A peine m’avait-il réveillé que déjà il voulait de nouveau m’endormir. Je ne sais pas trop ce qu’il advint pendant le laps de temps qui suivit. Je fus étendu un instant sur une table qui vibrait sous mon corps, il y avait des lumières, toute une série d’instruments aux allures de reptiles, et une foule de gens. Pourtant, en me réveillant, je me trouvai sur un lit d’hôpital ; je me serais senti très bien, sans une sensation de demi-flottement, du genre de celle qu’on éprouve après un bain turc. J’avais retrouvé et mes mains et mes pieds, mais personne ne voulait me parler, et chaque fois que j’ouvrais la bouche pour poser une question, une infirmière y fourrait quelque chose. Je subis des tas de massages.
Puis un matin, je me sentis en si bonne forme que je me levai. Ma tête tournait un peu, mais je savais qui j’étais, je savais comment j’en étais arrivé là, et je compris que tout le reste n’avait été que des rêves.
Je me rappelai qui m’avait mis dans cette situation. Si Belle m’avait donné l’ordre d’oublier ses manigances pendant que j’étais sous l’effet de la drogue, de deux choses l’une : ou ses ordres n’avaient pas eu prise sur moi, ou trente ans de sommeil hypnotique en avaient effacé la trace. Si certains détails me paraissaient nébuleux, je savais pourtant comment l’on m’avait filouté.
Je n’en étais pas spécialement fâché. Cela avait eu lieu « hier », puisque c’était hier que je m’étais endormi… Mais j’avais dormi trente ans…
Cette sensation est difficile à définir en raison de son caractère entièrement subjectif, mais, tout en ayant bien en mémoire les événements, d’« hier », je ressentais à leur égard l’espèce de recul que l’on éprouve pour les choses du passé… L’image conservée par ma conscience était au premier plan, celle de ma réaction émotive concernait un souvenir lointain.
J’avais la ferme intention de rendre visite à Miles et Belle et de n’en faire qu’une bouchée, mais rien ne pressait. L’année prochaine, on verrait cela. Pour l’instant, j’étais trop curieux de voir l’an 2000.
Mais où était Pete ? Il devait se trouver quelque part dans le coin ? A moins que le pauvre petit n’ait pas supporté le Sommeil ?
Alors, mais alors seulement, je me souvins que mes projets d’emmener Pete avec moi avaient été contrés.
Belle et Miles furent immédiatement transférés du panier « Affaires à voir » au panier « Affaires urgentes ». Ils avaient essayé de tuer mon chat ? On allait voir ça de près.
Ce qu’ils avaient fait était sans doute encore plus grave que de le tuer : ils l’avaient condamné à la solitude, celles des jours passés à fouiller les poubelles à la recherche de restes de nourriture, l’échine saillant de plus en plus sous la peau, sa douce nature confiante se transformant en amère suspicion vis-à-vis de tout animal à deux pattes.
Ils l’avaient laissé mourir, car il était certainement mort à présent, en lui laissant croire que c’était moi qui l’avais abandonné.
Ils me le paieraient cher… s’ils étaient encore en vie.
Dieu, que je les souhaitais encore vivants ! A un point inimaginable !
Je découvris que je me tenais au pied du lit, en pyjama, agrippé des deux mains afin de ne pas tomber. Je cherchai le moyen d’appeler quelqu’un à mon aide. Les chambres d’hôpital n’avaient guère changé. La mienne ne comportait pas de fenêtre, et je ne parvenais pas à voir d’où venait la lumière. Le lit était haut et étroit, comme tout lit d’hôpital ; il semblait cependant être plus qu’un simple endroit pour dormir. Entre autres choses, il était muni, par-dessous, d’un réseau de plomberie qui devait constituer le système de refroidissement. La table de chevet était incorporée à la structure même du lit. En temps ordinaire, ces perfectionnements m’eussent passionné, mais pour l’instant, la seule chose qui m’intéressait était de découvrir la poire d’appel qui fait venir l’infirmière… Je voulais mes vêtements.
Cette poire se révéla introuvable, mais je découvris ce qui la remplaçait : une sonnerie sur le côté de cette table de chevet qui n’en était pas tout à fait une. Je l’effleurai de la main dans mes recherches, et un voyant transparent placé face à l’endroit où se serait trouvée ma tête si j’avais été couché s’alluma : Service. Presque aussitôt, ce mot s’effaça et fut remplacé par Un instant, s’il vous plaît.
Puis la porte glissa sans bruit dans le mur, et l’infirmière parut. La race n’en avait pas beaucoup changé. Celle-ci était raisonnablement mignonne, elle avait les manières fermes d’un entraîneur professionnel, un petit bonnet coquin était perché sur de courts cheveux aux teintes d’orchidée et elle portait un uniforme blanc. Celui-ci avait bien une coupe étrange, la couvrant par-ci, la découvrant par-là, sans le moindre rapport avec la mode de 1970. Mais il ne faut pas s’étonner des changements de cet ordre dans les vêtements féminins, y compris les uniformes utilitaires. Quelle que fût l’époque, ce ne pouvait être en tout cas qu’une infirmière, étant donné son comportement.
— Retournez dans ce lit !
— Où sont mes vêtements ?
— Retournez dans ce lit ! Immédiatement ! J’ai dit !
— Écoutez, je suis citoyen d’un pays libre. J’ai passé ma majorité et mon casier judiciaire est vierge. Vous ne me forcerez pas à retourner dans ce lit si je m’y refuse. Dites-moi, je vous prie, où sont mes vêtements, sinon je sortirai tel que je suis et me mettrai à leur recherche.
Elle me contempla une seconde, puis sortit brusquement. La porte s’ouvrit rapidement devant elle.
Mais elle demeura fermée pour moi. J’étais encore plongé dans la recherche du « sésame ouvre-toi » (si un ingénieur avait été capable de l’imaginer, aucune raison pour qu’un autre ne le retrouve pas) lorsqu’elle s’ouvrit d’elle-même pour laisser passer un homme.
— Bonjour. Je suis le Dr Albrecht.
Ses vêtements tenaient à la fois du costume d’un nègre endimanché et de la tenue du pique-niqueur. Mais ses manières compétentes et son regard las étaient bien ceux de sa profession.
— Bonjour, docteur. J’aimerais rentrer en possession de mes vêtements.
Il avança d’un pas afin de laisser la porte se refermer derrière lui, puis plongea la main dans sa poche et sortit un paquet de cigarettes. Il en tira une, la secoua, la porta à ses lèvres et aspira : elle s’était allumée d’elle-même. Il me tendit le paquet.
— Servez-vous.
— Heu… Non, merci.
— Allez-y. Ça ne vous fera pas de mal.
Mais je secouai la tête. J’avais toujours travaillé avec une cigarette près de moi. On pouvait juger de l’avance de mon travail par le contenu de mes cendriers et les traces de brûlures sur mes planches à dessin. Maintenant, la vue de cette fumée me rendait un peu faiblard et je me demandais si je m’étais détaché de l’amour de la nicotine pendant les années de sommeil.
— Non, merci docteur.
— Comme vous voulez, Mr Davis. Je suis ici depuis six ans. Je suis spécialiste en résurrections hypnotiques, et toutes questions du même ordre. Ici comme ailleurs, j’ai aidé 8 073 personnes à revenir à la vie normale : vous êtes le n°8074. J’ai assisté à toutes sortes de gestes étranges de la part de ces revenants, si je peux les appeler ainsi. Certains veulent se rendormir et m’injurient quand j’essaye de les éveiller. Certains se rendorment effectivement et nous sommes contraints de les envoyer… dans un autre genre d’institution. D’autres pleurent sans fin en découvrant qu’ils ne peuvent prendre un billet de retour vers ce qu’ils ont quitté il y a X années. Puis il y a ceux qui, comme vous, demandent leurs vêtements afin de se précipiter dans les rues…
— Et pourquoi pas ? Suis-je prisonnier ?
— Non. Vous pouvez avoir vos effets. Vous allez les trouver légèrement démodés, mais ça, c’est votre affaire. Pendant que je les fais chercher, je vous demanderai de bien vouloir me confier la raison urgente qui vous pousse à sortir immédiatement et sans délai… alors qu’elle a attendu trente ans – la durée de votre hibernation. Est-ce réellement si urgent ? Vous pourriez attendre un peu plus tard dans la journée, non ? Ou même, peut-être, demain ?
Je commençai à me déchaîner :
— Fichtre oui ! C’est urgent… (Puis je m’arrêtai, et achevai d’un air confus :) Peut-être pas tant que ça, après tout.
— Me ferez-vous, dans ce cas, à titre personnel, le plaisir de regagner ce lit et de me laisser vous examiner ? Ensuite, vous prendrez votre petit déjeuner, et peut-être serez-vous d’accord pour que nous bavardions tous les deux avant votre départ au grand galop ? Sans doute puis-je vous aider sur la direction à prendre.
— Hem. O.K., docteur. Excusez-moi de cette conduite.
Je regrimpai dans le lit ; cela me sembla bien agréable, je me sentais soudain frissonner de fatigue.
— Ne vous excusez pas. Vous devriez voir certains des patients que nous accueillons. Nous devons aller les rechercher au plafond ! (Il arrangea les couvertures autour de mes épaules, se pencha sur la table de chevet et dit :) Docteur Albrecht, au 17. Envoyez un infirmier avec un petit déjeuner. Heu… le menu moins 4.
Il se tourna vers moi.
— Remontez votre veste et tournez-vous, je veux voir vos côtes. Pendant que je vous examine, vous pouvez me poser des questions.
Tandis qu’il me tâtait les côtes, je tâchai de réfléchir. Je supposais qu’il employait un stéthoscope, bien que celui-ci eût plutôt l’apparence d’un écouteur miniature. Mais une chose ne s’était guère améliorée : l’extrémité qu’il appuya sur mon corps était aussi froide et aussi dure que jadis.
Que demande-t-on après trente ans d’absence ?A-t-on atteint les étoiles ? Qui manigance la der des ders, cette fois ? Est-ce que les bébés sortent des éprouvettes ?
— Dites, docteur, y a-t-il encore des machines à distribuer du popcorn à l’entrée des cinémas ?
— La dernière fois que j’y suis passé, elles y étaient toujours. Je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à ce genre de distraction. A propos, on dit circorama maintenant, plus cinéma.
— Tiens ? Pourquoi ?
— Allez-y, vous verrez. Mais n’oubliez pas d’attacher votre ceinture de sécurité ; à certains passages, toute la salle se balance. Voyez-vous, Mr Davis, vous avez beaucoup à apprendre. Ce problème se pose pour nous chaque jour. Il nous faut réadapter tous nos pensionnaires. Nous avons des dictionnaires ainsi que des manuels historiques et culturels destinés aux nouveaux Réveillés ; ils sont conçus en fonction de l’année où ceux-ci ont pris le sommeil. Tout cela est absolument nécessaire, car une erreur d’orientation peut entraîner des conséquences très graves, malgré nos efforts pour combler les lacunes et prévenir les chocs.
— Heu… Oui, je suppose…
— Je vous l’affirme. Surtout dans un cas limite comme le vôtre. Trente ans !
— Trente ans est donc un maximum ?
— Oui et non. Trente-cinq ans est le délai le plus long que nous ayons eu depuis le premier client mis en sommeil hypothermique en décembre 1965. Quant à vous, vous êtes le dormeur le plus ancien que j’aie eu à revivifier. Mais nous avons des clients ici, en ce moment, qui sont sous contrat pour un siècle et demi. On n’aurait jamais dû vous accepter à l’époque pour une durée aussi longue que trente ans ; on n’en savait pas assez, alors. C’était prendre un trop grand risque sur votre vie. Vous avez eu de la chance.
— Vraiment ?
— Vraiment. Retournez-vous. (Il poursuivit son examen :) Aujourd’hui, avec les connaissances récemment acquises, je serais prêt à envoyer quelqu’un dans un bond de dix siècles, s’il y avait moyen de financer l’entreprise. Il suffit de le conserver à la température de départ pendant un an, à titre d’essai. Puis de l’expédier à moins 200 en un millième de seconde. Et il vivra. Du moins, je le crois. Voyons vos réflexes.
Le mot « expédier » ne me semblait pas particulièrement heureux.
— Asseyez-vous et croisez les jambes, enchaîna le Dr Albrecht. Le langage ne vous semblera pas trop difficile. Je me suis efforcé de vous parler en employant un vocabulaire de 1970. Je suis assez fier d’être capable de m’adresser à mes malades-revenants dans une langue qu’ils comprennent aisément. Cela m’a coûté une étude assez ardue à l’aide de procédés hypnotiques. Il ne vous faudra guère plus d’une semaine pour parler la langue contemporaine. Elle est formée, en réalité, d’un simple vocabulaire additionnel… Ce sera tout pour aujourd’hui. Ah oui ! Une certaine Mrs Schultz a essayé plusieurs fois de vous joindre.
— Comment ?
— Vous ne la connaissez donc pas ? Elle a prétendu être une vieille amie.
— Schultz ? J’imagine que j’ai dû connaître plusieurs Mrs Schultz à certains moments de ma vie. La seule dont je parviens à me souvenir est une maîtresse d’école. Elle doit certainement être morte à présent.
— Peut-être a-t-elle fait une cure de Long Sommeil ? Vous prendrez la communication quand il vous plaira. Je vais signer votre bon de sortie. Pourtant, à votre place, je resterais encore quelques jours ici pour me réadapter. Je reviendrai vous voir un peu plus tard. Tenez, voici l’infirmier avec votre petit déjeuner.
Je tournai la tête et demeurai pantois !
L’« infirmier » arrivait tranquillement dans la chambre, évitant soigneusement le Dr Albrecht, qui, de son côté, sortit sans tenir compte de cette présence et sans prendre garde à la table roulante maniée par l’autre.
L’« infirmier » se dirigea vers mon lit, ajusta la table de chevet, la fit basculer devant moi et y installa mon déjeuner.
— Je vous sers votre café ? demanda-t-il.
— S’il vous plaît.
Je n’avais pas envie qu’il le serve, j’aurais préféré laisser le café au chaud pour le boire après avoir terminé de manger, mais je ne pouvais résister à l’envie de voir cet infirmier verser du liquide.
Car j’étais dans un ahurissement ravi : l’infirmier, c’était… mon Robot-à-tout-faire de l’année 1970 !
Non plus le modèle biscornu et monumental que m’avaient volé Miles et Belle. Vraiment pas ! Il ressemblait autant à l’ancien robot qu’une voiture à réaction ressemble à une diligence. J’en avais établi le plan de départ et celui-ci était le résultat de nombreux perfectionnements… Le petit-fils de mon Robot, remodelé, amélioré et raffiné, rendu plus efficace, mais son petit-fils quand même.
— Puis-je disposer ?
— Un instant, je vous prie.
Je venais, apparemment, de donner une réponse imprévue. L’automate me présenta immédiatement une feuille de plastique toute raide sur laquelle je lus :
Code vocal du Robot U 1. Modèle XVII a.
AVERTISSEMENT IMPORTANT. – Cet automate ne comprend pas le langage humain. Il ne comprend rien puisqu’il est simplement une mécanique. Pour votre convenance, il a été conçu de manière à répondre à certains ordres en nombre limité. Il ignorera toute question autre que celles prévues. Pour toutes celles susceptibles de créer un « dilemme » dans son circuit, il vous remettra la présente liste et les instructions ci-après. Veuillez la consulter intégralement. Merci.
Aladin Autoengineering Corporation.
Fabricants de toute la série des Robots C, T et U (Robot Complet, Robot Total et Robot Universel).
Techniciens patentés pour tous les problèmes d’automation.
A votre service !
Un dessin qui semblait être leur marque de fabrique représentait une image d’Aladin frottant sa lampe en faisant apparaître un génie.
Suivait toute une liste d’ordres très simples tels que : « Arrêtez, Sortez, Oui, Non, Doucement, Plus vite, Venez ici, Appelez une garde », etc.
Ensuite, une autre liste, plus courte que la première, des tâches habituelles dans un hôpital : « Frotter le dos », et autres choses du même genre ; mais il y avait également des phrases auxquelles je ne comprenais rien du tout. La liste se terminait laconiquement par cette phrase pour moi pleine de mystère : « La combinaison des processus 87 et 242 ne peut être commandée que par les médecins traitants ; il est donc inutile d’en chercher ici les formules. »
Mon robot à moi n’avait pas été réglé pour répondre à la voix humaine : on devait actionner divers boutons sur sa planche de contrôle. Ce n’était pas faute d’y avoir songé, mais les appareils pour la réalisation de ce projet eussent pesé trop lourd, occupé trop de place et coûté plus cher que tout l’ensemble du robot. Je devrais me mettre au courant des progrès, avant de songer à reprendre du travail comme ingénieur. Et j’avais hâte de m’y mettre, car je me rendais compte que ce serait plus amusant que jamais avec toutes les nouvelles possibilités…
Je rendis sa liste d’instructions à l’« infirmier » et sortis de mon lit pour examiner sa plaque de références. Je m’étais presque attendu à y trouver gravé le nom de Robot Maison S.A. Je me demandais si Aladin était une filiale du groupe Mannix ? Les références du Robot U 1 ne m’apprirent que son numéro de série, le nom de l’usine, etc., mais il y avait aussi toute une liste de numéros de brevets dont le premier, qui m’intéressa tout particulièrement, datait de 1970 ! L’automate était donc certainement né de mes dessins et de mon prototype.
Sur la table, je trouvai un crayon et un bloc de papier sur lequel je notai le numéro du premier brevet. Mais l’intérêt que je lui portais n’était que pure curiosité. Même si l’on m’avait volé – et j’en avais la certitude –, mes brevets expiraient en 1987 (à moins qu’on n’eût fait de nouvelles lois). Seuls ceux qui avaient été déposés après 1983 seraient encore valides. Mais je voulais savoir !
Une lumière s’alluma sur l’automate et il annonça :
— On m’appelle. Puis-je partir ?
— Hein ? Bien sûr. Circulez !
Comme je m’aperçus qu’il allait produire de nouveau sa liste de recommandations, je lui lançai un « sortez » sonore.
— Merci. Au revoir, répondit-il.
— C’est moi qui vous remercie.
— Il n’y a pas de quoi.
La personne dont on avait enregistré la voix pour la bande sonore avait un timbre de baryton bien agréable.
Je me remis au lit afin d’absorber mon petit déjeuner que j’avais laissé refroidir – mais il se trouva… qu’il n’était pas froid ! Le petit déjeuner moins 4 devait avoir été établi pour un oiseau de taille moyenne. Pourtant, il suffit à satisfaire mon appétit dévorant. Je suppose que mon estomac s’était rétréci. Ce n’est qu’en terminant que je songeai que je venais de manger pour la première fois depuis trente ans. Cette remarque me fut inspirée par le menu posé près de mon assiette. J’y lus que ce que j’avais pris pour du bacon figurait sous le nom de « Languettes de levure grillées à la mode campagnarde »…
Malgré mon jeûne de trente ans, la nourriture ne m’intéressait pas ; on m’avait apporté un journal en même temps que le déjeuner : The Great Los Angeles Times, 13 décembre 2000.
Les journaux n’avaient guère changé, au moins quant au format. Le papier n’était pas le papier mat auquel j’étais habitué, mais du papier glacé. Les photos, en noir et blanc ou en couleurs, étaient en relief. Elles ne laissèrent pas de m’intriguer : en effet, dès mon enfance, existaient des photos en relief ne nécessitant pas de lunettes spéciales (je me souviens qu’en 1950, tout gamin, j’étais fasciné par les publicités de nourritures congelées), mais l’image était quand même vue à travers une grille de prismes en matière plastique assez épaisse. Ici, elle avait de la profondeur bien qu’imprimée sur du papier mince.
J’abandonnai ce problème pour examiner le journal. Mon « infirmier » l’avait posé sur un support à même la table et il se passa un moment pendant lequel je crus que je ne dépasserais jamais la première page. Je ne parvenais pas à la tourner… Elles semblaient toutes collées.
Finalement, je touchai tout à fait fortuitement le coin droit inférieur de la première page, et elle se roula sur elle-même. Un phénomène de tension se déclenchait à cet endroit-là. Les feuilles suivantes se séparèrent de la même façon dès que je touchai le point sensible.
Une bonne moitié du contenu m’était si familier que je faillis en être ému… L’horoscope quotidien, le discours du maire, les menaces que faisaient courir à la liberté de la presse les restrictions imposées par la sécurité, l’hiver trop doux qui risquait de gâcher les sports d’hiver, l’avertissement du Pakistan à l’Inde, etc. On se serait cru trente ans en arrière !
D’autres articles avaient un caractère plus nouveau mais se comprenaient facilement même :
La navette pour la Lune toujours en panne à cause des Géméides. Deux fuites d’air en vingt-quatre heures. Pas de victimes.
Lynchage de quatre Blancs au Cap. Plainte aux Nations unies.
Un planteur du Mississippi sous le coup de la loi antizombi. Sa défense : Mes employés ne sont pas drogués, mais simplement idiots.
Ce dernier titre, je le comprenais… par expérience ! Je me rappelais l’effet de la drogue zombi que Belle et Miles avaient employée sur moi.
Certaines des nouvelles ne me disaient rien du tout. Les « Wogglies » continuaient à se propager, et l’on avait encore évacué trois villes en France. Quelle était cette poudre sanitaire que l’on préparait contre les « Wogglies » ? Et qu’étaient ceux-ci ? Des mutants radioactifs ?
La police de la région de Laguna Beach avait été équipée de « Leycoils », et le chef de division avertissait les « Teddies » d’avoir à quitter la ville. « Mes hommes ont ordre de narker à vue et de subspecker ensuite. Il faut que ces agissements prennent fin…»
Je pris note de ne pas m’aventurer dans cette région sans m’être informé des tenants et aboutissants…
Voilà de simples échantillons. Il y avait toute une série de nouvelles qui commençaient de façon compréhensible pour se terminer en formules auxquelles je ne comprenais pas un traître mot.
Je passai rapidement sur les statistiques de mortalité, quand mon regard fut accroché par une nouvelle série de vieilles connaissances : annonces de naissances, de morts, de mariages et de divorces. Mais il s’y ajoutait des « prises en charge » et des « retraits » suivis de noms de sanctuaires du Long Sommeil. Je consultai la liste de Sawtelle, et j’y découvris mon nom. Cela me donna l’agréable impression d’exister.
La chose la plus extraordinairement intéressante était les petites annonces. Une de celles de la colonne Privé me frappa au plus haut point : « Veuve attrayante encore jeune ayant un penchant pour les voyages désire rencontrer homme mûr de goûts similaires. Raison : contrat de mariage de deux ans. »
La publicité fit battre mon cœur.
Partout, le Robot Maison, avec ses frères, cousins et enfants. Et l’on se servait encore du label initial (un type costaud muni d’un balai) que j’avais moi-même dessiné pour notre papier à lettres. J’eus une pointe de regret en me rappelant la précipitation avec laquelle je m’étais démuni de mon lot d’actions. Elles avaient plus de valeur à elles seules que tout ce qui restait dans mon portefeuille. Mais non, si je n’avais pas agi comme je l’avais fait, cette paire de voleurs s’en seraient emparés. Ricky avait donc bénéficié de mon avoir, qui l’avait enrichie. C’était parfait.
Je pris note d’avoir à retrouver Ricky. Ce serait ma toute première occupation. Elle était tout ce qui restait du monde que j’avais connu et tenait une large place dans mes pensées. Chère petite Ricky ! Si elle avait eu dix ans de plus, je n’aurais jamais posé les yeux sur Belle… et je ne me serais pas brûlé les doigts !
Voyons un peu, quel âge aurait à présent Ricky ? 40… non, 41 ans. C’était chose difficile que d’imaginer Ricky à 41 ans ! De toute façon, cela pouvait être considéré comme un jeune âge, à présent – et même déjà à l’époque du début de ma cure.
Si elle était riche, je lui permettrais de m’offrir un verre, et nous porterions un toast à la mémoire de la chère petite âme, à présent disparue, de Pete.
Et si quelque chose n’avait pas marché, et qu’elle fût pauvre malgré les actions que je lui avais laissées… dans ce cas… eh bien, fichtre ! Je l’épouserais ! Oui. Parfaitement. Qu’elle eût dix ans de plus que moi, maintenant, était sans importance. A voir mon incroyable propension à me faire pigeonner, j’avais besoin de quelqu’un de plus âgé que moi pour avoir l’œil et me conseiller. Ricky était bien la fille qu’il me fallait. Elle s’était occupée de Miles et avait tenu son intérieur avec tout le sérieux des petites filles alors qu’elle avait moins de dix ans. A présent, elle aurait les mêmes qualités… adoucies par l’âge.
Je me sentais réchauffé ; cette sensation d’être perdu en terre étrangère s’éloignait pour la première fois depuis mon réveil. Ricky était la réponse à tout.
Alors, au fond de moi, se fit entendre une voix :
« Crétin, voyons, tu ne pourras pas épouser Ricky ! La fille charmante qu’elle promettait de devenir doit s’être mariée depuis une vingtaine d’années. Elle aura quatre gosses – peut-être un fils plus grand que toi – et sans doute un mari oui risque de ne pas t’apprécier dans le rôle du cher vieil oncle Danny. »
En m’écoutant, je demeurai bouche bée. Je répondis faiblement :
« Bon, bon, c’est entendu, j’ai encore raté le coche. Mais cela n’empêche pas que je vais tout de même me mettre à sa recherche. On ne peut me le reprocher. Et, après tout, elle est la seule personne qui comprenait vraiment Pete. »
Subitement assombri à l’idée d’avoir perdu et Ricky et Pete, je tournai une autre page. Au bout d’un moment, je m’assoupis, le nez sur le journal, et ne m’éveillai que lorsque mon infirmier – ou son frère jumeau – apporta le déjeuner.
Pendant mon sommeil, j’avais rêvé que Ricky me tenait sur ses genoux et disait :
— Tout va bien, Danny. J’ai retrouvé Pete, et maintenant, nous ne te quitterons plus. N’est-ce pas, Pete ?
— Ouii ! faisait Pete.
Le vocabulaire additionnel était coriace, mais j’en vins à bout assez facilement. Je passai bien plus de temps sur les événements historiques. Quantité de choses défilent en trente années, mais pourquoi les noter quand tout le monde les connaît mieux que soi ? Je ne fus pas étonné d’apprendre que la Grande République Asiatique nous éjectait comme fournisseurs du commerce sud-américain ; la chose était prévue depuis le traité de Formose. Je ne fus pas non plus surpris du fait que l’Inde fût plus balkanisée encore qu’avant. La transformation de l’Angleterre en province du Canada me retint un moment. Qui était la queue et qui était le chien ? Je glissai sur la Panique de 1987 ; la seule utilité de l’or, à mes yeux, était de constituer une matière première merveilleuse pour certains usages techniques ; je ne trouvais pas tragique qu’il fût à présent trop bon marché pour servir davantage d’étalon-monnaie ; peu m’importait le nombre de gens ruinés dans la transaction.
J’interrompis ma lecture et me mis à penser à tout ce que l’on peut faire avec de l’or bon marché, étant donné sa haute densité, sa parfaite conductivité, sa ductilité extrême… Je songeai qu’il me faudrait lire la littérature technique en premier lieu. Fichtre ! Rien que dans le domaine atomique l’or serait d’une valeur incalculable. La manière dont on pouvait le travailler, bien mieux que n’importe quel autre métal, s’il était possible de l’employer pour la miniaturisation mécanique… Je me sentis moralement persuadé que le Robot U 1 avait sa « tête » pleine d’or. Il allait falloir se mettre au boulot, apprendre vite ce que les gars avaient mis au point pendant mon absence.
Le sanctuaire de Sawtelle n’était pas équipé pour me permettre des études d’ingénieur. Il me fallut donc demander ma mise en liberté au Dr Albrecht. Il haussa les épaules, me traita d’idiot et consentit. Pourtant, je restai encore une nuit : j’étais épuisé rien que d’avoir vu défiler des mots imprimés.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, on m’apporta des vêtements modernes… que l’on dut m’aider à revêtir. Non qu’ils fussent particulièrement étranges par eux-mêmes (encore que je n’eusse jamais porté de pantalons cerise avec des boutons en forme de clochettes), mais je ne parvenais pas à m’en tirer avec les fermetures… Je suppose que mon grand-père aurait eu les mêmes difficultés avec les fermetures Éclair s’il ne les avait pas connues petit à petit. Celles-ci étaient des fermetures Éclair électrostatiques. Je pensai que j’allais devoir engager un gamin pour me conduire aux lavabos, avant d’être parvenu à comprendre que l’adhésion s’effectuait dans le sens de la longueur.
Je faillis ensuite perdre mes pantalons quand je voulus relâcher la ceinture. Personne ne se moqua de moi.
Le Dr Albrecht me demanda :
— Quelles sont vos intentions ?
— Moi ? Me procurer d’abord une carte de la ville. Ensuite chercher un logement, puis me mettre à lire exclusivement des textes professionnels, mettons pendant un an. Docteur, je suis un ingénieur hors circuit, mais je n’ai pas l’intention de le demeurer.
— Mmm. Eh bien, bonne chance. N’hésitez pas à m’appeler en cas de besoin.
Je lui tendis la main.
— Merci, docteur. Vous avez été très chic. Heu… Je ne devrais peut-être pas vous dire ceci sans avoir d’abord consulté mes assureurs pour savoir où en sont mes finances, mais je n’ai pas l’intention de ne vous laisser que de bonnes paroles pour tout souvenir. J’aimerais que mes remerciements soient un peu plus substantiel. Vous me comprenez ?
Il secoua la tête.
— La pensée me touche, mais tous mes honoraires sont prévus par mon contrat avec le sanctuaire.
— Pourtant…
— Non. Je ne puis rien accepter. Je vous en prie, n’en parlons plus.
Il me serra la main, et ajouta :
— Au revoir… Si au début vous trouvez la vie un peu fatigante, sachez que vous avez encore droit à quatre jours de récupération avec réadaptation, sans frais supplémentaires. C’est compris dans votre contrat. Usez-en à votre convenance. Vous êtes libre d’aller et venir comme vous voulez.
Je lui souris.
— Merci, docteur. Soyez tranquille, vous ne me reverrez qu’en visiteur de passage pour un salut amical.
Je descendis devant le bureau d’entrée, donnai mon nom au réceptionniste. Il me tendit une enveloppe qui contenait un message de Mrs Schultz (encore elle). Je ne l’avais toujours pas appelée, car j’ignorais qui elle était et la maison de repos ne permettait ni visites ni appels à un pensionnaire revivifié sans que ce dernier en eût exprimé le souhait. Je lançai un coup d’œil à l’enveloppe et l’enfouis dans mon blouson, songeant que j’avais peut-être commis une bourde en rendant mon Robot-à-tout-faire aussi propre à tous les usages. Les réceptionnistes étaient de jolies filles, dans le temps, et non des machines.
Le réceptionniste dit :
— Par ici, s’il vous plaît. Notre trésorier désire vous voir.
Moi aussi, je désirais le voir. J’allai donc « par ici ».
Je me demandais quelle somme j’avais bien pu gagner pendant mon Sommeil et me félicitais d’avoir misé comme je l’avais fait plutôt que sur des actions de père de famille. Sans doute les miennes avaient-elles dégringolé quelque peu pendant la panique de 87, mais elles devaient avoir regrimpé à présent. Au fait, je savais que deux d’entre elles, au moins, devaient avoir une grosse valeur. J’avais lu la colonne financière dans le Times. J’avais même gardé le journal sur moi, à toutes fins utiles.
Le trésorier était un être humain, malgré son air de trésorier. Il me serra vivement la main.
— Bonjour, Mr Davis. Je suis Mr Doughty. Asseyez-vous, je vous prie.
— Salut, Mr Doughty. Je n’ai probablement pas besoin de vous prendre beaucoup de temps. Dites moi simplement ceci : est-ce que ma compagnie d’assurances arrange ses paiements par votre entremise ? Ou dois-je me rendre à leurs bureaux ?
— Asseyez-vous, je vous en prie. J’ai différentes choses à vous expliquer.
Je m’assis donc. Son assistant (encore mon bon vieux robot) lui apporta un dossier.
— Voici vos contrats. Voulez-vous y jeter un coup d’œil ?
J’avais certainement envie de leur jeter un coup d’œil puisque j’étais sur des charbons ardents depuis mon réveil en me demandant si Belle n’était pas parvenue à me faire une entourloupette avec le chèque barré. Un chèque barré est plus difficile à manipuler qu’un chèque ordinaire au porteur, mais Belle était une maligne !
Je fus donc tranquillisé en constatant qu’elle n’avait rien changé à mes arrangements, sauf que le contrat pour Pete manquait ainsi que celui concernant mon stock d’actions de la société Robot Maison. Je supposai qu’elle avait dû les brûler afin d’éviter les questions indiscrètes. J’examinai avec soin les quelques douze endroits où elle avait remplacé Mutual Insurance Company par Masters Insurance Company of California.
Cette fille était une véritable artiste ! Je présume qu’un criminologiste professionnel armé d’un microscope, d’un stéréoscope et de tests chimiques aurait pu prouver que chacun de ces documents avait été trafiqué, mais moi, j’en étais incapable.
Mr Doughty s’éclaircit la gorge et je levai les yeux :
— Réglons-nous toute l’affaire sur place ?
— Oui.
— Dans ce cas, je ne prononcerai qu’un seul mot : combien ?
— Hum… Mr Davis, avant que nous abordions ce côté de la question, je voudrais attirer votre attention sur ce document-ci, ainsi que sur un fait. Ceci est le contrat entre ce sanctuaire et la Masters Insurance, pour votre hibernation, votre entretien et votre remise en vie normale. Veuillez remarquer que tout a été payé d’avance. C’est à notre avantage mutuel puisque votre sécurité était assurée pendant que vous étiez endormi. La totalité des fonds était déposée auprès d’une Division d’Instance Supérieure chargée d’affaires de cet ordre, qui nous en fait virement par tranches trimestrielles.
— O.K. Cela me paraît un bon arrangement.
— En effet. Cela protège celui qui ne peut rien, l’endormi. Il faut par ailleurs que vous compreniez bien que ce sanctuaire est une affaire totalement distincte de votre compagnie d’assurances. Le contrat passé pour votre entretien est un contrat sans rapport aucun avec ceux que vous avez passés concernant vos biens.
— Mr Doughty, voulez-vous me dire à quoi vous voulez en venir ?
— Possédez-vous d’autres biens que ceux que vous avez confiés à la Masters Insurance Co ?
— Aucun.
— Dans ce cas, je regrette de devoir vous annoncer que vous ne possédez plus rien.
Je me tins tranquille pendant que mon crâne tournait en rond avant de faire un atterrissage brutal.
— Comment ? Qu’est-ce que vous me racontez-là ? J’ai un tas d’actions qui se trouvent dans une position excellente. Je le sais très bien. C’est imprimé ici.
Je sortis le Times.
Il secoua la tête.
— Je regrette, Mr Davis, vous ne possédez plus d’actions. La Masters a fait faillite.
J’appréciai le siège qu’il m’avait offert. Je me sentais pris de faiblesse.
— Comment cela est-il arrivé ? La Panique de 87 ?
— Non. Elle ne causa qu’une partie de l’effondrement du groupe Mannix, mais, évidemment, vous ne pouvez être au courant ! C’est arrivé peu après la Panique, ceci expliquant cela en quelque sorte. Pourtant, la Masters n’aurait pas sombré si elle n’avait pas été systématiquement pillée. Si cette compagnie n’avait été qu’encaisseur, ainsi qu’il se devait, quelque chose aurait pu être sauvée. Mais il ne resta rien. Quand on découvrit les dommages, il ne restait qu’une coquille vide, et les responsables s’étaient mis à l’abri. Hum, si cela peut vous consoler, sachez que la chose ne serait plus possible avec les lois actuelles.
Piètre consolation.
— Dites-moi, Mr Doughty, par pure curiosité, comment s’en est sortie la Mutual ?
— La Mutual ? Une maison sérieuse ! Pendant la Panique, ils ont pris le bouillon comme tout le monde. Mais ils ont remonté le courant. Avez-vous une police chez eux ?
— Non.
Je m’abstins d’explications. A quoi bon ? Je ne pouvais me tourner vers la Mutual, n’ayant pas rempli mes obligations à leur égard. Je ne pouvais poursuivre la Masters – à quoi bon poursuivre une boîte en faillite ?
Je pouvais poursuivre Belle et Miles, si toutefois ils étaient encore de ce monde, mais pourquoi se monter la tête ? Pas de preuves, pas la moindre preuve.
Par ailleurs, je ne désirais pas poursuivre Belle. Plutôt la tatouer des pieds à la tête avec la mention « Nulle et non avenue », en utilisant une aiguille rouillée. Ensuite je ressortirais ce qu’elle avait fait à Pete. Je n’avais pas encore trouvé de punition adéquate pour ce crime-là.
Subitement, je me rappelai que c’était avec le groupe Mannix que Miles et Belle voulaient traiter pour la vente de Robot Maison S.A., à l’époque où ils m’avaient éjecté.
— Dites, Mr Doughty, êtes-vous tout à fait sûr que la Mannix ne possédait aucune valeur ? Est-ce qu’ils n’étaient pas propriétaires de Robot Maison ?
— Robot Maison ? Vous voulez dire la firme qui possède les automates domestiques ?
— Oui.
— Cela semble à peine possible. Au fait, ce n’est pas possible du tout, puisque la Mannix n’existe plus. Je ne peux pas affirmer qu’il n’y ait jamais eu de liens entre Robot Maison et la Mannix. Pourtant, je ne crois pas que cela ait pu aller très loin, j’en aurais entendu parler.
Je n’insistai pas. Si Belle et Miles s’étaient trouvés ruinés dans le crac Mannix, cela me convenait parfaitement. Mais, d’autre part, si la Mannix avait été propriétaire de Robot Maison, et l’avait lessivé, cela devait avoir ruiné Ricky en même temps que les autres. Je ne souhaitais pas qu’il fût arrivé malheur à Ricky, quels qu’aient pu en être les bons à-côtés.
Je me levai.
— Eh bien, Mr Doughty, je vous remercie de m’avoir informé avec délicatesse.
— Ne partez pas encore, Mr Davis. Dans notre institution, nous nous sentons responsables à l’égard de nos clients. Responsabilité qui dépasse les termes de nos contrats. Sachez que vous n’êtes pas le premier à vous trouver dans cette situation délicate. La direction met une petite somme à la disposition des personnes dans votre cas et…
— Non, non, pas de charité, Mr Doughty. Je vous remercie…
— Ce n’est pas de la charité, Mr Davis. C’est un prêt. Et croyez que nos pertes sur ce genre de prêts sont pratiquement nulles. Nous ne voulons en aucun cas que vous sortiez d’ici les poches vides…
Je réfléchis à nouveau.
— Mr Doughty, dis-je lentement, le Dr Albrecht m’a dit que j’avais encore droit à quatre jours de logement et de nourriture dans la maison.
— Je pense que c’est exact, il faudra que je consulte votre fiche.
— Dites-moi, quel est le tarif de la chambre que j’ai occupée ? En tant que chambre d’hôpital avec pension ?
— Pardon ? Non, nos chambres ne sont pas à louer de cette façon-là. Nous ne sommes pas un hôpital. Nous avons simplement une infirmerie de rétablissement pour nos clients.
— Oui, mais combien coûterait une chambre équivalente dans un hôpital ? Avec la pension ?
— Cela dépasse un peu mon domaine. Voyons. On peut dire que cela ferait environ une centaine de dollars par jour.
— J’avais encore droit à quatre jours. Voulez-vous me prêter 400 dollars ?
Il ne répondit pas, mais se mit à parler en code chiffré avec son assistant mécanique.
Et huit billets de 50 dollars me furent déposés dans la main.
— Merci, dis-je avec sincérité, en les empochant. Je ferai de mon mieux pour que cela ne reste pas trop longtemps dans vos colonnes « sorties ». Disons à 6 % ? Ou bien l’argent vaut-il plus ?
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas un prêt. Mais puisque vous présentez la chose de cette façon, je note la somme en regard du budget-temps auquel vous aviez droit et dont vous ne faites pas usage.
— Voyons, Mr Doughty, je ne voulais pas vous forcer la main !
— Je vous en prie. J’étais disposé à vous prêter une somme bien supérieure.
— Enfin, je ne puis en discuter pour l’instant. Dites, Mr Doughty, combien représente cette somme ? Où en sont les prix actuellement ?
— Hum ! Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre.
— Oh ! juste pour me donner une idée : quel est le prix d’un repas ?
— La nourriture est raisonnable. Pour dix dollars vous pouvez avoir un repas satisfaisant… à condition de choisir un restaurant bon marché.
Je le remerciai et sortis, avec une curieuse impression de « déjà vu ». Mr Doughty me rappelait un trésorier-payeur auquel j’avais eu affaire dans l’armée. Les trésoriers-payeurs, il n’en est que de deux types : les premiers vous démontrent, à l’aide du règlement, que vous ne pouvez obtenir ce que vous voulez. Les autres feuillettent ces règlements jusqu’à ce qu’ils en découvrent un vous autorisant à obtenir ce dont vous avez besoin, même si vous n’y comptiez pas. Mr Doughty appartenait à la deuxième espèce.
Le sanctuaire donnait sur les allées Wilshire. Il y avait des bancs avec des massifs et des fleurs. Je m’assis sur un banc afin de décider si j’irais vers l’est ou vers l’ouest. Je n’avais pas bronché devant Mr Doughty, mais en réalité, je me sentais rudement secoué, même avec l’équivalent d’une semaine de repas en poche.
Enfin ! Le soleil était doux, plaisant le murmure des allées, et j’étais jeune (biologiquement, tout au moins). J’avais deux mains et ma tête bien à moi. Tout en sifflant une rengaine à la mode en mon ancien temps, j’ouvris le journal à la page des offres d’emploi.
Je résistai à l’en-tête « Ingénieurs demandés » et plongeai dans les « Divers ». Il y en avait si peu que je faillis ne pas trouver !