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Je pris rendez-vous avec elle.

Ma première réaction avait été de lui dire d’aller au diable et de raccrocher. J’avais depuis longtemps compris que toute rancune ne serait que sottise, que rien ne me rendrait Pete et qu’une vengeance satisfaisante ne me mènerait qu’en prison. J’avais en conséquence cessé mes recherches pour retrouver Belle et Miles, et c’est à peine si depuis j’avais songé à eux.

Cependant, Belle devait certainement connaître l’adresse de Ricky. J’acceptai donc de la voir.

Elle habitait un immeuble minable dans un quartier de la ville non encore transformé par le Plan de Rénovation. Avant d’avoir sonné à sa porte, je savais déjà qu’elle n’avait pas conservé ce qu’elle m’avait escroqué. Sans quoi elle n’aurait pas habité ce quartier.

Quand je la vis, je compris à quel point toute vengeance aurait été inutile : le temps et elle-même s’en étaient chargés à ma place.

Si je me fondais sur l’âge auquel elle prétendait autrefois, elle devait avoir à présent cinquante-trois ans, mais elle semblait plus proche de la soixantaine. Entre la gérontologie et l’endocrinologie, une femme qui veut s’en donner la peine peut paraître trente ans pendant une trentaine d’années, et nombreuses sont celles qui y arrivent. Certaines vedettes de circorama se vantaient d’être grand-mères tout en continuant d’interpréter les ingénues.

Belle ne s’en était pas donné la peine.

Elle était grasse, stridente, minaudière.

Il était visible qu’elle considérait toujours son corps comme son atout principal. Son négligé à fermetures Éclair électrostatiques, qui la découvrait infiniment trop, soulignait cruellement son aspect de femelle suralimentée et sédentaire.

Elle n’en avait pas conscience. Jadis fine mouche, elle était devenue niaise. Il ne lui restait que sa prétention et son insurmontable confiance en elle. Elle se jeta sur moi avec des piaillements de joie et était tout près de m’embrasser quand je parvins à me dégager.

Je la retins par les poignets.

— Doucement, Belle.

— Mais, mon chéri, je suis tellement contente, tellement folle de joie, tellement bouleversée de te revoir !

— Je n’en doute pas. (J’étais bien décidé à ne pas me mettre en colère. J’apprendrais ce qui m’intéressait, et m’en irais illico. Cela ne serait pas facile.) Tu te rappelles comment j’étais, la dernière fois que tu m’as vu ? Bourré de drogue, à un degré qui a bien dû vous faciliter les choses, pour ma mise en Sommeil.

Elle parut peinée.

— Mais, chéri, nous l’avons fait pour ton bien. Tu étais malade !

Manifestement, elle était arrivée à s’en persuader elle-même.

— O.K. O.K. Où est Miles ? Tu es Mrs Schultz, maintenant ?

Ses yeux s’écarquillèrent.

— Tu n’es pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

— Le pauvre Miles, le pauvre cher Miles. Il a vécu moins de deux ans après ton départ, Danny. (Son visage changea brusquement d’expression :) Le salaud m’a trompée !

— Oh ! que c’est triste. (Je demandai comment il était mort :) Une chute ? Peut-être l’avait-on un peu poussé ? Une soupe à l’arsenic ?

Je revins à l’essentiel avant qu’elle sortît complètement de ses gonds.

— Qu’est devenue Ricky ?

— Ricky ?

— La fille de Miles, Frederica.

— Cette affreuse gamine ! Comment le saurai-je ? Elle est allée à l’époque vivre avec sa grand-mère.

— Où ça ? Comment s’appelait sa grand-mère ?

— Où ça ? A Yuma… ou Tucson… ou bien un autre trou de ce genre. Peut-être Indio. Chéri, je n’ai pas envie de parler de cette gamine impossible, j’ai envie de parler de nous.

— Un instant. Comment s’appelait la grand-mère ?

— Danny, comme tu es fatigant ! Comment veux-tu que je me rappelle une chose pareille ?

— Le nom de la grand-mère ?

— Oh ! Hanolon… ou Haney… ou Heinz. Ou bien c’était Hinckley. Ne sois pas agaçant, chéri. Si nous buvions un verre ?

Je secouai la tête.

— Je ne bois pas.

Ce qui était devenu presque vrai. Ayant découvert qu’en temps critique la boisson est mauvaise conseillère, je me contentais de bière avec Chuck Freudenberg.

— Comme c’est désolant, chéri ! Cela ne te dérange pas que je boive ?

Elle était déjà occupée à se verser du gin dans un verre. La boisson des solitaires. Avant de l’avaler, elle prit un tube de plastique et fit rouler deux pilules dans sa main.

— Tu en veux ?

Je reconnus l’emballage rayé « Euphorion ». Le produit était censé ne pas être toxique, et d’un effet résistant à l’accoutumance, mais les avis étaient partagés. On hésitait à le classer avec la morphine et les barbituriques.

— Merci. Ça va bien.

— Tant mieux.

Elle absorba les deux pilules et avala son gin. Je compris que si je voulais apprendre quoi que ce soit, il fallait faire vite. Bientôt je n’en tirerais plus que des petits rires idiots.

Je la pris par le bras, la fis asseoir sur le canapé et m’installai près d’elle.

— Parle-moi de toi, Belle. Mets-moi au courant. Comment Miles et toi vous êtes-vous arrangés avec les gens de la Mannix ?

— Hein ? Mais pas du tout ! (Elle prit feu :) C’a été de ta faute !

— Ma faute ? Je n’étais même pas là !

— Si, si, ç’a été de ta faute ! Cette espèce de monstre que tu avais fabriqué avec un fauteuil roulant… c’était ça qu’ils voulaient. Et il avait disparu.

— Comment ça, disparu ? Où était-il ?

Elle me lança un drôle de regard plein de suspicion.

— Tu dois le savoir, c’est toi qui l’avais pris.

— Moi ? Belle, tu es folle ! J’aurais été incapable de prendre quoi que ce soit. J’étais congelé dans le Sommeil !

Qu’était donc devenu à l’époque mon Robot-à-tout-faire ? Cela cadrait assez bien avec mes suppositions selon lesquelles quelqu’un se l’était approprié, si Belle et Miles n’avaient pu s’en servir. Mais de tous les millions d’habitants du globe terrestre j’étais celui-là même qui n’avait pu le faire. Je n’avais plus revu le robot après le soir désastreux du vote des actionnaires.

— Explique-moi, Belle. Où était-il ? Pourquoi crois-tu que c’est moi qui l’ai pris ?

— C’est forcément toi. Personne d’autre ne connaissait sa valeur. Ce tas de ferraille ! J’avais bien dit à Miles de ne pas le mettre dans le garage.

— Si quelqu’un l’a volé, je doute fort qu’il soit parvenu à le faire fonctionner. C’est vous qui aviez toutes les notes, les instructions et les plans.

— Nous n’avions rien du tout ! Miles, cet idiot, les avait tous fourrés à l’intérieur du machin quand nous l’avons déplacé pour le mettre à l’abri.

Je ne relevai pas le « mettre à l’abri ». J’allais dire que Miles n’avait pu fourrer plusieurs kilos de papiers à l’intérieur du Robot, qui était déjà farci comme une oie, quand je me souvins que j’avais construit une tablette amovible en bas du fauteuil pour y déposer les outils dont je me servais. Il avait pu en hâte y entasser les papiers.

C’était du passé. Tout cela remontait à trente ans.

Je voulais cependant savoir comment la Robot Maison leur avait échappé.

— Quand l’affaire avec la Mannix est tombée à l’eau, qu’avez-vous fait de la Compagnie ?

— Nous avons continué à la faire marcher. Puis, Jake nous a quittés et Miles a prétendu que nous devions nous retirer. Miles était un faiblard… Je n’ai jamais aimé Jake Schmidt. Trop tatillon. Toujours à poser des questions : « Pourquoi Danny est-il parti ? » Comme si nous aurions pu t’empêcher de partir ! Je voulais que nous engagions un bon contremaître et que nous continuions. L’affaire en valait la peine. Mais Miles insista.

— Ensuite ? Qu’est-il arrivé ?

— A ce moment-là, nous avons vendu à Geary Manufacturing. Tu dois être au courant, c’est là que tu travailles.

En effet, j’étais ou courant. La firme avait repris l’appellation Robot Maison, sous laquelle elle existait désormais.

Il me semblait avoir tiré le maximum de cette ruine déjetée. Restait encore un point à élucider.

— Vous avez tous deux cédé vos actions à Geary, quand vous avez vendu l’affaire ?

— Hein ? Qu’est-ce qui te fait croire ça ? (Son expression changea et elle se mit à pleurnicher, cherchant vaguement un mouchoir, puis y renonçant et laissant couler ses larmes :) Il m’a trompée, il m’a trompée ! Le salaud m’a trompée… Il m’a tout volé… Vous m’avez tous volée… Et toi plus que tous les autres, Danny… Après toutes les gentillesses que j’avais eues pour toi…

Je me dis que l’Euphorion ne valait pas grand-chose.

— Comment t’a-t-il trompée, Belle ?

— Comment ? Mais tu le sais ! Il a tout laissé à cette sale gamine. Après toutes ses promesses. Après que je l’eus si bien soigné quand il s’était blessé… Et elle n’était même pas sa fille !

C’était la première bonne nouvelle de la soirée. Apparemment, Ricky avait eu un coup de veine, même si, auparavant, ils lui avaient enlevé mon avoir. Je me retrouvais au point de départ.

— Dis-moi, Belle, comment s’appelait la grand-mère de Ricky ? Où habitait-elle ?

— Où habitait qui ?

— La grand-mère de Ricky ?

— Qui est Ricky ?

— La belle-fille de Miles. Essaye de te rappeler, Belle. C’est très important.

Elle sortit de ses gonds, leva un doigt menaçant et hurla :

— Oui, je te connais ! Tu étais amoureux d’elle ! Cette sale petite môme et cet horrible chat !

Une bouffée de colère m’envahit à l’idée de Pete, mais je tâchai de la surmonter, pris Belle par les épaules et la secouai.

— Belle, je veux savoir encore une chose : Où habitaient-elles ? A quelle adresse Miles envoyait-il ses lettres quand il leur écrivait ?

Elle me lança un coup de pied.

— Je ne veux plus te parler. Tu es odieux depuis ton arrivée. (Puis elle sembla s’apaiser subitement :) Je ne sais pas. Sa grand-mère s’appelait Heneker ou quelque chose d’approchant. Je ne l’ai vue qu’une seule fois, au tribunal, quand elles sont venues à propos du testament.

— Quand cela se passait-il ?

— Tout de suite après la mort de Miles.

— Quand Miles est-il mort, Belle ?

Elle dérailla de nouveau.

— Tu veux trop en savoir. Tu es aussi assommant que les enquêteurs : des questions, des questions et encore des questions ! (Elle leva les yeux et implora :) Oublions tout et soyons nous-mêmes ! Il n’y a que toi et moi maintenant, chéri, et nous avons l’avenir devant nous. Une femme n’est pas vieille à trente-neuf ans… Schultzie disait que j’étais la plus jeune femme qu’il ait jamais vue, et je te garantis que ce vieux bouc en avait vu des tas ! Nous pourrions être si heureux, chéri. Nous…

J’en avais entendu plus qu’assez.

— Il faut que je m’en aille. Belle.

— Comment, chéri ? Il est encore si tôt ! Nous avons toute la nuit devant nous. Je pensais…

— Je me fiche de ce que tu penses. Je dois m’en aller tout de suite.

— Oh ! mon Dieu ! quel dommage ! Quand est-ce que je te reverrai ? Demain ? Je suis terriblement prise mais je vais décommander tous mes rendez-vous et…

— Je ne te reverrai plus, Belle.

Et je partis.

En effet, je ne la revis plus jamais.


* * *

Sitôt arrivé chez moi, je pris un bain chaud, me brossai de la tête aux pieds. Puis je m’installai confortablement et tâchai de faire le point sur ce que je venais d’apprendre. Belle semblait croire que le nom de la grand-mère de Ricky commençait par un H – si les divagations de Belle avaient un sens quelconque, ce dont je doutais – et qu’elles avaient habité toutes les deux une des villes proches du désert d’Arizona, ou bien en Californie. Peut-être des enquêteurs professionnels pourraient-ils en tirer quelque chose ? Peut-être pas. De toute façon, ce serait long et coûteux. Il me faudrait attendre encore avant d’en avoir les moyens.

Y avait-il quelque autre renseignement utilisable ?

Miles était mort (avait dit Belle) vers 1972. S’il était mort dans ce pays, je devais pouvoir trouver la date de son décès en quelques heures, ensuite me procurer son testament… si toutefois il y en avait eu un comme le prétendait Belle. De toute façon, je retrouverais l’adresse de Ricky à l’époque. Les tribunaux conservaient-ils les archives ? Je n’en savais rien. Avais-je gagné à intervertir notre écart d’âge, et valait-il la peine de retrouver la ville qu’elle habitait à cette époque-là ?

Je recherchais une femme âgée de quarante et un ans, très certainement, mariée et mère de famille. La vue de cette ruine difforme qui avait été jadis Belle Darkin m’avait secoué. Je commençais à entrevoir ce que trente ans peuvent signifier.

Non, je ne pensais pas que Ricky devenue adulte pût être autrement que gracieuse et agréable… mais se souviendrait-elle de moi ? Oh ! je ne pensais pas qu’elle m’aurait complètement oublié… Pourtant, il y avait fort à parier que je ne sois plus dans son souvenir qu’une silhouette sans visage qu’elle avait autrefois appelée « oncle Danny » – cet oncle Danny qui avait ce si gentil chat…

Est-ce que je ne vivais pas, autant que Belle, dans un monde imaginaire qui m’était propre ?

Bah ! Cela ne pouvait pas faire de mal d’essayer encore.

Nous échangerions des vœux à chaque Nouvel An. Son mari ne pourrait s’en formaliser…

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