8

Le lendemain, vendredi 4 mai, je n’allai pas à mon bureau, mais me rendis à celui des Renseignements concernant la province. On y était en plein déménagement, et on me pria de revenir le mois suivant. Je partis donc au bureau du Times, où j’attrapai un torticolis à force de me pencher sur les archives. Je découvris que si Miles était mort de douze à seize mois après la date de ma mise en glacière, cela n’avait pas eu lieu, en tout cas, dans la province de Los Angeles… si toutefois la rubrique nécrologique du Times était correctement tenue.

Bien entendu, aucune loi ne l’obligeait à mourir dans la province de Los Angeles. On peut mourir n’importe où. On n’est jamais parvenu à réglementer cela.

Peut-être y avait-il des archives à Sacramento ? Je décidai qu’il faudrait vérifier cela un jour. Je remerciai l’employé du Times, allai déjeuner et repris le chemin de la Robot Maison.

Il y avait eu deux appels téléphoniques à mon nom et un mot de Belle. Je ne lus pas plus loin que « Dan chéri », en jetais les morceaux au panier et prévins le standard d’éviter de me passer Mrs Schultz ou ses messages. Je me rendis à la comptabilité et m’informai auprès du chef de bureau des moyens de trouver le nom de personnes ayant été propriétaires d’actions remises en circulation. Il dit qu’il ferait de son mieux pour me donner satisfaction et je lui énumérai, de mémoire, les numéros des actions que j’avais eues en portefeuille à l’origine. Ce n’était pas un exploit, nous avions émis exactement mille actions au départ ; j’avais été propriétaire des cinq cent dix premières, desquelles provenait le fameux cadeau de fiançailles à Belle.

En revenant à mon bureau, je trouvai McBee qui m’attendait.

— Où étiez-vous ? demanda-t-il.

— Un peu partout. Pourquoi ?

— Voilà une réponse qui ne me suffit pas. Mr Galloway vous a cherché à deux reprises aujourd’hui. J’ai dû lui avouer que j’ignorais où vous étiez.

— Oh ! pour l’amour du ciel ! Si Galloway a besoin de moi, il me trouvera bien tôt ou tard. S’il passait à vanter la marchandise la moitié du temps qu’il consacre à imaginer des annonces insolites, les affaires de la maison marcheraient mieux !

Galloway commençait à m’ennuyer. Il était censé être directeur des ventes, mais me semblait surtout occupé à chercher noise au département chargé de la publicité. J’avais évidemment quelques préjugés en ce domaine : le rôle de l’ingénieur ayant toujours été le seul à m’intéresser, tout le reste avait tendance à me paraître futile et manipulation de paperasses. Je savais que Galloway avait besoin de me voir, et, à vrai dire, je me défilais. Il voulait m’affubler de costumes 1900, pour des photos. Je lui avais dit qu’il pouvait me faire photographier autant qu’il le désirait en costumes 1970, mais que 1900 était de douze ans antérieur à la naissance de mon père. Il prétendit que personne ne verrait la différence, à quoi je lui répondis un peu brièvement et il me reprocha mon comportement.

Les gens habitués à se moquer du public ont tendance à croire qu’ils sont seuls à savoir lire et écrire.

— Votre attitude n’est pas ce qu’elle devrait être, monsieur Davis, reprit McBee.

— Vraiment ? Je le regrette.

— Vous êtes dans une position plutôt spéciale. Vous êtes attaché à mon département, mais je dois vous rendre disponible pour le service publicitaire quand ce dernier a besoin de vous. Je crois que dorénavant vous feriez bien de pointer comme tout le monde… et vous viendrez me voir quand vous aurez à quitter votre bureau pendant les heures ouvrables. Veillez-y, je vous prie.

Je comptai lentement jusqu’à dix.

— Dites-moi, Mac, est-ce que vous pointez en arrivant ?

— Hein ? Vous oubliez que je suis ingénieur en chef.

— C’est vrai, c’est noté là sur cette porte. Mais comprenez, Mac, que j’ai été ingénieur en chef de cette boîte avant que vous commenciez à vous raser. Est-ce que vous vous imaginez vraiment que je vais accepter de pointer ?

Il devint écarlate.

— Comme vous voudrez. Mais je vous préviens qu’en cas de refus, il sera inutile de passer à la caisse en fin de semaine.

— Vraiment ? Ce n’est pas vous qui m’avez engagé, je ne vois donc pas comment vous pourriez me renvoyer.

— Nous verrons. Je puis en tout cas vous faire transférer de mon département au département publicitaire, qui est celui de votre affectation si vous avez droit à une affectation quelconque. (Il lança un coup d’œil à ma machine à dessiner :) Il est évident que vous ne produisez rien ici. Cette machine coûteuse ne peut rester ainsi sans rendement.

Il me fit un bref signe de tête et disparut.

Je sortis sur ses talons. Un coursier apportait une grosse enveloppe qu’il plaça dans mon casier, mais je ne m’attardai pas à examiner ce qu’elle contenait.

Je me rendis au bar réservé aux chefs de service pour y fulminer à mon aise. Cette buse de Mac pensait qu’un travail productif devait se faire au métronome. Pas étonnant que la firme n’ait rien sorti depuis des années…

Qu’il aille au diable ! De toute façon, je n’avais pas l’intention de rester attaché à la maison. Environ une heure plus tard, je retournai à mon bureau et y trouvai une autre enveloppe à mon nom. Je crus que Mac avait mis ses menaces à exécution.

Ce n’était que la Comptabilité qui m’écrivait :


Cher Mr Davis,

En réponse à la demande que vous nous avez faite concernant certaines actions de la maison, nous avons l’honneur de vous informer que durant la période s’étendant du premier trimestre 1971 au deuxième trimestre 1980, les dividendes en ont été versés au nom de Heinicke. Notre réorganisation ayant eu lieu en 1980, la documentation qui nous reste de cette époque semble incomplète. Pourtant, il apparaît que les parts équivalentes ont été vendues, à ce moment-là, au Cosmopolitan Insurance Group, qui les détient encore à présent.

Quant au deuxième lot, moins important que celui-ci, il était bien détenu par une Mme Belle Gentry. En 1972, cette part fut assignée au nom de la Sierra Acceptance Corporation, qui s’en débarrassa en la mettant en vente « à la pièce ». En y consacrant davantage de temps, il serait peut-être possible de retrouver trace de manipulations supplémentaires.

N’hésitez pas à faire appel à notre Service au cas où il pourrait encore vous être utile. Nous sommes à votre disposition.

Y. E. Reuther. Chef Comptable.


J’appelai Reuther pour le remercier et lui dire que j’avais les renseignements qui m’intéressaient. Mon projet initial, qui consistait à assigner mon avoir à la petite Ricky Gentry, avait donc manqué son but. Pour le moment il ne m’intéressait pas de retrouver la trace de ceux qui s’en étaient emparés ; j’avais la certitude que c’était soit Belle, soit des gens agissant pour elle. A cette époque elle projetait sans doute déjà de filouter Miles. A quoi bon la confronter avec ces histoires passées ? Le stock avait disparu et Belle était à sec.

Apparemment, elle s’était trouvée à court au moment de la mort de Miles et avait vendu une petite part des actions. Ce qui avait pu arriver à ces actions ne m’intéressait pas du moment qu’elles étaient sorties des mains de Belle. J’avais oublié de demander à Reuther de faire les mêmes recherches au sujet de la part de Miles… peut-être ces recherches me mèneraient-elles à Ricky bien qu’elle ne détînt pas la part en question. Mais la journée de vendredi était déjà avancée, je demanderais ce renseignement lundi.

Je voulais, à présent, ouvrir la grosse enveloppe, car j’avais vu l’adresse de l’expéditeur.

J’avais, début mars, écrit au Bureau des Brevets, au sujet des Brevets d’origine du Robot U 1 et de la machine à dessiner Aladin. Ma première conviction que le robot en question pût dériver de mon propre Robot-à-tout-faire avait été ébranlée par mon expérience avec la machine à dessiner. Il me paraissait plausible que le génie ayant conçu un travail si proche du mien, au point de me troubler, ait pu se trouver une deuxième fois dans une situation analogue pour le Robot U 1. Cette théorie se trouva confirmée par le fait que les deux brevets dataient de la même année et avaient été détenus à l’époque par Aladin.

Il me fallait cependant savoir. Si cet inventeur était encore en vie, il me fallait le rencontrer. Il pourrait me renseigner sur quelques points précis.

J’avais donc écrit une première fois au Bureau des Brevets. Pour toute réponse je reçus un formulaire imprimé m’informant que les brevets venus à expiration étaient détenus par les Archives nationales. J’écrivis donc aux Archives et reçus un deuxième formulaire imprimé m’indiquant une série de tarifs. J’expédiai alors un chèque postal pour obtenir tous renseignements sur les deux brevets, descriptions, droits et plans.

C’est à cette demande que la grosse enveloppe semblait devoir apporter la réponse.

Le premier document concernait le Robot U 1. Je me mis à examiner les plans, ignorant pour l’instant les descriptions et les droits.

Il me fallut convenir que cela ne ressemblait pas trop à mon Robot-à-tout-faire. C’était mieux que ce dernier, avec davantage de possibilités et une mécanique plus simplifiée. La notion de base était la même. Elle devait l’être, puisque toute machine contrôlée par des tubes mnémoniques Thorsen était obligatoirement fondée sur les principes que j’avais utilisés.

Je pouvais presque m’imaginer développant ce nouveau modèle, sorte de version améliorée de mon prototype. A une certaine époque, j’avais eu quelque chose de ce genre en tête : un Robot Universel, qui ne serait pas limité à ses obligations domestiques.

J’en vins alors au nom de l’inventeur, sur les feuilles de droits et de descriptions.

Ce nom, je le reconnus sans peine : D.B. Davis ! Le mien…

Je le contemplai, les yeux écarquillés, en sifflotant lentement.

Belle avait donc encore menti ? Y avait-il la moindre parcelle de vérité dans ce qu’elle m’avait raconté ? Bien sûr, Belle était une mythomane, mais j’avais lu quelque part que les mythomanes suivent généralement un certain plan, partant de la vérité et l’embellissant, plutôt que de se lancer dans l’invention pure.

Mon prototype n’avait donc pas été « volé » ; il avait été remis à un autre ingénieur qui y avait apporté des améliorations, ensuite de quoi le brevet avait été demandé en mon nom.

Pourtant, la combinaison Mannix n’avait pas abouti. Ce fait-là n’était pas douteux, puisque les archives de la compagnie en faisaient foi. Belle avait prétendu que la combinaison avait raté du fait qu’ils n’avaient pu produire le prototype du Robot-à-tout-faire.

Miles s’était-il approprié le robot pour son compte exclusif, faisant croire à Belle que l’appareil avait été volé ?

Dans ce cas… Je cessai de faire des suppositions. C’était sans espoir, comme la recherche de Ricky. Il faudrait peut-être que je m’introduise chez Aladin afin d’apprendre qui avait cédé à cette firme le brevet original et qui en avait bénéficié. Selon toute probabilité, le jeu n’en valait pas la chandelle. Le brevet était venu à expiration. Miles était mort et Belle, si elle avait jamais profité de la transaction, en avait depuis longtemps perdu tout le profit.

Je me contenterais de la seule preuve qui m’intéressait vraiment : que c’était bien moi l’inventeur original. Ma fierté professionnelle était apaisée, et qui donc se préoccupe d’argent quand il a trois repas par jour garantis ? Pas moi.

Je me penchai alors sur les plans originels de la machine à dessiner.

Ces plans étaient un délice. Je ne les aurais pas mieux faits moi-même. Ce gars avait vraiment pigé le truc. J’admirais avec quelle économie les jonctions avaient été installées, et l’ingéniosité déployée dans l’utilisation des circuits, réduisant les parties mouvantes au minimum. Il en est des parties mouvantes comme de l’appendice : à supprimer dès que possible.

L’« inventeur » avait employé une machine à écrire IBM électrique comme châssis de base, faisant mention, sur le plan, des brevets utilisés. Voilà qui s’appelait du beau travail : ne jamais réinventer ce qui peut s’acheter sans difficulté.

Il me fallait connaître le nom de ce garçon intelligent.

Je feuilletai les papiers et j’eus un choc.

Le nom était, cette fois encore, D.B. Davis !…

Je restai pantois. J’avais là, sous les yeux, un document établissant que le brevet d’un appareil (où je reconnaissais bien ma marque de fabrique) avait été pris, en 1970, par moi-même.

Or, je savais que cet appareil-là n’avait jamais existé que dans mon cerveau ! Les choses prenaient une tournure proprement ahurissante…

Après un assez long laps de temps, j’appelai le Dr Albrecht, le médecin qui m’avait rééduqué lors de ma sortie du Long Sommeil. Quand il se trouva à l’autre bout du fil, je lui dis qui j’étais, car mon appareil n’avait, pas d’écran de vision.

— J’ai reconnu votre voix, dit-il. Salut, mon garçon. Comment va le travail ?

— Plutôt bien. Ils ne m’ont pas encore proposé une part dans l’affaire.

— Laissez-leur le temps. Et par ailleurs ? Heureux ? Vous vous réadaptez ?

— Très bien. Si j’avais su combien ces jours-ci seraient merveilleux, j’aurais commencé plus tôt ma cure de Long Sommeil ! Pour rien au monde je ne retournerais en 1970 !

— Oh ! n’exagérons rien ! Je me souviens très bien de cette année-là. J’étais un gamin dans une ferme du Nebraska, je péchais, je chassais, je m’amusais bien. Plus qu’aujourd’hui.

— Chacun ses goûts. Je préfère aujourd’hui. Dites, docteur, je ne vous ai pas appelé pour philosopher ; il m’arrive quelque chose de troublant.

— De quoi s’agit-il ?

— Est-il possible, docteur, que le sommeil hypothermique provoque de l’amnésie ?

Il hésita avant de répondre.

— Ce n’est pas impossible, bien que pour ma part, je n’aie jamais eu connaissance de cas de ce genre ; j’entends, sans autre cause que le Sommeil lui-même.

— Qu’est-ce qui peut susciter l’amnésie ?

— Toute une série de choses. La plus courante étant peut-être le désir inconscient qu’en a le malade. Il oublie une suite d’événements, ou en modifie les données, parce que la vérité à leur sujet lui est insupportable. C’est ce qu’on appelle l’amnésie proprement dite. Ensuite, il y a les amnésies provoquées par choc sur le crâne, les amnésies par suggestion, sous l’action de drogues ou d’hypnotisme. Qu’avez-vous, mon garçon ? Vous ne retrouvez plus votre carnet de chèques ?

— Aucun rapport. Pour autant que je puisse en juger, je me sens parfaitement, normal. Mais il y a des choses d’avant ma cure dont, je ne parviens pas à retrouver le souvenir… et ça m’ennuie.

— Je vois. Y a-t-il une possibilité du genre de celles que je vous ai énumérées ?

— Oui… heu… toutes, si l’on excepte le coup sur le crâne, et même ça a pu arriver pendant que j’étais ivre.

— J’oubliais de parler de l’amnésie temporaire la plus courante : sous l’influence de l’alcool. Voyons, pourquoi ne pas venir me voir ? Nous en discuterions ensemble. Si je ne parviens pas à vous aider (après tout je ne suis pas psychiatre), je peux vous aiguiller sur un hypno-analyste qui vous épluchera, la mémoire comme un oignon et vous dira pourquoi vous avez été en retard à l’école le 4 février, quand vous étiez à la Maternelle. Comme il est assez cher, vous feriez bien de venir essayer avec moi d’abord.

— Écoutez, docteur, je vous ai déjà suffisamment ennuyé… et vous êtes assez chatouilleux quand il s’agit d’accepter un peu d’argent.

— Je m’intéresse toujours à mes patients, mon garçon. C’est toute la famille que j’ai.

Je remis la visite en lui promettant de l’appeler au début de la semaine suivante si je ne me sentais pas mieux. Je voulais d’abord réfléchir. La plupart des lumières de la maison s’éteignirent sauf dans mon bureau. Un robot-femme de ménage entra, se rendit compte qu’il y avait quelqu’un et ressortit aussitôt en silence. Je demeurai cloué à mon bureau.

Bientôt, Chuck Freudenberg passa une tête curieuse dans la pièce.

— Tiens ! Je croyais que tu étais parti depuis longtemps ! Réveille-toi… tu dormiras mieux chez toi !

— Écoute, Chuck, j’ai une idée formidable : achetons un tonneau de bière et deux pailles…

— Voyons, nous sommes vendredi… j’aime bien avoir ma tête à moi le lundi, cela me permet de savoir quel jour on est…

— Nous sommes d’accord. Attends une minute, le temps de fourrer quelques affaires dans cette serviette.

Nous bûmes de la bière. Puis nous mangeâmes. Ensuite, nous bûmes encore de la bière dans un bar ou il y avait de la bonne musique. De là, nous allâmes à un endroit sans musique, où les différents boxes étaient insonorisés de manière à empêcher les voisins d’entendre votre conversation, et où on ne vous dérangeait pas à condition de renouveler vos consommations d’heure en heure. Nous parlâmes. Je lui fis voir les brevets.

Chuck examina le prototype du Robot U 1.

— Voilà du beau boulot, Dan. Je suis fier de toi, mon vieux. Pourrais-je avoir un autographe ?

— Et regarde ça, dis-je en lui passant les plans de la machine à dessiner. C’est encore mieux que l’autre, par certains côtés.

— Dis donc, Dan, est-ce que tu te rends compte que tu as probablement eu plus d’influence sur l’état actuel de notre métier que… mettons Einstein en son temps. C’est vrai. Dan…

— Oh ! Assez ! N’en jette plus ! (Je fis un geste vers les documents :) C’est très curieux. Voici : je suis responsable de l’un de ces projets. Quant au deuxième, je n’en suis pas l’auteur. A moins d’avoir complètement embrouillé tous mes souvenirs d’avant mon Sommeil, je ne puis en être l’auteur. Ou alors, je fais de l’amnésie…

— Il y a vingt minutes que tu répètes la même chose. Moi, je ne te trouve pas plus dingue que n’importe quel inventeur.

J’abattis mon poing sur la table.

— Il me faut une certitude !

— Doucement, vieux ! Que comptes-tu faire ?

— Quoi ? (Je réfléchis un moment :) Je vais aller consulter un psychiatre pour qu’il élucide le problème.

Il soupira.

— Voilà la réponse que je craignais. Écoute, Dan. Si tu vas voir un de ces fouilleurs de cerveau et qu’il déclare que tout est en ordre, que ta mémoire fonctionne parfaitement… Alors ?

— C’est impossible.

— Ça, c’est ce qu’on disait à Christophe Colomb. L’explication la plus simple ne t’est donc pas venue à l’esprit ?

— Laquelle ?

Sans me donner la peine de me répondre, il fit signe au garçon et lui demanda d’apporter l’annuaire téléphonique.

— Que se passe-t-il ? Tu veux me faire enfermer ?

— Pas encore ! (Il feuilleta l’épais annuaire, s’arrêta et me montra une page :) Regarde, Dan.

Son doigt était posé sur Davis. Il y avait des colonnes entières de Davis. Sous ce doigt, s’étalait une douzaine de D.B. Davis – cela allait de Dabney à Duncan. Il y avait trois Daniel B. Davis ; j’étais un de ces trois…

— Voilà, sur moins de sept millions d’habitants. Veux-tu savoir ce que ça donne sur 250 millions ?

— Ça ne prouve rien…

— D’accord. Ce serait une coïncidence extraordinaire qu’il y ait deux ingénieurs travaillant dans un même domaine, doués de talents similaires et signant du même nom à une même époque. D’après la loi des probabilités, nous verrions à quel point une telle coïncidence est peu admissible. Pourtant, on a tendance à oublier, même ceux qui, comme toi, devraient le savoir, que les coïncidences existent en dépit des lois. Et je préfère penser qu’il s’agit ici d’une de ces exceptions plutôt que de croire que mon copain a perdu la tête.

— D’après toi, que devrais-je faire ?

Primo : ne pas gaspiller ton temps et ton argent chez les psychiatres avant d’avoir essayé ce qui va suivre. Secundo : déterminer les prénoms exacts du D.B. Davis qui a pris ces brevets. Cela ne doit pas être bien difficile. Probablement ce prénom sera-t-il : Dexter. Ou Dorothy. Et même si c’était Daniel, ce ne serait pas une preuve… Le deuxième prénom peut être Berzowski, et son numéro de Sécurité sociale différent du tien. Enfin, troisième chose à faire (en réalité ce devrait être la première), oublier tout ça et commander une autre tournée.

Ce que nous fîmes, en parlant de choses et d’autres, particulièrement de femmes. Chuck avait une théorie selon laquelle les femmes s’apparentent à la machine, étant les unes et les autres logiquement imprévisibles. Il entreprit de dessiner des plans sur la table pour prouver ses dires.

— Si le voyage dans le temps existait vraiment, je sais ce que je ferais, dis-je tout à coup.

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— C’est à propos de mon problème. Écoute, Chuck. Je suis arrivé jusqu’ici, jusqu’à aujourd’hui, par un « voyage dans le temps » plutôt… cahoteux. L’ennui est de ne pouvoir faire marche arrière. Tous les événements qui me tracassent se sont produits il y a trente ans. Si je pouvais retourner à cette époque, je dénicherais la vérité… Si le voyage dans le temps existait vraiment.

— Mais il existe ! s’écria-t-il.

— Quoi ?

Il se calma subitement.

— Je n’aurais pas dû dire ça…

— C’est possible, mais c’est dit. Et tu ferais bien de t’expliquer clairement, avant que je te vide cette chope sur la tête.

— N’y pense plus, Dan. J’ai fait une gaffe.

— Parle !

— Je ne peux pas.

Il lança un coup d’œil circulaire. Personne dans les environs.

— Le brevet est tenu secret.

— Tenu secret ? Bon Dieu, comment ça ?

— Voyons, mon vieux, n’as-tu jamais travaillé pour le Gouvernement ? Ils mettraient au secret l’amour s’ils le pouvaient. Comme ça, sans raison, simplement parce que c’est leur politique. C’est tenu secret et de ce fait, je suis tenu de me taire. N’insiste pas.

— Allons, cesse de me faire marcher, Chuck. C’est important, très important pour moi.

Il demeura silencieux, l’air buté.

A la fin je lâchai :

— Je parie que ça n’existe pas. Tu me fais marcher, un point c’est tout.

— Danny, dit-il après m’avoir dévisagé avec quelque solennité.

— Ouais ?

— Je vais te le dire. Je vais te l’expliquer parce que cela ne peut nuire à personne. Et je veux que tu comprennes que cela ne peut t’être d’aucune utilité dans le cas présent. Le voyage dans le temps existe, mais n’est pas actuellement praticable.

— Pourquoi pas ?

— Laisse-moi le temps de m’expliquer, tu permets ? On n’a jamais mis le projet au net, et il est probable qu’on ne le fera plus. Cela n’a aucune valeur pratique, même en laboratoire. Ce n’est qu’un sous-produit de la Gravité Zéro… Si cela représentait des possibilités pour le commerce, ils le lâcheraient peut-être. Mais il faut que je prenne le temps de te raconter.

J’avais envie de le bousculer… mais je me contins.

Chuck me raconta que, pendant sa dernière année à l’université du Colorado, il avait gagné un peu d’argent comme assistant de laboratoire. Il avait été placé auprès du Pr Twitchell, ce savant qui devait manquer de peu le prix Nobel de physique et devenir par la suite si désagréable.

— Twitchell eut l’idée qu’une tentative de polarisation avec changement d’axe renverserait la loi de la pesanteur au lieu de la déplacer. Devant le résultat de son travail, il devint comme fou. Il ne me montra pas grand-chose, bien sûr. Il mit deux dollars d’argent derrière la grille d’essai (on se servait encore de dollars d’argent en ce temps-là) après me les avoir fait marquer. Il appuya sur le bouton du solénoïde, et ils disparurent.

« Ce n’était pas un truc vraiment impressionnant, enchaîna Chuck, il aurait probablement dû les faire réapparaître sortant du nez du gamin qui monte sur la scène pour les expériences de ce genre. Mais puisqu’il semblait satisfait, je l’étais également : on me payait à l’heure.

« Une semaine plus tard, un de ces dollars réapparut. Un seul. Un après-midi que je faisais un peu de nettoyage, après le départ du professeur, je trouvai un cochon d’Inde derrière la grille. Comme il n’appartenait pas à notre laboratoire, et que je ne l’avais jamais vu auparavant, je l’emportai au laboratoire de biologie en rentrant chez moi. On fit un contrôle et on décréta qu’il ne manquait personne, bien qu’il soit assez difficile de faire l’appel avec des cochons d’Inde… Je l’emportai chez moi et il devint mon copain.

« Après le retour de ce dollar d’argent, Twitch se mit dans un tel état qu’il cessa de se raser. Pour l’expérience suivante, il emprunta deux cochons d’Inde au laboratoire de biologie. L’un des deux me sembla terriblement familier mais je n’eus pas le temps d’intervenir, car il appuya sur le bouton fatidique et ils disparurent tous deux.

« Quand l’un des deux revint une dizaine de jours plus tard – celui qui ne ressemblait pas à mon copain – Twitch sut qu’il avait réussi. Ensuite l’attaché spécial du ministère de la Guerre vint nous voir. C’était un colonel sédentaire, ancien professeur de botanique. Un type très service-service… aucun rapport avec Twitch. Ce colonel nous fit jurer le secret. Il semblait s’imaginer que c’était là la plus importante trouvaille militaire jamais faite depuis la découverte du papier carbone par César. Son idée était de pouvoir envoyer des divisions – ou les enlever – à une bataille déjà perdue, ou sur le point de l’être. L’ennemi ne comprendrait jamais ce qui s’était passé.

« Notre colonel était évidemment atteint de folie douce, et n’eut pas la promotion qu’il briguait. Mais cette classification « ultra secret » qu’il avait attachée à la découverte demeura, pour autant que je sache, jusqu’à présent.

« Je n’ai pas ouï dire qu’on l’avait divulguée.

— Cela aurait pu être d’utilité militaire. A condition de pouvoir déplacer une division à la fois. Non, attends ! Je vois l’erreur ! Vous les aviez toujours par deux. Il faudrait deux divisions, l’une pour aller de l’avant, l’autre pour retourner en arrière. Une division serait entièrement perdue. Je suppose qu’il était plus pratique d’avoir, dès le départ, une division à l’endroit et au moment voulus !

— Tu as raison, pourtant ton raisonnement est faux. On n’a pas à employer deux divisions ou deux cochons d’Inde. On pourrait employer une division et un tas de rochers pesant le même poids. C’est une donnée action-réaction, corollaire de la troisième loi de Newton. (Il se remit à dessiner dans les traînées de bière :) MV = mv… la formule de base de la navigation interstellaire. La formule analogue temps-voyage est MT = mt.

— Je ne vois toujours pas où ça cloche. Les rochers ne valent pas cher.

— Utilise ta cervelle, Danny ! Avec un vaisseau interstellaire, on peut se diriger. Mais dans quelle direction est la semaine dernière ? Montre-le-moi. Essaye donc ! Vous n’avez pas la moindre donnée pour vous indiquer quelle masse avance et laquelle recule. Vous ne pouvez orienter votre chargement.

Je ne dis plus rien. Dans quel embarras serait le général, qui attendant une division fraîche, recevrait à la place un tas de cailloux ! Pas étonnant que l’ex-prof de botanique n’ait pas été promu général de brigade !

— On traite les deux masses comme les plateaux d’un condensateur, continuait Chuck, et on les amène à un potentiel identique. Ensuite on les décharge sur une courbe d’amortissement qui est en réalité une droite verticale. Et vlan ! L’une s’élance vers le milieu de l’an prochain, et l’autre fait partie de l’histoire passée. Mais on ne peut prévoir laquelle ce sera. Et ce n’est pas tout : on ne revient pas.

— Qui demande à revenir ?

— Écoute : à quoi cela sert-il si l’on ne revient pas ? Ni à la science ni au commerce. De quelque côté que vous sautiez, cela n’a aucune valeur, si vous perdez contact avec votre point de départ. Et puis, dis-toi que cela nécessite de l’équipement et de l’énergie. Nous avions emprunté celle-ci aux réacteurs Arco. Terriblement cher, encore un désavantage.

— Ne pourrait-on revenir avec le Sommeil hypothermique ?

— Comment ? Si vous allez dans le passé, je ne dis pas. Mais qui dit que vous n’iriez pas dans l’autre sens ? Et à condition de ne pas remonter plus loin que l’époque où commença d’exister le sommeil en question, c’est-à-dire pas plus loin que la Guerre. A quoi cela servirait-il ? Si on veut connaître ce qui s’est passé en 1980, on s’informe auprès d’un aîné ou on se documente dans les journaux.

— Néanmoins, des gens auraient pu tenter l’expérience par sport. Personne n’a jamais essayé ?

— J’en ai déjà trop dit, chuchota Chuck en regardant par-dessus son épaule.

— Un peu plus ne fera pas de mal.

— Je pense que trois personnes ont essayé. Je pense. L’une d’elles était un prof. Je me trouvais dans le labo quand Twitch et cet oiseau, un nommé Léo Vincent, sont arrivés. Twitch m’a dit que je pouvais rentrer chez moi. Au lieu de ça, je suis resté à flâner près de la porte. J’ai vu ressortir Twitch… sans Vincent. Pour ce que j’en sais, il y est encore. Il n’a plus jamais donné de cours à l’université après ça.

— Et les deux autres ?

— Des étudiants. Ils sont entrés tous les trois Twitch est ressorti seul. Un des étudiants était au cours le lendemain. Quant à l’autre, il a été absent une semaine. Tire tes conclusions.

— Tu n’as pas été tenté ?

— Moi ? Ai-je l’air d’un ramolli ? Twitch avait suggéré qu’il était de mon devoir de me porter volontaire, dans l’intérêt de la science. J’ai répondu : « Non, merci, je préfère boire un demi. » J’ai ajouté que j’acceptais volontiers de lui laisser les honneurs de l’entreprise. Il n’a pas profité de l’occasion.

— Je courrais le risque, moi. Je me renseignerais sur ce point qui me tracasse… et je reviendrais par la voie du Long Sommeil. Cela en vaudrait la peine.

Chuck poussa un profond soupir.

— Plus de bière pour toi, mon gars, tu dérailles. Tu ne m’as pas écouté. Primo tu n’as aucun moyen de prévoir que tu irais bien en arrière. Tu pourrais aller en avant, dans l’avenir.

— Je veux bien le risquer. Je préfère aujourd’hui à hier, peut-être aimerai-je encore mieux prendre trente ans d’avance sur aujourd’hui.

— Soit. Mais dans ce cas, refais une cure de Long Sommeil, ce sera plus sûr. Ou bien attends patiemment que les années viennent. C’est ce que je fais. Laisse-moi parler ! Secundo, si tu retournes en arrière, tu pourrais aller en deçà de 1970. Pour autant que j’en puisse juger, Twitch visait dans le noir. Bien sûr, je n’étais qu’aide de labo. Tertio, ce labo se trouvait dans une clairière au milieu des pins. Il fut construit en 1980. Supposons que tu atterrisses, dix ans avant sa construction, au cœur d’un arbre ? Cela ferait une belle explosion ! Presque aussi fantastique que la bombe au cobalt… Mais tu ne serais plus là pour le savoir.

— Je ne vois pas de raison pour qu’on réapparaisse à l’emplacement même du labo. Pourquoi ne serait-ce pas dans l’espace extérieur correspondant à l’endroit où était le labo, je veux dire l’endroit où il fut… ou plutôt…

— Assez de calculs de probabilités ! Laisse les maths en paix. Et rappelle-toi le cochon d’Inde. Quatrièmement, comment pourrais-tu revenir à aujourd’hui, même avec le Long Sommeil, même si tu allais dans la bonne direction et aboutissais au bon endroit au bon moment, même en étant encore en vie ?

— Pourquoi pas ? Je l’ai fait une fois, pourquoi pas deux ?

— Admettons. Et où prendrais-tu l’argent ?

J’ouvris la bouche pour répondre, rien ne sortit…

Là, il m’avait coincé. Si j’avais eu jadis de l’argent disponible, ce n’était plus le cas à présent. Mes économies même étaient loin de suffire. Je ne pourrais les emporter avec moi. Même en dévalisant une banque, art qui m’était tout à fait étranger, et en emportant un million, je ne pourrais le dépenser en 1970. Je me retrouverais simplement en prison pour avoir essayé de passer une monnaie bizarre… Ce n’était pas seulement la forme qui avait changé, mais la couleur, les numéros de séries, les dates, les dessins. Tout était différent.

— Il faudrait que je fasse peut-être des économies…

— C’est ça. Et pendant que tu serais là à attendre d’avoir de quoi payer ton retour, tu te retrouverais ici par la voie normale… ayant perdu tes dents et tes cheveux.

— Bon. Ça va. Revenons sur un dernier point. Y a-t-il jamais eu une grande explosion là où se trouvait le labo ?

— Non, je ne pense pas.

— Donc, je ne finirai pas dans un arbre à mon retour, puisque cela ne m’est pas arrivé. Tu me suis ?

— Je te précède de plusieurs longueurs. Encore le bon vieux paradoxe du temps, mais je ne marche pas. J’ai beaucoup réfléchi à cette théorie. Il n’y a pas eu d’explosion et tu ne finiras pas dans un arbre… pour la bonne raison que tu ne feras pas le voyage. Compris ?

— Mais si je le faisais ?

— Pas question. A cause de mon cinquième et dernier point. C’est capital. Suis-moi bien. Tu ne le feras pas parce que tout le système est déposé, et que tu n’en as pas le droit. On ne te le permettrait pas. Oublie tout ça, Danny. Nous avons passé une soirée fort passionnante, mais dès demain matin, le F.B.I. va se mettre à ma poursuite. Alors, buvons encore une tournée. Si j’ai la chance de ne pas être en prison lundi matin, j’appellerai Mr Springer, l’ingénieur en chef de la firme Aladin et lui demanderai les prénoms de ce D.B. Davis. Il me dira qui il était, ou qui il est. Il se pourrait même qu’il travaille encore chez eux… Dans ce cas, nous déjeunerons avec lui. De toute façon, je veux que tu connaisses l’ingénieur en chef de la firme Aladin, c’est un chic type. Ne pense plus à ce voyage dans le temps, il est sous clef. Je n’aurais pas dû en parler, et s’il t’arrivait de prétendre m’avoir entendu dire un mot à ce sujet, je répondrais froidement que tu mens.

Nous bûmes une autre bière.

Le temps de rentrer chez moi et de prendre une douche, je compris que Chuck avait raison. Le voyage dans le temps était une solution aussi adaptée à mon problème que la décapitation pour guérir le mal de tête. Par ailleurs, Chuck avait la possibilité, en savourant une côtelette et une salade avec Mr Springer, d’apprendre ce que je désirais savoir, sans mal, sans dépense et sans risques. Et puis, j’aimais l’année dans laquelle je vivais…

Je me mis au lit avec les journaux de la semaine. A présent que j’étais un citoyen solvable, j’avais un abonnement au Times. Pourtant, il ne m’arrivait pas souvent d’y jeter un coup d’œil. J’avais généralement la tête remplie de problèmes relatifs à de nouvelles inventions et les sottises que l’on trouve quotidiennement dans les journaux m’agaçaient. Et s’il s’y trouvait, par hasard, des nouvelles intéressantes, c’était pire : cela me distrayait de mon travail.

Néanmoins, je ne jetais un journal qu’après avoir regardé les gros titres et vérifié la rubrique État Civil – non aux colonnes des naissances, mariages, ou décès, mais à celle des « retraits » de Réveillés récents. J’avais l’impression qu’un jour j’y découvrirais le nom d’une ancienne connaissance, et ne voulais pas manquer d’aller la saluer ni de lui offrir un coup de main. Bien sûr, il y avait peu de chances que cela arrive, mais je trouvais quelque satisfaction, néanmoins, à consulter cette colonne.

Je pense que, subconsciemment, je considérais tous ces revenants comme faisant un peu partie de ma famille. Tout comme on est « copain » avec un garçon qui a appartenu au même régiment que vous.

Les journaux n’annonçaient rien de sensationnel. Ne découvrant aucun nom connu parmi les revenants de la semaine, je m’allongeai et attendis que la lumière s’éteignît.

Vers 3 heures du matin, je m’éveillai et m’assis brusquement. La lumière s’alluma. Je venais d’avoir un drôle de rêve, pas un cauchemar mais presque. J’avais rêvé que j’avais raté le nom de Ricky dans la colonne de l’état civil.

Je savais bien que c’était impossible, pourtant quand j’aperçus la pile de journaux je me sentis soulagé ; j’aurais pu les fourrer dans le vide-ordures avant de m’endormir comme il m’arrivait souvent de le faire.

Je les repris dans mon lit et me remis à lire la rubrique État Civil. Cette fois-ci je lus tous les paragraphes : naissances, mariages, décès, divorces, adoptions, changements de nom, mises en Sommeil et retraits. Tout y passa car je m’étais dit que le nom de Ricky avait pu m’échapper n’importe où… elle avait pu se marier, ou avoir un enfant…

Je faillis rater ce qui avait peut-être déclenché mon rêve. Dans la liste des retraits de la veille, on lisait : « Riverside Sanctuary… F.V. Heinicke. »

F.V. Heinicke !

Heinicke était le nom de la grand-mère de Ricky, j’en étais tout à fait certain. J’étais bien incapable de retrouver pourquoi je le savais. C’était comme s’il avait été enseveli au fond de ma mémoire et ne m’était réapparu qu’à sa lecture. Je l’avais probablement entendu prononcer par Ricky ou Miles, dans le temps. Peut-être même avais-je rencontré la vieille dame à Sandia ? Cependant, j’avais la sensation bizarre (à nouveau cette impression de « déjà vécu ») d’avoir rencontré ce nom bien plus récemment, à propos d’autre chose. Et voici que ce nom lu dans le Times comblait comme une faille. A présent, je savais.

Il me restait à faire la preuve que F.V. Heinicke était bien Frederica Virginia Heinicke.

Je tremblais de joie et d’anxiété tout à la fois. En dépit des nouvelles habitudes bien acquises, je voulus machinalement tirer sur mes fermetures Éclair au lieu de les laisser se fermer d’elles-mêmes, et enfiler mes vêtements fut toute une affaire. Enfin, au bout de quelques minutes, je me retrouvai dans le hall, devant la cabine téléphonique. Puis je dus remonter en hâte en m’apercevant que j’avais oublié mes jetons. J’étais vraiment sens dessus dessous.

Une fois le jeton en main, je tremblais tellement que je ne parvenais pas à le faire entrer dans la fente. Enfin, j’y réussis et demandai le standard.

— Vous désirez ?

— Heu… Je voudrais le Riverside Sanctuary.

— Un instant. Je cherche le numéro, ne quittez pas.

L’écran s’éclaira enfin et un visage d’homme me dévisagea sans aménité.

— On a dû vous donner un faux numéro. Vous êtes en communication avec le sanctuaire. Nous sommes fermés la nuit.

— Ne raccrochez pas, je vous en prie ! Si vous êtes le Riverside Sanctuary, c’est bien à vous que je désire parler.

— Bon. Que désirez-vous ?

— Vous avez une cliente du nom de F.V. Heinicke, une Réveillée récente. Je voudrais savoir…

— Nous ne donnons pas de renseignements sur nos clients par téléphone, fit-il en secouant la tête. Et surtout pas au milieu de la nuit. Vous feriez mieux de rappeler demain matin, après 10 heures, ou mieux, de venir sur place.

— Oui, je viendrai certainement. Mais je voudrais un simple renseignement : quels prénoms désignent les initiales F.V. ?

— Je vous ai dit que…

— Je vous en prie, écoutez-moi. Je ne suis pas un plaisantin, je suis un ex-Dormeur du Sanctuaire de Sawtelle, réveillé récemment. Le nom de votre cliente a été publié dans les journaux. Je sais que les sanctuaires donnent les prénoms entiers de leurs clients, mais que les journaux les ramènent à des initiales pour gagner de la place.

— C’est possible.

— Dans ce cas, quel mal y a-t-il à ce que vous me donniez la signification exacte des deux initiales ?

Il hésita un long moment.

— Aucun mal, sans doute, si c’est tout ce que vous désirez savoir. Un instant. Il s’éloigna de l’écran, demeura absent pendant un temps qui me sembla durer une heure, puis revint, une carte à la main.

— La lumière est mauvaise, dit-il en clignant les yeux vers la carte. Frances… non, Frederica Virginia.

Mes oreilles bourdonnèrent, et je faillis tomber raide.

— Merci, mon Dieu !

— Ça ne va pas ?

— Ça va, merci. Merci du plus profond du cœur. Oui, ça va très bien.

— Bon. Je suppose que je peux encore vous donner un tuyau. Ça vous évitera un dérangement. Cette personne est déjà rayée de nos listes.

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