11

Au soir du jour suivant, 3 décembre 1970, je me fis déposer par un taxi près du logis de Miles Gentry. J’avais décidé de m’y rendre assez tôt, ne me souvenant plus de l’heure à laquelle j’y étais allé « la première fois ». Il faisait déjà nuit quand j’arrivai, mais je n’aperçus que la voiture de Miles le long du trottoir. Je me postai alors à une distance d’où je pouvais encore surveiller l’entrée de la maison et attendis.

Le temps de fumer deux cigarettes, une autre voiture arrivait. Elle stoppa. Ses phares s’éteignirent. Puis le conducteur descendit et entra chez Miles.

Au bout de quelques minutes, je m’approchai : c’était ma voiture.

Je n’en avais évidemment pas la clef, mais c’était sans importance. Il m’arrivait si souvent en 1970 d’être plongé dans un problème et d’oublier mes clefs, que j’avais dès longtemps pris l’habitude d’avoir une clef de rechange cachée dans la malle arrière. L’ayant trouvée, je montai dans la voiture, qui était rangée dans la descente : sans brancher mes phares ni mettre en marche, je lâchai les freins, longeai la rue jusqu’au tournant suivant, que je pris pour exécuter une petite marche arrière, puis, le moteur en marche mais toujours sans lumière, j’allai me parquer derrière la maison de Miles, dans l’allée face au garage.

Ce dernier était fermé à clef. A travers la vitre sale, j’aperçus une silhouette recouverte d’un drap. Je reconnus à ses contours mon vieux copain le Robot-à-tout-faire.

Les portes de garage ne sont pas construites pour résister à un homme armé d’un cric et d’une certaine décision – du moins pas en Californie du Sud, en l’an de grâce 1970. Quelques secondes me suffirent ; réduire le Robot en pièces détachées transportables prit bien plus de temps. Je vérifiai tout d’abord si mes descriptions et plans étaient bien là où je les avais laissés, les portai dans ma voiture, puis m’occupai du robot. Nul ne connaissait comme moi la manière dont il avait été construit ; je n’en peinai pas moins comme un nègre pendant une heure.

J’achevais de fourrer la dernière pièce dans la voiture quand j’entendis hurler Pete. Tout en me reprochant violemment le temps passé à démantibuler le robot, je contournai le garage et pénétrai dans l’arrière-cour. C’est alors que commença la bagarre.

Je m’étais promis de savourer chaque seconde du triomphe de Pete. Mais il n’en fut rien : bien que la porte de derrière fût ouverte et que la lumière passât par l’ouverture grillagée, en dépit des bruits de courses, de chutes, des cris de guerre de Pete et des lamentations de Belle, rien n’entra dans mon champ de vision. Je m’avançai prudemment vers la grille afin de contempler le carnage.

Cette fichue porte était bouclée ! Ce fut la seule chose qui ne se conforma pas aux prévisions. Je plongeai la main dans ma poche, me cassai un ongle en ouvrant mon canif, et découpai la grille dont je relevai le loquet à la seconde précise où Pete s’y précipitait comme un motocycliste de foire se lançant contre les murs.

Je culbutai dans un massif de rosiers. J’ignore si Miles et Belle essayèrent de suivre leur adversaire, mais j’en doute. A leur place, je ne m’y serais pas risqué. De toute façon, j’étais trop occupé à me dépêtrer du massif pour le remarquer.

Une fois sur mes pieds, je restai à l’abri du massif et contournai la maison. Je tenais à m’éloigner de cette porte ouverte et de la lumière qu’elle projetait. Ensuite, j’attendis que Pete se calmât. Je ne l’aurais pas touché à ce moment-là et n’aurais certainement pas tenté de le saisir. Je connais les chats.

Chaque fois qu’il passait à mes côtés, à la recherche d’une entrée, en poussant son grondement guerrier, je l’appelais doucement :

— Pete, viens ! Viens ici, Pete. Tout doux, mon gars, tout va bien.

Il savait que j’étais là. Il me regarda à deux reprises, mais m’ignora le reste du temps. Les chats ne font qu’une chose à la fois. Il avait en ce moment précis une affaire urgente à régler, ce n’était pas l’heure de câlineries avec Papa. Je savais qu’il reviendrait vers moi une fois ses émotions calmées.

Au cours de mon attente impatiente, j’entendis couler l’eau dans la salle de bains, et devinai que Miles et Belle étaient montés se soigner, me laissant dans le living-room. J’eus alors une pensée assez horrible : que se passerait-il si je me faufilais subrepticement à l’intérieur et coupais la gorge de mon corps sans défense ? Mais je me retins, ma curiosité n’allait pas jusque-là ; le suicide est une expérience trop définitive, même en des circonstances mathématiquement intrigantes.

D’ailleurs, je n’avais pas envie d’entrer. Je pouvais me heurter à Miles – et je ne tenais pas à cette rencontre avec un mort.

Finalement, Pete fit halte devant moi tout en restant hors de portée.

Ehh, dit-il.

Cela signifiait : « Retournons-y ensemble. Tu les prendras par-derrière, j’attaquerai de face. »

— Non, mon gars, la corrida est terminée.

Oooh ! Mmmerr !

— Il est temps de rentrer, Pete. Viens près de Danny.

Il s’assit et se mit à faire sa toilette. Quand il releva la tête, je lui tendis les bras et il bondit.

Pff-kwert ? (Où diable étais-tu toi quand la bagarre a commencé ?)

Je l’emportai vers la voiture et le lançai sur le seul siège libre, celui du chauffeur. Il renifla l’amoncellement de débris occupant sa place habituelle et se retourna vers moi d’un air de reproche.

— Faudra t’installer sur mes genoux. Cesse de faire des histoires.

Dès que la voiture eut atteint la rue, je branchai les phares, tournai vers l’est, et pris la direction de Big Bear et du camp des girl-scouts.

Pendant les dix premières minutes, je déblayai suffisamment l’intérieur de la voiture pour que Pete pût réintégrer sa place habituelle. Cela nous fit plaisir à tous deux. A quelques kilomètres de là, je stoppai afin de fourrer toutes les paperasses dans un égout. Ce ne fut que dans les montagnes que je pus me défaire du châssis de fauteuil roulant. Il plongea au fond d’un précipice, remplissant l’air d’un joli tintamarre musical.


* * *

Vers 3 heures du matin, je parvins à un motel situé à proximité du camp scout. Je payai – trop cher – une chambre. Pete faillit gâcher notre entrée en montrant la tête au moment où le patron apparaissait.

— A quelle heure arrive le courrier postal de Los Angeles ?

— L’hélicoptère arrive à 7 h 13, pile.

— Ayez la gentillesse de me réveiller à 7 heures.

— Si vous parvenez à dormir jusqu’à 7 heures ici, vous êtes plus verni que moi. Je vais quand même le noter.

A 8 heures, Pete et moi avions déjeuné, je m’étais douché et rasé. J’examinai mon ami à la lumière du jour et vis qu’il s’était tiré de la bataille sans plus de dommage qu’une ou deux bosses. Nous filâmes en direction du camp. La camionnette de la poste entra dans le camp juste devant moi. C’était mon jour de veine.

De ma vie je n’avais vu tant de fillettes. Elles s’ébattaient comme des petits chats et se ressemblaient toutes dans leurs uniformes verts.

Celles que je croisais voulaient voir Pete. La plupart cependant se contentèrent de nous dévisager timidement sans s’approcher. Une cabine sur laquelle on lisait Direction m’attira, et j’eus affaire à une scout en uniforme qui n’était plus une gamine depuis un bon bout de temps.

Elle manifesta la suspicion à laquelle il fallait s’attendre. Les étrangers qui veulent voir des fillettes sur le point de se transformer en jeunes filles sont toujours sujets à caution.

J’expliquai que j’étais Daniel B. Davis, l’oncle de Ricky, et que j’étais chargé d’une commission concernant la famille. Elle me fit part d’un règlement stipulant que les étrangers n’étaient admis à voir les enfants que s’ils étaient accompagnés du père ou de la mère. Par ailleurs, elle me fit remarquer que les visites avaient lieu à 4 heures de l’après-midi exclusivement.

— Je ne viens pas en visite, je viens simplement pour lui remettre un message. C’est urgent.

— Dans ce cas, vous n’avez qu’à le noter par écrit, et je lui transmettrai dès qu’elle aura terminé la danse rythmique.

J’eus l’air ennuyé. (Je l’étais.)

— Je ne peux pas faire ça. Ce serait tellement plus gentil de lui en faire part personnellement.

— Il y a un décès dans la famille ?

— Pas tout à fait. Disons des ennuis graves. Excusez-moi, madame, je n’ai pas le droit d’en parler à des étrangers. C’est au sujet de la mère de ma nièce.

Elle commençait à faiblir, mais n’était pas encore décidée. Alors Pete mêla son grain de sel. Je le portais dans mon bras gauche en lui soutenant la poitrine de la main droite. Je n’avais pas voulu le laisser dans la voiture car je savais que Ricky serait heureuse de le voir. Il accepte d’être porté ainsi pendant un certain temps, mais il commençait à s’énerver.

Ki-ya ?

Elle le regarda avec sympathie.

— Quel beau matou ! J’ai un chat à la maison qui doit venir de la même lignée.

— C’est le chat de Frederica, dis-je solennellement. J’ai été obligé de l’amener parce que… enfin, il le fallait. Personne pour s’occuper de lui.

Elle le gratta sous le menton, exactement comme il le fallait, Dieu merci ! Et Pete accepta la caresse, remercia en tendant le cou et en fermant les yeux d’un air pleinement satisfait. Il est capable d’un comportement tout autre vis-à-vis des étrangers dont l’entrée en matière ne lui convient pas.

L’ange gardien de la jeunesse m’indiqua une table sous les arbres à proximité de la cabine et me dit d’aller m’y asseoir. Je la remerciai et m’installai.

Je ne vis pas arriver Ricky, j’entendis un cri.

— Oncle Danny !

Et un deuxième en me retournant :

— Et tu as amené Pete ! Oh ! c’est merveilleux !

Pete lâcha un long « Ouain » et bondit de mes bras dans ceux de Ricky. Elle l’attrapa, l’installa dans sa position préférée, et je cessai d’exister pour eux durant leurs échanges protocolaires de politesses-chat. Ensuite, elle leva la tête et dit tranquillement :

— Oncle Danny, je suis très contente que tu sois venu.

Je ne l’embrassai pas, ne la touchai même pas. Je n’ai jamais été de ces adultes qui tripotent les enfants, et Ricky était de ces petites filles qui n’acceptent les cajoleries que lorsqu’elles sont inévitables. Nos relations avaient été fondées, à l’époque où elle n’avait que six ans, sur un respect mutuel de la personnalité de chacun.

Je la contemplai à loisir. Avec ses genoux encore noueux et cette minceur de jeune plante élancée, elle n’était pas aussi jolie que le bébé Ricky de jadis. Les shorts et la chemisette dont elle était affublée, un coup de soleil qui pelait, des égratignures, des bleus et une quantité respectable de poussière ne donnaient pas une idée exacte de la séduction féminine. Elle n’était que l’esquisse maigrelette de sa future image. Seuls deux grands yeux solennels et la finesse de ses traits laissaient deviner ce que livrerait un jour sa gaucherie de jeune faon.

Elle était adorable.

— Et moi, je suis très content d’être là, Ricky.

Tout en maintenant Pete d’un seul bras, elle atteignit une poche boursouflée de son short.

— Et je suis bien étonnée. Je viens à la seconde de recevoir une lettre de toi. J’arrive tout droit de la distribution du courrier, et je n’ai pas encore eu le temps de l’ouvrir. Est-ce que tu m’y annonçais ta venue ?

Elle sortit de sa poche trop petite la lettre toute chiffonnée.

— Non, Ricky. Je t’y annonçais mon départ. Mais après l’avoir postée, j’ai décidé qu’il fallait absolument que je vienne, en personne, te dire au revoir.

Elle pâlit et baissa les yeux :

— Tu t’en vas ?

— Oui. Je vais essayer de t’expliquer, mais ce sera difficile. Assieds-toi, Ricky, je vais tout de dire.

Nous nous installâmes de chaque côté de la table de pique-nique, sous les lauriers-roses, et je parlai.

Pete s’était allongé entre nous deux, sur la table, et avec ses pattes posées sur la lettre fripée, il ressemblait à un lion de bibliothèque. Un doux bourdonnement d’abeilles émanait de lui, comme d’une épaisse touffe d’herbes, tandis qu’il plissait les paupières de contentement.

Je fus très soulagé d’apprendre que Ricky était déjà au courant du mariage de Miles avec Belle. L’idée de le lui annoncer ne me plaisait guère. Elle leva les yeux, les rabaissa immédiatement et dit, sans laisser paraître la moindre émotion :

— Oui, je sais. Papa m’a écrit.

Elle eut subitement une expression sévère qui n’avait rien d’enfantin.

— Je ne retournerai pas là-bas, Danny, je ne veux pas y retourner.

— Mais… écoute, ma Rikki-tikki-tavi, je comprends parfaitement ce que tu éprouves… et je n’ai pas non plus envie que tu retournes là-bas. Je t’emmènerais bien moi-même si je le pouvais. Mais tu ne peux faire autrement. Miles est ton père et tu n’as que onze ans.

— Je ne suis pas forcée de retourner chez lui. Il n’est pas mon vrai père. Ma grand-mère va venir me chercher.

— Quoi ? Quand vient-elle ?

— Demain. Elle vient de Brawley. Je lui ai écrit pour tout lui raconter. Je lui ai demandé si je pouvais venir habiter chez elle, parce que je ne voulais plus retourner là-bas avec Belle.

Elle parvint à mettre plus de mépris dans ce seul prénom qu’un adulte ne serait parvenu à en accumuler dans une série d’imprécations.

— Grand-mère m’a répondu. Je ne suis pas forcée de retourner là-bas, m’a-t-elle dit, parce qu’il ne m’a jamais adoptée légalement et elle est restée mon tuteur légal.

Elle me regarda avec anxiété.

— C’est bien vrai, dis ? Ils ne peuvent pas m’y forcer ?

Une grande vague de soulagement m’envahit. Le souci qui m’avait tourmenté des mois durant, en vain, était de savoir comment réussir à soustraire Ricky à l’influence pernicieuse de Belle pendant… eh bien disons, deux ans.

— S’il ne t’a jamais adoptée légalement, Ricky, je suis persuadé que ta grand-mère a raison, et vous devez garder votre position sans flancher. (Je fronçai les sourcils et me mordillai la lèvre :) Tu pourrais avoir des difficultés demain. Ils peuvent peut-être t’empêcher de partir avec ta grand-mère.

— Comment le pourraient-ils ? Je grimperai dans la voiture et nous partirons.

— Ce n’est pas aussi simple que cela, Ricky. Les responsables qui dirigent ce camp sont obligés de suivre un règlement. Miles t’a confiée à eux, ils ne voudront pas que tu t’en ailles avec quelqu’un d’autre que lui.

Sa lèvre inférieure s’avança brusquement.

— Je n’irai pas. Je veux habiter chez grand-mère.

— Oui, bien sûr. Écoute. Je vais te dire ce qu’il faudra faire pour éviter les ennuis : si j’étais à ta place, je ne leur dirais pas que je vais quitter le camp. Je leur dirais simplement que grand-mère veut m’emmener faire une balade – et puis je ne reviendrais pas.

Elle se détendit légèrement.

— Bon…

— Heu… Ne fais pas de bagages, sans quoi on devinerait que tu as l’intention de ne pas revenir. N’essaye pas d’emporter d’autres vêtements que ceux que tu auras sur toi. Mets ton argent, ou ce que tu tiens vraiment à emporter, dans tes poches. Je suppose que tu n’as rien à quoi tu tiennes spécialement ?

— Je ne crois pas. (Mais elle prit un air mélancolique pour ajouter :) J’ai un costume de bain tout neuf.

Comment expliquer à une enfant qu’on est parfois obligé d’abandonner ses bagages ? Les gosses entreraient dans une maison en flammes pour sauver une poupée ou un éléphant en peluche.

— Écoute, Ricky, tu demanderas à ta grand-mère de leur dire qu’elle t’emmène nager à Arrowhead… Qu’il se peut qu’elle dîne avec toi ensuite, mais qu’elle te ramènera avant l’heure du couvre-feu. De cette façon, tu pourras emporter ton maillot et une serviette. Mais rien d’autre. Ta grand-mère ne sera pas choquée à l’idée de raconter une blague ?

— Je ne pense pas. Je suis sûre qu’elle le fera. Elle dit souvent que les gens sont obligés de raconter des blagues, sans quoi ils ne se supporteraient pas. Elle dit aussi que les blagues ont été faites pour qu’on en use sans en abuser.

— Elle me semble tout à fait intelligente. Tu feras ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ?

— Oui, Danny.

— Bon.

Je ramassai l’enveloppe chiffonnée.

— Ricky, je t’ai dit qu’il me fallait partir. Je dois m’en aller pour une assez longue période.

— Combien de temps seras-tu parti ?

— Trente ans.

Ses yeux s’élargirent encore. A onze ans, trente ans, ce n’est pas long, c’est l’éternité.

— Je suis désolé, Ricky. Je ne peux pas faire autrement.

— Mais pourquoi ?

Je ne pouvais répondre à cette question. La vérité lui aurait paru incroyable, et il ne m’était pas possible de lui mentir.

— C’est trop compliqué à t’expliquer, Ricky. Tout ce que je puis te dire est que j’y suis obligé. Je n’y peux rien. (J’hésitai, puis ajoutai :) Je vais faire une cure de Sommeil. Tu sais ce que c’est ?

Elle savait. Les enfants s’habituent aux idées neuves bien plus vite que les adultes. Le sommeil hypothermique était un des thèmes favoris des illustrés pour enfants.

Elle eut l’air horrifié, et protesta vivement.

— Non, Danny ! Je ne te reverrai jamais plus !

— Bien sûr que si. C’est assez long, mais nous nous reverrons. Et Pete aussi. Parce que Pete va m’accompagner, il va suivre une cure avec moi.

Elle regarda Pete et parut encore plus triste.

— Mais, Danny, pourquoi ne viens-tu pas avec Pete chez grand-mère, à Brawley ? Vous pourriez habiter chez nous. Ce serait tellement mieux ! Grand-mère aimerait Pete. Et toi aussi, elle t’aimerait. Elle dit toujours qu’il faut un homme dans une maison.

— Ricky, chère Ricky, je dois m’en aller.

Je me mis à ouvrir l’enveloppe.

Elle se fâcha et son menton se mit à trembler.

— Je crois qu’elle a quelque chose à voir avec ton départ.

— Quoi ? Si tu veux parler de Belle, tu te trompes entièrement.

— Elle ne suit pas la cure avec toi ?

Cette idée me fit frémir.

— Mon Dieu, non ! Je ferais des kilomètres pour l’éviter.

Ricky sembla se détendre un peu.

— Tu sais, j’ai été si fâchée contre toi à cause d’elle !

— Je regrette, Ricky, je le regrette vraiment. Tu avais raison, et j’avais tort. Mais je te donne ma parole que j’en ai fini avec elle, fini pour toujours. Maintenant, à propos de ceci… (Je lui montrai mon certificat de possession d’actions de Robot Maison) sais-tu ce que cela représente ?

— Non.

Je lui donnai des explications.

— Je te donne ce papier, Ricky, parce que je vais être absent longtemps, et que je désire que ce soit toi qui le gardes.

Je pris à l’intérieur de l’enveloppe la feuille de papier sur laquelle j’avais assigné mes possessions au nom de Ricky, et la déchirai, fourrant les débris dans ma poche. Il fallait s’y prendre autrement ; il eût été trop facile à Belle de falsifier ce document. Je retournai le certificat et examinai la formule d’endossement en réfléchissant au moyen de faire tenir le texte nécessaire dans les interlignes. Je parvins à y écrire une assignation à la Bank of America, pour le compte de…

— Dis-moi, Ricky, quel est ton nom complet ?

— Frederica Virginia. Frederica Virginia Gentry, tu sais bien.

— Pourquoi Gentry ? Tu m’as dit que Miles ne t’avait pas adoptée légalement.

— Oh ! je suis Ricky Gentry depuis si longtemps ! Tu veux dire mon vrai nom ? C’est le même que grand-mère… celui de mon vrai papa, Heinicke. Mais personne ne m’appelle jamais comme ça.

— Eh bien, cela va changer.

J’écrivis donc « Frederica Virginia Heinicke », et ajoutai : « A lui être assigné à sa majorité », tandis qu’un petit froid me glissait le long de la colonne vertébrale. Mon assignation première aurait été défectueuse de toute façon.

Tandis que je signais, j’aperçus notre chien de garde qui nous lorgnait par une fenêtre. Consultant ma montre, je constatai que nous parlions depuis une heure. Le temps m’était compté. Mais il fallait que tout fût en ordre.

— Madame ?

— Oui ?

— Y a-t-il ici une personne assermentée ? Ou devrais-je aller chercher quelqu’un au village ?

— Je suis moi-même notaire. Que désirez-vous ?

— Merveilleux ! Avez-vous votre sceau ?

— Je ne m’en sépare jamais.

Je signai donc devant la gardienne-chef, qui alla même jusqu’à ajouter une formule (sur l’assurance que lui donna Ricky de bien me connaître, et le témoignage silencieux de Pete quant à ma respectabilité en tant que membre de la fraternité des gens-chat) : « Connu de moi personnellement comme étant le susnommé Daniel B. Davis. » Elle apposa ensuite son sceau sur nos deux signatures, et je soupirai de soulagement. Que Belle essaie donc de contourner ça !

La gardienne lança au papier un coup d’œil interrogateur, sans rien dire.

— On ne peut pas déjouer les tragédies, mais on peut les alléger, dis-je gravement. L’éducation de l’enfant, vous comprenez.

Elle refusa d’encaisser le moindre honoraire, et regagna la maisonnette de la direction.

Je posai le papier devant Ricky.

— Tu donneras ça à ta grand-mère. Dis-lui de le déposer à une succursale de la Bank of America, à Brawley. Ils feront le nécessaire.

— Ça vaut beaucoup d’argent, n’est-ce pas ? dit-elle en regardant le papier sans y toucher.

— Assez. Mais ça vaudra davantage encore.

— Je n’en veux pas.

— Mais enfin, Ricky, je tiens à ce que tu l’aies en ta possession.

— Je n’en veux pas. Je ne le prendrai pas. (Ses yeux s’emplirent de larmes et sa voix trembla :) Tu… tu vas partir pour… pour toujours, et tu… tu ne m’aimes plus. (Elle renifla :) Exactement comme quand tu t’es fiancé avec elle ! Tu n’aurais qu’à venir avec moi et Pete chez grand-mère. Je n’en veux pas de ton argent !

— Ricky, écoute-moi, Ricky. C’est déjà trop tard. Je ne pourrais pas le reprendre, même si je le voulais. C’est déjà à toi.

— Ça m’est égal. Je n’y toucherai jamais. (Elle caressa Pete :) Ce n’est pas Pete qui s’en irait en m’abandonnant… mais tu vas l’y forcer. Et je ne le verrai plus…

— Ricky ?… (Ma voix tremblait légèrement :) Tu voudrais nous revoir, Pete et moi ?

— Bien sûr… (J’entendais à peine ce qu’elle murmurait :) Mais je ne vous reverrai plus… plus jamais…

— Tu nous reverras.

— Et comment ? Tu as dit que tu allais dormir trente ans, tu as dit…

— Oui. Et je ne peux faire autrement. Mais écoute, Ricky, tu ne sais pas ce que tu pourrais faire ? Tu iras vivre chez ta grand-mère, tu iras à l’école comme une brave petite, et… tu laisseras s’amasser l’argent. Quand tu auras vingt et un ans, si tu as encore envie de nous revoir, tu auras assez d’argent pour prendre le Long Sommeil toi aussi. Et le jour où tu te réveilleras, je serai là et je t’attendrai. Nous t’attendrons tous les deux Pete et moi. Je t’en donne ma parole d’honneur.

Son expression se modifia, mais elle ne sourit pas. Elle réfléchit assez longuement, puis dit :

— Tu seras vraiment là ?

— Oui. Il va falloir que nous prenions rendez-vous. Si tu te décides, Ricky, il faudra s’y prendre très exactement comme je vais te dire. Tu t’arrangeras avec la Cosmopolitan Insurance Company, et tu feras bien attention de suivre ta cure au sanctuaire de Riverside. Tu feras en sorte qu’on t’y réveille le 1er mai 2001, très exactement. Je serai là-bas ce jour-là, et je t’y attendrai. Si tu veux me trouver à ton réveil, il faudra que tu donnes des instructions à cet effet, sinon on ne me laisserait pas aller plus loin que la salle d’attente. Je connais ce sanctuaire, ils sont très tatillons ! (Je sortis une enveloppe que j’avais préparée avant de quitter Denver :) Tu n’as pas à te tracasser pour te souvenir de tout ça, j’ai tout noté à ton intention. Tu n’auras qu’à mettre cette enveloppe à l’abri, et le jour de tes vingt et un ans, tu prendras la décision qui te convient. Mais tu peux être bien certaine que Pete et moi serons là à t’attendre, que tu sois ou non au sanctuaire en question.

Je posai la liste d’instructions sur le certificat d’avoir.

Je pensais avoir convaincu Ricky, mais elle ne toucha à aucun des papiers. Elle les contempla un instant, puis dit :

— Danny ?

— Oui, Ricky ?

Elle ne leva pas les yeux, et sa voix devint si basse que j’eus de la peine à l’entendre.

— Si… si je fais… comme tu dis… est-ce que tu m’épouseras ?

Mes oreilles bourdonnèrent et la lumière m’éblouit. Je lui répondis d’une voix considérablement plus forte que la sienne :

— Oui, Ricky. C’est ce que je voudrais. C’est pour cette raison que je fais tout ceci.

Il y avait encore une chose que je désirais lui laisser : une enveloppe sur laquelle j’avais écrit : « A ouvrir au cas où Miles Gentry viendrait à mourir. » Je ne lui fournis aucune explication à ce sujet, lui disant simplement de la conserver. Cette enveloppe contenait les preuves de la conduite de Belle, tant sur le plan matrimonial qu’en ce qui concernait le reste de ses activités. Mise entre les mains d’un avocat, elle permettrait de résoudre, sans contestations possibles, tous débats juridiques concernant l’héritage.

Enfin, je remis à Ricky ma chevalière d’étudiant, ma seule richesse, en lui disant que c’était pour elle. Nous étions fiancés.

— Elle est trop grande pour toi, mais tu n’as qu’à la garder. Tu en auras une autre à ton réveil.

— Je n’en veux pas d’autre.

— Maintenant, dis au revoir à Pete, Ricky. Je dois partir.

Elle serra Pete dans ses bras, et me le tendit en me regardant droit dans les yeux, malgré les larmes qui ruisselaient sur ses joues en y laissant une strie large et claire.

— Au revoir, Danny.

— Pas au revoir, Ricky. A bientôt. Nous t’attendrons.


* * *

Il était 10 heures un quart quand j’atteignis le village. J’appris qu’un hélibus quittait la ville vingt-cinq minutes plus tard. Je me mis donc à la recherche d’un marchand de voitures d’occasion et, l’ayant trouvé, j’y fis l’affaire la plus rapide du monde, vendant ma voiture pour la moitié de sa valeur. Cela me laissa le temps d’organiser l’embarquement, clandestin de Pete dans l’hélibus – on y est terriblement pointilleux sur les chats sujets au mal de l’air – et nous atteignîmes la Mutual Assurance Company sur le coup de 11 heures.

A la Mutual, j’allai voir Mr Powell. Pour lui, moins de vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis notre précédente rencontre. Pour moi, deux fois trente ans de temps subjectif et plusieurs mois de temps vécu – et combien d’aventures ! Il se montra excessivement contrarié des modifications apportées à mes arrangements avec sa compagnie. Il manifesta notamment une vive tendance à me sermonner au sujet de la perte de mes papiers.

— Il m’est impossible de demander au même juge de signer votre prise en charge deux fois en vingt-quatre heures. C’est tout à fait irrégulier.

Je sortis des billets aux chiffres convaincants.

— Cessez de me tarabuster, sergent. Voulez-vous me prendre en charge, oui ou non ? Dites-le. Sans quoi j’arrangerai cela avec la Central Valley. Il me faut partir aujourd’hui.

Il fulmina, mais abandonna la lutte. Il grogna aussi d’avoir à rajouter six mois à ma période d’hypothermie et ne voulut pas garantir la date de mon réveil.

— Les contrats disent « A un mois près » afin de permettre les imprévus administratifs.

— Celui-ci ne dit rien de ce genre. Il dit : « 27 avril 2001 ». En ce qui me concerne, je me fiche que l’en-tête soit Mutual ou Central Valley. Écoutez, Mr Powell, vous êtes vendeur et moi acheteur. Si vous refusez de me vendre ce dont j’ai besoin, j’irai là où l’on pourra me le procurer.

Il modifia la clause du contrat et nous y apposâmes nos initiales.

A midi sonnant, j’étais chez le contrôleur médical pour mon examen final. Il me lança un coup d’œil.

— Vous êtes resté à jeun ?

— Aussi à jeun qu’un juge.

— Ce n’est pas une référence. Nous allons voir.

Il m’ausculta presque aussi soigneusement qu’il l’avait fait la « veille ». Quand finalement il posa son marteau en caoutchouc, il se gratta la tête.

— Je suis vraiment très étonné. Vous êtes en bien meilleure forme qu’hier. C’est extraordinaire.

— Vous n’imaginez même pas le centième de la vérité, docteur !

Je maintins Pete tandis qu’on lui injectait le premier somnifère. Puis je m’allongeai en vue d’un traitement analogue. Je suppose que j’aurais pu attendre un jour de plus – ou de moins – mais à vrai dire, j’avais une hâte prodigieuse de revenir à l’an 2001.

Vers 4 heures de l’après-midi, la tête de Pete appuyée bien à plat sur ma poitrine, je m’endormis le cœur joyeux.

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