régler le jugement de manière qu’il interrompe l’exécution des instructions quand celles-ci ne correspondent plus au cycle impressionné primitivement dans le tube mnémonique.

Cela signifiait qu’il suffirait de montrer une seule fois à notre robot ce qu’on désirerait obtenir de lui : par exemple, débarrasser la table, empiler les assiettes après les avoir débarrassées des restes de nourriture et les mettre dans la machine à laver la vaisselle. Et, dès lors, il serait capable de le faire dès qu’il serait remis en présence d’assiettes sales. Mieux encore, en munissant ses mains d’un tube Thorsen avec duplication électronique, il manipulerait des assiettes sales la première fois qu’il en trouverait. Sans en casser une seule !

Collez un second tube à côté du premier, et il changerait les langes de bébé sans jamais le piquer, et cela du premier coup.

Sa tête pourrait facilement contenir cent tubes Thorsen, munis chacun d’une mémoire électronique pour, un geste ménager différent. Un circuit de surveillance contournerait les circuits jugement afin de les contrôler et de les faire marcher droit, et appellerait à l’aide s’il arrivait un imprévu. De cette façon, on n’aurait à déplorer aucune perte de bébés ou d’assiettes…

Je m’attaquai donc à la construction du Robot-à-tout-faire à partir d’un fauteuil roulant à haute tension. Il ressemblait à un porte-manteau enlaçant une pieuvre, mais, Dieu ! Qu’il faisait bien briller l’argenterie !


* * *

Miles vint le premier regarder le Robot-à-tout-faire. Il le vit préparer des dry et les servir, vider les cendriers pleins et les essuyer (sans toucher à ceux qui étaient vides), ouvrir une fenêtre et tirer le loquet de sûreté, se diriger vers ma bibliothèque pour épousseter les livres et les ranger. Ayant goûté son dry, Miles fit observer qu’il contenait trop de vermouth.

— C’est comme ça que je l’aime, mais tu peux lui dire de préparer le tien à ton goût tout en lui laissant faire le mien comme je le préfère. Il a toute une série de tubes disponibles.

Miles contempla son verre.

— Dans combien de temps sera-t-il prêt pour la vente ?

— Heu ! J’aimerais bricoler là-dessus encore une dizaine d’années. (Avant qu’il eût le temps de grogner, j’ajoutai :) Pourtant, nous devrions être en mesure d’en produire un modèle d’ici à cinq ans.

— Ridicule ! Nous allons organiser un atelier supplémentaire et nous aurons un modèle standard dans six mois.

— Va au diable, avec ta précipitation ! C’est là l’invention de ma vie. Je ne la mettrai pas sur le marché avant qu’elle soit une œuvre d’art ! Un tiers de sa dimension actuelle, tous ses éléments interchangeables sauf les Thorsen, et si parfaitement souple que non seulement mon robot fera sortir le chat et lavera le bébé, mais jouera au ping-pong si l’acheteur veut s’offrir un partenaire.

J’observai le Robot-à-tout-faire. Il époussetait mon bureau et remettait chaque objet à la place exacte où il l’avait pris.

— Jouer au ping-pong avec lui ne serait pas amusant, ajoutai-je. Il serait imbattable. Mais je suppose qu’on pourrait lui apprendre à perdre s’il avait un circuit de hasard… Heu… Oui ! C’est faisable ! On le fera. Ce sera amusant, pour les démonstrations de vente.

— Un an, Dan. Je te donne un an, pas un jour de plus. Je vais débaucher quelqu’un de chez Loewy, il t’aidera pour l’esthétique.

— Quand te mettras-tu dans la tête que c’est moi, moi seul, qui suis responsable des fabrications ? Le jour où je te le remettrai, il sera à toi, mais d’ici là, il est à moi, exclusivement !

— Trop de vermouth, vraiment, se contenta de murmurer Miles.


* * *

Avec l’aide des mécaniciens de l’usine, le Robot-à-tout-faire perdit petit à petit son apparence patibulaire, et commença à ressembler à quelque chose qu’on a envie de montrer à son voisin. J’améliorai son système de contrôle. Je lui appris même à caresser Pete et à le grattouiller sous le menton d’une façon qui lui plût, et je vous prie de croire que cela implique une simultanéité de contrôles aussi sensibles que ceux exigés dans les laboratoires atomiques.

Miles vint de temps à autre assister aux progrès, mais sans me houspiller. L’essentiel de mon travail, je le faisais la nuit, revenant au laboratoire après avoir dîné avec Belle et l’avoir ramenée chez elle. Je dormais dans la journée, j’arrivais au bureau en fin d’après-midi, signais tous les papiers que Belle était susceptible de me présenter ; après une inspection du travail en cours, je sortais dîner avec elle. Je n’essayais pas de travailler avant de me retrouver seul dans mon atelier, car un travail réellement absorbant rend un homme inapprochable. Au bout de quelques heures de dur labeur, dans mon laboratoire, il n’y avait plus que Pete qui pût me supporter.

Un soir que nous terminions de dîner, Belle me dit :

— Tu retournes au laboratoire, mon chéri ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que Miles y sera. Il veut nous voir.

— Ah ? Pourquoi ?

— Il veut que nous ayons une réunion d’actionnaires.

— Une réunion d’actionnaires ? Pour quoi faire ?

— Ce ne sera pas long. Tu ne t’es pas beaucoup intéressé au côté commercial de l’affaire ces temps derniers, chéri. Miles désire mettre certaines choses en ordre et préciser certains aspects de notre future politique.

— Je m’occupe du laboratoire et des ateliers. N’est-ce pas là ce que je dois faire ?

— Bien sûr, mon chéri. Miles dit que ce ne sera pas long.

— Que se passe-t-il ? Nous avons des ennuis ?

— Pas du tout, chéri. Miles ne m’a rien dit. Finis ton café.

Miles nous attendait au bureau. Il me serra la main comme si nous ne nous étions pas vus depuis des mois.

Un peu agacé par cette mise en scène, je lui dis :

— Alors, de quoi s’agit-il ?

Il se tourna vers Belle.

— Voulez-vous lire l’ordre du jour, s’il vous plaît ?

Cela seul aurait dû me faire comprendre que Belle mentait en prétendant que Miles ne lui avait rien dit. Je n’y ai pas pensé ; j’avais confiance en Belle… Puis, comme elle se dirigeait vers le coffre, cela me rappela un incident que j’avais oublié.

— A propos, chérie, j’ai essayé d’ouvrir le coffre, hier soir, et je n’y suis pas parvenu. A-t-on changé la combinaison ?

Elle en sortait des papiers et ne se retourna pas.

— Oh ! J’ai oublié de te le dire ? Je l’ai changée à la demande du service de surveillance, à la suite du cambriolage raté de l’autre semaine.

— Dans ce cas, sois assez gentille de me donner le nouveau chiffre, sans quoi, une nuit, je serai obligé de te réveiller pour te le demander.

— Tu l’auras. (Elle referma le coffre :) Allons-y, ajouta-t-elle d’une voix officielle.

— Entendu, chérie. Puisque cela a l’air de devoir se faire dans les règles… Hem ! Mercredi 18 novembre 1970, 21 h 20. Les actionnaires présents – inscris nos noms… Dan Davis président du conseil d’administration, rien à déclarer ? (Je n’avais rien à dire.) Vas-y, Miles. La parole est à toi.

Miles toussa.

— Je désire revoir la politique de notre firme et présenter un programme pour l’avenir. Je désire également que le conseil d’administration donne son accord sur une proposition de commandite qui nous a été faite.

— Commandite ? Ne dis pas de bêtises ! Notre affaire marche bien, nous faisons chaque mois des progrès ! Qu’est-ce qui te prend. Miles ? Tu n’es pas satisfait de tes appointements ? Nous pourrions faire un effort.

— Pour le nouveau programme, nous avons besoin d’un plus gros capital.

— Quel nouveau programme ?

— Je t’en prie, Dan. J’ai pris la peine de faire un rapport. Laisse Belle en donner lecture.

— Bon. J’écoute.

En bref, Miles voulait trois choses :

Primo : m’enlever mon Robot-à-tout-faire, le remettre aux mains d’une équipe de techniciens producteurs afin de le lancer au plus tôt sur le marché.

Secundo : …

J’interrompis la lecture d’un « Non ! » tonitruant.

— Un instant, Dan ! déclara Miles. En tant que directeur commercial, j’ai le droit d’exiger que ma proposition soit présentée correctement. Tes commentaires viendront ensuite. Permets que Belle termine sa lecture.

— Bon. Je veux bien. Mais ma réponse est non.

Le point secundo traitait du fait que nous devions cesser de bricoler en artisans. Nous possédions un vaste projet, aussi vaste que l’avait été l’automobile à ses débuts, et nous n’étions qu’au commencement de l’affaire. Nous devions nous agrandir sans tarder et organiser la vente et la distribution dans tout le pays, dans le monde entier.

Je me mis à tambouriner sur la table. Je me voyais ingénieur en chef d’une organisation de ce genre. On ne me permettrait probablement même plus d’avoir une table à dessin. J’aurais aussi bien pu rester dans l’armée pour y tenter ma chance comme général.

Néanmoins, je n’interrompis pas la lecture.

Tertio : nous ne pouvions pas mettre une telle affaire au point sans un gros capital. Les entreprises Mannix nous accorderaient le capital nécessaire. Cela revenait à dire que nous nous vendions à Mannix, que nous leur cédions notre affaire, nos projets et le Robot-à-tout-faire, pour devenir une filiale. Miles serait directeur, je serais l’ingénieur en chef préposé aux recherches, notre belle liberté serait finie, nous devenions tous deux des employés.

— C’est tout ?

— Oui. A présent, discutons-en, et ensuite nous voterons.

— Il faudrait ajouter une clause nous autorisant à nous asseoir la nuit devant l’usine et à chanter des spirituals.

— Ce n’est pas une plaisanterie, Dan. C’est ainsi que cela doit s’organiser.

— Je ne plaisantais pas. Un esclave doit avoir quelques privilèges, sans quoi il risque de se révolter. Bon. Ai-je droit à la parole ?

— Bien entendu.

Je leur soumis une contre-proposition qui me trottait en tête. Nous nous retirions de la fabrication. Notre chef de fabrication, Jake Schmidt, était un bon ouvrier ; néanmoins, j’étais sans cesse arraché à la chaleur de mes brumes créatrices pour arranger des broutilles à l’atelier. C’était comme d’être éjecté d’un lit bien chaud pour atterrir dans un bain glacé. Et c’était la raison majeure de mon travail nocturne. Du fait des nouveaux locaux à prévoir et des équipes de nuit qui ne tarderaient pas à devenir nécessaires, je voyais approcher le jour où je n’aurais plus une seconde à consacrer aux pensées inventives, et cela sans préjudice de notre refus à nous mettre au diapason de General Motors. Je ne pouvais me dédoubler. Je ne pouvais être, à la fois, inventeur et directeur de fabrication.

Ainsi donc, je proposai qu’au lieu de nous agrandir nous rapetissions. Nous vendrions les droits du Robot Maison et du Robot Maison Lave-Tout ; d’autres les fabriqueraient et nous nous contenterions d’empocher les droits des brevets. Quand le Robot-à-tout-faire serait prêt, nous en ferions autant avec lui. Si Mannix voulait ces droits et en offrait un bon prix tant mieux ! Nous allions changer notre nom. Nous serions une firme de recherche Davis Gentry Research Co. ; nous resterions à trois, avec ou deux mécaniciens qui m’aideraient pour les prototypes. Miles et Belle n’auraient qu’à compter l’argent qui rentrerait.

Miles secoua lentement la tête.

— Non, Dan. La vente des droits nous rapporterait, je ne dis pas le contraire. Mais ce serait loin de rapporter les sommes que nous encaisserions en fabriquant nous-mêmes.

— Mais ce n’est pas nous qui fabriquerions, Miles ! Nous vendrions nos âmes à Mannix ! Quant à l’argent, de combien as-tu besoin ? On ne peut employer qu’un yacht, une piscine à la fois… et tu les auras avant la fin de l’année, si c’est ça que tu désires.

— Ce n’est pas ce que je désire.

— Alors que désires-tu ?

— Toi, Dan, tu as envie d’inventer différents objets. Cette affaire t’en donne la possibilité ; tu auras l’aide nécessaire, toutes les facilités et l’argent indispensable à ta portée. Moi, Dan, je veux diriger une affaire importante. Une affaire vraiment importante. Je me sens doué en ce domaine. (Il lança un coup d’œil à Belle :) Je n’ai pas envie de passer ma vie ici, au cœur du désert de Mojave, à jouer l’homme d’affaires pour le compte d’un inventeur solitaire.

— Tu ne parlais pas comme ça, à Sandia. (J’avoue qu’il m’étonnait :) Tu veux te retirer, Miles ? Belle et moi serions tristes de te voir partir ; mais si c’est cela qui te tente, je pourrais, sans doute, hypothéquer l’affaire afin de racheter tes parts. Je ne veux pas que tu te sentes lié.

J’étais bouleversé ; mais si ce vieux Miles avait la bougeotte, je ne me sentais pas en droit de le retenir.

— Non, Dan, je ne tiens pas à vous quitter. Je veux que nous nous agrandissions. Tu as pris connaissance de mon projet ? C’est une proposition dans les règles, sujette à prise de position du conseil. J’y tiens.

— Si tu tiens aux règles… Bon. Le vote est « Non ». Belle, enregistre-le. Pourtant, je ne veux pas faire officiellement ma contre-proposition ce soir ; je tiens à ce que nous en discutions ensemble. Je désire que tu sois content, Miles.

— Agissons conformément aux règlements, insista-t-il, têtu. Faites l’appel nominal, Belle.

— Bien, monsieur. Miles Gentry, votant, numéros des actions… (Elle énuméra une série de chiffres.) Quelle est votre réponse ?

— Pour.

— Daniel B. Davis, votant, numéros des actions… (Elle énuméra une nouvelle série de chiffres.)

Je n’écoutais pas.

— Quelle est la réponse ?

— Contre. Et voilà. Désolé, Miles.

— Belle S. Darkin, enchaîna imperturbablement la voix officielle, votant, numéros des actions… (Suivit une énumération, après laquelle elle conclut :) Je vote pour.

Ma bouche s’ouvrit malgré moi ; quand je parvins à reprendre mon souffle, je lui dis :

— Mais chérie, tu ne peux pas faire ça ! Ces actions sont à ton nom, d’accord, mais tu sais bien que…

— Annoncez le résultat, grogna Miles.

— Les pour l’emportent. La proposition est adoptée.

— Enregistrez-le.

Les minutes qui suivirent furent assez confuses. D’abord, je me mis à hurler, puis à essayer de la raisonner ; après je lui lançai que sa conduite était malhonnête. Elle savait aussi bien que moi qu’en lui donnant ces actions, j’avais l’intention de continuer à voter comme auparavant, que je n’avais pas l’intention de perdre le contrôle de l’affaire, que c’était, simplement, un cadeau, sans plus… un cadeau de fiançailles… Fichtre ! J’avais même payé l’impôt sur ces actions comme si elles m’appartenaient encore ! Si elle était capable d’agir de cette façon quand nous n’étions que fiancés, que serait-ce une fois que nous serions mariés ?

Elle me regarda et son visage me parut celui d’une étrangère.

— Si tu penses que nous sommes encore fiancés après tout ce que tu viens de me dire, tu es encore plus idiot que je ne le croyais. (Elle se tourna vers Miles :) Voulez-vous me reconduire chez moi ?

— Certainement, chère amie.

J’ouvris encore la bouche pour dire quelque chose, mais me tus et sortis sans chapeau. Il était grand temps que je m’en aille, sans quoi j’aurais probablement tué Miles puisque je ne pouvais toucher à Belle.

Évidemment, le sommeil ne vint pas. Vers 4 heures du matin, je me levai et me dirigeai vers mon téléphone. Après avoir discuté et accepté de payer plus que ça ne valait, je me retrouvai, sur le coup de 5 h 30, devant nos locaux avec un camion de location. Je me dirigeai vers la grille, dans l’intention de l’ouvrir afin que le camion soit le plus près possible de la porte d’embarquement. Le Robot-à-tout-faire pesait près de 200 kilos. A la grille, il y avait un nouveau cadenas. Je l’escaladai, m’écorchant aux fils de fer barbelés. Une fois de l’autre côté, le cadenas ne serait pas compliqué à faire sauter. J’aurais une centaine d’outils à ma disposition… La serrure de la porte d’entrée avait été changée également. J’étais en train de l’examiner en me demandant s’il valait mieux casser une fenêtre à l’aide d’un objet quelconque, ou retourner prendre le cric dans le camion pour forcer la porte, lorsqu’une voix cria :

— Hé ! là-bas ! Haut les mains !

Au lieu de lever les mains, je me retournai. Un homme d’âge moyen me visait avec un fusil.

— Qui diable êtes-vous ? lui lançai-je.

— Qui êtes-vous vous-même ?

— Je suis Dan Davis, ingénieur en chef de cette maison.

— Bon. (Il se détendit un peu tout en me gardant dans sa ligne de mire :) Oui. Vous êtes conforme à la description. Montrez-moi quand même une pièce d’identité, ça vaudra mieux.

— Pourquoi devrais-je vous montrer mes papiers d’identité ? Est-ce que je vous ai demandé qui vous êtes ?

— Personne que vous connaissiez, m’sieu. Mon nom est Joe Todd, de la compagnie Rondes Protections, sécurité garantie en tous domaines. Vous devez savoir, ça fait des mois que vous êtes nos clients pour la surveillance nocturne. Ce soir, je suis ici en service spécial.

— Ça tombe bien. Si vous me donniez une clef ? Je voudrais entrer. Et cessez de me viser avec votre engin.

Il le maintint au même niveau.

— J’peux pas faire ça, m’sieu Davis, vu qu’ c’est pour vous empêcher d’entrer que j’ suis là. Et puis j’ai pas d’ clef. J’ vais vous reconduire… j’ vais ouvrir la grille.

— Bon. Ouvrez la grille. Mais je veux entrer là-dedans.

Je regardai autour de moi s’il n’y avait pas une pierre dont je puisse me servir.

— S’il vous plaît, m’sieu Davis ?

— Quoi ?

— J’ voudrais pas que vous insistiez. J’ peux pas risquer de vous tirer dans les jambes, j’ suis pas un bon tireur. J’ devrais vous tirer dans l’ventre… J’ai des balles explosives dans cet engin, m’sieu Davis, ça fait des dégâts…

Je suppose que cela me fit changer d’avis, bien que je préfère croire que ce fut autre chose : le fait d’avoir remarqué par la fenêtre que le Robot-à-tout-faire n’était plus là où je l’avais laissé.

En me reconduisant vers la grille, Todd me tendit une enveloppe.

— Ils m’ont dit de vous remettre ça, si vous veniez.

Dans le camion, je me mis à lire.


Le 18 novembre 1970.

Cher Mr Davis,

Lors d’une réunion tenue ce jour par le conseil d’administration, il a été décidé ce qui suit : tous rapports entre vous et la compagnie (autres que ceux d’un actionnaire) cessent, ainsi que le permet le paragraphe 3 de votre contrat. Vous êtes prié de vous abstenir de pénétrer sur le territoire appartenant à la compagnie. Vos affaires personnelles ainsi que vos papiers privés vous seront expédiés par les moyens prévus par la loi.

Le conseil désire vous remercier de votre collaboration. Il désire également vous faire part de ses regrets concernant les divergences d’opinion qui l’ont contraint à sa position actuelle.

Votre dévoué : Miles Gentry,

Membre du conseil d’administration et directeur général.

Pour copie conforme : B. S. Darkin, Secrétaire-trésorière.


Je relus la lettre deux fois avant de me rappeler que je n’avais jamais eu de contrat et que le paragraphe 3 – ou tout autre – ne pouvait exister.

Plus tard dans la journée, je reçus un paquet recommandé par porteur spécial. Il contenait : mon chapeau, mon stylo, une table à calcul, une pile de livres, de la correspondance personnelle et un certain nombre de documents. Mes notes et mes dessins sur le Robot-à-tout-faire ne s’y trouvaient pas.

Certains de ces documents étaient très intéressants.

Par exemple, mon « contrat ».

Il contenait, bien sûr, un paragraphe 3, qui les autorisait à me renvoyer sans préavis, en me réglant trois mois d’appointements. Le paragraphe 7 était encore plus intéressant. C’était une de ces clauses où l’employé s’engage à ne pas exercer d’activité concurrente. Un délai de cinq ans m’était imposé avant d’avoir le droit de travailler de nouveau. Et ce n’était pas tout ! La société m’accordait la possibilité de revenir travailler pour elle ! En somme… je pouvais retrouver mon job à condition d’aller, le chapeau à la main, supplier qu’il me soit rendu… C’était peut-être la raison pour laquelle ils m’avaient renvoyé mon chapeau.

Ainsi donc, je n’avais pas le droit de travailler à des recherches d’instruments ménagers sans aller, d’abord, leur demander la permission ! J’aurais préféré cent fois me couper la gorge !

Il y avait des copies de transfert de tous mes droits (avec les duplicata des enregistrements légaux) au bénéfice de la firme Robot Maison S.A. En somme, mes deux premiers robots étaient leur propriété. Quant au troisième, il n’avait pas été breveté, du moins je ne le pensais pas à ce moment-là… j’appris plus tard la vérité.

Jamais je n’avais cédé ni transmis mes droits ! Pourquoi aurais-je remis mes droits à la firme Robot Maison, puisque Robot Maison c’était moi ? Du moins, à ce que j’avais cru…

Les trois derniers documents consistaient en :

1° un certificat garantissant ma part d’actions dans l’affaire (celles que je n’avais pas données à Belle) ;

2° un chèque barré ;

3° une lettre notifiant les détails du montant du chèque, c’est-à-dire : la totalité de mon « salaire » moins les avances, trois mois de salaire pour préavis de renvoi, et une gratification de 1 000 dollars en « remerciement pour services rendus ».

Ce dernier détail était vraiment pure bonté de leur part !

En relisant cette étonnante littérature, je me rendis compte que je n’avais pas été bien malin de signer, les yeux fermés, tous les papiers que Belle me présentait. Aucun doute possible : les signatures étaient bien les miennes.

Le lendemain, ayant retrouvé un peu de calme, je consultai un avocat. J’avais choisi un de ces avocats intelligents et ambitieux qui ne craignent pas les chemins tortueux. Tout d’abord, il écouta mes lamentations, puis il se pencha sur les documents. Quand il eut terminé sa lecture, il s’appuya au dossier de son fauteuil et prit un air contrarié. Il croisa les mains sur son estomac, resta un moment plongé dans un silence inquiétant.

— Je vais vous donner un conseil, dit-il finalement. Je vous le donnerai même gratis.

— Heu… Oui ?

— Abstenez-vous de bouger. Vous n’avez aucune chance d’obtenir gain de cause.

— Mais il le faut !

— Rien à faire. Ils vous ont escroqué et spolié ? Bon. Comment pouvez-vous le prouver ? Ils ont été trop rusés pour vous prendre votre part, pour voler vos actions ou pour vous laisser sans dédommagement. Ils vous ont donné exactement ce qu’ils auraient été obligés de donner si vous aviez voulu vous séparer d’eux, ou si vous aviez été congédié pour, reprenons leurs termes, désaccord sur la conduite de l’affaire. Ils vous ont donné votre dû, plus un petit millier de dollars, pour bien prouver qu’il n’y a pas de brouille entre vous.

— Mais je n’ai jamais eu de contrat ! Je n’ai jamais fait de transfert de droits !

— Ces documents disent le contraire. Vous reconnaissez que c’est bien votre signature qui les avalise. Avez-vous des témoins qui puissent soutenir le contraire ?

Des témoins ? Même Jake Schmidt ignorait ce qui se passait dans le bureau. Mes seuls témoins étaient Miles et Belle…

— Il y a cette donation d’actions. C’est la seule et unique possibilité que nous ayons de les attaquer.

— C’est la seule transaction que je reconnaisse dans tout le lot. J’ai fait don de ces actions à ma secrétaire.

— Oui, mais vous lui avez fait ce don en prévision de votre mariage. Si vous êtes à même de prouver que ce fut un cadeau de fiançailles, qu’elle le considérait comme tel en l’acceptant, vous avez le droit de l’obliger, soit à vous épouser, soit à restituer le don. A ce moment-là, vous serez à nouveau majoritaire et vous pourrez les jeter dehors. Vous avez des preuves ?

— Mais bon sang ! Je ne peux pas l’épouser ! Je n’en veux plus maintenant que j’ai vu ce dont elle est capable !

— Ça, c’est votre problème. Revenons à l’affaire. Avez-vous des témoins, ou des lettres, ou n’importe quoi prouvant que, lorsqu’elle a accepté ce don, elle savait que vous le faisiez parce qu’elle deviendrait votre femme ?

Je réfléchis. Bien sûr, j’avais des témoins ! Deux témoins : Miles et Belle.

— Vous voyez ? Vous n’avez contre eux que votre bonne foi. Et ils disposent d’une pile entière de pièces à conviction. Cela ne peut vous mener à rien. Cela pourrait même peut-être – qui sait ? – vous conduire à un internement en maison de santé. Ce ne serait pas la première fois qu’un cas de cette espèce se produirait. Je ne puis que vous conseiller de chercher dans une autre branche. Vous pourriez même vous lancer dans la concurrence : j’aimerais assez voir où peut mener cette phraséologie à condition de ne pas être obligé de l’attaquer… Ne les accusez surtout pas de complot, ils vous attaqueraient en dommages et intérêts et vous perdriez le peu qu’ils vous ont laissé.

Dans l’immeuble qu’habitait cet avocat, il y avait un bar. J’y ai bu, après avoir pris congé de lui, plus d’une demi-douzaine de verres…


* * *

Voilà les pensées qui m’occupaient, tandis que je gagnais le lieu de mon rendez-vous avec Miles. Quand notre affaire avait commencé à rapporter, il s’était mis en quête d’une petite maison dans la vallée de San Fernando, et il avait trouvé quelque chose à sa convenance. C’est donc là que je me rendis. Je me rappelai subitement que Ricky ne serait pas chez son beau-père, elle faisait un séjour au camp scout de Big Bear Lake. Je fus content de songer qu’elle ne serait pas témoin de la discussion qui ne manquerait pas d’éclater entre Miles et moi.

Dans le tunnel de Sepulveda, il me vint à l’idée qu’il ne serait pas malin de conserver sur moi mon certificat d’actionnaire. Je ne m’attendais pas à une bagarre, à moins de la provoquer moi-même ; pourtant, comme un chat échaudé craint l’eau froide, j’étais méfiant.

Laisser le certificat dans la voiture ? Supposons que je sois amené au poste pour coups et blessures : on ne sait comment une discussion comme celle que j’allais avoir avec Miles pouvait se terminer ! Ma voiture serait fouillée, confisquée peut-être.

Mieux valait trouver autre chose. M’adresser mon propre certificat par la poste ne valait rien non plus. Ces temps derniers, mon courrier m’attendait poste restante à cause de mes déménagements d’hôtel en hôtel. Le meilleur moyen serait d’envoyer le papier à quelqu’un de sûr… Et la seule personne sûre était : Ricky !

Cela peut sembler baroque de faire confiance à une représentante du sexe féminin alors qu’une autre vient de vous agrafer ? Mais quel rapport y avait-il entre les deux ? Aucun. J’avais connu Ricky la moitié de sa vie, et s’il y eut jamais fille droite comme un I, c’était bien elle. Pete lui faisait également confiance. Par ailleurs, elle n’avait pas de ces particularités physiques qui obnubilent les jugements masculins. Sa féminité ne dépassait pas son visage, son corps n’avait pas encore été touché.

Quand je parvins à m’extraire du trafic intense du Sepulveda Tunnel, je bifurquai dans une rue adjacente et descendis devant un drugstore. J’y fis l’achat d’une grande et d’une petite enveloppe, d’un bloc de papier à lettres et de timbres. Voici ce que j’écrivis :


Chère Ricki-tikki-tavi,[1]

J’espère te voir bientôt. En attendant, veux-tu avoir la gentillesse de garder pour moi l’enveloppe ci-jointe ? C’est un secret entre toi et moi.


Je me mis à réfléchir. Et si par malheur il m’arrivait quelque chose ? Un accident est vite arrivé ! Tant que ce papier serait entre les mains de Ricky, il risquait de tomber entre celles de Miles et de Belle. Il fallait empêcher cela à tout prix ! Je me rendis compte en conjecturant là-dessus que j’avais inconsciemment pris une décision en ce qui concernait le Long Sommeil : je n’allais plus m’en remettre à lui. Le fait de me retrouver la tête claire et le souvenir du laïus du médecin m’avaient rendu ma combativité. Je ne me dégonflerais pas en m’enfuyant, je resterais pour lutter. Ce certificat était ma meilleure arme. Il me donnait le droit de vérifier leur comptabilité ainsi que toutes les affaires de la société. S’ils essayaient encore de m’interdire l’entrée des locaux, je me ferais accompagner par un avocat et un représentant du shérif dûment mandaté par la Cour.

Grâce à ce certificat, je pourrais les attaquer. Je ne gagnerais peut-être pas la partie, néanmoins je pourrais faire du scandale. Un scandale susceptible de changer les projets d’achat de la compagnie Mannix ?

Valait-il donc mieux ne pas envoyer le papier à Ricky ?

Mais non, s’il m’arrivait quelque chose, je voulais que ce fût elle qui en bénéficie. Ricky et Pete étaient ma seule famille.

Je poursuivis ma lettre :


Si, par hasard, je ne te revoyais pas d’ici à un an, tu saurais qu’il m’est arrivé quelque chose. Dans ce cas, il faudra que tu t’occupes de Pete, si tu parviens à le trouver. Sans rien dire à personne, tu porteras l’enveloppe ci-jointe à une succursale de la Bank of America, tu demanderas à voir le fondé de pouvoir et tu exigeras qu’il l’ouvre.

Je t’embrasse. Oncle Danny.


Sur une deuxième feuille, j’écrivis :


3 décembre 1970

Los Angeles, Californie.

Je dépose aux bons soins de la Bank of America, au nom de Frederica Virginia Gentry, la liste d’actions de Robot Maison S.A. dont le certificat de propriété est ci-joint. Je demande que la Bank of America remette la totalité de ce dépôt à la personne susnommée le jour de sa majorité.


Et je signai. Cela me semblait clair. C’était le mieux que je pouvais faire, sur un comptoir de drugstore, avec un juke-box hurlant à mes oreilles.

Tout reviendrait à Ricky sans que ni Miles ni Belle n’aient la possibilité d’y toucher.

Si tout allait bien, il me serait facile de récupérer l’enveloppe lors de ma première rencontre avec Ricky. Je plaçai le certificat et la lettre adressée au fondé de pouvoir dans la petite enveloppe. L’ayant fermée, je la glissai accompagnée de ma lettre à Ricky dans la grande enveloppe, et jetai le tout dans la boîte aux lettres qui se trouvait devant le drugstore. Je remarquai que la prochaine levée avait lieu dans une vingtaine de minutes, et regagnai la voiture le cœur léger…

Ce n’était pas tant le fait d’avoir mis mes actions à l’abri que d’avoir résolu mes problèmes majeurs. Ou plutôt, sinon de les avoir résolus, de m’être décidé à les regarder en face, au lieu d’aller me cacher dans un coin sombre, ou d’essayer de les fuir grâce à je ne sais quelle drogue d’oubli. De toute évidence, j’avais envie de voir l’an 2000, mais je pouvais aussi bien le voir sans me presser… en attendant l’âge de 60 ans ; je serais alors peut-être encore assez jeune pour apprécier les filles. Pas de précipitation. Bondir, du seul fait d’un long sommeil, dans le siècle suivant, ne pouvait pas satisfaire un homme normal. C’est comme d’assister à la fin d’un film sans en avoir vu le début. Ce qu’il fallait faire des trente années à venir, c’était en goûter la saveur, au fur et à mesure de leur déroulement. Ensuite, lorsque viendrait l’an 2000, je serais en mesure de le comprendre.

En attendant, j’allais m’offrir une bagarre carabinée avec Miles et Belle. Je ne gagnerais peut-être pas la partie, mais ils sauraient qu’ils avaient été pris dans une tornade, comme le jour où Pete était entré couvert de plaies et pourtant tête haute, ayant l’air de dire : « Tu devrais voir l’autre matou ! » Je n’attendais pas de résultats vraiment positifs de la rencontre de ce soir. Tout ce qui pouvait en sortir serait une déclaration de guerre en bonne et due forme. Je prévoyais que je gâcherais le sommeil de Miles… il pourrait alors appeler Belle et lui gâcher le sien.

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