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Alors même qu’il pressait le bouton, je lui criai de ne pas le faire. Trop tard. Ma chute dans le temps avait commencé. Je ne voulais plus continuer ce que j’avais si bien provoqué, en tourmentant un pauvre vieillard qui ne m’avait fait aucun mal… Je ne savais même pas dans quel sens je faisais route ni, et c’était là le pire de l’affaire, si j’atteindrais le but de mon voyage.

C’est alors que se produisit l’« atterrissage ». Je ne crois pas être tombé de plus d’un mètre, mais je dégringolai comme un boulet. Puis j’entendis une voix qui disait :

— Ça alors, d’où venez-vous ?

C’était celle d’un homme d’environ quarante ans, chauve, mince et plutôt bien bâti. Il me faisait face, les poings sur les hanches. Il avait l’air compétent et astucieux. Son visage n’était pas spécialement déplaisant, sauf qu’à ce moment précis, il paraissait furieux.

Je jetai un regard circulaire et m’aperçus que je me trouvais sur du gravier et des aiguilles de pin. Une jeune femme se tenait aux côtés de l’homme, l’air sympathique, et manifestement de plusieurs années sa cadette. Elle me contemplait bouche bée.

— Où suis-je ? demandai-je stupidement.

J’aurais aussi bien pu demander : « En quelle année sommes-nous ? » mais cela eût semblé plus stupide encore. D’ailleurs, un seul coup d’œil suffit à me convaincre que je n’étais pas revenu en 1970. Pas davantage resté en 2001. Même en 2001, ces tenues-là étaient réservées aux plages. J’avais donc pris la mauvaise direction…

L’homme et la femme, l’un comme l’autre, ne portaient sur eux qu’une teinte bronzée et uniforme. Rien de plus. Et ils semblaient trouver que c’était bien suffisant ; en tout cas, ils n’étaient pas le moins du monde embarrassés.

— Procédons par ordre. Je vous ai demandé comment vous étiez arrivé ici ? (Il leva les yeux :) Votre parachute n’est pas resté accroché dans les arbres, n’est-ce pas ? De toute façon, que faites-vous ici ? Il est interdit d’entrer, c’est propriété privée. Et pourquoi un pareil déguisement ?

Mes vêtements me semblaient tout à fait courants surtout quand on considérait leurs propres costumes. Je ne répondis pas. Autres temps, autres mœurs. Je sentais que j’allais au-devant d’ennuis de toutes sortes.

La jeune femme posa une main sur le bras de son compagnon.

— John, dit-elle doucement, il me semble qu’il est blessé.

Il la regarda et me dit vivement :

— C’est vrai ?

— Je ne crois pas, répondis-je, en faisant un effort surhumain pour me relever. Quelques contusions, peut-être… Heu… pourriez-vous me dire quel jour nous sommes ?

— Hein ? Mais c’est le premier dimanche de mai. Le 3 mai, je crois.

— Écoutez, j’ai pris un terrible coup sur la tête. Je ne sais plus où j’en suis. Le combien sommes-nous, en quelle année, je veux dire ?

— Comment ?

J’aurais dû me taire jusqu’à ce que j’aie pu voir un calendrier ou un journal quelconque, mais il me fallait savoir immédiatement.

— Quelle année, s’il vous plaît ?

— Quel sacré coup vous avez dû prendre ! Nous sommes en 1970.

Son regard erra de nouveau sur mes vêtements.

J’eus peine à supporter le choc du soulagement.

J’étais à bon port. J’avais réussi ! J’avais réussi !

— Merci, merci mille fois. Vous ne pouvez vous rendre compte !…

Il eut l’air de vouloir appeler à l’aide. J’ajoutai donc avec quelque nervosité :

— Je suis sujet à des attaques d’amnésie. Une fois, j’ai perdu pied pendant cinq ans…

— Vous sentez-vous assez bien pour répondre à certaines questions ?

— Ne le tracasse pas, mon chéri, dit la jeune femme doucement, il a l’air convenable. Je crois qu’il s’est simplement trompé.

— Nous verrons. Eh bien ?

— Je me sens très bien, à présent. J’ai été un peu étourdi, mais ça va mieux.

— O.K. Comment êtes-vous venu ici ? Et pourquoi ce déguisement ?

— A vous dire vrai, je ne sais trop comment je suis arrivé là. Et j’ignore absolument je suis. Ces attaques me viennent si subitement… Quant à mon déguisement… disons que c’est de l’excentricité. Comme pour vous… La façon dont vous êtes habillés… je veux dire déshabillés…

Il consentit à sourire.

— Évidemment ! Mais il se trouve que c’est quand même à vous de donner des explications. Vous n’avez rien à faire ici, tandis que nous, nous sommes chez nous. Vous êtes sur les terrains du Club naturiste de Denver.


* * *

John et son épouse Jenny étaient de ces gens à la fois raffinés, impossibles à choquer et cordialement accueillants au point qu’ils auraient volontiers invité un tremblement de terre à prendre une tasse de thé en leur compagnie. John, visiblement peu convaincu par mes explications vaseuses, aurait aimé poursuivre ses investigations, mais Jenny le retint.

Il me lança encore un coup d’œil.

— Si je vous ramène au club, tout le monde me posera un tas de questions…

Je contemplai mes vêtements. Je me sentais vaguement mal à l’aise d’être habillé alors qu’ils ne l’étaient pas. J’avais l’impression de n’être pas très convenable…

— Dites-moi, John, croyez-vous que la situation serait simplifiée si je me débarrassais de mes vêtements, moi aussi ?

— Très bonne idée !

— Mon chéri, nous pourrions le présenter comme un invité, enchaîna Jenny.

— Humm…, oui. Va promener ta jolie anatomie, mon amour, et dis à ceux que tu rencontreras que nous attendons quelqu’un venu de… d’où dirons-nous, Danny ?

— Disons de Californie. De Los Angeles. C’est de là que je viens en réalité.

Je faillis lâcher « Grand Los Angeles » et me rendis compte que j’aurais à surveiller mon vocabulaire. Le cinéma n’était plus le « circorama ».

— De Los Angeles. Parfait. C’est tout ce qu’il nous faut. Nous n’employons pas les noms de famille, ici, sauf dans des cas exceptionnels. Vas-y, chérie. Parles-en comme d’une chose tout à fait naturelle. D’ici une demi-heure, nous nous retrouverons à la grille. Rapporte mon sac de voyage.

— Pourquoi, chéri ?

— Pour y mettre ce costume de carnaval. Il est assez époustouflant, même pour un excentrique.

Je m’élançai aussitôt vers les buissons afin de m’y déshabiller. J’avais à faire vite. Une fois Jenny partie, je n’avais pas de raison de feindre encore une pudeur excessive. Mais que faire des 20 000 dollars d’or (au cours de 1970 !) qui m’encerclaient la taille ?

Une fois déshabillé, j’entortillai mes vêtements autour de l’or, et tâchai de me comporter comme si le poids en était tout à fait normal. John Sutton lança un coup d’œil à ce baluchon sans souffler mot. Il m’offrit une des cigarettes qu’il portait dans une bandelette autour de la cheville. C’était une marque que je ne m’étais plus attendu à revoir jamais.

Je la secouai machinalement, mais elle ne s’alluma pas… Il me tendit son briquet.

— Maintenant que nous sommes seuls, vous n’avez rien de particulier à me dire ? demanda-t-il tranquillement.

Je réfléchis tout en fumant.

Cet homme avait le droit de savoir. Pourtant, il ne croirait certainement pas la vérité… A sa place, je n’aurais pas cru. Et ce serait encore pire s’il me croyait. Cela susciterait précisément ce dont je ne voulais à aucun prix. Je suppose que, si j’avais été un authentique, honnête et légitime voyageur dans le temps, engagé dans une recherche scientifique, j’aurais cherché la publicité, amené des preuves indiscutables, mais tel n’était pas le cas. Ma position quelque peu équivoque était celle d’un citoyen fourré dans une aventure sur laquelle il ne désire pas précisément attirer l’attention publique. J’étais simplement à la recherche d’une porte sur l’été, recherche que je voulais aussi discrète que possible.

— Vous ne me croiriez pas si je vous disais, John…

— Mmmm. Peut-être bien. Néanmoins, j’ai vu de mes propres yeux un homme tomber du ciel sans se faire aucun mal. Il porte de curieux vêtements. Il ne semble savoir ni où il est ni le jour de l’année… Danny, j’ai lu Charles Fort comme la plupart des gens, mais je ne m’attendais pas à rencontrer un cas semblable à ceux dont il parle. La chose étant, je ne crois pas que l’explication soit des plus simples. Alors ?

— Quelque chose dans votre façon de vous exprimer, John, me donne à penser que vous êtes avocat. Est-ce que je me trompe ?

— Non. Vous avez raison. Pourquoi ?

— Puis-je vous demander une consultation ?

— Dois-je comprendre que vous voulez me consulter à titre professionnel ?

— Si vous tenez à la formule, oui. Je vais probablement avoir besoin de vos conseils.

— Allez-y. Je vous écoute.

— Bon. J’arrive en droite ligne du futur. Voyage transtemporel.

Pendant plusieurs minutes, il ne dit mot.

— Vous avez raison, je ne vous crois pas. Restons-en aux crises d’amnésie. Ou, si vous préférez, je ne tiens pas à vous croire. Pas plus que je n’ai envie de croire aux revenants ni à la réincarnation ni à ces histoires de perception extra-sensorielle. J’aime les choses simples que je suis capable de comprendre. Je crois que la majorité des gens me ressemble. Aussi mon premier conseil sera-t-il de vous prier de considérer toute cette conversation comme nulle et non avenue. (Il se retourna :) Je pense qu’il serait bon que nous brûlions ces vêtements. Je vous trouverai autre chose à porter. Sont-ils combustibles ?

— Heu, pas facilement. Mais ils fondront.

— Il vaut mieux que vous gardiez vos chaussures. Nous en portons, la plupart du temps, et celles-là pourront passer. Si l’on vous pose des questions à leur sujet, vous direz qu’elles ont été faites spécialement pour vous. Des chaussures orthopédiques.

Avant que j’aie pu l’en empêcher, il déroula mes habits.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il était trop tard pour dissimuler.

— Danny, dit-il d’une drôle de voix, cette substance est-elle bien ce dont elle a l’air ou est-ce une imitation ?

— De quoi a-t-elle l’air ?

— On dirait de l’or.

— C’en est.

— D’où provient-il ?

— Je l’ai acheté.

Il saisit l’ensemble du métal, en éprouva la douceur molle, semblable à celle du mastic, puis le soupesa.

— Fichtre. Danny ! Avez-vous acheté ceci légalement ?

— Oui.

— Vous avez peut-être une licence de bijoutier ?

— Non, John. Je vous ai dit la vérité, que vous le croyiez ou non. J’ai acheté cet or légalement : le commerce en est libre comme l’air, là d’où je viens. Je voudrais maintenant l’échanger contre des dollars, le plus tôt possible. Je sais qu’on n’a pas le droit d’avoir de l’or en réserve. Mais que peut-on me faire si je pose ça sur un comptoir de banque en leur demandant de le peser ?

— Rien, en fin de compte… si vous vous en tenez à vos crises d’amnésie. Mais dans l’intervalle, ils peuvent vous créer des quantités d’empoisonnements. Admettons que vous ayez trouvé ça dans les montagnes. C’est généralement là que les prospecteurs en ramassent.

— Eh bien, comme vous voudrez. Je ne crains pas de faire un petit mensonge, puisque cet or est ma propriété légitime.

— Vous l’avez donc trouvé dans les montagnes.


* * *

Les Sutton prolongeant leur séjour au Club jusqu’au lundi matin, j’en fis autant. John et Jenny avaient leur cabine personnelle. Je dormis dans le dortoir du Club. Le lendemain matin, John me donna une chemise et des blue-jeans. Mes habits personnels enveloppaient l’or, à l’intérieur d’un sac de voyage, dans la malle arrière de la voiture de John – une Jaguar Imperator (preuve de plus qu’il n’avait rien du chicanier miteux, mais cela je l’avais déjà senti).

Je ne vis jamais plus mon or, mais dans les semaines qui suivirent, John m’en donna l’exacte contrepartie moins le pourcentage perçu sur la vente du métal. Je sais qu’il n’eut pas affaire directement avec les services officiels, car il me remit chaque fois des chèques d’acheteurs particuliers. Il ne déduisit rien pour lui-même et n’entra jamais dans les détails.

Peu m’importait, d’ailleurs. Ce premier mardi, le 5 mai 1970, je louai un petit grenier dans le vieux quartier. J’équipai ce logement d’une planche à dessin, d’une table de travail, d’un lit et de quelques objets divers.

Dessiner à l’aide du vieux compas et d’une règle à calcul fut long et fatigant. Je n’avais pas une minute à perdre : je construisis ma machine à dessiner avant de m’attaquer à la métamorphose de mon Robot-à-tout-faire. Cette fois, il devint le Robot Universel, conçu de manière à couvrir tout l’éventail des gestes humains.

Le travail fut à la fois rapide et lent. Rapide parce que je savais exactement où j’allais, lent parce que je n’avais ni l’atelier nécessaire ni aucune aide.

Enfin, au début de septembre, les deux prototypes achevés, j’étais prêt à commencer les plans et les descriptions. Je fis mes dessins et me procurai des plaques couvrantes laquées pour mes deux inventions, les munissant de revêtements chromés. Cela représenta une douloureuse augmentation de frais, mais que j’estimai nécessaire. Et encore, j’avais utilisé au maximum des éléments standards, sans lesquels je n’aurais rien pu construire de proprement commercial. Simplement, je n’aimais pas grever mon budget pour des raisons de pure présentation extérieure.

Un jour que j’étais assis au comptoir d’un restaurant de Champa Street, je reconnus dans le miroir qui me faisait face, le Pr Twitchell ! Ma première réaction fut de vouloir me glisser sous le comptoir afin de n’être pas aperçu. Puis je me repris, en songeant que, de toutes les personnes vivant en 1970, il était celui dont j’avais le moins à craindre. Rien ne pouvait arriver, puisque rien n’arriverait… je veux dire, « n’était arrivé »… Je cessai de me débattre dans les temps de verbes, me disant que si le voyage dans le temps devenait une réalité courante, la grammaire devrait bien s’en accommoder.

En tout cas, passé, futur ou autre, Twitchell ne pouvait représenter une source d’ennui. J’étudiai son visage dans la glace ; pleins d’assurance, sévères et légèrement arrogants, les traits assez beaux n’eussent pas déparé la face même de Zeus. Je n’avais de ce visage d’autre souvenir que celui d’une époque où il était déjà en ruine, mais aucun doute sur lui n’était possible.

Twitchell s’aperçut de l’attention que je lui portais et se tourna vers moi.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Heu, non… vous êtes bien le Pr Twitchell, n’est-ce pas, de l’Université ?

— C’est exact. Est-ce que je vous connais ?

— Non, professeur. Mais je vous ai entendu faire une conférence. On pourrait dire que je suis un de vos admirateurs.

Il eut comme un demi-sourire, sans plus. Je vis qu’il n’était pas dévoré par ce besoin d’adulation qui devait s’emparer de lui plus tard. A cet âge, il était encore sûr de lui et n’avait besoin que de son approbation personnelle.

Nous bavardâmes un moment et je tâchai de le retenir quand il eut terminé son sandwich.

— Vous me feriez grand honneur en acceptant de prendre un verre en ma compagnie, lui dis-je.

Il secoua la tête.

— Je ne bois que fort rarement et jamais dans la journée. Je vous remercie. Je suis content d’avoir fait votre connaissance. Passez me voir à mon laboratoire un jour si vous êtes dans les parages.

Je lui dis que cela me ferait plaisir…

Je ne fis pas beaucoup de gaffes en 1970 (pour mon second passage !) car je retrouvais un monde déjà familier, et de toute façon, la plupart de ceux qui auraient pu me reconnaître se trouvaient en Californie.

Mais les tout petits détails m’embarrassèrent.

Ainsi le jour où je m’emmêlai dans mes fermetures Éclair, simplement parce que je m’étais habitué aux fermetures électrostatiques, plus pratiques et plus sûres. Me raser, je dus recommencer à me raser ! J’allai même jusqu’à m’enrhumer (horrible résurgence du passé) pour avoir oublié que les vêtements pouvaient se tremper à la pluie.

Des plats dans lesquels la nourriture refroidit, des chemises qu’il faut laver, des miroirs de salles de bains qui s’embuent, des nez qui coulent, de la crasse sous les pieds et dans vos poumons… Non, décidément, je m’étais habitué à un mode de vie meilleur et 1970 fut une série prolongée de frustrations mineures jusqu’à ce que je fusse parvenu à prendre sur moi. Un chien s’habitue à ses puces, et je fis de même.

Tout en m’échinant quatorze heures par jour dans mon atelier, j’entrepris un travail latéral, si j’ose dire. Le cabinet d’avocat de John m’assurant l’anonymat, je confiai à une agence de détectives privés le soin de retracer le passé de Belle, en leur livrant toutes les données que je possédais à son sujet.

Quelques jours plus tard, une enveloppe épaisse m’attendait.

Belle avait été une fille très occupée. Née six ans plus tôt qu’elle ne le prétendait, elle avait été mariée deux fois avant d’atteindre sa dix-huitième année (l’un des deux mariages ne comptait d’ailleurs pas, car l’homme avait déjà une épouse). L’agence n’avait pu déterminer si Belle avait divorcé de son second mari. Il apparaissait ensuite qu’elle s’était remariée à quatre reprises bien qu’un de ces mariages fût sujet à caution. Un divorce avait été prononcé contre elle, et un autre de ses maris était décédé. Il se pouvait qu’elle fût encore « mariée » aux survivants.

Son casier judiciaire était long et intéressant, mais elle n’avait été condamnée qu’une fois, dans le Nebraska, sans toutefois faire son temps, car elle s’était tout simplement procuré une autre identité. L’agence demandait si les autorités du Nebraska devaient en être avisées. Je répondis par la négative. Belle était signalée « disparue » depuis neuf ans, et elle n’avait été condamnée que pour avoir attiré des gens dans une partie de cartes truquées. Je me demandai ce que j’aurais fait si ç’avait été pour trafic de drogue ? Les décisions rétrospectives sont sujettes à bien des complications.

Mon horaire de travail sur plans se trouva quelque peu retardé. Mes descriptions n’étaient qu’à moitié terminées, puisqu’elles étaient liées aux dessins, et je n’avais encore rien fait pour les droits. J’avais sous-estimé le temps qui me serait nécessaire et surestimé mes capacités.

Je n’avais pas encore montré mes joujoux à mes amis Sutton. Non par goût des cachotteries, mais bien parce que je tenais à éviter des bavardages et des conseils inutiles tant qu’ils ne seraient pas au point.

Le dernier samedi de septembre, il avait été entendu que je les accompagnerais tous les deux au camp du Club. Ils devaient venir me prendre. Mais quand ils passèrent au début de la matinée, je leur dis que je ne pouvais venir, ayant à terminer un travail. Ils vinrent voir quel genre de travail…

Nul de nous trois n’alla à la montagne pour le week-end. Je fis devant eux les démonstrations des deux prototypes. Jenny ne s’intéressa pas beaucoup à la machine à dessiner (ce n’était pas un sujet proprement féminin, sauf pour une femme ingénieur), mais elle demeura bouche bée devant le Robot Universel. Elle tenait son intérieur à l’aide d’un Robot Maison, première manière, et vit immédiatement tout ce que mon invention apportait de nouveau dans le domaine domestique.

John, lui, comprit l’importance de la machine à dessiner. Quand je lui montrai comment je pouvais noter ma signature, la mienne sans aucune contestation possible, en appuyant simplement sur des boutons – j’avoue que je m’étais exercé – il demeura stupéfait.

— Mon ami, vous allez jeter des milliers de dessinateurs sur le pavé.

— Pas du tout. Le manque d’ingénieurs se fait sentir chaque année davantage dans ce pays. Cette machine aidera à combler la lacune. D’ici une génération, vous verrez cet instrument dans tous les bureaux d’ingénieurs et dans tous les ateliers d’architectes de la région. Ils seraient aussi perdus sans lui qu’un mécanicien sans outils électriques.

— Vous pariez comme si c’était une certitude.

— C’en est une.

Il jeta un coup d’œil sur le Robot Universel, à qui je venais de confier le rangement de ma table de travail, et revint à la machine à dessiner.

— Quelquefois, Danny, je me dis qu’il est possible que vous m’ayez dit la vérité le jour où nous nous sommes rencontrés…

— Appelez ça mon don de seconde vue, dis-je en haussant les épaules, mais je vous répète que c’est une certitude. D’ailleurs, quelle importance ?

— Aucune, je suppose. Quels sont vos projets pour ces… objets ?

Je fronçai les sourcils.

— C’est là le hic, John. Je suis un bon ingénieur et un mécano plus que passable quand il le faut. Mais je ne suis pas homme d’affaires. Je l’ai prouvé. Vous ne vous êtes jamais occupé de brevets ?

— Non. C’est un travail de spécialiste.

— En connaissez-vous un qui soit honnête ? Et qui soit calé en même temps ? Je suis arrivé au point où il m’en faut un. Je dois fonder une société pour l’exploitation de mes robots. Et il faudrait aussi en établir le financement. Je n’ai pas énormément de temps. Je suis même terriblement pressé par le temps.

— Pourquoi ?

— Il va falloir que je retourne là d’où je suis venu.

Il resta longtemps sans souffler mot, pour me demander enfin :

— De combien de temps disposez-vous encore ?

— Heu… environ neuf semaines. Neuf semaines à partir de jeudi pour être précis.

Il contempla les deux machines et revint à moi.

— Mieux vaudrait réviser vos horaires. Vous en avez plutôt pour neuf mois de travail, semble-t-il. Et même alors, vous ne serez pas prêt pour la fabrication, vous en serez juste au stade du démarrage, à supposer que tout marche sans accroc.

— John, c’est impossible ! Je ne pourrai…

— Bien sûr que vous ne pourrez pas.

— Je veux dire, je ne pourrai pas changer mes horaires. Cela échappe à mon contrôle… maintenant.

Je m’enfouis le visage dans les mains. Ayant eu moins de cinq heures de sommeil quotidien depuis pas mal de jours, j’étais mort de fatigue. Je me sentis prêt à croire qu’après tout il y avait peut-être une parcelle de vérité dans l’histoire de la fatalité… Un homme peut lutter contre elle, mais il ne peut jamais la vaincre.

— Accepteriez-vous de vous en occuper ? dis-je en levant la tête.

— Moi ? M’occuper de quoi ?

— De tout. Personnellement, j’ai fait tout ce dont je suis capable.

— Cela représente un gros morceau, Dan. Je pourrais vous dépouiller intégralement. Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? Et ceci peut être une véritable mine d’or.

— Je ne l’ignore pas.

— Alors, pourquoi me faire confiance ? Mieux vaut que vous me gardiez comme avocat. Je vous donne des conseils, vous me payez des honoraires.

En proie à une douloureuse migraine, je m’efforçais de réfléchir. Une fois déjà, j’avais pris un associé… Mais, bon sang ! Qu’importe le nombre de fois où l’on se brûle les doigts, on doit faire confiance aux gens ! Sans quoi l’on n’a plus qu’à se faire ermite dans une caverne.

— Écoutez, John, c’est vous qui avez eu confiance en moi. Maintenant, j’ai de nouveau besoin de votre aide. Alors, acceptez-vous de m’aider ?

— Bien sûr qu’il vous aidera, intervint Jenny avec douceur. Quoi que je n’aie pas entendu ce que vous avez raconté tous les deux.

Jenny tapa donc les descriptions pour nous. John retint un avocat spécialiste pour les brevets. Je ne sais s’il le paya ou s’il l’intéressera à l’affaire en lui offrant un morceau de gâteau. Je ne lui demandai jamais, lui laissant l’entière responsabilité de l’affaire. C’est même lui qui décida de nos participations respectives. Non seulement ceci me laissa une entière liberté d’esprit pour mon travail, mais encore, je me disais qu’ainsi John ne se trouverait pas tenté comme l’avait été Miles. Franchement, d’ailleurs, je m’en fichais. L’argent en tant que tel est sans intérêt. Je n’insistai que sur deux points :

— Il est nécessaire que la firme s’appelle Aladin Autoengineering Corporation.

— Cela fait un peu extravagant. Pourquoi pas Davis et Sutton ?

— C’est ainsi que ce doit être, John.

— Vraiment ? C’est votre don de seconde vue qui vous dicte cela ?

— C’est bien possible. Comme label, nous utiliserons une image d’Aladin en train de frotter sa lampe magique, avec un génie planant au-dessus de lui. Je vais faire un croquis. Ah ! Encore une chose primordiale. La maison mère doit être à Los Angeles.

— Quoi ? Vraiment, vous allez trop loin ! Si vous tenez à ce que je m’occupe de cette histoire… Qu’avez-vous donc contre Denver ?

— Rien, c’est une ville charmante. Mais ce n’est pas l’endroit indiqué pour la maison mère. Choisissez un bon site, et un beau matin vous vous réveillez pour découvrir que l’enclave fédérale vous a submergé, vous mettant sur le pavé jusqu’à ce que vous ayez monté une nouvelle affaire. Par ailleurs, la main-d’œuvre est rare par ici, tandis que Los Angeles a un nombre illimité d’ouvriers qualifiés. Los Angeles est un port de mer, Los Angeles est…

— Écoutez, Dan, il n’y a pas un habitant du Colorado qui soit assez fou pour aller vivre en Californie. J’y ai été cantonné pendant la guerre, je sais de quoi je parle ! Prenez Jenny, elle est native de là-bas, c’est sa honte secrète. Vous ne parviendriez pas à la convaincre d’y retourner. Ici, vous avez des hivers, des saisons changeantes, l’air vivifiant des montagnes, de magnifiques…

— Oh ! je n’irais pas jusqu’à prétendre que je n’y retournerai jamais, dit Jenny.

— Que dis-tu, chérie ?

Jenny déposa son tricot, ce qui était plein de signification.

— Si nous allions là-bas, mon chéri, nous pourrions faire partie de l’Oakdale Club. On y nage en plein air toute l’année. J’y pensais justement, ce dernier week-end, quand j’ai vu de la glace sur l’étang de Boulder.


* * *

Je restai en compagnie des Sutton jusqu’au 2 décembre 1970. Je dus emprunter 3 000 dollars à John – les prix dont j’eus à payer certains éléments étant parfaitement scandaleux ! – et je lui offris une hypothèque sur l’affaire comme garantie. Il me laissa signer le papier, puis le déchira et jeta les morceaux au panier.

— Vous me rembourserez quand cela vous arrangera, me dit-il.

— Ce sera dans trente ans, John.

— Tant que ça ?

Je lui remâchai l’histoire. Il ne m’avait jamais demandé de lui redire mon aventure depuis cet après-midi, six mois auparavant, où il m’avait déclaré que, bien que n’en croyant pas un mot, il se porterait cependant garant pour moi à son club.

Il était temps de le convaincre de la vérité.

— Allons-nous réveiller Jenny ? Elle a le droit d’entendre, elle aussi.

— Hmm, non. Laissons-la dormir jusqu’au moment de votre départ. Jenny est un être simple, Dan. Dès l’instant où elle vous aime bien, il lui est totalement indifférent de savoir qui vous êtes et l’endroit d’où vous venez. Je lui raconterai l’histoire moi-même, plus tard, si cela me paraît indiqué.

— Comme vous voudrez.

Il me laissa aller jusqu’au bout, m’interrompant seulement pour remplir nos verres (ginger ale pour le mien, car j’avais de bonnes raisons de me méfier de l’alcool). Quand j’en vins au moment où je leur étais apparu dans les environs de Boulder, je me tus. Puis j’ajoutai :

— Voilà, je vous ai tout dit. Il reste un seul détail : ma chute à l’arrivée. J’y ai réfléchi depuis ; elle n’a pas été de plus d’un mètre. S’ils avaient nivelé – je veux dire, s’ils devaient niveler – ce terrain plus en profondeur pour construire le laboratoire, je me serais matérialisé en plein sol… J’ose à peine imaginer les résultats que cela aurait eus…

John continua à fumer.

— Eh bien, fis-je, qu’en pensez-vous ?

— Vous m’avez raconté un tas de choses sur ce que Los Angeles, je veux dire le Grand Los Angeles, sera un jour. Quand je vous reverrai, je vous dirai si vous avez exagéré.

— Nullement. Tout au plus quelques oublis mineurs.

— Hmm. Vous avez le don de rendre tout ça vraisemblable. Néanmoins, vous m’apparaissez comme le plus charmant farfelu que j’aie jamais rencontré. Dieu merci, cela ne semble être pour vous un handicap, ni en tant qu’ingénieur ni en tant qu’ami. Je vous aime bien, mon vieux. Je vous offrirai une jolie camisole de force, toute neuve, pour votre petit Noël.

— Comme vous voudrez.

Il faut que ce soit ainsi… La seule alternative serait que je sois moi-même fou à lier… ce qui serait assez ennuyeux pour Jenny. (Il lança un coup d’œil à la pendule :) Il va falloir la réveiller. Elle m’arracherait les yeux si je vous laissais partir sans lui avoir dit au revoir.

— Cela ne me viendrait pas à l’esprit.

Ils me conduisirent à l’aéroport international de Denver. Jenny m’embrassa à la grille de départ et j’embarquai clans l’avion de 11 heures à destination de Los Angeles.

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