Je ne fus pas tout à fait inconscient. Comme la drogue m’envahissait – elle agit plus vite encore que la morphine – je me sentis pris de vertige, plongé dans un état de vacuité. Sans plus. Miles cria quelque chose à Belle et m’empoigna par la taille tandis que mes genoux se pliaient. Il me traîna vers une chaise sur laquelle je m’affalai et le vertige passa.
Je restais éveillé, mais une partie de moi était morte. A présent, je sais de quoi ils se sont servis : la « drogue des zombis ». La réponse de l’oncle Sam au « lavage de cerveau ». Pour autant que je sache, nous ne nous en sommes jamais servis sur un prisonnier, mais on l’a mise au point lors des recherches sur le lavage de cerveau et elle existait, illégale mais efficace. C’est du même produit que l’on se sert actuellement dans les psychanalyses accélérées, mais je crois qu’il faut un permis spécial au psychanalyste pour l’utiliser.
Dieu sait comment Belle se l’était procurée. Mais Dieu sait combien de gogos elle avait à sa disposition. Ce n’est d’ailleurs pas à cela que je pensais alors. Je ne pensais à rien du tout. J’étais tassé sur la chaise, aussi passif qu’un plant de poireau. J’entendais tout, je voyais tout, mais même si une femme nue avait traversé la pièce, je n’aurais pas déplacé mon regard pour suivre son image une fois sortie de mon champ visuel.
A moins d’en avoir reçu l’ordre.
Pete sortit de son sac et vint près de moi pour me demander ce qui se passait. Comme il ne recevait pas de réponse, il se mit à se faire les griffes sur mes jambes en insistant. Le silence seul accueillant ses manèges, il me grimpa sur les genoux, me posa ses pattes de devant sur la poitrine et, me regardant de près, exigea d’être mis au courant.
Je ne répondais toujours pas ; il se mit alors à grogner et à pousser des cris.
Ce qui attira sur lui l’attention de Miles et de Belle.
En me déposant sur la chaise, Miles avait dit :
— Voilà à quoi tu es arrivée ! Es-tu devenue folle ?
— Garde ton sang-froid, mon vieux, rétorqua Belle. Nous allons lui faire son affaire une fois pour toutes.
— Quoi ? Tu t’imagines que je vais prêter la main à un meurtre…
— Oh, la ferme ! Ce serait la chose logique à faire, mais tu manques de cran. Heureusement, avec cette drogue, ce ne sera pas nécessaire.
— Que veux-tu dire ?
— Il est à nous, maintenant. Il fera ce que je lui dirai de faire. Il ne nous causera plus d’ennuis.
— Mais, bon Dieu, Belle, tu ne peux pas le garder toujours sous l’effet de cette drogue.
— Cesse de parler comme un avocat. J’en connais les effets, toi pas. Quand il sortira de ce coma, il fera ce que je lui aurai ordonné de faire. Je vais lui ordonner de ne pas nous poursuivre, et il ne nous poursuivra pas. Je lui ordonnerai de ne plus mettre son nez dans nos affaires, il nous fichera la paix. Si je lui dis d’aller à Tombouctou, il ira. Si je lui dis d’oublier toute cette scène, il l’oubliera, mais il n’en exécutera pas moins les ordres donnés dans l’intervalle.
Je l’écoutais, et comprenais ses paroles, mais sans y prendre aucun intérêt. Si l’on avait crié : « Au feu ! » j’aurais compris également, mais toujours sans réagir.
— Je n’en crois rien, fit Miles.
— Vraiment ? (Elle lui lança un étrange regard :) Pourtant, tu devrais.
— Quoi ? Que veux-tu dire ?
— Laisse tomber. Cette drogue fonctionne à merveille, mon petit. Mais d’abord, il nous faut…
C’est à ce moment-là que Pete se mit à pousser des clameurs. On n’entend pas souvent hurler un chat. On peut passer une vie entière sans entendre cela. Ils ne le font jamais quand ils se battent, quel que soit le coup qu’ils encaissent. Ils ne le font pas pour une simple contrariété. Un chat ne hurle qu’en cas de détresse extrême, lorsque la situation est absolument insupportable et que tout ce qui reste à faire est de hurler.
Cela fait penser aux gémissements des sorcières annonçant la Mort. Aussi peut-on à peine les supporter, on a les nerfs touchés à vif.
— Ce damné chat ! cria Miles. Il faut le chasser d’ici.
— Tue-le ! jeta Belle.
— Hein ? Toujours excessive, Belle ! Dan ferait plus de drame pour ce triste animal que si nous lui avions ôté jusqu’à son dernier penny. Voyons…
Il ramassa le sac de Pete.
— Je le tuerai moi-même, cria Belle. Il y a des mois que j’ai envie de tuer cette sale bête !
D’un regard circulaire, elle chercha une arme et la découvrit sous la forme d’un tisonnier posé près de la cheminée. Elle s’élança et l’empoigna.
Miles ramassa Pete et essaya de le faire rentrer dans le sac. « Essaya » est le mot juste. Pete n’aime être ramassé que par Ricky ou moi. Or, je ne m’y risquerais pas moi-même pendant qu’il hurle sans avoir entrepris de sérieuses négociations préalables. Un chat bouleversé est aussi intouchable que le mercure. Et même dans son état normal, Pete n’aurait pas toléré d’être soulevé par la peau du cou.
Il enfonça ses griffes dans l’avant-bras de Miles et ses dents dans le gras du pouce. Miles poussa un cri et le lâcha.
— Mais bouge-toi donc ! hurla Belle, qui s’élança avec le tisonnier.
Les intentions de Belle étaient claires. Elle possédait l’arme et la force nécessaires. Mais elle manquait d’habitude dans la manipulation de son arme, tandis que Pete connaissait fort bien les siennes. Il plongea et lui lacéra les deux jambes. Belle poussa un hurlement et lâcha le tisonnier.
Je n’ai pas très bien vu la suite. Je regardais droit devant moi, la plus grande partie du living-room était dans mon champ visuel, mais je ne pouvais voir sans en avoir reçu l’ordre. C’est donc « au son » que j’ai deviné la succession des événements, sauf pour le bref épisode pendant lequel ils traversèrent mon champ visuel, avec une soudaineté incroyable : d’abord deux personnes à la poursuite d’un chat, puis, presque simultanément, deux personnes poursuivies par un chat. A part cette courte scène, j’eus conscience de la bagarre grâce à des bruits de chutes et de courses, des cris, des jurons et gémissements.
Je ne crois pas qu’ils l’aient jamais seulement effleuré.
Ce qui m’arriva de pire cette nuit-là, celle de la plus belle heure de Pete, celle de sa plus grande bataille et de sa plus grande victoire, fut non seulement de n’en pas voir tous les détails, mais d’être totalement incapable d’en apprécier le moindre épisode.
Je voyais, j’entendais, mais sans pouvoir y prendre intérêt. Au point culminant, je gardai un silence passif.
Je m’en souviens à présent, et ressens les émotions non éprouvées alors. Mais ce n’est pas la même chose ; je suis à jamais lésé, comme celui qu’on a drogué pendant son voyage de noces.
Les chutes et les imprécations cessèrent subitement, et Miles et Belle reparurent dans le living-room.
— Qui a laissé la porte coulissante déverrouillée ? demanda Belle.
— Toi-même. Et ne nous casse plus les pieds avec tes histoires. Ça suffit comme ça.
Miles avait du sang sur le visage et sur les mains ; il tamponnait, sans soulagement apparent, ses profondes égratignures. Il avait dû tomber, cela se voyait à ses vêtements, et sa veste était fendue dans le dos.
— Du diable si je me tais ! Y a-t-il un fusil dans la maison ?
— Hein ?
— Je vais tuer ce sale chat.
L’état de Belle était encore plus lamentable que celui de Miles, sa peau étant moins protégée. Ses bras, ses jambes, ses épaules… On pouvait être certain qu’il se passerait un temps assez long avant qu’on la vît s’aventurer en robe décolletée ; et à moins de soins très rapides, elle allait garder des cicatrices. Elle avait l’air d’une harpie sortant d’une bagarre avec ses sœurs.
— Assieds-toi ! dit Miles.
— Je vais tuer ce chat, insista-t-elle.
— Eh bien, ne t’assieds pas, va te laver ! Je vais te panser et tu en feras autant pour moi. Je t’en prie, oublie ce chat. Nous nous en sommes débarrassés.
Belle eut une réponse que je ne saisis pas, mais Miles avait compris, puisqu’il répondait.
— Tu en es une aussi ! Écoute, Belle, même si j’avais un fusil – je ne dis pas que ce soit le cas – et que tu te mettes à tirer, que tu touches ou non cette bête, nous aurions la police sur notre dos en quelques minutes… Avec celui-là chez nous ? Et si tu sors de la maison sans arme, il est probable que cette bête serait capable de te tuer ! (Il poussa un grognement de colère :) Il devrait y avoir une loi contre les propriétaires d’animaux de ce genre. C’est un vrai danger public… Écoute-le !
On entendait Pete tourner autour de la maison. A présent il ne hurlait plus, il lançait de temps en temps son cri de guerre invitant les deux autres à sortir. Seuls ou ensemble, armés ou non. Belle écouta et frémit.
— Ne te tracasse pas, murmura Miles, il ne peut pas entrer. J’ai non seulement fermé la porte coulissante que tu avais laissée ouverte, mais j’ai verrouillé la porte d’entrée.
Miles vérifia les fermetures des fenêtres. Puis Belle quitta la pièce et il la suivit. Quelque temps après leur départ, Pete se tut. Je ne sais combien de temps ils demeurèrent absents, le temps ne signifiant rien pour moi.
Belle revint la première. Son maquillage et sa coiffure étaient impeccables. Elle portait une robe à manches longues et à encolure montante. Elle avait remplacé ses bas déchiquetés. A l’exception de quelques petites bandes de sparadrap sur son visage, elle ne gardait nulle trace de la bataille. Sans cette expression dure sur son masque, et en d’autres circonstances, je me serais délecté à la contempler.
Elle se dirigea vers moi et m’ordonna de me lever. J’obéis. D’une main experte, elle me fouilla sans oublier la poche gousset, les poches de chemise, et une poche en diagonale à gauche dans la doublure de la veste. Ses trouvailles ne furent pas brillantes. Mon portefeuille et un peu d’argent, mes papiers d’identité, mon permis de conduire, diverses clefs, un peu de monnaie, un petit inhalateur et le bric-à-brac qu’on trouve dans toute poche masculine. Elle trouva également le chèque barré qu’elle m’avait expédié elle-même. Elle le retourna, lut l’endossement que j’y avais fait et eut l’air étonnée.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Dan ? Tu contractes des assurances ?
— Non.
J’aurais été disposé à lui en dire davantage, mais répondre à la dernière question posée était tout ce dont j’étais capable.
Elle fronça les sourcils et posa le chèque auprès de mes autres affaires. A ce moment-là, elle vit le sac de Pete et se souvint probablement de la poche intérieure. Elle le ramassa et l’ouvrit.
Immédiatement, elle découvrit les duplicata des formulaires que j’avais signés pour laMutual Assurance Co. Elle s’assit et se mit à les lire. Je demeurai là où elle m’avait laissé, tel un mannequin de vitrine attendant d’être rangé.
Bientôt Miles fit son entrée, en pantoufles, vêtu d’un peignoir de bain et d’une respectable quantité de gaze maintenue par du sparadrap. Il avait l’air d’un poids moyen de quatrième catégorie dont le manager a accepté un match où son poulain est voué à la « pile ». Sur son crâne chauve, il portait un pansement circulaire. Pete l’avait probablement atteint pendant sa chute.
Belle leva les yeux et lui fit signe de se taire en indiquant la liasse de papiers qu’elle parcourait. Il s’installa et se mit à lire. Il l’eut vite rattrapée et termina sa lecture par-dessus son épaule.
— Ça change tout, dit-elle enfin.
— Pire que ça ! Cet engagement est pour le 4 décembre, c’est-à-dire demain. Ce type est aussi brûlant que le désert de Mojave à midi. Il faut nous en débarrasser ! (Il jeta un coup d’œil à la pendule :) Ils vont le faire rechercher dès demain matin.
— Décidément tu trembles à la moindre alerte ! Au contraire, c’est une veine ! Oui, c’est le meilleur coup de veine que nous puissions espérer.
— Explique-toi, je ne comprends pas.
— La drogue des zombis, malgré ses qualités, a ses limites. Suppose que tu endormes quelqu’un à l’aide de cette drogue et que tu lui imposes ce qu’il doit faire. Bon. Il s’exécute. Mais que sais-tu de l’hypnotisme ?
— Pas grand-chose.
— Connais-tu quelque chose en dehors de la loi, mon pauvre chou ? Tu n’as vraiment aucune curiosité. Un commandement post-hypnotique (c’est à cela que ceci correspond) peut entrer et entre pour ainsi dire toujours en contradiction avec les envies réelles du sujet. Cela peut éventuellement le mener aux mains des psychiatres. S’il a affaire à un bon psychiatre, il y a de fortes chances pour que celui-ci découvre le pot aux roses. Il y a donc une possibilité que Dan aille chez un psychiatre et se trouve délivré des ordres que je lui aurai transmis. Si cela se produisait, il ne manquerait pas de nous causer de graves ennuis.
— Mais bon sang ! Tu m’as affirmé que cette drogue était tout à fait sûre !
— Voyons, mon vieux, il faut prendre des risques dans la vie. C’est cela qui la rend amusante ! Voyons, laisse-moi réfléchir. (Au bout d’un moment, elle enchaîna :) La chose la plus sûre est de le laisser mettre à exécution son projet de Long Sommeil. Il ne nous dérangera pas plus que s’il était mort. Et nous ne courrons ainsi aucun risque. Au lieu de lui donner toute une série de commandements compliqués et de nous tracasser à espérer qu’il ne les rejettera pas, tout ce que nous aurons à faire sera de lui ordonner de poursuivre son idée de Long Sommeil, de le ramener à lui et de le faire sortir d’ici. Ou plutôt, de le faire sortir d’ici et de le ramener à lui ensuite.
Elle se tourna vers moi.
— Dan, allez-vous faire une cure de Long Sommeil ?
— Non.
— Comment ? Que signifie alors tout cela ?
Elle désigna les paperasses qu’elle avait sorties du sac.
— Ce sont des papiers pour le Long Sommeil. Des contrats avec la Mutual Assurance Co.
— Il est devenu idiot, dit Miles.
— Bien sûr, qu’il est idiot ! J’oublie toujours qu’on ne peut pas penser quand on est sous l’effet de la drogue. On entend, on peut parler et répondre à des questions posées. Encore faut-il que ce soient les bonnes questions. Il est incapable de penser.
Elle s’approcha et me regarda au fond des yeux.
— Dan, je veux que tu me dises tout au sujet de cette histoire de Long Sommeil. Commence par le commencement, et raconte-moi toute l’affaire. Tu as là tous les papiers nécessaires. Apparemment, ils ont été établis aujourd’hui. Et tu me dis maintenant que tu ne vas pas le faire. Explique-moi pourquoi, après avoir pris cette décision, tu changes tout à coup d’avis ?
Et je le lui dis. A une question posée de cette manière-là, je ne pouvais que répondre. Cela me prit du temps. Elle avait spécifié : tout depuis le commencement. Je lui donnai tous les détails.
— Alors, tu as réfléchi dans ce restaurant et tu as changé d’avis ? Tu as préféré venir nous trouver pour nous créer des ennuis et renoncer au Long Sommeil ?
— Oui.
J’allais enchaîner et lui raconter le trajet avec Pete, ce que je lui avais dit et ce qu’il m’avait répondu, j’allais lui raconter mon arrêt au drugstore, l’envoi à Ricky et comment Pete avait refusé de rester dans la voiture…
Mais elle ne m’en laissa pas le temps.
Elle me dit aussitôt :
— Tu as de nouveau changé tes projets, Dan. Tu désires prendre le Long Sommeil. Tu vas prendre le Long Sommeil. Tu ne permettras à personne de t’empêcher de prendre ce Long Sommeil. Compris ? Alors, que vas-tu faire ?
— Je vais prendre le Long Sommeil dont j’ai envie.
Je chancelai. Je m’avançai vers elle en titubant.
Elle s’écarta vivement et cria :
— Assis !
Je m’assis.
Belle se tourna vers Miles.
— Voilà qui est fait. Je vais continuer à lui enfoncer cette idée dans le crâne jusqu’à ce que je sois bien sûre qu’il n’en change plus.
— Il a dit que ce docteur voulait le voir sur le coup de midi, dit Miles en jetant un coup d’œil sur la pendule.
— On a tout le temps. Pourtant, il vaut mieux que nous le conduisions nous-mêmes pour plus de… Non, zut !
— Qu’y a-t-il ?
— Nous n’aurons pas le temps ! Je lui ai administré une dose de cheval, je voulais qu’il sombre vite, avant qu’il ait le temps de me frapper… Pour midi, il serait suffisamment désintoxiqué pour convaincre des tas de gens ; mais pas un médecin.
— Ce ne sera peut-être qu’un examen superficiel. Il a déjà subi son examen complet, le docteur a signé les papiers.
— Tu as entendu ce qu’il a dit à propos de ce que le docteur lui a recommandé ? Il va lui faire subir un nouvel examen pour contrôler qu’il n’a pas bu d’alcool. Cela signifie qu’il vérifiera ses réflexes, mesurera ses temps de réaction, examinera ses pupilles et… bref, tout ce que nous ne pouvons nous permettre de laisser faire par un médecin. Ça ne marchera pas, Miles.
— Et demain ? Appelle-les et dis-leur qu’il y a eu un léger retard.
— La ferme ! Laisse-moi réfléchir.
Elle se mit à examiner les papiers que j’avais apportés. Puis sortit de la pièce pour revenir presque immédiatement avec une loupe de bijoutier qu’elle ajusta à son œil droit comme un monocle. Ainsi affublée, elle examina soigneusement chaque feuille du document. A la question de Miles qui voulait savoir ce qu’elle cherchait, elle ne répondit que d’un geste vague.
— Dieu merci, ils se servent tous des mêmes formulaires gouvernementaux, dit-elle en enlevant sa loupe. Passe-moi l’annuaire. Celui qui a les pages jaunes.
— Pour quoi faire ?
— Va donc me le chercher. Je veux vérifier le nom exact d’une firme. Je le connais, mais je veux en être tout à fait sûre.
Miles partit chercher l’annuaire en ronchonnant. Elle le feuilleta :
— Ouais, c’est bien ça ! Master Insurance Co., Californie… Et il y a assez de place sur chacun d’eux… Dommage que ce ne soit pas « Motors » à la place de « Master » ; ce serait formidable, mais je n’ai pas d’attaches avec la Motors Insurance. Par ailleurs, je ne sais pas s’ils se sont jamais occupés d’hibernation ; il me semble qu’ils travaillent dans les voitures et camions. Mon petit, il va falloir que tu me conduises immédiatement jusqu’à l’usine.
— A l’usine, pourquoi ?
— A moins que tu ne connaisses un moyen plus rapide de me procurer une machine à écrire électrique avec les caractères officiels et un ruban carbone. Et puis non, vas-y donc seul et ramène-moi le tout. J’ai des coups de fil à passer.
— Je commence à deviner tes projets, dit-il en fronçant les sourcils. Voyons, Belle, c’est de la folie. C’est excessivement dangereux.
— Ça, c’est ce que tu crois, répondit-elle en riant. Je t’ai prévenu que j’avais de bonnes relations n’est-ce pas ? Aurais-tu été capable de conclure l’affaire Mannix sans moi ?
— C’est-à-dire… je n’en sais rien.
— Moi, je sais ! Et peut-être ignores-tu que la Master fait partie du groupe Mannix ?
— Eh bien, oui, je l’admets, je l’ignorais. Et je ne vois pas ce que cela change ?
— Cela signifie que mes relations sont toujours valables. Écoute, Miles, la maison pour laquelle je travaillais avant se chargeait d’établir les feuilles de contribution des entreprises Mannix… jusqu’au jour où mon patron s’est trouvé dans l’obligation de quitter le pays. Pourquoi crois-tu que nous ayons obtenu une offre aussi avantageuse sans pouvoir garantir que Danny remplirait son contrat ? Je connais les dessous de la Mannix. Maintenant, dépêche-toi et va. Attention au chat.
Miles grogna tout en se mettant en route. Il revint aussitôt.
— Belle ? Est-ce que Dan ne s’était pas parqué juste devant la maison ?
— Pourquoi ?
— Sa voiture n’y est plus.
— Il a dû la ranger plus loin. C’est sans importance. Va me chercher cette machine à écrire ! Et vite !
Il s’en alla. J’aurais pu leur dire où j’avais parqué ma voiture, mais puisqu’ils ne jugeaient pas à propos de me le demander, je ne posai pas la question de savoir pourquoi elle ne se trouvait plus devant celle de Miles, là où je l’avais laissée. Je ne pensais à rien.
Belle s’en alla dans une autre pièce, me laissant seul. Vers l’aube, Miles revint l’air hagard, portant la machine. Je fus laissé seul à nouveau.
Belle réapparut bientôt pour me dire :
— Dan, tu as là un papier déclarant à la compagnie d’assurances qu’elle aura à sauvegarder tes actions de Robot Maison. Ce n’est pas cela que tu veux. Tu veux me les donner à moi.
Je ne répondis pas. Belle eut l’air contrarié.
— Attends un peu… Tu sais que tu veux les donner. N’est-ce pas que tu le sais ?
— Oui, je veux les donner.
— Bien. Tu veux me les donner. Tu dois me les donner. Tu ne seras content que lorsque tu me les auras données. Où sont-elles ? Dans ta voiture ?
— Non.
— Alors, où sont-elles ?
— Je les ai expédiées.
— Quoi ? (Sa voix se fit aiguë :) Où les as-tu expédiées ? A qui ? Pourquoi as-tu fait ça ?
Si elle avait posé la deuxième question en dernier, j’y aurais répondu. Je ne pouvais répondre qu’à la dernière question seulement.
— Je les ai assignées.
— Où les a-t-il mises ? demanda Miles en s’approchant de nous.
— Il dit qu’il les a expédiées… parce qu’il les a assignées ! Va donc fouiller sa voiture, il se peut que ce soit une erreur. Il peut croire qu’il les a expédiées en sortant de la compagnie d’assurances, car il les avait certainement sur lui à ce moment-là.
— Assignées ! Bon Dieu, à qui ? s’écria Miles.
— Je vais lui poser la question. Dan, à qui as-tu assigné tes actions ?
— A la Bank of America.
Elle ne me demanda pas pourquoi, je lui aurais expliqué que c’était pour Ricky. Elle soupira.
— C’est loupé… Oublions les actions, mon vieux. Il faudrait plus qu’une lime à ongles pour les arracher à la banque. A moins qu’il n’ait pas encore expédié la lettre. Dans ce cas, j’ôterai l’assignation au verso si proprement que nul n’y verra rien. Ensuite, il les assignera à nouveau… à mon nom.
— A notre nom, rectifia Miles.
— C’est un détail. Va fouiller sa voiture.
En revenant quelques instants plus tard. Miles annonça :
— Il n’y a rien qui ressemble à sa voiture à six blocs à la ronde. J’ai fait toutes les rues et même les impasses. Il a dû venir en taxi.
— Il a dit pourtant qu’il conduisait sa voiture.
— Eh bien, elle n’est pas là. Demande-lui où et quand il a fait cet envoi ?
Belle me posa la question, et je répondis :
— Juste avant de venir ici. Je l’ai posté au coin de la rue Sepulveda et de la rue Ventura.
— Crois-tu qu’il mente ? demanda Miles.
— Il ne peut mentir dans l’état où il est. Et il répond d’une façon trop claire pour qu’il y ait risque de confusion. N’y pense plus, Miles. Peut-être que, lorsqu’il aura débarrassé le plancher, il sera démontré que cette assignation n’est pas valable car il nous les avait déjà vendues. Je vais obtenir sa signature et essayer de réussir ça !
Elle essaya en effet d’obtenir ma signature, et moi, j’essayai de faire ce qu’elle m’ordonnait. Hélas ! Dans l’état où je me trouvais, il m’était impossible d’écrire assez lisiblement pour la satisfaire. Finalement, elle m’arracha la feuille des mains, et s’écria :
— Tu me rends malade ! Je peux signer ton nom plus clairement que ça moi-même !
Là-dessus elle se pencha sur moi et souffla :
— Ce que je regrette de ne pas avoir tué ton chat !
Ils ne s’occupèrent plus de moi pendant une partie de la journée. Puis Belle revint et dit :
— Cher Danny, je vais te faire une hypo, et tu te sentiras beaucoup mieux. Tu te sentiras capable de te lever, de bouger et de te comporter normalement. Tu ne seras fâché contre personne, surtout pas contre Miles et moi. Nous sommes tes meilleurs amis. N’est-ce pas, que nous sommes tes meilleurs amis ?
— Oui. Miles et toi.
— Mais moi, je suis plus encore. Je suis ta sœur. Dis-le.
— Tu es ma sœur.
— Bien. Maintenant, nous allons monter en voiture, et ensuite tu auras le Long Sommeil. Tu as été malade, mais en te réveillant tu seras guéri. Tu comprends ?
— Oui.
— Qui suis-je ?
— Tu es ma meilleure amie. Tu es ma sœur.
— Bon, très bien. Relève ta manche.
Je ne sentis pas la piqûre, mais une brûlure quand elle retira l’aiguille. Je me soulevai, me secouai :
— Ouh ! petite sœur ! Ça brûle ! Qu’est-ce que c’était ?
— Quelque chose qui te fera du bien. Tu as été malade.
— Oui, j’ai été malade. Où est Miles ?
— Il va venir tout de suite. Maintenant, donne-moi ton autre bras.
— Pour quoi faire ? demandai-je en soulevant ma manche et en lui tendant le bras.
Je sursautai.
— Ça n’a pas vraiment fait mal, hein ? dit-elle en souriant.
— Non, pas vraiment. C’est pour quoi faire ?
— Ça va te faire sommeiller pendant le trajet. Quand nous arriverons, tu te réveilleras.
— O.K. J’aimerais bien dormir. Je voudrais prendre un Long Sommeil. (Je me sentis intrigué et jetai un regard circulaire :) Où est Pete ? Pete devait faire sa cure de Long Sommeil avec moi.
— Pete ? Voyons, Danny, tu ne te souviens pas ? Tu as envoyé Pete auprès de Ricky. Elle va s’occuper de lui.
— Ah oui !
Je souris avec soulagement. J’avais expédié Pete auprès de Ricky, je m’en souvenais. Tout allait donc pour le mieux. Ricky aimait bien Pete et elle en prendrait soin.
Ils m’ont emmené au Consolidated Sanctuary à Satwell, l’un de ceux qu’utilisaient de nombreuses compagnies d’assurances de moindre importance qui ne possédaient pas leurs sanctuaires privés. Je dormis pendant tout le trajet. Cependant, je m’éveillai une fois parce que Belle me parlait. Miles resta dans la voiture et Belle m’accompagna. La réceptionniste leva les yeux et dit :
— Davis ?
— Oui, répondit Belle. Je suis sa sœur. Est-ce que le représentant de la Master est ici ?
— Vous le trouverez dans la salle de traitement n°9. Tout est prêt, on vous attend. Vous pourrez remettre tous les papiers au représentant de la Master. (Elle me regarda avec intérêt :) Il a subi l’examen médical ?
— Bien sûr, répondit Belle. Mon frère est en cours de traitement. Il est sous l’influence d’un calmant. Contre la douleur…
La réceptionniste émit un gloussement de sympathie.
— Eh bien, allez vite, dit-elle. Par cette porte-là, et tournez à gauche.
Dans la salie n°9 se trouvaient un homme en civil, un autre en blouse blanche et une infirmière en uniforme. Ils m’aidèrent à me déshabiller et me traitèrent comme un enfant demeuré, tandis que Belle expliquait à nouveau que j’étais sous l’effet d’un sédatif contre la douleur. Quand je fus débarrassé de mes vêtements et étendu sur la table, l’homme en blanc me massa le ventre, enfonçant profondément ses doigts.
— Pas d’ennuis avec celui-ci, souffla-t-il, il a l’estomac vide.
— Il n’a rien mangé ni bu depuis hier soir, déclara Belle.
— Voilà qui est parfait. Quelquefois ils s’amènent ici bourrés comme une dinde de Noël. Il y a des gens qui n’ont pas le sens commun.
— C’est bien vrai.
— Bon. O.K. Fils, serrez votre poing pendant que j’enfonce cette aiguille.
J’obéis, et tout devint alors vague. Subitement, je me rappelai quelque chose et essayai de me redresser.
Belle me prit la tête et m’embrassa.
— Là, là, mon petit ! Pete n’a pas pu venir, tu te souviens ? Pete est parti chez Ricky.
Je m’apaisai et elle dit aux autres :
— Notre frère Pete a une petite fille malade à la maison…
Je m’endormis…
J’éprouvais à présent un froid particulièrement intense. Mais je n’arrivais pas à atteindre les couvertures.